Santorin les Cyclades et la mer EgĂ©e. LâĂźle magique de Santorin se trouve au milieu de la mer EgĂ©e, dans lâarchipel grec des Cyclades, dont elle est certainement la reprĂ©sentante la plus connue, avec sa presque voisine, Mykonos.. Ce qui fait sa particularitĂ© â et sa beautĂ© Ă couper le souffle -, câest quâelle entoure, avec deux autres Ăźles voisines, ce quâon appelle une
OĂčpartir en FĂ©vrier 2023 ? Si vous avez besoin de soleil et de chaleur, les dĂ©serts du Maroc, pour l'Afrique, ou le Mexique, pour le continent amĂ©ricain, vous attendent. En Afrique, une croisiĂšre sur le Nil vous apportera sa belle lumiĂšre et des nuits plus fraĂźches et reposantes.; Amateurs de grands espaces et de randonnĂ©es, arpentez les forĂȘts canadiennes ou allez en
ChristopheColomb (en italien : Cristoforo Colombo ; en espagnol : CristĂłbal ColĂłn), nĂ© en 1451 sur le territoire de la rĂ©publique de GĂȘnes et mort le 20 mai 1506 Ă Valladolid, est un navigateur gĂ©nois au service des Rois catholiques d'Espagne Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon.ChargĂ© par la reine Isabelle d'atteindre l'Asie orientale (« les Indes ») en traversant
Fast Money. Aller au contenu Homme libre, toujours tu chĂ©riras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton Ăąme Dans le dĂ©roulement infini de sa lame, Et ton esprit nâest pas un gouffre moins amer. Tu te plais Ă plonger au sein de ton image ; Tu lâembrasses des yeux et des bras, et ton coeur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Vous ĂȘtes tous les deux tĂ©nĂ©breux et discrets Homme, nul nâa sondĂ© le fond de tes abĂźmes ; Ă mer, nul ne connaĂźt tes richesses intimes, Tant vous ĂȘtes jaloux de garder vos secrets ! Et cependant voilĂ des siĂšcles innombrables Que vous vous combattez sans pitiĂ© ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, Ă lutteurs Ă©ternels, ĂŽ frĂšres implacables ! Charles Baudelaire
Georges Bernanos SOUS LE SOLEIL DE SATAN 1926 Publication du groupe Ebooks libres et gratuits » â Table des matiĂšres PROLOGUE HISTOIRE DE MOUCHETTE. I. II. III. IV. PREMIĂRE PARTIE LA TENTATION DU DĂSESPOIR. I. II. III. IV. DEUXIĂME PARTIE LE SAINT DE LUMBRES. I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. Ă propos de cette Ă©dition Ă©lectronique PROLOGUE HISTOIRE DE MOUCHETTE. I. Voici lâheure du soir quâaima Toulet. Voici lâhorizon qui se dĂ©fait â un grand nuage dâivoire au couchant et, du zĂ©nith au sol, le ciel crĂ©pusculaire, la solitude immense, dĂ©jĂ glacĂ©e, â plein dâun silence liquide⊠Voici lâheure du poĂšte qui distillait la vie dans son cĆur, pour en extraire lâessence secrĂšte, embaumĂ©e, empoisonnĂ©e. DĂ©jĂ la troupe humaine remue dans lâombre, aux mille bras, aux mille bouches ; dĂ©jĂ le boulevard dĂ©ferle et resplendit⊠Et lui, accoudĂ© Ă la table de marbre, regardait monter la nuit, comme un lis. Voici lâheure oĂč commence lâhistoire de Germaine Malorthy, du bourg de Terninques, en Artois. Son pĂšre Ă©tait un de ces Malorthy du Boulonnais qui sont une dynastie de meuniers et de minotiers, tous gens de mĂȘme farine, Ă faire dâun sac de blĂ© bonne mesure, mais larges en affaires, et bien vivants. Malorthy le pĂšre vint le premier sâĂ©tablir Ă Campagne, sây maria et, laissant le blĂ© pour lâorge, fit de la politique et de la biĂšre, lâune et lâautre assez mauvaises. Les minotiers de DĆuvres et de Marquise le tinrent dĂšs lors pour un fou dangereux, qui finirait sur la paille, aprĂšs avoir dĂ©shonorĂ© des commerçants qui nâavaient jamais rien demandĂ© Ă personne quâun honnĂȘte profit. Nous sommes libĂ©raux de pĂšre en fils », disaient-ils, voulant exprimer par lĂ quâils restaient des nĂ©gociants irrĂ©prochables⊠Car le doctrinaire en rĂ©volte, dont le temps sâamuse avec une profonde ironie, ne fait souche que de gens paisibles. La postĂ©ritĂ© spirituelle de Blanqui a peuplĂ© lâenregistrement, et les sacristies sont encombrĂ©es de celle de Lamennais. Le village de Campagne a deux seigneurs. Lâofficier de santĂ© Gallet, nourri du brĂ©viaire Raspail, dĂ©putĂ© de lâarrondissement. Des hauteurs oĂč son destin lâa placĂ©, il contemple encore avec mĂ©lancolie le paradis perdu de la vie bourgeoise, sa petite ville obscure, et le salon familial de reps vert oĂč son nĂ©ant sâest enflĂ©. Il croit honnĂȘtement mettre en pĂ©ril lâordre social et la propriĂ©tĂ©, il le dĂ©plore et, se taisant ou sâabstenant toujours, il espĂšre ainsi prolonger leur chĂšre agonie. On ne me rend pas justice â sâest Ă©criĂ© un jour ce fantĂŽme, avec une sincĂ©ritĂ© poignante â voyons ! jâai une conscience ! » Dans le mĂȘme temps, M. le marquis de Cadignan menait au mĂȘme lieu la vie dâun roi sans royaume. Tenu au courant des grandes affaires par les MondanitĂ©s » du Gaulois et la Chronique politique de la Revue des Deux Mondes, il nourrissait encore lâambition de restaurer en France le sport oubliĂ© de la chasse au vol. Malheureusement, les problĂ©matiques faucons de NorvĂšge, achetĂ©s Ă grands frais, de race illustre, ayant trompĂ© son espoir et pillĂ© ses garde-manger, il avait tordu le cou Ă tous ces chevaliers teutoniques, et dressait plus modestement des Ă©mouchets au vol de lâalouette et de la pie. Entre temps, il courait les filles ; on le disait au moins, la malignitĂ© publique devant se contenter de mĂ©disances et de menus propos, car le bonhomme braconnait pour son compte, muet sur la voie comme un loup. II. Malorthy le pĂšre eut de sa femme une fille, quâil voulut dâabord appeler LucrĂšce, par dĂ©votion rĂ©publicaine. Le maĂźtre dâĂ©cole, tenant de bonne foi la vertueuse dame pour la mĂšre des Gracques, fit lĂ -dessus un petit discours, et rappela que Victor Hugo avait cĂ©lĂ©brĂ© avant lui cette grande mĂ©moire. Les registres de lâĂ©tat civil sâornĂšrent donc pour une fois de ce nom glorieux. Malheureusement le curĂ©, pris de scrupule, parla dâattendre un avis de lâarchevĂȘque, et, bon grĂ© mal grĂ©, le fougueux brasseur dut souffrir que sa fille fĂ»t baptisĂ©e sous le nom de Germaine. â Je nâaurais pas cĂ©dĂ© pour un garçon, dit-il, mais une demoiselle⊠La demoiselle atteignit seize ans. Un soir, Germaine entra dans la salle, Ă lâheure du souper, portant un seau plein de lait frais⊠à deux pas du seuil, elle sâarrĂȘta net, flĂ©chit sur ses jambes et pĂąlit. â Mon Dieu ! sâĂ©cria Malorthy, la petite tombe faible ! La pauvrette appuya ses deux mains sur son ventre, et fondit en larmes. Le regard aigu de la mĂšre Malorthy rencontra celui de sa fille. â Laisse-nous un moment, papa, dit-elle. Comme il arrive, aprĂšs mille soupçons confus, Ă peine avouĂ©s, lâĂ©vidence Ă©clatait tout Ă coup, faisait explosion. PriĂšres, menaces, et les coups mĂȘme, ne purent tirer de la fille obstinĂ©e autre chose que des larmes dâenfant. La plus bornĂ©e manifeste en de telles crises un sang-froid lucide, qui nâest sans doute que le sublime de lâinstinct. OĂč lâhomme sâembarrasse, elle se tait. En surexcitant la curiositĂ©, elle sait bien quâelle dĂ©sarme la colĂšre. Huit jours plus tard, cependant, Malorthy dit Ă sa femme, entre deux bouffĂ©es de sa bonne pipe â Jâirai demain chez le marquis. Jâai mon idĂ©e. Je me doute de tout. â Chez le marquis ! fit-elle⊠Antoine, lâorgueil te perdra, tu ne sais rien de sĂ»r ; tu vas te faire moquer. â On verra, rĂ©pondit le bonhomme. Il est dix heures ; couche-toi. Mais, quand il fut assis, le lendemain, au fond dâun grand fauteuil de cuir, et dans lâantichambre de son redoutable adversaire, il mesura dâun coup son imprudence. La colĂšre tombĂ©e Jâirais trop loin⊠», se dit-il. Car il sâĂ©tait cru capable de traiter cette affaire, comme beaucoup dâautres, en paysan finaud, sans amour-propre. Pour la premiĂšre fois, la passion parlait plus haut, et dans une langue inconnue. Jacques de Cadignan avait alors atteint son neuviĂšme lustre. De taille mĂ©diocre, et dĂ©jĂ Ă©paissie par lâĂąge, il portait en toute saison un habit de velours brun qui lâalourdissait encore. Tel quel, il charmait cependant, par une espĂšce de bonne grĂące et de politesse rustique dont il usait avec un sĂ»r gĂ©nie. Comme beaucoup de ceux qui vivent dans lâobsession du plaisir, et dans la prĂ©sence rĂ©elle ou imaginaire du compagnon fĂ©minin, quelque soin quâil prĂźt de paraĂźtre brusque, volontaire et mĂȘme un peu rude, il se trahissait en parlant ; sa voix Ă©tait la plus riche et nuancĂ©e, avec des Ă©clats dâenfant gĂątĂ©, pressante et tendre, secrĂšte. Et il avait aussi dâune mĂšre irlandaise des yeux bleu pĂąle, dâune limpiditĂ© sans profondeur, pleins dâune lumiĂšre glacĂ©e. â Bonsoir, Malorthy, dit-il, asseyez-vous. Malorthy sâĂ©tait levĂ© en effet. Il avait prĂ©parĂ© son petit discours et sâĂ©tonnait de nâen plus retrouver un mot. Dâabord il parla comme en rĂȘve, attendant que la colĂšre le dĂ©livrĂąt. â Monsieur le marquis, fit-il, il sâagit de notre fille. â Ah !⊠dit lâautre. â Je viens vous parler dâhomme Ă homme. Depuis cinq jours quâon sâest aperçu de la chose, jâai rĂ©flĂ©chi, jâai pesĂ© le pour et le contre ; il nâest que de parler pour sâentendre, et jâaime mieux vous voir avant dâaller plus loin. On nâest pas des sauvages, aprĂšs tout ! â Aller oĂč ?⊠demanda le marquis. Puis il ajouta tranquillement, du mĂȘme ton â Je ne me moque pas de vous, Malorthy, mais, nom dâune pipe, vous me proposez une charade ! Nous sommes, vous et moi, trop grands garçons pour ruser et tourner autour du pot. Voulez-vous que je parle Ă votre place ? HĂ© bien ! la petite est enceinte, et vous cherchez au petit-fils un papa⊠Ai-je bien dit ? â Lâenfant est de vous ! sâĂ©cria le brasseur, sans plus tarder. Le calme du gros homme lui faisait froid dans le dos. Des arguments quâil avait repassĂ©s un par un, irrĂ©futables, il nâen trouvait pas quâil eĂ»t osĂ© seulement proposer. Dans sa cervelle, lâĂ©vidence se dissipait comme une fumĂ©e. â Ne plaisantons pas, reprit le marquis. Je ne vous ferai pas dâimpolitesse avant dâavoir entendu vos raisons. Nous nous connaissons, Malorthy. Vous savez que je ne crache pas sur les filles ; jâai eu mes petites aventures, comme tout le monde. Mais, foi dâhonnĂȘte homme ! il ne se fait pas un enfant dans le pays sans que vos sacrĂ©es commĂšres ne me cherchent des si et des mais, des il paraĂźt et des peut-ĂȘtre⊠Nous ne sommes plus au temps des seigneurs le bien que je prends, on me lâa librement laissĂ© prendre. La RĂ©publique est pour tous, mille noms dâun chien ! La RĂ©publique ! » pensait le brasseur, stupĂ©fait. Il prenait cette profession de foi pour une bravade, bien que le marquis parlĂąt sans fard, et quâen vrai paysan il se sentĂźt portĂ© vers un gouvernement qui prĂ©side aux concours agricoles et prime les animaux gras. Les idĂ©es du chĂątelain de Campagne sur la politique et lâhistoire Ă©tant dâailleurs, Ă peu de chose prĂšs, celles du dernier de ses mĂ©tayers. â Alors ?⊠fit Malorthy, attendant toujours un oui ou un non. â Alors, je vous pardonne de vous ĂȘtre laissĂ©, comme on dit, monter le coup. Vous, votre satanĂ© dĂ©putĂ©, enfin tous les mauvais gars du pays mâont fait une rĂ©putation de Barbe-Bleue. Le marquis par-ci, le marquis par-lĂ , le servage, les droits fĂ©odaux â des bĂȘtises. Tout marquis que je suis, jâai droit Ă la justice, je pense ? Voulez-vous ĂȘtre juste, Malorthy, et loyal ? Dites-moi franchement quel est lâimbĂ©cile qui vous a conseillĂ© de venir ici, chez moi, pour me raconter une histoire dĂ©sagrĂ©able, et mâaccuser par-dessus le marchĂ© ?⊠Il y a une femme lĂ -dessous, hein ? Ah ! les garces ! Il riait maintenant dâun bon rire large, dâun rire de cabaret. Pour un peu, le brasseur eĂ»t ri Ă son tour, comme aprĂšs un marchĂ© longtemps dĂ©battu, et dit Tope lĂ ! Monsieur le marquis, allons boire !⊠» Car le Français naĂźt cordial. â Voyons, monsieur de Cadignan, soupira-t-il, quand je nâaurais pas dâautre preuve, tout le pays sait que vous faisiez la cour Ă la petite, et depuis longtemps. Tenez ! il y a un mois encore, passant le chemin de Wail, je vous ai vus tous les deux, au coin de la pĂąture Leclercq, lĂ , assis au bord du fossĂ©, cĂŽte Ă cĂŽte. Je me disais câest un peu de coquetterie, ça passera. Et puis elle sâĂ©tait promise au gars Ravault ; elle a tant dâamour-propre ! Enfin le mal est fait. Un homme riche comme vous, un noble, ça ne badine pas sur la question de lâhonneur⊠Bien entendu, je ne vous demande pas de lâĂ©pouser ; je ne suis pas si bĂȘte. Mais il ne faut pas non plus nous traiter comme des gens de rien, prendre votre plaisir, et nous planter lĂ , pour faire rire de nous. En prononçant ces derniers mots, il avait repris, sans y penser, le ton habituel du paysan qui transige, et parlait avec une insinuante bonhomie, un peu geignarde. Il nâose pas nier, se disait-il, il a une offre Ă faire⊠il la fera. » Mais son dangereux adversaire le laissait parler dans le vide. Le silence se prolongea une minute ou deux, pendant lesquelles on nâentendit plus quâun tintement dâenclume, au loin⊠CâĂ©tait un bel aprĂšs-midi dâaoĂ»t, qui siffle et bourdonne. â HĂ© bien ? dit enfin le marquis. Pendant ce court rĂ©pit, le brasseur avait rassemblĂ© ses forces. Il rĂ©pondit â Ă vous de proposer, monsieur. Mais lâautre suivait son idĂ©e ; il demanda â Ce Ravault, lâa-t-elle revu depuis longtemps ? â Est-ce que je sais ! â On peut trouver lĂ un indice, rĂ©pondit paisiblement le marquis, câest un renseignement intĂ©ressant⊠Mais les papas sont si bĂȘtes ! En deux heures, je vous aurais livrĂ© le coupable, moi, pieds et poings liĂ©s ! â Par exemple ! sâĂ©cria Malorthy, foudroyĂ©. Il ne connaissait pas grand-chose Ă cette forme supĂ©rieure de lâaplomb que les beaux esprits nomment cynisme. â Mon cher Malorthy, continuait lâautre sur le mĂȘme ton, je nâai pas de conseil Ă vous donner dâailleurs, dans un mauvais cas, un homme tel que vous nâen reçoit point. Je vous dis simplement ceci revenez dans huit jours ; dâici lĂ , calmez-vous, rĂ©flĂ©chissez, nâĂ©bruitez rien, nâaccusez personne ; vous pourriez trouver moins patient que moi. Vous nâĂȘtes plus un enfant, que diable ! Vous nâavez ni tĂ©moins, ni lettres, rien. Huit jours, câest assez pour entendre parler les gens et faire dâune petite chose un grand profit ; on voit venir⊠Mâavez-vous compris, Malorthy ? conclut-il dâun ton jovial. â Peut-ĂȘtre bien, rĂ©pondit le brasseur. Ă ce moment, le tentateur hĂ©sita ; une seconde sa voix avait flĂ©chi. Il voudrait que je vide mon sac, pensa Malorthy, attention !⊠» Ce signe de faiblesse lui rendit courage. Et dâailleurs, il sâenivrait Ă mesure de sentir monter sa colĂšre. â Renseignez-vous, dit encore Cadignan, et laissez la petite fille en paix. Au surplus, vous nâen tirerez rien. Ce joli gibier-lĂ , voyez-vous, câest comme un rĂąle de genĂȘt dans la luzerne, ça vous piĂšte sous le nez du meilleur chien, ça rendrait fou un vieil Ă©pagneul. â Câest ce que je voulais dire, justement, dĂ©clara Malorthy, en appuyant chaque mot dâun hochement de tĂȘte. Jâai fait ce que jâai pu, moi ; jâattendrai bien huit jours, quinze jours, autant quâon voudra⊠Malorthy ne doit rien Ă personne, et si la fille tourne mal, elle en aura tout le reproche. Elle est assez grande pour fauter, elle peut bien aussi se dĂ©fendre⊠â Allons ! Allons ! pas de paroles en lâair, sâĂ©cria le marquis. Mais lâautre nâhĂ©sita plus ; il croyait faire peur. â On ne se dĂ©barrasse pas dâune jolie fille aussi aisĂ©ment que dâun vieux bonhomme, monsieur de Cadignan, tout le monde sait ça⊠Vous ĂȘtes bien connu, voyez-vous, et elle vous dira elle-mĂȘme son fait, mille diables ! Les yeux dans les yeux, en public, car elle a du sang sous les ongles, la petite !⊠Au pis aller, nous aurons les rieurs pour nous⊠â Je voudrais voir ça, ma foi, dit lâautre. â Vous le verrez, jura Malorthy. â Allez le lui demander, sâĂ©cria Cadignan, allez le lui demander vous-mĂȘme, lâami ! Le brasseur revit un instant le pĂąle petit visage rĂ©solu, indĂ©chiffrable, et cette bouche si fiĂšre qui, depuis huit jours, refusait son secret⊠Alors il cria â Malin des malins !⊠Elle a tout dit Ă son pĂšre ! Et il recula de deux pas. Le regard du marquis hĂ©sita une seconde, le toisa de la tĂȘte aux pieds, puis tout Ă coup se durcit. Le bleu pĂąle des prunelles verdit. Ă ce moment, Germaine eĂ»t pu y lire son destin. Il alla jusquâĂ la fenĂȘtre, la ferma, revint vers la table, toujours silencieux. Puis il secoua ses fortes Ă©paules, sâapprocha de son visiteur Ă le toucher, et dit seulement â Jure-le, Malorthy ! â Câest jurĂ© ! rĂ©pondit le brasseur. Ce mensonge lui parut sur-le-champ une ruse honnĂȘte. De plus, il eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ© de se dĂ©dire. Une idĂ©e seulement traversa toutefois sa cervelle, mais quâil ne put fixer, et dont il ne sentit que lâangoisse. Entre deux routes offertes, il eut cette impression vague dâavoir choisi la mauvaise et de sây ĂȘtre engagĂ© Ă fond, irrĂ©parablement. Il sâattendait Ă un Ă©clat ; il lâeĂ»t souhaitĂ©. Cependant le marquis dit avec calme â Allez-vous-en, Malorthy. Mieux vaut sâen tenir lĂ pour aujourdâhui. Vous dans un sens, moi dans lâautre, nous sommes dupes dâune petite gueuse qui mentait avant de savoir parler. Attention !⊠Les gens qui vous conseillent sont peut-ĂȘtre assez malins pour vous Ă©viter deux ou trois bĂȘtises, dont la plus grosse serait de vouloir mâintimider. Quâon pense de moi ce quâon voudra, je mâen fiche ! En somme, les tribunaux ne sont pas faits pour les chiens, si le cĆur vous en dit⊠Bien le bonjour ! â Qui vivra verra ! rĂ©pondit noblement le brasseur. Et, comme il mĂ©ditait une autre rĂ©ponse, il se retrouva dehors, seul et quinaud. â Ce diable dâhomme, dit-il plus tard, il donnerait de la drĂȘche pour de lâorge, quâon lui dirait encore merci⊠Il repassait en marchant tous les dĂ©tails de la scĂšne, se composant Ă mesure, comme il est dâusage, un rĂŽle avantageux. Mais, quoi quâil fĂźt, son bon sens devait convenir dâun fait accablant pour son amour-propre ; cette entrevue de puissance Ă puissance, dont il espĂ©rait tant, nâavait rien conclu. Les derniĂšres paroles de Cadignan, toutes pleines dâun sens mystĂ©rieux, ne cessaient pas non plus de lâinquiĂ©ter pour lâavenir⊠Vous dans un sens, moi dans lâautre, nous avons Ă©tĂ© gentiment dupĂ©s⊠» Il semblait que cette petite fille les eĂ»t renvoyĂ©s dos Ă dos. Levant les yeux, il vit dans les arbres sa belle maison de briques rouges, les bĂ©gonias de la pelouse, la fumĂ©e de la brasserie verticale dans lâair du soir, et ne se sentit plus malheureux. Jâaurai ma revanche, murmurait-il, lâannĂ©e sera bonne. » Depuis vingt ans, il avait fait ce rĂȘve dâĂȘtre un jour le rival du chĂątelain il lâĂ©tait. Incapable dâune idĂ©e gĂ©nĂ©rale, mais douĂ© dâun sens aigu des valeurs rĂ©elles, il ne doutait plus dâĂȘtre le premier dans sa petite ville, dâappartenir Ă la race des maĂźtres, dont les lois et les usages de chaque siĂšcle reflĂštent lâimage et la ressemblance â demi-commerçant, demi-rentier, possesseur dâun moteur Ă gaz pauvre, symbole de la science et du progrĂšs modernes â Ă©galement supĂ©rieur au paysan titrĂ© et au mĂ©decin politique, qui nâest quâun bourgeois dĂ©classĂ©. Il dĂ©cida dâenvoyer sa fille Ă Amiens, pour y faire ses couches. Faute de mieux, il Ă©tait au moins sĂ»r de la discrĂ©tion du marquis. Et dâailleurs les notaires de Wadicourt et de Salins ne faisaient plus mystĂšre de la vente prochaine du chĂąteau. Lâambitieux brasseur escomptait cette revanche. Il ne rĂȘvait pas mieux, nâayant pas assez dâimagination pour souhaiter la mort dâun rival. Il Ă©tait de ces bonnes gens qui savent porter la haine, mais que la haine ne porte pas. * * * ⊠CâĂ©tait un matin du mois de juin ; au mois de juin un matin si clair et sonore, un clair matin. â Va voir comment nos bĂȘtes ont passĂ© la nuit ! avait commandĂ© maman Malorthy car les six belles vaches Ă©taient au prĂ© depuis la veille⊠Toujours Germaine reverrait cette pointe de la forĂȘt de Sauves, la colline bleue, et la grande plaine vers la mer, avec le soleil sur les dunes. Lâhorizon qui dĂ©jĂ sâĂ©chauffe et fume, le chemin creux encore plein dâombres, et les pĂątures tout autour, aux pommiers bossus. La lumiĂšre aussi fraĂźche que la rosĂ©e. Toujours elle entendra les six belles vaches qui sâĂ©brouent et toussent dans le clair matin. Toujours elle respirera la brume Ă lâodeur de cannelle et de fumĂ©e, qui pique la gorge et force Ă chanter. Toujours elle reverra le chemin creux oĂč lâeau des orniĂšres sâallume au soleil levant⊠Et plus merveilleux encore, Ă la lisiĂšre du bois, entre ses deux chiens Roule-Ă -Mort et Rabat-Joie, son hĂ©ros, fumant sa pipe de bruyĂšre, dans son habit de velours et ses grosses bottes, comme un roi. Ils sâĂ©taient rencontrĂ©s trois mois plus tĂŽt, sur la route de Desvres, un dimanche. Ils avaient marchĂ© cĂŽte Ă cĂŽte jusquâĂ la premiĂšre maison⊠Des paroles de son pĂšre lui revenaient Ă mesure en mĂ©moire, et tant de fameux articles du RĂ©veil de lâArtois, scandĂ©s de coups de poing sur la table, â le servage, les oubliettes â et encore lâhistoire de France illustrĂ©e, Louis XI en bonnet pointu derriĂšre, un pendu se balance, on voit la grosse tour du Plessis⊠Elle rĂ©pondait sans pruderie, la tĂȘte bien droite, avec un gentil courage. Mais, au souvenir du brasseur rĂ©publicain, elle frissonnait tout de mĂȘme, dâun frisson Ă fleur de peau, â un secret dĂ©jĂ , son secret !⊠à seize ans, Germaine savait aimer non point rĂȘver dâamour, qui nâest quâun jeu de sociĂ©té⊠Germaine savait aimer, câest-Ă -dire quâelle nourrissait en elle, comme un beau fruit mĂ»rissant, la curiositĂ© du plaisir et du risque, la confiance intrĂ©pide de celles qui jouent toute leur chance en un coup, affrontent un monde inconnu, recommencent Ă chaque gĂ©nĂ©ration lâhistoire du vieil univers. Cette petite bourgeoise au teint de lait, au regard dormant, aux mains si douces, tirait lâaiguille en silence, attendant le moment dâoser, et de vivre. Aussi hardie que possible pour imaginer ou dĂ©sirer, mais organisant toutes choses, son choix fixĂ©, avec un bon sens hĂ©roĂŻque. Bel obstacle que lâignorance, lorsquâun sang gĂ©nĂ©reux, Ă chaque battement du cĆur, inspire de tout sacrifier Ă ce quâon ne connaĂźt pas ! La vieille Malorthy, nĂ©e laide et riche, nâavait jamais espĂ©rĂ© pour elle-mĂȘme dâautre aventure quâun mariage convenable, qui nâest affaire que de notaire, vertueuse par Ă©tat, mais elle nâen gardait pas moins le sentiment trĂšs vif de lâĂ©quilibre instable de toute vie fĂ©minine, comme dâun Ă©difice compliquĂ©, que le moindre dĂ©placement peut rompre. â Papa, disait-elle au brasseur, il faut de la religion pour notre fille⊠Elle eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ©e dâen dire plus, sinon quâelle le sentait bien. Mais Malorthy ne se laissait pas convaincre â Quâa-t-elle besoin dâun curĂ©, pour apprendre en confesse tout ce quâelle ne doit pas savoir ? Les prĂȘtres faussent la conscience des enfants, câest connu. Pour cette raison, il avait dĂ©fendu quâelle suivĂźt le cours du catĂ©chisme, et mĂȘme quâelle frĂ©quentĂąt lâun quelconque de ces bondieusards qui mettent dans les meilleurs mĂ©nages, disait-il, la zizanie ». Il parlait aussi, en termes sibyllins, des vices secrets qui ruinent la santĂ© des demoiselles, et dont elles apprennent au couvent la pratique et la thĂ©orie. Les nonnes travaillent les filles en faveur du prĂȘtre » Ă©tait une de ses maximes. Elles ruinent dâavance lâautoritĂ© du mari », concluait-il en frappant du poing sur la table. Car il nâentendait pas quâon plaisantĂąt sur le droit conjugal, le seul que certains libĂ©rateurs du genre humain veulent absolu. Lorsque Mme Malorthy se plaignait encore que leur fille nâeĂ»t point dâamies, et ne quittĂąt guĂšre le petit jardin aux ifs taillĂ©s, funĂ©raire â Laisse-la en paix, rĂ©pondait-il. Les filles de ce sacrĂ© pays-ci sont pleines de malice. Avec son patronage, ses enfants de Marie et le reste, le curĂ© les tient une heure chaque dimanche. Gare lĂ -dessous ! Si tu voulais lui apprendre la vie, tu devais mâobĂ©ir et lâenvoyer au lycĂ©e de Montreuil, elle aurait son brevet maintenant ! Mais Ă son Ăąge, des amitiĂ©s de fillette, ça ne vaut rien⊠je sais ce que je dis⊠Ainsi parlait Malorthy, sur la foi du dĂ©putĂ© Gallet, que ces dĂ©licats problĂšmes dâĂ©ducation fĂ©minine ne laissaient pas indiffĂ©rent. Le pauvre petit homme, en effet, nommĂ© jadis mĂ©decin du lycĂ©e de Montreuil, en savait long sur les demoiselles, et ne le celait pas. â Du point de vue de la scienceâŠ, disait-il parfois avec le sourire dâun homme revenu de beaucoup dâillusions, plein dâindulgence pour le plaisir dâautrui, et qui ne le recherche plus lui-mĂȘme. âŠâŠâŠâŠâŠ Dans les jardins aux ifs taillĂ©s, sous la vĂ©randa, toute nue, qui sent le mastic grillĂ©, câest lĂ quâelle sâest lassĂ©e dâattendre on ne sait quoi, qui ne vient jamais, la petite fille ambitieuse⊠Câest de lĂ quâelle est partie, et elle est allĂ©e plus loin quâaux Indes⊠Heureusement pour Christophe Colomb, la terre est ronde ; la caravelle lĂ©gendaire, Ă peine eut-elle engagĂ© son Ă©trave, Ă©tait dĂ©jĂ sur la route du retour⊠Mais une autre route peut ĂȘtre tentĂ©e, droite, inflexible, qui sâĂ©carte toujours, et dont nul ne revient. Si Germaine, ou celles qui la suivront demain, pouvaient parler, elles diraient Ă quoi bon sâengager une fois dans votre bon chemin, qui ne mĂšne nulle part ?⊠Que voulez-vous que je fasse dâun univers rond comme une pelote ? » Tel semblait nĂ© pour une vie paisible, quâun destin tragique attend. Fait surprenant, dit-on, imprĂ©visible⊠Mais les faits ne sont rien le tragique Ă©tait dans son cĆur. * * * Si son amour-propre eĂ»t Ă©tĂ© moins profondĂ©ment blessĂ©, Malorthy se fĂ»t dĂ©cidĂ© sans doute Ă rendre bon compte Ă sa femme de sa visite au chĂąteau. Il pensa mieux faire en dissimulant quelque temps encore son inquiĂ©tude et son embarras, dans un silence altier, plein de menaces. Dâailleurs, il voulait sa revanche et pensait lâobtenir aisĂ©ment, par un coup de théùtre domestique, dont sa fille eĂ»t fait les frais. Pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nĂ©cessaire, puisquâelle met Ă leur disposition, et comme Ă portĂ©e de la main, un petit nombre dâĂȘtres faibles, que le plus lĂąche peut effrayer. Car lâimpuissance aime reflĂ©ter son nĂ©ant dans la souffrance dâautrui. Câest pourquoi, sitĂŽt le souper achevĂ©, Malorthy, tout Ă coup, de sa voix de commandement â Fillette, dit-il, jâai Ă te parler⊠Germaine leva la tĂȘte, reposa lentement son tricot sur la table, et attendit. â Tu mâas manquĂ©, continua-t-il sur le mĂȘme ton, gravement manqué⊠Une fille qui faute, dans la famille, câest comme un failliâŠ, tout le monde peut nous montrer demain du doigt, nous, des gens sans reproche, qui font honneur Ă leurs affaires, et ne doivent rien Ă personne. HĂ© bien ! au lieu de nous demander pardon, et dâaviser avec nous, comme ça se doit, quâest-ce que tu fais ? Tu pleures Ă tâen faire mourir, tu fais des oh ! et des ah ! voilĂ pour les jĂ©rĂ©miades. Mais pour renseigner ton pĂšre et ta mĂšre, rien de fait. Silence et discrĂ©tion, bernique ! Ăa ne durera pas un jour de plus, conclut-il en frappant du poing sur la table, ou tu sauras comment je mâappelle ! Assez pleurĂ© ! Veux-tu parler, oui ou non ? â Je ne demande pas mieux, rĂ©pondit la pauvrette, pour gagner du temps. La minute quâelle attendait, en la redoutant, Ă©tait venue, elle nâen doutait pas ; et voilĂ quâĂ lâinstant dĂ©cisif les idĂ©es quâelle avait mĂ»ries en silence, depuis une semaine, se prĂ©sentaient toutes Ă la fois, dans une confusion terrible. â Jâai vu ton amant tout Ă lâheure, poursuivit-il ; de mes yeux vu⊠Mademoiselle sâoffre un marquis ; on rougit de la biĂšre du papa⊠Pauvre innocente qui se croit dĂ©jĂ dame et chĂątelaine, avec des comtes et des barons, et un page pour lui porter la queue de sa robe !⊠Enfin nous avons eu un petit mot ensemble, lui et moi. Voyons si nous sommes dâaccord tu vas me promettre de filer droit, et dâobĂ©ir les yeux fermĂ©s. Elle pleurait Ă petits coups, sans bruit, le regard clair Ă travers ses larmes. Lâhumiliation quâelle avait crainte par avance ne lâeffrayait plus. Jâen mourrai de honte, sĂ»r ! » se rĂ©pĂ©tait-elle la veille encore, attendant dâheure en heure un Ă©clat. Et maintenant elle cherchait cette honte, et ne la trouvait plus. â MâobĂ©iras-tu ? rĂ©pĂ©tait Malorthy. â Que voulez-vous que je fasse ? fit-elle. Il rĂ©flĂ©chit un moment â M. Gallet sera demain ici. â Pas demain, interrompit-elleâŠ, le jour du franc marchĂ© samedi. Malorthy la contempla une seconde, bouche bĂ©e. â Je nây pensais plus, en effet, dit-il. Tu as raison, samedi. Elle avait fait cette remarque dâune voix nette et posĂ©e que son pĂšre ne connaissait pas. Au coin du feu la vieille mĂšre en reçut le choc, et gĂ©mit. â Samedi⊠bon ! Je dis samedi, continua le brasseur, qui perdait le fil de discours. Gallet, câest un garçon qui connaĂźt la vie. Il a des scrupules et du sentiment⊠Garde tes larmes pour lui, ma fille ! Nous irons le trouver ensemble. â Oh ! nonâŠ, fit-elle. Parce que les dĂ©s Ă©taient jetĂ©s, en pleine bataille, elle se sentait si libre, si vivante ! Ce non, sur ses lĂšvres lui parut aussi doux et aussi amer quâun premier baiser. CâĂ©tait son premier dĂ©fi. â Par exemple ! tonna le bonhomme. â Voyons, Antoine ! disait maman Malorthy, laisse-lui le temps de respirer ! Que veux-tu quâelle dise Ă ton dĂ©putĂ©, cette jeunesse ? â La vĂ©ritĂ©, sacrebleu ! sâĂ©cria Malorthy. Dâabord mon dĂ©putĂ© est mĂ©decin, une ! Si lâenfant naĂźt hors mariage, nous aurons un mot de lui pour une maison dâAmiens, deux ! Dâailleurs un mĂ©decin, câest lâinstruction, câest la scienceâŠ, ce nâest pas un homme. Câest le curĂ© du rĂ©publicain. Et puis vous me faites rire avec vos secrets ! Crois-tu que le marquis parlera le premier ? La petite nâavait pas lâĂąge, Ă lâĂ©poque, câest peut-ĂȘtre un dĂ©tournement, ça pourrait le mener loin ! On lây traĂźnera, en cour dâassises, tonnerre ! Ăa garde des grands airs, ça vous prend pour un imbĂ©cile, ça nie lâĂ©vidence, ça ment comme ça respire, un marquis en sabots !⊠Malheureuse ! cria-t-il en se retournant vers sa fille, il a portĂ© la main sur ton pĂšre ! Il nâavait pas prĂ©mĂ©ditĂ© ce dernier mensonge, qui nâĂ©tait quâun trait dâĂ©loquence. Le trait, dâailleurs, manqua son but. Le cĆur de la petite rĂ©voltĂ©e battit plus fort, moins Ă la pensĂ©e de lâoutrage fait Ă son seigneur maĂźtre, quâĂ lâimage entrevue du hĂ©ros, dans sa magnifique colĂšre⊠Sa main ! Cette terrible main !⊠Et dâun regard perfide, elle en cherchait la trace sur le visage paternel. â Laisse-moi un moment, dit alors la vieille Malorthy, quitte-moi parler !⊠Elle prit la tĂȘte de sa fille entre ses deux mains. â Pauvre sotte, fit-elle, Ă qui veux-tu avouer la vĂ©ritĂ©, sinon Ă ton pĂšre et Ă ta mĂšre ? Quand je me suis doutĂ©e de la chose, il Ă©tait dĂ©jĂ trop tard, mais depuis ! Ă prĂ©sent, tu sais ce quâelles valent, les promesses des hommes ? Tous des menteurs, Germaine ! La demoiselle Malorthy ?⊠fi donc ! Je ne la connais pas ! Et tu ne serais pas assez fiĂšre pour lui faire rentrer son mensonge dans la gorge ? Tu laisseras croire que tu tâes donnĂ©e Ă un gars de rien, Ă un valet, Ă un chemineau ? Allons, avoue-le ! Il tâa fait promettre de ne rien dire ?⊠Il ne tâĂ©pousera pas, ma fille ! Veux-tu que je te dise, moi ? Son notaire de Montreuil a dĂ©jĂ lâordre de vente de la ferme des Charmettes, moulin et tout. Le chĂąteau y passera comme le reste. Un de ces matins, bernique ! Plus personne ! Et pour toi, la risĂ©e dâun chacun ?⊠Mais rĂ©ponds-moi donc, tĂȘte de bois ! sâĂ©cria-t-elle. ⊠Plus personne⊠» Des mots entendus, elle ne retenait que ceux-lĂ . Seule⊠abandonnĂ©e, dĂ©couronnĂ©e, retombĂ©e⊠Seule dans le troupeau commun⊠repentie !⊠Que craindre au monde, sinon la solitude et lâennui ? Que craindre, sinon cette maison sans joie ? Alors, en croisant les mains sur son cĆur, elle cherchait naĂŻvement ses jeunes seins, la petite poitrine profonde, dĂ©jĂ blessĂ©e. Elle y comprima ses doigts sous lâĂ©toffe lĂ©gĂšre, jusquâĂ ce quâune nouvelle certitude jaillĂźt de sa douleur, avec un cri de lâinstinct. â Maman ! Maman ! Jâaime mieux mourir ! â Assez, dit Malorthy ; tu choisiras entre lui ou nous. Aussi vrai que je mâappelle Antoine de mon nom, je te donne encore un jourâŠ, entends-tu bien, mauvaise ! Pas une heure de plus ! Entre elle et son amant, elle voyait ce gros homme furieux, le scandale irrĂ©parable, lâaffaire conclue, la seule porte refermĂ©e sur lâavenir et la joie⊠Certes, elle avait promis le silence, mais il Ă©tait aussi sa sauvegarde⊠Ce gros homme, Ă prĂ©sent, quâelle dĂ©testait. â Non ! Non ! dit-elle encore. â Elle est folle, Seigneur Dieu ! gĂ©missait maman Malorthy, en levant les bras au ciel, folle Ă lier ! â Je le deviendrai, bien sĂ»r, reprit Germaine, pleurant plus fort. Pourquoi me faites-vous du mal, Ă la fin ! DĂ©cidez ce qui vous plaira, battez-moi, chassez-moi, je me tuerai⊠Mais je ne vous dirai rien, lĂ , tout de mĂȘme ! Et pour M. le marquis, câest des mensonges ; il ne mâa seulement pas touchĂ©e. â Garce ! murmurait le brasseur entre ses dents. â Ă quoi bon mâinterroger, si vous ne voulez pas me croire ? rĂ©pĂ©tait-elle, dâune voix dâenfant. Elle affrontait son pĂšre, elle le bravait Ă travers ses larmes ; elle se sentait plus forte de toute sa jeunesse, de toute sa cruelle jeunesse. â Te croire ? fit-il. Te croire ? Il faut plus malicieuse que toi pour rouler papa lapin⊠Veux-tu que je dise ? Il a fini par avouer, ton galant ! Je lui ai poussĂ© une botte, Ă ma façon Niez si vous voulez, ai-je dit, la petite a tout racontĂ©. » â Oh ! ma⊠man ! maman, bĂ©gaya-t-elle, il a⊠osĂ©âŠ, il a osĂ© ! Ses beaux yeux bleus, tout Ă coup secs et brĂ»lants, devinrent couleur de violette ; son front pĂąlit, et elle remuait en vain des mots dans sa bouche aride. â Tais-toi, tu vas nous la tuer, rĂ©pĂ©tait la mĂšre Malorthy. MisĂšre de nous ! Mais, Ă dĂ©faut de parole, les yeux bleus en avaient dĂ©jĂ trop dit. Le brasseur reçut ce regard chargĂ© de mĂ©pris, furtif. Telle qui dĂ©fend ses petits est moins terrible et moins prompte que celle-lĂ qui se voit arracher la chair de sa chair, son amour, cet autre fruit. â Sors dâici, va-tâen ! bĂ©gayait le pĂšre outragĂ©. Elle attendit un moment, les yeux baissĂ©s, la lĂšvre tremblante, retenant lâaveu prĂȘt Ă sâĂ©chapper comme une suprĂȘme injure. Puis elle ramassa son tricot, lâaiguille et sa pelote, et passa le seuil dâun pas fier, plus rouge quâune lieuse de gerbes, un jour de moisson. Mais, sitĂŽt libre, elle franchit lâescalier en deux bonds de biche, et referma sa porte en coup de vent. Par la fenĂȘtre entrouverte, elle pouvait voir au bout de lâallĂ©e, entre deux hortensias, la grille de fonte peinte en blanc, qui fermait son petit univers, Ă la limite dâun champ de poireaux⊠Par-delĂ , dâautres maisonnettes de briques, Ă lâalignement, jusquâau dĂ©tour de la route, oĂč fume un mauvais toit de chaume sur quatre murs de torchis tout crevĂ©s, sĂ©jour du bonhomme Lugas, dernier mendiant de la commune⊠Et ce chaume croulant, au milieu des belles tuiles vernies, câest encore un autre mendiant, un autre homme libre. Elle sâĂ©tendit sur son lit, la joue au creux de lâoreiller. Elle tĂąchait de rassembler ses idĂ©es, de les remettre au net, et nâentendait plus, dans sa cervelle confuse, que le bourdonnement de la colĂšre⊠Ah ! pauvrette ! dont le destin se dĂ©cide sur un lit dâenfant bien clair, qui sent lâencaustique et la toile fraĂźche ! Deux heures, Germaine remua dans sa tĂȘte assez de projets pour conquĂ©rir le monde, si le monde nâavait dĂ©jĂ son maĂźtre, dont les filles nâont nul souci⊠Elle gĂ©mit, cria, pleura, sans pouvoir changer grand-chose Ă lâĂ©vidence inexorable. Son aventure connue, la faute avouĂ©e, quelle chance de revoir assez tĂŽt son amant, de le revoir mĂȘme ? Sây prĂȘterait-il, seulement ? Il croit que jâai trahi son secret, se disait-elle, il ne mâestimera plus. » Un de ces matins, bernique ! » sâĂ©tait Ă©criĂ©e tout Ă lâheure la mĂšre Malorthy⊠Chose Ă©trange ! pour la premiĂšre fois, elle avait ressenti quelque angoisse, non pas Ă la pensĂ©e de lâabandon, mais de sa future solitude. La trahison ne lui faisait pas peur, elle nây avait jamais rĂȘvĂ©. Cette petite vie bourgeoise, respectable, lâhonnĂȘte maison de briques, la brasserie bien achalandĂ©e avec le moteur Ă gaz pauvre â la bonne conduite qui porte en elle sa rĂ©compense â les Ă©gards que se doit Ă soi-mĂȘme une jeune personne, fille de commerçant notable, â oui, la perte de tous ces biens ensemble ne lâinquiĂ©tait pas une minute. Pour la voir en robe du dimanche, sagement peignĂ©e, pour entendre son rire vif et frais, le pĂšre Malorthy ne doutait point que sa demoiselle fĂ»t accomplie, Ă©levĂ©e comme une reine », disait-il parfois, non sans fiertĂ©. Il disait encore Jâai ma conscience, cela suffit. » Mais il ne confronta jamais que sa conscience et son grand livre. Le vent fraĂźchit au loin les fenĂȘtres Ă petits carreaux flambĂšrent une Ă une ; lâallĂ©e sablĂ©e ne fut plus au-dehors quâune blancheur vague, et le ridicule petit jardin sâĂ©largit et sâapprofondit soudain sans mesure, Ă la dimension de la nuit⊠Germaine sâĂ©veilla de sa colĂšre, comme dâun rĂȘve. Elle sauta du lit, vint Ă©couter Ă la porte, nâentendit plus rien que lâhabituel ronflement du brasseur et le solennel tic-tac de lâhorloge, revint vers la fenĂȘtre ouverte, fit dix fois le tour de sa cage Ă©troit, sans bruit, souple et furtive, pareille Ă un jeune loup⊠HĂ© quoi ? Minuit dĂ©jĂ ? Un profond silence, câest dĂ©jĂ le pĂ©ril et lâaventure, un beau risque ; les grandes Ăąmes sây dĂ©ploient comme des ailes. Tout dort ; nul piĂšge⊠Libre ! » dit-elle tout Ă coup, de cette voix basse et rauque que son amant nâignorait pas, avec un gĂ©missement de plaisir⊠Elle Ă©tait libre, en effet. Libre ! Libre, rĂ©pĂ©tait-elle, avec une certitude grandissante. Et, certes, elle nâaurait su dire qui la faisait libre, ni quelles chaĂźnes Ă©taient tombĂ©es. Elle sâĂ©panouissait seulement dans le silence complice⊠Une fois de plus, un jeune animal fĂ©minin, au seuil dâune belle nuit, essaie timidement, puis avec ivresse, ses muscles adultes, ses dents et ses griffes. Elle quittait tout le passĂ© comme le gĂźte dâun jour. Elle ouvrit sa porte Ă tĂątons, descendit lâescalier marche Ă marche, fit grincer la clef dans la serrure, et reçut en plein visage lâair du dehors, qui jamais ne lui parut si lĂ©ger. Le jardin glissa comme une ombre⊠; la grille dĂ©passĂ©eâŠ, la route, et le premier dĂ©tour de la route⊠Elle ne respira quâau-delĂ , laissant le village derriĂšre elle, dans les arbres, compact, obscur⊠Alors elle sâassit sur le talus, toute frĂ©missante encore du plaisir de la dĂ©couverte⊠Le chemin quâelle avait fait lui parut immense. La nuit devant elle sâouvrait comme un asile et comme une proie⊠Elle ne formait aucun projet, elle sentait dans sa tĂȘte un vide dĂ©licieux⊠Hors dâici ! Va-tâen ! » disait tout Ă lâheure le pĂšre Malorthy. Quoi de plus simple ? Elle Ă©tait partie. III. â Câest moi, dit-elle. Il se leva dâun bond, stupĂ©fait. Un cri de tendresse, un mot de reproche eĂ»t sans doute fait Ă©clater sa colĂšre. Mais il la vit toute droite et toute simple, sur le seuil de la porte, en apparence Ă peine Ă©mue. DerriĂšre elle, sur le gravier, remuait son ombre lĂ©gĂšre. Et il reconnut tout de suite le regard sĂ©rieux, imperturbable quâil aimait tant, et cette autre petite lueur aussi, insaisissable, au fond des prunelles pailletĂ©es. Ils se reconnurent tous les deux. â AprĂšs la visite du papa, la foudre suspendue sur ma tĂȘte â Ă une heure du matin chez moi â tu mĂ©riterais dâĂȘtre battue ! â Dieu ! que je suis fatiguĂ©e ! fit-elle. Il y a une orniĂšre dans lâavenue ; je suis tombĂ©e deux fois dedans. Je suis mouillĂ©e jusquâaux genoux⊠Donne-moi Ă boire, veux-tu ? Jusquâalors, une parfaite intimitĂ©, et mĂȘme quelque chose de plus, nâavait rien changĂ© au ton habituel de leur conversation. Monsieur », disait-elle encore. Et parfois monsieur le marquis ». Mais cette nuit elle le tutoyait pour la premiĂšre fois. â On ne peut pas nier, sâĂ©cria-t-il joyeusement, tu as de lâaudace. Elle prit gravement le verre tendu et sâefforça de le porter Ă sa bouche sans trembler, mais ses petites dents grincĂšrent sur le cristal, et ses paupiĂšres battirent sans pouvoir retenir une larme qui glissa jusquâĂ son menton. â Ouf ! conclut-elle. Tu vois, jâai la gorge serrĂ©e dâavoir pleurĂ©. Jâai pleurĂ© deux heures sur mon lit. JâĂ©tais folle. Ils auraient fini par me tuer, tu sais⊠Ah ! oui, de jolis parents jâai lĂ ! Ils ne me reverront jamais. â Jamais ? sâĂ©cria-t-il, ne dis pas de bĂȘtises, Mouchette câĂ©tait son nom dâamitiĂ©. On ne laisse pas les filles courir Ă travers les champs, comme un perdreau de la Saint-Jean. Le premier garde venu te rapportera dans sa gibeciĂšre. â Pensez-vous ? dit-elle. Jâai de lâargent. Quâest-ce qui mâempĂȘche de prendre demain soir le train de Paris, par exemple ? Ma tante ĂglĂ© habite Montrouge â une belle maison, avec une Ă©picerie. Je travaillerai. Je serai trĂšs heureuse. â Petite sotte, es-tu majeure, oui ou non ? â Ăa viendra, rĂ©pondit-elle, imperturbable. Il nâest que dâattendre. Elle dĂ©tourna les yeux un moment, puis, levant sur le marquis un regard tranquille â Gardez-moi, fit-elle. â Te garder, par exemple ! sâĂ©cria-t-il en marchant de long en large pour mieux cacher son embarras. Te garder ? Tu ne doutes de rien. OĂč te garder ? Crois-tu que je dispose ici dâune oubliette Ă jolies filles ? On ne voit ça que dans les romans, finaude ! Avant demain soir ils nous seront tombĂ©s sur le dos, tous, ton pĂšre avec les gendarmes, la moitiĂ© du village, fourche en main⊠Jusquâau dĂ©putĂ© Gallet, mĂ©decin du diable, ce grand dĂ©pendeur dâandouilles ! Elle Ă©clata de rire, en battant des mains ; puis sâarrĂȘtant brusquement, tout Ă coup sĂ©rieuse, elle remarqua dâune voix douce â Ah oui ! M. Gallet ? Je devais aller le trouver demain, avec papa. Une idĂ©e Ă lui. â Une idĂ©e Ă lui ! Une idĂ©e Ă lui ! Comme elle dit ça ! Je lâai rĂ©pĂ©tĂ© cent fois, Mouchette ; je ne suis pas un mĂ©chant homme, je sais mon tort. Mais nom dâun chien de nom dâun chien ! Je nâai plus le sou. En vendant ici jusquâĂ la derniĂšre barrique, il me restera de quoi ne pas crever de faim, une misĂšre ! Jâai des parents riches, oui, ma tante Arnoult, dâabord, mais solide Ă soixante ans comme un fond de basane, riche comme une pierre Ă fusil, une femme Ă mâenterrer⊠Jâai dĂ©jĂ trop dâaventures. Il faut jouer serrĂ©, cette fois, Mouchette ; et dâabord gagner du temps. â Oh ! fit-elle, que câest joli !⊠Dieu que câest joli ! Elle lui tournait le dos, caressant des deux mains une petite commode Louis XV de laque Ă pagodes, ornĂ©e de bronzes dorĂ©s. Du bout des doigts, elle traçait des signes mystĂ©rieux, dans la poussiĂšre, sur le marbre de brĂšche violette. â Laisse la commode tranquille, dit-il. De ces vieilleries-lĂ , jâai le grenier plein. Tu pourrais peut-ĂȘtre me faire lâhonneur de me rĂ©pondre ? â RĂ©pondre quoi ? Et elle le regardait en face, du mĂȘme regard paisible. â RĂ©pondre quoi !⊠commença-t-il. Mais il ne put sâempĂȘcher de dĂ©tourner les yeux. â Ne plaisantons pas, ma fille, et mettons les points sur les i. Dâailleurs, je ne veux pas me fĂącher. Tu dois comprendre que nous sommes intĂ©ressĂ©s tous les deux Ă laisser passer lâorage. Puis-je te conduire demain Ă la mairie, oui ou non ? Alors ? Tu ne prĂ©tends pas, jâimagine, rester ici Ă la barbe du papa ? Ma foi, nous en verrions de belles ! Il est une heure et demie, conclut-il en tirant sa montre ; je mâen vas atteler Bob, et te mener grand train jusquâau chemin des Gardes. Tu seras rentrĂ©e chez toi avant le jour. Ni vu ni connu. Et tu opposeras demain Ă Malorthy un front dâairain. Quand le moment sera venu nous aviserons. Câest promis. Allons ! ouste ! â Oh ! non ! fit-elle. Je ne retournerai pas Ă Campagne ce soir. â OĂč coucheras-tu, tĂȘte de bois ? â Ici. Sur la route. Nâimporte oĂč. Quâest-ce que cela me fait ? Cette fois il perdit patience, et commença de jurer Ă tort et Ă travers, mais vainement. Ainsi la tarasque grogne et grince au bout de la laisse de mousse. Em un prim seden de moupo Lâembourgino, lâadus que broupo⊠â Je suis bien bon dâespĂ©rer convaincre une entĂȘtĂ©e. Va donc, si tu veux, coucher avec les alouettes. Est-ce ma faute aprĂšs tout ? Jâaurais pu faire mieux, mais il fallait me laisser le temps un mois de plus, la vieille boĂźte Ă©tait vendue, jâĂ©tais libre. Aujourdâhui ton pĂšre tombe chez moi comme une bombe, et me menace du gendarme ; bref, un scandale des mille diables. Demain, jâaurais tout le canton sur les bras ; il ne faut que cette vieille chouette pour rassembler cent corbeaux. Et pourquoi ? Ă qui la faute ? Parce quâune petite fille qui fait aujourdâhui lâentĂȘtĂ©e a pris peur, et nous a livrĂ©s pieds et poings liĂ©s, advienne que pourra ! On a dit tout Ă papa, comme Ă confesse⊠et puis, dĂ©brouille-toi, mon ami ! Je ne te reproche rien, ma belle, mais tout de mĂȘme !⊠Allons ! Allons ! ne pleure plus, ne pleure pas. Elle appuyait son front sur la vitre et pleurait sans bruit. Et, croyant lâavoir convaincue, il lui semblait dĂ©jĂ moins difficile de sâapitoyer et de la plaindre. Car il est naturel Ă lâhomme de haĂŻr sa propre souffrance dans la souffrance dâautrui. Il essaya de tourner vers lui la petite tĂȘte obstinĂ©e ; il pressait des deux mains la nuque blonde. â Pourquoi pleures-tu ? Je ne pensais pas un mot de ce que je disais⊠AprĂšs tout, je vois ça dâici le papa Malorthy et son grand air de conseiller gĂ©nĂ©ral, un jour de comice⊠RĂ©pondez-moi, malheureuse !⊠Dites la vĂ©ritĂ© Ă votre pĂšre⊠» Il aurait fini par te battre⊠Il ne tâa pas battue, au moins ? â Oh ! non, dit-elle entre deux sanglots. â Mais lĂšve donc le nez, Mouchette, câest une affaire enterrĂ©e. â Il ne sait rien du tout, sâĂ©cria-t-elle en fermant les poings. Je nâai rien dit ! â Par exemple ! fit-il. Certes, il ne comprenait pas grand-chose Ă cette explosion de lâorgueil blessĂ©. Mais il voyait avec plus dâĂ©tonnement encore se dresser devant lui une Germaine inconnue, les yeux mauvais, le front barrĂ© dâun pli de colĂšre viril, et la lĂšvre supĂ©rieure un peu retroussĂ©e, laissant voir toutes les dents blanches. â Allons ! conclut-il, tu devais le dire plus tĂŽt. â Vous ne mâauriez pas crue, rĂ©pondit-elle, aprĂšs un silence, la voix frĂ©missante, mais le regard dĂ©jĂ clair et froid. Il la regardait, non sans mĂ©fiance. Ce caprice, cette humeur vive et hardie, ces discours aussi brusques que le crochet dâun liĂšvre lui Ă©taient devenus familiers. Mais, dans lâardeur de la poursuite, il nây avait vu bonnement, jusquâalors, que les menues dĂ©fenses dâune jolie fille rusĂ©e quâun dernier scrupule entretient dans cette illusion dâĂȘtre encore libre au moment quâelle ne se refuse plus. La robuste maturitĂ© inspire aisĂ©ment une confiance aveugle, et lâexpĂ©rience la plus cynique est plus prĂšs quâon ne pense, en amour, dâune naĂŻvetĂ© presque candide. La souris va et vient devant le chat, disait-il parfois, mais elle est bientĂŽt rattrapĂ©e. » Il ne doutait pas de lâavoir, en effet, rattrapĂ©e. Que dâamants prennent ainsi entre leurs bras une Ă©trangĂšre, la parfaite et souple ennemie ! Un moment mĂȘme le bonhomme tout simple et tout net eut, pour la premiĂšre fois, le pressentiment dâun danger proche, inexplicable. La grande salle en dĂ©sordre, pleine de meubles entassĂ©s, descendus rĂ©cemment des combles oĂč ils achevaient de pourrir, lui parut tout Ă coup dĂ©mesurĂ©e, vide. Et il ouvrit les yeux pour apercevoir, hors du cercle de la lampe, la fine silhouette immobile, lâunique et silencieuse prĂ©sence⊠Puis il Ă©clata dâun rire heureux. â Alors ?âŠ, cette parole dâhonneur du papa Malorthy ? Une blague ? â Quelle parole ? demanda-t-elle. â Rien ; une plaisanterie pour moi seul⊠Retourne-toi seulement, et ferme la fenĂȘtre. DerriĂšre elle, la porte, en effet, sâĂ©tait brusquement ouverte, mais sans bruit. Une petite bise au goĂ»t de sel, venue de la haute mer, mais chargĂ©e en passant de toute la buĂ©e fade des Ă©tangs, fit voler jusquâau plafond les feuillets Ă©pars sur une table, et tira du verre de la lampe une longue flamme rouge qui retomba en suie. Le vent fraĂźchissait encore. Dâune seule voix, dâun bout du parc Ă lâautre bout, les sapins rĂ©veillĂ©s mugirent. Elle tourna la clef dans la serrure, et revint, maussade. â Approche-toi, voyons, fit Cadignan. Mais, sâĂ©cartant de deux pas encore, elle mit par un dĂ©tour adroit la table entre elle et son amant, puis sâassit au bord dâune chaise, en petite fille. â Allons-nous passer la nuit comme ça, Mouchette ? Fi ! la boudeuse, sâĂ©cria t-il avec un rire forcĂ©. Il prenait sans doute aisĂ©ment son parti dâun entĂȘtement dont il savait bien quâil ne serait pas maĂźtre, mais plus que le dĂ©sir dâune caresse, dont il Ă©tait las, la pensĂ©e dâun risque Ă courir gonflait son cĆur. Demain viendra bien assez vite », songeait-il avec une espĂšce de joie. Car le repos est bon, mais plus dĂ©licieux encore un court rĂ©pit. Dâailleurs, il Ă©tait Ă cet Ăąge oĂč le tĂȘte-Ă -tĂȘte fĂ©minin devient vite intolĂ©rable. â Un moment, veux-tu ? dit froidement Mouchette, sans lever les yeux. Il ne voyait dâelle que son front poli, obstinĂ©ment baissĂ©. Mais la petite voix aigre retentissait drĂŽlement dans le silence. â Je te donne cinq minutes ! sâĂ©cria-t-il plaisamment, pour cacher son trouble, car cette froide impertinence avait dĂ©concertĂ© sa belle humeur. Ainsi le chien cordial et pataud reçoit sur le nez une griffe alerte. â Tu ne me crois pas ? reprit-elle, aprĂšs avoir longuement mĂ©ditĂ©, comme si elle donnait cette conclusion Ă un monologue intĂ©rieur. â Je ne te crois pas ? â Ne cherche pas Ă me tromper, va ! Jâai bien rĂ©flĂ©chi depuis huit jours, mais depuis un quart dâheure il me semble que je comprends tout, la vie, quoi ! Tu peux rire ! Dâabord, je ne me connaissais pas du tout moi-mĂȘme â moi â Germaine. On est joyeux sans savoir, dâun rien, dâun beau soleil⊠des bĂȘtises⊠Mais enfin tellement joyeux, dâune telle joie Ă vous Ă©touffer, quâon sent bien quâon dĂ©sire autre chose en secret. Mais quoi ? et, toutefois, dĂ©jĂ nĂ©cessaire. Ah ! sans elle, le reste nâest rien ! Je nâĂ©tais pas si bĂȘte que de te croire fidĂšle. Penses-tu ! Filles et garçons, nous nâavons pas nos yeux dans nos poches ; on apprend plus au long des haies quâau catĂ©chisme du curĂ© ! Nous disions de toi Ma chĂšre, les plus belles, il les a !⊠» Je pensais Pourquoi pas moi ! » Câest bien mon tour⊠Et de voir Ă prĂ©sent que les gros yeux de papa tâont fait peur⊠Oh ! je te dĂ©teste ! â Ma parole, elle est Ă lier, sâĂ©cria Cadignan, stupĂ©fait. Tu nâas pas un grain de bon sens, Mouchette, avec tes phrases de roman. Il bourra lentement sa pipe, lâalluma, et dit â ProcĂ©dons par ordre. Quel ordre ? Combien dâautres avant lui nourrirent cette illusion de prendre en dĂ©faut une jolie fille de seize ans, tout armĂ©e ? Vingt fois vous lâaurez cru piper au plus grossier mensonge, quâelle ne vous aura pas mĂȘme entendu, seulement attentive aux mille riens que nous dĂ©daignons, au regard qui lâĂ©vite, Ă telle parole inachevĂ©e, Ă lâaccent de votre voix â cette voix de mieux en mieux connue, possĂ©dĂ©e, â patiente Ă sâinstruire, faussement docile, sâassimilant peu Ă peu lâexpĂ©rience dont vous ĂȘtes si fier, moins par une lente industrie que par un instinct souverain, tout en Ă©clairs et illuminations soudaines, plus habile Ă deviner quâĂ comprendre, et jamais satisfaite quâelle nâait appris Ă nuire Ă son tour. â ProcĂ©dons par ordre Que me reproches-tu ? Tâai-je jamais cachĂ© que dans ma vieille bicoque Ă poivriĂšres je nâĂ©tais pas moins gueux quâun croquant ? Pouvons-nous tenir le coup, oui ou non ? Quâon ferme les yeux sur les embĂȘtements futurs, rien de mieux, et, dans lâamourette, le chanteur nâest pas le dernier Ă se prendre Ă sa chanson. Mais promettre ce quâon sait bien ne pouvoir tenir, câest vraiment duperie de goujat. Vois-tu la tĂȘte du curĂ© et celle de son grand diable de vicaire si nous nous prĂ©sentions dimanche Ă la messe, la main dans la main ? Mon moulin de Brimaux vendu, les dettes payĂ©es, il me restera bien quinze cents louis, nom dâune pipe ! VoilĂ du solide. Concluons quinze cents louis, deux tiers pour moi, le dernier pour toi. Câest dit. Topons-lĂ ! â Oh ! lĂ , lĂ ! fit-elle en riant mais les yeux pleins de larmes, quel sermon ! Il rougit de dĂ©sappointement, et fixa sur lâĂ©trange fille Ă travers la fumĂ©e de sa pipe un regard oĂč la colĂšre pointait dĂ©jĂ . Mais elle le soutint bravement. â Vous pouvez les garder, vos cinq cents louis ; ils vous font plus besoin quâĂ moi ! Et certes, elle eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ©e de justifier son singulier plaisir, et de donner un nom Ă tous les sentiments confus qui gonflaient son cĆur intrĂ©pide. Mais Ă cet instant elle ne dĂ©sira rien de plus que dâhumilier son amant dans sa pauvretĂ©, et le tenir Ă sa merci. Avoir, une heure plus tĂŽt, franchi la nuit dâun trait vers lâaventure, dĂ©fiĂ© le jugement du monde entier, pour trouver au but, ĂŽ rage ! un autre rustre, un autre papa lapin ! Sa dĂ©ception fut si forte, son mĂ©pris si prompt et si dĂ©cisif quâen vĂ©ritĂ© les Ă©vĂ©nements qui vont suivre Ă©taient dĂ©jĂ comme Ă©crits en elle. Hasard, dit-on. Mais le hasard nous ressemble. Quâun niais sâĂ©tonne du brusque essor dâune volontĂ© longtemps contenue, et quâune dissimulation nĂ©cessaire, Ă peine consciente, a dĂ©jĂ marquĂ© de cruautĂ©, revanche ineffable du faible, Ă©ternelle surprise du fort, et piĂšge toujours tendu ! Tel sâapplique Ă suivre pas Ă pas, dans son capricieux dĂ©tour, la passion, plus forte et plus insaisissable que lâĂ©clair, qui se flatte dâĂȘtre un observateur attentif, et ne connaĂźt dâautrui, dans son miroir, que sa pauvre grimace solitaire ! Les sentiments les plus simples naissent et croissent dans une nuit jamais pĂ©nĂ©trĂ©e, sây confondent ou sây repoussent selon de secrĂštes affinitĂ©s, pareils Ă des nuages Ă©lectriques, et nous ne saisissons Ă la surface des tĂ©nĂšbres que les brĂšves lueurs de forage inaccessible. Câest pourquoi les meilleures hypothĂšses psychologiques permettent peut-ĂȘtre de reconstituer le passĂ©, mais non point de prĂ©dire lâavenir. Et, pareilles Ă beaucoup dâautres, elles dissimulent seulement Ă nos yeux un mystĂšre dont lâidĂ©e seule accable lâesprit. AprĂšs un dernier effort, la brise essoufflĂ©e sâĂ©tait tue. Les bosquets de lauriers qui faisaient Ă la vieille maison une triple ceinture sâĂ©taient depuis longtemps rendormis quâau fond du parc les puissants arbres au feuillage noir, les pins de soixante pieds, frĂ©missaient encore de la cime, en grondant comme des ours. La lumiĂšre de la lampe brillait plus fort, tiĂšde, familiale, au bout de la table de noyer, avec un grĂ©sillement monotone. Et si prĂšs de la nuit, vue dans les vitres dâun noir opaque, lâair tiĂšde et un peu lourd semblait doux Ă respirer. â Tiens ! rage si tu veux, Mouchette, dit tranquillement le marquis ; tu ne me mettras pas en colĂšre ce soir. Parole dâhonneur ! câest plaisir de te voir ci-dedans ! Il tassa les cendres de sa pipe dâun doigt minutieux, et reprit, mi-sĂ©rieux, mi-plaisant â On peut refuser cinq cents louis, mignonne. Mais on ne crache pas dans la main dâun pauvre diable qui offre loyalement le fond de sa bourse. De toi Ă moi, ce bout dâexplication suffit. La misĂšre ne me fait pas honte, petite⊠Aux derniers mots, Germaine rougit. â Je nâen ai pas honte non plus, fit-elle. Ai-je jamais rien demandĂ©, dâabord ? â Non pas⊠non pas⊠Mouchette. Mais Malorthy, ton pĂšre⊠Il sâarrĂȘta net, ayant parlĂ© sans malice, en voyant trembler la bouche de sa maĂźtresse, et le cou prĂ©cieux, gonflĂ© dâun sanglot dâenfant. â HĂ© bien quoi ! Malorthy, Malorthy ? Quâest-ce que cela me fait Ă la fin ! Câest trop fort ! Il est faux que je tâaie dĂ©noncĂ©, câest un mensonge ! Ah ! quand hier soir⊠devant moi⊠il a osĂ© dire⊠JâĂ©tais folle de rage ! Tiens ! Je me serais enfoncĂ© mes ciseaux dans la gorge, je me serais Ă©gorgĂ©e devant lui, exprĂšs, sur la nappe ! Vous ne me connaissez pas, tous les deux. Va ! les malheurs ne font que commencer ! Elle tĂąchait dâenfler sa voix frĂȘle, frappant du poing sur la table, Ă petits coups secs et rĂ©pĂ©tĂ©s, un peu risible dans sa colĂšre, avec ce rien dâemphase dont les plus sincĂšres des femmes sâĂ©tourdissent, avant dâoser prendre parti. Cadignan, sans lâinterrompre, lâadmirait au contraire pour la premiĂšre fois. Un autre sentiment que le dĂ©sir, une espĂšce de sympathie paternelle jamais Ă©prouvĂ©e jusquâalors, lâinclinait vers lâenfant rĂ©voltĂ©e, plus Ăąpre et plus fiĂšre que lui, son compagnon fĂ©minin⊠Quoi !⊠Peut-ĂȘtre un jour ?⊠Il la regarda bien en face, et sourit. Mais elle se crut bravĂ©e. â Jâai tort de me fĂącher, dit-elle froidement. Cela devait ĂȘtre. Oui, jâaurais fini par mourir dans leur maison de briques et leur jardin de poupĂ©e⊠Mais vous, Cadignan lui jetant son nom comme un dĂ©fi, je vous aurais cru un autre homme. Elle se raidissait pour achever la phrase avant que sa voix ne se brisĂąt. Si hardie et confiante quâelle sâefforçùt de paraĂźtre, elle ne voyait depuis un moment nulle autre issue que la trappe du logis paternel, bientĂŽt retombĂ©e, lâinĂ©vitable souriciĂšre quâelle avait fuie deux heures plus tĂŽt, dans un dĂ©lire dâespĂ©rance. Il mâa déçue », songeait-elle. Mais en conscience, elle nâeĂ»t su dire comment ni pourquoi. DĂ©jĂ la maĂźtresse et lâamant, encore face Ă face, ne se reconnaissent plus. Le bonhomme Ă son dĂ©clin croit faire assez en payant naĂŻvement des fĂ©licitĂ©s bourgeoises dâun dernier Ă©cu que la petite sauvage eĂ»t plus dĂ©testĂ© que la misĂšre et la honte⊠QuâĂ©tait-elle venue demander, Ă travers cette premiĂšre libre nuit, Ă ce gaillard dĂ©jĂ bedonnant qui ne tenait que de sa race paysanne et militaire une Ă©nergie toute physique, et comme une espĂšce de grossiĂšre dignitĂ© ? Elle sâĂ©tait Ă©chappĂ©e, voilĂ tout ; elle frĂ©missait de se sentir libre. Elle avait couru Ă lui comme au vice, Ă lâillusion longtemps caressĂ©e de faire une fois le pas dĂ©cisif, de se perdre pour tout de bon. Tel livre, telle mauvaise pensĂ©e, telle image entrevue les yeux clos, au ronron du poĂȘle, les mains jointes sur lâouvrage oubliĂ©, se reprĂ©sentaient tout Ă coup Ă son souvenir, avec une affreuse ironie. Le scandale quâelle avait rĂȘvĂ©, un scandale Ă faire tourner les tĂȘtes, Ă©tait ramenĂ© tout doucement aux proportions dâun coup de tĂȘte dâĂ©coliĂšre. Le retour au logis, lâaccouchement discret, des mois de solitude, lâhonneur retrouvĂ© au bras dâun sotâŠ, et des annĂ©es, des annĂ©es encore, toutes grises, au milieu dâun peuple de marmots, elle vit cela dans un Ă©clair et gĂ©mit. HĂ©las ! comme un enfant, parti le matin pour dĂ©couvrir un nouveau monde, fait le tour du potager, et se retrouve auprĂšs du puits, ayant vu pĂ©rir son premier rĂȘve, ainsi nâavait-elle fait que ce petit pas inutile hors de la route commune. Rien nâest changĂ©, murmurait-elle, rien de nouveau⊠» Mais contre lâĂ©vidence, une voix intĂ©rieure, mille fois plus nette et plus sĂ»re, tĂ©moignait de lâĂ©croulement du passĂ©, dâun vaste horizon dĂ©couvert, de quelque chose de dĂ©licieusement inattendu, dâune heure irrĂ©parablement sonnĂ©e. Ă travers son bruyant dĂ©sespoir, elle sentait monter la grande joie silencieuse, pareille Ă un pressentiment. Quâelle trouvĂąt quelque part, ici ou lĂ , un asile, quâimporte ! Quâimporte un asile Ă qui sut franchir une fois le seuil familier et trouve la porte Ă refermer derriĂšre soi si lĂ©gĂšre ? Ce dĂ©bauchĂ© de marquis craignait lâopinion du bourg, quâelle affectait de braver ? Tant pis ! Elle nâen sentait pas moins sa propre force, en ayant trouvĂ© la mesure dans la faiblesse dâautrui. DĂšs ce moment, son proche destin se pouvait lire au fond de ses yeux insolents. Ils sâĂ©taient tu tous les deux. Au milieu de la haute fenĂȘtre sans rideaux la lune apparut tout Ă coup, Ă travers la vitre, nue, immobile, toute vivante et si proche quâon eĂ»t voulu entendre le frĂ©missement de sa lumiĂšre blonde. Alors, par une plaisante rencontre, la mĂȘme question posĂ©e quelques heures plus tĂŽt par Malorthy se retrouva sur les lĂšvres de Cadignan â Ă toi de proposer, Mouchette. Mais, comme elle lâinterrogeait dâun battement de ses paupiĂšres, sans parler â Demande hardiment, fit-il. â EmmĂšne-moi, dit-elle. Elle ajouta, aprĂšs lâavoir mesurĂ© des yeux, pesĂ©, Ă©valuĂ© au plus juste, absolument comme une mĂ©nagĂšre fait dâun poulet â Ă Paris⊠nâimporte oĂč ! â Ne parlons pas de ça encore, veux-tu ? Ni oui, ni non⊠Tes couches faites ; le moutard au monde⊠DĂ©jĂ elle se dressait Ă demi, la bouche ouverte, avec un geste de surprise dâune vraisemblance parfaite, irrĂ©sistible â Tes couches ? Le moutard ?⊠Alors elle Ă©clata de rire, les deux mains pressĂ©es sur sa gorge nue, le col renversĂ© en arriĂšre, sâenivrant de son dĂ©fi sonore, jetant aux quatre coins de la vieille salle, comme un cri de guerre, la seule note de cristal. Le visage de Cadignan sâempourpra. Toujours riant, elle dit, essoufflĂ©e â Mon pĂšre sâest moquĂ© de vous⊠Lâavez-vous cru ? Lâaudace du mensonge Ă©loignait tout soupçon. Lâinvraisemblable se passe de preuves. Le marquis ne douta pas quâelle eĂ»t dit vrai. Dâailleurs la colĂšre lâĂ©tranglait. â Tais-toi ! sâĂ©cria-t-il en frappant du poing sur la table. Mais elle riait encore Ă coups mesurĂ©s, prudemment, les paupiĂšres mi-closes, ses deux petits pieds rassemblĂ©s sous sa chaise, prĂȘte Ă sâĂ©chapper dâun bond. â Tonnerre de nom dâun chien ! Tonnerre ! rĂ©pĂ©tait la pauvre dupe, secouant la banderille invisible. Un moment son regard rencontra celui de sa maĂźtresse, et tout de mĂȘme il flaira le piĂšge. â Nous verrons bien qui dit vrai, conclut-il, bourru. Si ton benĂȘt de pĂšre sâest moquĂ© de moi, je lui casse les reins ! Et maintenant, la paix ! Mais elle ne dĂ©sirait que le voir bien en face, lâĂ©pier sous ses longs cils, jouir de sa confusion, toute pĂąle de se sentir si dangereuse et si rusĂ©e, aussi forte quâun homme. Une minute, il tira nerveusement sa moustache, songeant Lâhistoire est singuliĂšre⊠lequel me trompe ?⊠» Dâailleurs, jamais parole menteuse ne fut si aisĂ©ment profĂ©rĂ©e, plus librement, sans y songer, pareille Ă un geste de dĂ©fense, aussi spontanĂ©e quâun cri. â Grosse ou non, je ne me dĂ©dis pas, Mouchette, dit-il enfin⊠SitĂŽt la bicoque vendue, je trouverai bien un coin pour deux, une maison de garde-chasse, Ă mi-chemin de la riviĂšre et du bois, oĂč vivre tranquille. Et mille noms dâune pipe, le mariage est peut-ĂȘtre au bout⊠Le bonhomme sâattendrissait ; elle rĂ©pondit tranquillement â Allons-nous-en demain ? â Oh ! la sotte, sâĂ©cria-t-il, vraiment Ă©mu. Tu parles de ça, ma parole ! comme un dimanche soir dâun tour en ville⊠Tu es mineure, Mouchette, et la loi ne badine pas. Aux trois quarts sincĂšre, mais de trop vieille race paysanne pour sâengager imprudemment, il attendait un cri de joie, une Ă©treinte, des larmes, enfin la scĂšne Ă©mouvante qui lâeĂ»t tirĂ© dâembarras. Mais la rusĂ©e le laissait dire, dans un silence moqueur. â Oh ! fit-elle, je nâattendrai pas si longtemps une maison de garde-chasse⊠à mon Ăąge ! Une belle mine que je ferais entre votre riviĂšre et votre bois ?⊠Si personne ne veut plus de moi, je vais peut-ĂȘtre me gĂȘner ? â Ăa pourrait peut-ĂȘtre mal finir, riposta dĂ©daigneusement le marquis. â Je me moque bien de finir, sâĂ©cria-t-elle en battant des mains⊠Et dâailleurs, jâai mon idĂ©e⊠moi. Mais, Cadignan ayant seulement haussĂ© les Ă©paules, elle continua, piquĂ©e au vif â Un amant tout trouvé⊠â Peut-on savoir ? â Qui ne me refusera rien, celui-lĂ , et riche⊠â Et jeune ? â Plus que vous⊠Allez ! toujours assez jeune pour devenir blanc comme la nappe, si je le touche seulement du pied sous la table, lĂ ! â Voyez-vous⊠â Un homme instruit, savant mĂȘme⊠â Jây suis !⊠dĂ©puté⊠â Tu lâas dit ! sâĂ©cria-t-elle toute rose, et le regard anxieux. Elle attendait un Ă©clat, mais il se contenta de rĂ©pondre, en secouant sa pipe â Grand bien te fasse ! Un beau parti, pĂšre de deux enfants, et mari dâune femme long-jointĂ©e, qui le surveille de prĂšs⊠Cependant, sa voix tremblait⊠Le persiflage ne trompa point la prudente petite fille, qui suivait tous ses mouvements dâun Ćil attentif â mesurant la largeur de la table qui la sĂ©parait de son amant â son cĆur battant bien fort, et les paumes moites et glacĂ©es. Mais elle se sentait lĂ©gĂšre comme une biche. Certes, Cadignan eĂ»t fait bon marchĂ© jadis dâune maĂźtresse ou deux. La veille encore, il avait Ă©tĂ© plus sensible Ă la honte dâĂȘtre pris en flagrant dĂ©lit de mensonge par un ridicule adversaire quâĂ la crainte de perdre une Mouchette blonde. Il ne doutait point non plus quâelle lâeĂ»t livrĂ© et, dans son Ă©goĂŻsme ingĂ©nu, il lui reprochait cette faiblesse comme un crime, et ne lâavait point pardonnĂ©e. Toutefois le nom de lâhomme quâil haĂŻssait le plus, dâune solide haine de rustre, lâavait remuĂ© jusquâau fond. â Pour une gamine, dit-il, tu ne te laisses pas prendre sans vert⊠Bon sang ne peut mentir, aprĂšs tout. Le papa vend de la mauvaise biĂšre, et la fille⊠On vend ce quâon a. Elle essaya de secouer la tĂȘte dâun air de bravade ; mais encore mal aguerrie, lâignoble injure, frappĂ©e de prĂšs, la fit un instant plier elle sanglota. â Tu en entendras bien dâautres, si tu vis longtemps, continua paisiblement le marquis. La maĂźtresse de Gallet !⊠à la barbe du papa, sans doute ? â Ă Paris, quand je voudrai, bĂ©gaya-t-elle Ă travers ses larmes⊠oui ! Ă Paris. Les dix petites griffes grinçaient sur la table, oĂč elle appuyait ses mains. La rumeur des idĂ©es dans sa cervelle lâĂ©tourdissait ; mille mensonges, une infinitĂ© de mensonges y bourdonnaient comme une ruche. Les projets les plus divers, tous bizarres, aussitĂŽt dissipĂ©s que formĂ©s, y dĂ©roulaient leur chaĂźne interminable, comme dans la succession dâun rĂȘve. De lâactivitĂ© de tous les sens jaillissait une confiance inexprimable, pareille Ă une effusion de la vie. Une minute, les limites mĂȘmes du temps et de lâespace parurent sâabaisser devant elle, et les aiguilles de lâhorloge coururent aussi vite que sa jeune audace⊠Nâayant jamais connu dâautre contrainte quâun puĂ©ril systĂšme dâhabitudes et de prĂ©jugĂ©s, nâimaginant pas dâautre sanction que le jugement dâautrui, elle ne voyait pas de bornes au merveilleux rivage oĂč elle abordait en naufragĂ©e. Si longtemps quâon en ait goĂ»tĂ© la dĂ©lectation amĂšre et douce, la mauvaise pensĂ©e nâest point capable dâĂ©mousser par avance lâaffreuse joie du mal enfin saisi, possĂ©dĂ© â dâune premiĂšre rĂ©volte pareille Ă une seconde naissance. Car le vice pousse au cĆur une racine lente et profonde, mais la belle fleur pleine de venin nâa son grand Ă©clat quâun seul jour. â Ă Paris ? dit Cadignan. Elle vit bien quâil brĂ»lait de pousser plus avant lâinterrogatoire, sans lâoser. â Ă Paris, rĂ©pĂ©ta-t-elle, les joues encore luisantes, et les yeux secs. Oui⊠à Paris, chez moi â une jolie chambre â et libre⊠Tous ces messieurs dĂ©putĂ©s ont ainsi leurs amies, ajouta-t-elle avec une gravitĂ© imperturbable⊠câest connu⊠Est-ce quâils ne la font pas, eux, la loi ? Entre nous deux, allez, la chose est entendueâŠ, et depuis longtemps ! Il est vrai que le triste lĂ©gislateur de Campagne, dont une mauvaise bile travaillait la moelle, et quâune femme austĂšre, elle-mĂȘme dĂ©vorĂ©e dâenvie, Ă©puisait sans lâassouvir, avait manifestĂ© plus dâune fois, Ă la fille du brasseur, ces sentiments paternels sur le vĂ©ritable sens desquels une fille avisĂ©e ne se trompe pas. CâĂ©tait tout⊠Mais, sur ce pauvre thĂšme, la perfide Mouchette se sentait de force Ă mentir jusquâĂ lâaube. Chaque mensonge Ă©tait un nouveau dĂ©lice dont sa gorge Ă©tait resserrĂ©e comme dâune caresse ; elle eĂ»t menti cette nuit sous les injures, sous les coups, au pĂ©ril mĂȘme de sa vie ; elle eĂ»t menti pour mentir. Elle se souvint plus tard de cet Ă©trange accĂšs comme de la plus folle dĂ©pense quâelle eĂ»t jamais faite dâelle-mĂȘme, un cauchemar voluptueux. Pourquoi pas ? » pensait Cadignan. â Voyez-vous, cette niaise, conclut-il tout haut, la voyez-vous qui croit sur parole un Jean-foutre de renĂ©gat, un marchand de phrases, la pire espĂšce dâarlequin ! Il en fera de toi comme de ses Ă©lecteurs, ma fille ! Bonne amie dâun dĂ©putĂ©, fichtre ! â Riez toujours, dit Mouchette, on a vu pis. » Le nez du rustre, ordinairement rose et jovial, Ă©tait plus blĂȘme que ses joues. Un moment, remĂąchant sa colĂšre, il marcha de long en large, les deux mains dans son ample vareuse de velours ; puis il fit quelques pas vers sa maĂźtresse attentive qui, pour lâĂ©viter, tournant Ă gauche, laissa prudemment la table entre elle et son dangereux adversaire. Mais il passa les yeux baissĂ©s, alla droit vers la porte, la ferma, et mit la clef dans sa poche. Puis il regagna son fauteuil, et dit sĂšchement â Ne mâĂ©chauffe plus les oreilles, fillette. Tu lâas voulu ; je te garde ici jusquâĂ demain, pour rien, pour le plaisir⊠Câest Ă mon risque. Et maintenant sois sage, et rĂ©ponds-moi, si tu peux. Des blagues, tout ça ? Elle Ă©tait elle-mĂȘme aussi pĂąle que son petit col. Elle rĂ©pondit Non ! » les dents jointes. â Allons ! reprit-il⊠veux-tu me faire croire ?⊠â Il est mon amant, lĂ ! Elle se dĂ©livrait de ce nouveau mensonge, ainsi quâon crache une liqueur Ăąpre et brĂ»lante. Et quand elle nâentendit plus lâĂ©cho de sa propre voix, elle sentit son cĆur dĂ©faillir, comme Ă la descente de lâescarpolette. Pour un peu, son accent lâeĂ»t trompĂ©e elle-mĂȘme et, tandis quâelle jetait au marquis ce mot dâamant, elle croisa les deux bras sur les seins, dâun geste Ă la fois naĂŻf et pervers, comme si ces deux syllabes magiques lâeussent dĂ©pouillĂ©e, montrĂ©e nue. â Nom de Dieu ! sâĂ©cria Cadignan. Il sâĂ©tait levĂ© dâun bond, et si vite que le premier Ă©lan de la pauvrette, mal calculĂ©, la porta presque dans ses bras. Ils se rencontrĂšrent au coin de la salle, et restĂšrent un moment face Ă face, sans rien dire. DĂ©jĂ elle Ă©chappait, sautait sur une chaise qui sâeffondrait, puis de lĂ sur la table ; mais ses hauts talons glissĂšrent sur le noyer cirĂ© ; en vain elle Ă©tendit les mains. Celles du marquis lâavaient saisie Ă la taille, la tiraient vivement en arriĂšre. La violence du choc lâĂ©tourdit ; le gros homme lâemportait comme une proie. Elle se sentit rudement jetĂ©e sur le canapĂ© de cuir. Puis une minute encore elle ne vit plus que deux yeux dâabord fĂ©roces, oĂč peu Ă peu montait lâangoisse, puis la honte. âŠâŠâŠâŠâŠ De nouveau, elle Ă©tait libre ; debout, en pleine lumiĂšre, les cheveux dĂ©nouĂ©s, un pli de sa robe dĂ©couvrant son bas noir, cherchant en vain du regard le maĂźtre dĂ©testĂ©. Mais elle distinguait Ă peine un grand trou dâombre et le reflet de la lampe sur le mur, aveuglĂ©e par une rage inouĂŻe, souffrant dans son orgueil plus que dans un membre blessĂ©, dâune souffrance physique, aiguĂ«, intolĂ©rable⊠Lorsquâelle lâaperçut enfin, le sang rentra comme Ă flots dans son cĆur. â Allons ! Mouchette, allons ! disait le bonhomme inquiet. Parlant toujours, il sâapprochait Ă petits pas, les bras tendus, cherchant Ă la reprendre, sans violence ainsi quâil eĂ»t fait dâun de ses farouches oiseaux. Mais cette fois elle Ă©chappa. â Quâest-ce qui te prend, Mouchette ? rĂ©pĂ©tait Cadignan, dâune voix mal assurĂ©e. Elle lâĂ©piait de loin, sa jolie bouche dĂ©formĂ©e par un rictus sournois. RĂȘve-t-elle ? » pensait-il encore⊠Car ayant cĂ©dĂ© Ă un de ces emportements de colĂšre, dâoĂč naĂźt soudain le dĂ©sir, il se sentait moins de remords que de confusion, nâayant jamais beaucoup plus Ă©pargnĂ© ses maĂźtresses quâun loyal compagnon qui tient sa partie dans un jeu brutal. Il ne la reconnaissait plus. â RĂ©pondras-tu ! sâĂ©cria-t-il, exaspĂ©rĂ© par son silence. Mais elle reculait devant lui, Ă pas lents. Comme elle fuyait vers la porte, il essaya de lui barrer la route en poussant son fauteuil Ă travers lâĂ©troit passage, mais elle Ă©vita lâobstacle dâun saut lĂ©ger, avec un cri de frayeur si vive quâil en demeura sur place, haletant. Une seconde plus tard, alors quâil se retournait pour la suivre, il la vit dans un Ă©clair, Ă lâautre extrĂ©mitĂ© de la salle, dressĂ©e sur la pointe de ses petits pieds, sâefforçant dâatteindre quelque chose au mur, de ses bras tendus. â HĂ© lĂ ! Ă bas les pattes ! enragĂ©e ! En deux bonds il lâeĂ»t sans doute rejointe et dĂ©sarmĂ©e, mais une fausse honte le retint. Il sâapprochait dâelle sans hĂąte et du pas dâun homme quâon nâarrĂȘtera pas aisĂ©ment. Car il voyait son propre hammerless â un magnifique Anson â entre les mains de sa maĂźtresse. â Essaie voir ! disait-il en avançant toujours et comme on menace un chien dangereux. La folle Mouchette ne rĂ©pondit que par une espĂšce de gĂ©missement de terreur et de colĂšre ; en mĂȘme temps elle levait lâarme Ă bout de bras. â ImbĂ©cile ! il est chargĂ© ! voulut-il dire encore⊠Mais le dernier mot fut comme Ă©crasĂ© sur ses lĂšvres par lâexplosion. La charge lâavait atteint sous le menton, faisant voler la mĂąchoire en Ă©clats. Le coup avait Ă©tĂ© tirĂ© de si prĂšs que la bourre de feutre suiffĂ©e traversa le cou de part en part, et fut retrouvĂ©e dans sa cravate. Mouchette ouvrit la fenĂȘtre et disparut. IV. M. le docteur Gallet, sa lettre achevĂ©e, traçait lâadresse sur lâenveloppe, de son Ă©criture menue, aux jambages adroits. Alors, derriĂšre lui, son jardinier TimolĂ©on â Mademoiselle Germaine fait dire Ă Monsieur⊠Mlle Malorthy apparut alors sur le seuil, sanglĂ©e dans lâĂ©troit manteau noir, et son parapluie Ă la main. Elle Ă©tait entrĂ©e si vite que lâĂ©cho de son pas rapide sur les dalles nâĂ©tait pas encore, derriĂšre elle, retombĂ©. Elle Ă©clata de rire, au nez du jardinier, qui rit aussi. La fenĂȘtre entrouverte laissait passer lâodeur du soir, toujours complice ; et la lueur fauve, au bord du fauteuil, dans le mĂȘme instant, sâĂ©teignit. â Que puis-je pour votre service, mademoiselle Germaine ? demanda le docteur Gallet. Il se hĂątait de fermer lâenveloppe. â Papa devait vous annoncer lui-mĂȘme que la prochaine rĂ©union du Conseil est remise au 9 courant ; alors⊠puisque je passais par iciâŠ, rĂ©pondit-elle avec son calme habituel, en appuyant si drĂŽlement sur les mots conseil » et remise au 9 courant » que TimolĂ©on rit encore sans savoir pourquoi. â Allez ! Allez ! fit rudement M. Gallet, en lui tendant la lettre. Il le suivit des yeux jusquâĂ ce que la porte se fĂ»t refermĂ©e. Puis â Quâest-ce que cela signifie ? dit-il. â Tu veux le savoir tout de suite ? rĂ©pondit-elle en posant en travers du fauteuil son parapluie. HĂ© bien, je suis enceinte, voilĂ tout ! â Tais-toi, Mouchette, finit-il par murmurer, dâune voix dĂ©jĂ Ă©tranglĂ©e, ou plus bas. â Je te dĂ©fends de mâappeler Mouchette, rĂ©pliqua sĂšchement Mlle Malorthy. Mouchette, non ! Elle jeta son manteau sur une chaise et se tint debout devant lui. â Tu peux te rendre compte, dit-elle. On ne croit jamais ça dâemblĂ©e. â Depuis⊠depuis quand ? â Environ trois mois. Elle commençait de dĂ©grafer tranquillement sa jupe, Ă©pingle entre les dents. â Et tu ne mâas⊠tu avoues maintenant⊠â Oh ! Oh ! avouer ! fit-elle en essayant de rire sans lĂącher lâĂ©pingle. Tu as des mots ! Les lĂšvres closes, ses yeux riaient dâun rire dâenfant. â Tu ne vas pas te dĂ©vĂȘtir ici, voyons ! remarqua le docteur de Campagne, faisant un grand effort pour rattraper son sang-froid ; passe au moins dans mon cabinet. â Quâest-ce que ça fait ? dit Germaine Malorthy. Donne seulement un tour de clef. Dans ton cabinet, je grelotte. Il haussa dĂ©daigneusement les Ă©paules mais dĂ©jĂ lâobservait de biais, la gorge sĂšche. Elle, une de ses jambes sur lâaccoudoir du fauteuil, lâautre repliĂ©e, dĂ©laçait tranquillement sa bottine. â Je profite de lâoccasion, remarqua-t-elle, vois-tu ? Elles me font un mal horrible ; jâai couru tout le jour avec. Tu me donneras les petits souliers de daim que jâai laissĂ©s ici mardi, oui ! sur la planche du cabinet de toilette, derriĂšre la caisse. Et puis, sais-tu ? Je ne mâen irai pas ce soir. Jâai dit Ă papa que jâirais sans doute Ă Caulaincourt, chez ma tante Malvina⊠Ta femme rentre demain, je pense ? Il lâĂ©coutait bouche bĂ©e, sans remarquer dans lâĂ©tonnante mobilitĂ© du petit visage quelque chose dâimmobile et de contractĂ©, un pli de fatigue et dâobsession, qui grimaçait jusque dans le sourire. â Tu finiras par tout casser avec tes imprudences, reprit-il dâun ton plaintif. Au dĂ©but, je ne te voyais quâĂ Boulogne ou Saint-Pol, et maintenant tu ne sais quâinventer⊠As-tu vu TimolĂ©on ? Pour moi⊠â Qui risque rien nâa rien, conclut-elle gravement. Va toujours chercher mes souliers, veux-tu ? Et prends garde de refermer la porte derriĂšre toi. Elle suivit des yeux son Ă©trange amant glissant sur ses pantoufles de feutre, serrĂ© dans sa jaquette aux pauvres basques, au col Ă©troit, luisante aux coudes. Ă quoi songeait-elle ? Ou ne songeait-elle Ă rien ? Le ridicule et lâodieux de ce cafard Ă dents jaunes ne lâĂ©tonnaient mĂȘme plus. Pis, elle lâaimait. Autant quâelle pouvait aimer, elle lâaimait. Depuis quâune nuit, dâun geste irrĂ©parable, elle avait tuĂ©, en mĂȘme temps que lâinoffensif marquis, sa propre image trompeuse, la petite Malorthy, Mlle Malorthy, se dĂ©battait vainement contre son ambition déçue. Fuir, Ă©chapper, lâeĂ»t accusĂ©e trop clairement ; elle avait dĂ» reprendre sa place dans la maison, mendier le pardon paternel avec un front dâairain et, plus humble et plus silencieuse que jamais sous les regards de intolĂ©rable pitiĂ©, tramer autour dâelle le mensonge, fil Ă fil. Demain, se disait-elle, le cĆur dĂ©vorĂ©, demain lâoubli sera fait, je serai libre. » Mais demain ne venait jamais. Lentement, les liens autrefois brisĂ©s resserraient autour dâelle leurs nĆuds. Par une amĂšre dĂ©rision, la cage Ă©tait devenue un asile, et elle ne respirait plus que derriĂšre les barreaux, jadis dĂ©testĂ©s. Le personnage quâelle affectait dâĂȘtre dĂ©truisait lâautre peu Ă peu, et les rĂȘves qui lâavaient portĂ©e tombaient un par un, rongĂ©s par le ver invisible lâennui. Lâobscure petite ville quâelle avait bravĂ©e lâavait reprise, se refermait sur elle, la digĂ©rait. Jamais chute fut moins prompte, ni plus irrĂ©vocable. Et repassant dans sa mĂ©moire chaque incident de la nuit criminelle, Mouchette nây voyait rien qui justifiĂąt le souvenir quâelle en avait gardĂ© comme dâun effort immense, tout Ă coup dĂ©liĂ©, dâun trĂ©sor anĂ©anti. Ce quâelle avait voulu, la proie visĂ©e, manquĂ©e du premier bond, disparue Ă jamais, elle ne savait plus quel nom lui donner. Lâavait-elle dâailleurs jamais nommĂ©e ? Ah ! ce nâĂ©tait pas ce gros bonhomme Ă©tendu⊠Mais quelle proie ? Que dâautres filles rampent et meurent sous les tilleuls, dont la vie nâa durĂ© quâune heure ou cent ans ! La vie un moment ouverte, dĂ©ployĂ©e de toute lâenvergure, le vent de lâespace frappant en pleinâŠ, puis repliĂ©e, retombant Ă pic comme une pierre. Mais celles-lĂ nâont point commis le meurtre, ou peut-ĂȘtre en rĂȘve. Elles nâont aucun secret. Elles peuvent dire Que jâĂ©tais folle ! » en lissant leurs bandeaux gris sous le bonnet Ă ruches. Elles ignoreront toujours quâĂ©tirant leurs jeunes griffes, un soir dâorage, elles auraient pu tuer en jouant. AprĂšs son crime, lâamour de Gallet Ă©tait pour Germaine un autre secret, un autre silencieux dĂ©fi. Elle sâĂ©tait dâabord jetĂ©e au bras du goujat sans Ăąme et se cramponnait Ă cette autre Ă©pave. Mais lâenfant rĂ©voltĂ©e, dâune ruse trĂšs sĂ»re, eut vite fait dâouvrir ce cĆur, comme un abcĂšs. Autant par dĂ©lectation du mal, certes, que par un jeu dangereux, elle avait fait dâun ridicule fantoche une bĂȘte venimeuse, connue dâelle seule, couvĂ©e par elle, pareille Ă ces chimĂšres qui hantent le vice adolescent, et quâelle finissait par chĂ©rir comme lâimage mĂȘme et le symbole de son propre avilissement. Toutefois de ce jeu, dĂ©jĂ , elle Ă©tait lasse. â VoilĂ , dit-il, en jetant sur la carpette les deux souliers. Et il fut aussitĂŽt Ă©tonnĂ© du silence. Dâun regard, toujours coulĂ© de biais, il entrevit dans lâombre le petit corps Ă©tendu sur le fauteuil, les genoux repliĂ©s, la tĂȘte inclinĂ©e sur lâĂ©paule, un coin des lĂšvres imperceptiblement retroussĂ©es vers le haut, les joues pĂąlies. â Mouchette, appela-t-il, Mouchette ! En mĂȘme temps, il sâapprochait vivement, caressait des doigts les paupiĂšres closes. Elles sâentrouvrirent lentement, mais sur un regard encore sans pensĂ©e. Puis elle tourna la tĂȘte, et gĂ©mit. â Je ne sais ce qui mâa pris, dit-elle ; jâai froid⊠Alors, il vit quâelle Ă©tait nue dans son lĂ©ger manteau de laine. â HĂ© bien ? dit-il. Dors-tu ? Quoi de neuf ? Il restait debout, la tĂȘte penchĂ©e en avant, riant toujours de son rire aigre. â La crise est terminĂ©e, fit-il encore⊠il lui prit la main. Le pouls un peu vif ; câest lâhabitude. Rien de grave. Tu ne sais pas vivre⊠tu vas⊠tu vas⊠Quelle pitiĂ© ! Tousses-tu ? Il sâassit Ă son cĂŽtĂ©, Ă©cartant vivement le col Ă demi clos. Lâincomparable Ă©paule fuyante, dâune grĂące animale, un instant dĂ©couverte, frĂ©mit. Mais elle le repoussait sans rudesse. â Quand tu voudras, fit-il. Avoue cependant que je ne puis me prononcer sans une exploration prĂ©alable des voies respiratoires. Câest ton point faible. Dâailleurs ton hygiĂšne est dĂ©plorable. Il poursuivit quelque temps encore. Alors seulement il sâaperçut quâelle pleurait. Les yeux grands ouverts et fixes, son petit visage aussi calme, lâarc de sa bouche toujours tendu, elle pleurait, sans mĂȘme un soupir. Un moment, il resta bouche bĂ©e. Une curiositĂ© bien au-dessus de sa nature, la recherche et lâeffroi, dans un autre si prĂšs de lui-mĂȘme, dâun sentiment inaccessible lâennoblit pour un instant. Mais lâexclamation attendue resta sur ses lĂšvres ; il rougit, dĂ©tourna les yeux, et se tut. â Mâaimes-tu ? dit-elle tout Ă coup dâune voix oĂč la plainte se faisait Ă©trangement grave et dure. Puis elle ajouta aussitĂŽt â Je te demande ça Ă cause dâune idĂ©e que jâai dans la tĂȘte. â Quelle idĂ©e ? â Mâaimes-tu ? reprit-elle soudain de la mĂȘme voix. En mĂȘme temps, elle se levait, toute vibrante, ridiculement nue dans son manteau entrouvert, nue et menue, et dans les yeux ce mĂȘme regard dâoĂč lâorgueil Ă©tait tombĂ©. â⊠RĂ©ponds-moi ! dit-elle encore, rĂ©ponds-moi vite ! â Voyons⊠Germaine⊠â Rien de ça ! sâĂ©cria-t-elle⊠Pas de ça ! Dis-moi seulement je tâaime !⊠oui⊠Comme ça ! Elle renversait la tĂȘte, et fermait les yeux. Entre les lĂšvres tremblantes, il voyait les dures dents blanches, et lâhaleine y faisait un lĂ©ger sifflement, encore perceptible, dans le silence. â HĂ© bien quoi ? fit-elle, câest tout ? Tu nâoses pas dire ? Elle se laissa glisser Ă ses pieds et rĂ©flĂ©chit une minute, le menton dans ses deux mains jointes⊠Puis elle leva vers lui, de nouveau, ses yeux pleins de ruse. â⊠Va⊠va⊠va toujours, dit-elle en hochant la tĂȘte⊠Je sais que tu me hais⊠Moins que moi ! fit-elle encore gravement. Et elle ajouta aussitĂŽt â Seulement, toi⊠tu ne sais mĂȘme pas ce que câest. â Ce que câest, quoi ? â HaĂŻr et mĂ©priser, dit-elle. Alors elle commença de parler avec une volubilitĂ© extrĂȘme, comme elle faisait chaque fois quâun mot jetĂ© au hasard rĂ©veillait au fond dâelle-mĂȘme ce dĂ©sir Ă©lĂ©mentaire, non pas la joie ou le tourment de cette petite Ăąme obscure, mais cette Ăąme mĂȘme. Et dans la vibration de ce corps frĂȘle et dĂ©jĂ flĂ©tri sous son Ă©clatant linceul de chair, dans le rythme inconscient des mains ouvertes et refermĂ©es, dans lâĂ©lan retenu des Ă©paules et des hanches infatigables, respirait quelque chose de la majestĂ© des bĂȘtes. â Vraiment ? tu nâas jamais senti⊠comment dire ? Cela vous vient comme une idĂ©e⊠comme un vertige⊠de se laisser tomber, glisser⊠dâaller jusquâen bas, â tout Ă fait, â jusquâau fond, â oĂč le mĂ©pris des imbĂ©ciles nâirait mĂȘme pas vous chercher⊠Et puis, mon vieux, lĂ encore, rien ne vous contente⊠quelque chose vous manque encore⊠Ah ! jadis⊠que jâavais peur ! â dâune parole⊠dâun regard⊠de rien. Tiens ! cette vieille dame Sangnier⊠mais si ! tu la connais câest la voisine de M. Rageot⊠mâa-t-elle fait du mal, un jour ! â un jour que je passais sur le pont de Planques â en Ă©cartant de moi, bien vite, sa petite niĂšce Laure⊠HĂ© quoi ! suis-je donc la peste », je me disais⊠Ah ! maintenant ! maintenant⊠maintenant⊠maintenant, son mĂ©pris je voudrais aller au-devant ! Quel sang ont-elles dans les veines ces femmes quâun regard fait hĂ©siter â oui â dont un regard empoisonnerait le plaisir, et qui se donnent lâillusion dâĂȘtre dâhonnĂȘtes nitouches jusque dans les bras de leur amant⊠On a honte ? Bien sĂ»r, si tu veux, on a honte ! Mais, entre nous, depuis le premier jour, est-ce quâon cherche autre chose ? Cela qui vous attire et vous repousse⊠Cela quâon redoute et quâon fuit sans hĂąte â quâon retrouve chaque fois avec la mĂȘme crispation du cĆur â qui devient comme lâair quâon boit â notre Ă©lĂ©ment â la honte ! Câest vrai que le plaisir doit ĂȘtre recherchĂ© pour lui-mĂȘme⊠lui seul ! Quâimporte lâamant ! Quâimporte le lieu ou lâheure ! Quelquefois⊠quelquefois⊠la nuit⊠à deux pas de ce gros homme qui ronfle, seule⊠seule dans ma petite chambre la nuit⊠Moi que tous accusent ! mâaccuser de quoi, je te demande ? Je me lĂšve⊠jâĂ©coute⊠je me sens si forte ! â Avec ce corps de rien du tout, ce pauvre petit ventre plat, ces seins qui tiennent dans le creux des mains, jâapproche de la fenĂȘtre ouverte, comme si on mâappelait du dehors ; jâattends⊠je suis prĂȘte⊠Pas une voix seulement mâappelle, tu sais ! Mais des cent ! des mille ! Sont-ce lĂ des hommes ? AprĂšs tout, vous nâĂȘtes que des gosses â pleins de vices, par exemple ! â mais des gosses ! Je te jure ! Il me semble que ce qui mâappelle â ici ou lĂ , nâimporte !⊠dans la rumeur qui roule⊠un autre⊠Un autre se plaĂźt et sâadmire en moi⊠Homme ou bĂȘte⊠Hein, je suis folle ?⊠Que je suis folle !⊠Homme ou bĂȘte qui me tient⊠Bien tenue⊠Mon abominable amant ! Son rire Ă pleine gorge se brisa tout Ă coup et, le regard quâelle tenait fixĂ© sur les yeux de son compagnon se vidant de toute lumiĂšre, elle resta debout par miracle, semblable Ă une morte. Puis elle plia les genoux. â Mouchette, dit gravement lâhomme de lâart, qui sâĂ©tait levĂ©, une derniĂšre fois, ton hyperĂ©motivitĂ© mâeffraie. Je te conseille le calme. Il aurait pu poursuivre longtemps sur le mĂȘme ton, car Mouchette ne lâentendait plus. Dâun mouvement presque insensible, son buste sâĂ©tait inclinĂ© en avant, ses Ă©paules avaient roulĂ© sur le divan et, lorsquâil prit la petite tĂȘte entre ses deux mains, il vit dâabord un pĂąle visage de pierre. â Sapristi ! fit-il. En vain il tenta de desserrer les mĂąchoires, faisant grincer sur les dents jointes une spatule dâivoire. La lĂšvre retroussĂ©e saigna. Il alla vers sa pharmacie, ouvrit la porte, tĂątonna parmi les flacons, choisit, flaira, cependant lâoreille attentive et le regard inquiet, gĂȘnĂ© par cette prĂ©sence silencieuse, derriĂšre lui, attendant sans se lâavouer un cri, un soupir, un signe dans le on ne sait quoi qui romprait le charme⊠Enfin il se retourna. La tĂȘte droite Ă prĂ©sent, sagement assise sur le tapis, Mouchette le regardait un sourire triste. Il ne lisait rien, dans ce sourire, quâune inexplicable pitiĂ©, dispensĂ©e de si haut, dâune suavitĂ© surhumaine. La lumiĂšre de la lampe tombant Ă plein sur le front blanc, le bas du visage dans lâombre, ce sourire, Ă peine demeurait Ă©trangement immobile et secret. Et dâabord il crut quâelle dormait. Mais elle dit, tout Ă coup, de sa voix tranquille â Quâest-ce que tu fais, tout droit, avec cette bouteille dans la main ? Pose-la ! Non, pose-la, je tâen prie ! Ăcoute-moi jâai Ă©tĂ© malade ? Ăvanouie ? Non ! Câest vrai ? quand mĂȘme, si jâĂ©tais morte, lĂ , chez toi !⊠Ne me touche pas ! Ne me touche pas surtout ! Il sâassit drĂŽlement au bord dâune chaise, son flacon tenu toujours entre ses mains. Cependant son visage reprenait peu Ă peu son expression habituelle dâentĂȘtement sournois, parfois fĂ©roce. Il finit par hausser les Ă©paules. â Tu peux te moquer, reprit-elle de sa voix toujours calme câest comme ça. Quand je me suis emballĂ©e⊠emballĂ©e⊠emballĂ©eâŠ, jâai horriblement peur quâon me toucheâŠ, il me semble que je suis en verre. Oui, câest bien ça⊠une grande coupe vide. â HyperesthĂ©sie, câest normal aprĂšs un choc nerveux. â Hyper⊠quoi ? Quel drĂŽle de mot ! Ainsi tu connais ça ? Tu as soignĂ© des femmes comme moi ? â Des centaines, rĂ©pondit-il avec fiertĂ©, des centaines⊠Au lycĂ©e de Montreuil jâai vu des cas autrement graves. Ces crises ne sont pas rares chez des jeunes filles qui vivent en commun. De bons observateurs vont mĂȘme jusquâĂ soutenir⊠â Ainsi, fit-elle, tu penses avoir connu des femmes comme moi ? Elle se tut. Puis tout Ă coup â HĂ© bien ! tu mens ! tu as menti ! Elle se pencha vers lui, prit ses deux mains, inclina doucement la joue⊠et dans la mĂȘme seconde il sentit Ă son poignet, et jusquâĂ son cĆur, la morsure aiguĂ« des dents. Mais dĂ©jĂ la souple petite bĂȘte roulait avec lui sur les coussins de cuir, et il ne voyait plus au-dessus de sa tĂȘte renversĂ©e que le regard immense oĂč mĂ»rissait sa propre joie⊠Avant lui, elle Ă©tait debout. â LĂšve-toi donc, disait-elle en riant. LĂšve-toi donc ! Si tu te voyais ? Tu souffles comme un chat. Tes yeux ne sont pas encore dâaplomb⊠Des femmes comme moi, mon vieux !⊠Il nây en a pas une â pas une autre â capable de faire de toi un amant⊠Elle couvait du regard ce vice Ă©panoui. Depuis des semaines, en effet, rĂ©chauffant dans ses bras le lĂ©gislateur de Campagne, elle lui avait donnĂ© une autre vie. Notre dĂ©putĂ© profite », disaient les bonnes gens. Car le pauvre diable, de mine si plate, eĂ»t dĂ©couragĂ© jadis la hargne de toute autre compagne que la sienne ; mais il prenait du ventre. La voluptĂ©, la jubilation du plaisir, loin de lâapaiser, lui faisait cette graisse neuve, et, dans la nĂ©cessitĂ© de tenir secrĂšte sa joie dâavare, il sâen gavait, nâen perdant rien en paroles vaines, la digĂ©rant tout entiĂšre. Sa dissimulation constante, quotidienne, Ă©tonnait jusquâĂ sa maĂźtresse. Sans connaĂźtre peut-ĂȘtre pleinement lâĂ©tendue de son pouvoir, elle en trouvait la mesure dans la profondeur, la tĂ©nacitĂ©, la minutie du mensonge. Dans ce mensonge le malheureux se dĂ©lectait ; le pusillanime en Ă©tait Ă chercher parfois le risque, Ă le tĂąter ; il y goĂ»tait son Ăąpre revanche. La longue humiliation de sa vie conjugale y crevait comme une bulle de boue. La pensĂ©e, jadis haĂŻe ou redoutĂ©e, de son impitoyable compagne Ă©tait devenue un des Ă©lĂ©ments de sa joie. La malheureuse allait, venait, glissait de la cave au grenier, verte dâun soupçon chronique. Elle semblait encore reine et maĂźtresse entre ces quatre murs dĂ©testĂ©s. Je suis maĂźtresse chez moi, peut-ĂȘtre ! » Ă©tait un de ses dĂ©fis. Mais quâimporte ! Elle ne lâĂ©tait plus⊠Lâair mĂȘme quâelle respirait, il lui avait bien volĂ© câĂ©tait leur air quâelle respirait. â Je tâaime, dit lâhomme de lâart. Avant de tâaimer, je ne savais rien. â Parle pour toi, fit-elle. Et elle riait de nouveau, de ce rire, hĂ©las ! chaque jour plus tendu, plus dur. Moi, tu sais, je nâai jamais eu beaucoup dâappĂ©tit⊠un petit appĂ©tit⊠Oh ! je sais bien⊠Car il lâĂ©coutait dâun air de reproche et dâironie, voulu lĂ©ger. Tu es si bĂȘte ! Tu me prends pour une dĂ©vergondĂ©e ! Quelle blague ! Elle avait beau rire un animal orgueil respirait dans sa voix quâelle avait haussĂ©e Ă peine. Son regard, encore un coup, dĂ©viait vers le dedans, sâĂ©chappait. Et il ne gardait vraiment dâhumain quâune expression, Ă peine sensible, de vanitĂ©, dâentĂȘtement, dâun rien de sottise candide qui Ă©tait un tribut Ă son sexe. â Cependant⊠voulut-il objecter. Elle lui ferma la bouche. Il sentit sur les lĂšvres ses cinq doigts â Oh ! quâil est plaisant dâĂȘtre belle ! Lâhomme qui nous recherche est toujours beau. Mais mille fois plus beau celui-lĂ dont nous sommes la faim et la soif de chaque jour. Et toi, mon vieux, tu as les yeux de cet homme-lĂ . Elle lui renversa la tĂȘte en arriĂšre pour plonger son regard jusque sous les paupiĂšres molles. Jamais cette flamme unique ne brilla plus visiblement, ne monta plus haut, follement vaine. Un moment, le lĂ©gislateur de Campagne se crut vraiment un autre homme. La tragique volontĂ© de sa maĂźtresse fut comme visible et palpable, et câest vers elle quâil tendit les bras, avec une espĂšce de gĂ©missement. â Mou⊠Mouchette, supplia-t-il⊠ma petite Mouchette ! Elle se laissa saisir. Mais du creux de son giron elle dardait son regard des mauvais jours. â Bon⊠Bon⊠tu mâaimes⊠â Voyons, fit-il, tout Ă lâheure⊠â Attends un moment, dit-elle, je vais me rhabiller. Je gĂšle. Quand elle parla de nouveau, il la vit, dĂ©jĂ blottie, son manteau boutonnĂ©, les pieds sagement joints, les mains croisĂ©es sur les genoux. â AprĂšs tout ça, mon vieux, tu ne mâas seulement pas examinĂ©e ? â Quand tu voudras. â Non ! Non ! sâĂ©cria-t-elle. Ă quoi bon ? Ce sera pour une autre fois. Dâailleurs, jâen sais lĂ -dessus plus long que personne ; dans six mois je serai mĂšre, comme on dit. Jolie mĂšre ! M. Gallet suivait des yeux le dessin du tapis. â La nouvelle me surprend, fit-il enfin avec une gravitĂ© comique. Jâallais tout Ă lâheure mâexpliquer. Cette grossesse est invraisemblable. Laisse-moi tâavouer, non sans graves raisons⊠Mais tu vas tâemporter de nouveau. â Non, dit Germaine. â Nous nâavons, toi et moi, dans les choses de lâamour, ni prĂ©jugĂ©s ni scrupules. Comment croire Ă une morale quâune science aussi exacte que la mathĂ©matique â lâhygiĂšne â dĂ©ment chaque jour ? Lâinstitution du mariage Ă©volue, comme le reste, et le terme de cette Ă©volution, nous lâappelons, nous autres mĂ©decins, lâUnion libre. Je ne ferai donc aucune allusion indiscrĂšte, respectant en toi la femme libre et maĂźtresse de ses destinĂ©es. Je parlerai du passĂ© avec toute la rĂ©serve possible. Mais jâai de graves raisons de diagnostiquer une grossesse plus ancienne. Je suis persuadĂ© que lâexamen â si tu le permettais â confirmerait ce diagnostic a priori. Je te demande seulement cinq minutes. â Non ! fit-elle. Jâai changĂ© dâavis. â Bien. Jâen resterai donc lĂ , provisoirement. Il attendit vainement un cri de colĂšre, une protestation, ou mĂȘme une moue de dĂ©pit. Mais, une fois de plus, un long silence acheva de le dĂ©concerter. Lâayant Ă©coutĂ©, impassible, sa maĂźtresse rĂ©flĂ©chissait Ă prĂ©sent de tout son cĆur, et, dans ces moments-lĂ , le visage de Mouchette Ă©tait candide. â Câest beau, la science, dĂ©clara-t-elle enfin. On ne pourrait rien vous cacher. Cependant je nâai pas menti⊠Regarde toi-mĂȘme ; ça ne se voit pas encore⊠Ainsi ! En tout cas, tu ne me laisseras pas dans lâembarras, je suis sĂ»re. â Quâest-ce que tu racontes lĂ ? fit-il. â Je nâaccoucherai ni dans trois mois, ni dans six. Je nâaccoucherai jamais. Il dit en riant â Tu mâĂ©tonnes ! Mais elle leva de nouveau vers lui son regard aigu â Je ne suis pas si bĂȘte, va ! Je sais comme ça vous est aisĂ©, Ă vous autres. Une, deux, trois, pfutt ! fini, envolĂ©, plus rien⊠â Ce que tu me demandes lĂ de commettre, mon petit, est un acte grave, rĂ©primĂ© par la loi. Comme dâhabitude, jâai lĂ -dessus mon franc-parler. Mais un homme dans ma situation doit tenir compte dâopinions â ou, si tu veux, de prĂ©jugĂ©s â peut-ĂȘtre respectables, certainement puissants⊠La loi est la loi. Car il pensait bien dĂšs lors que la dĂ©marche imprudente de Mouchette lâavait trahie. Quâune amante est plus lĂ©gĂšre, quand elle a livrĂ© son secret ! â Tu ne saurais mâapprendre mon mĂ©tier, petite, ajouta-t-il, complaisant. Lâamour ne me fera jamais perdre la tĂȘte au point dâen oublier des prĂ©cautions Ă©lĂ©mentaires⊠Dâailleurs peut-ĂȘtre interprĂštes-tu de travers des symptĂŽmes que tu connais mal. Mais si tu es enceinte, Mouchette, tu ne lâes pas de moi. â Nâen parlons plus, sâĂ©cria-t-elle en riant. Jâirai jusquâĂ Boulogne, voilĂ tout. Croirait-on pas que je te demande la lune ? â La simple honnĂȘtetĂ© mâimpose encore un devoir⊠â Lequel ? â Je dois tâavertir quâune intervention chirurgicale est toujours dangereuse, parfois mortelle⊠VoilĂ . â VoilĂ ! fit-elle. Puis sâĂ©tant levĂ©e, elle gagna la porte, dâun pas discret, presque humble. Mais câest en vain quâelle tourna la poignĂ©e, dâun geste dâabord hĂ©sitant, puis de plus en plus nerveux, puis affolĂ©. Par distraction sans doute, Gallet lâavait refermĂ©e Ă double tour. Elle fit quelques pas en arriĂšre, jusquâau bureau, oĂč elle sâarrĂȘta, toute pĂąle. Elle se parlait Ă elle-mĂȘme ; elle rĂ©pĂ©ta plusieurs fois dâune voix blanche â Cela me rappelle quelque chose, mais quoi ? Fut-ce le bruit de la pluie sur les vitres ? Ou lâombre tout Ă coup Ă©paissie ? Ou quelque cause plus secrĂšte ? Gallet courut Ă la porte, la tira, lâouvrit toute grande. Il lâouvrit. Et moins Ă sa maĂźtresse quâĂ sa peur, Ă son propre pĂ©ril â il ne savait quoi â qui Ă©tait dans son air, Ă sa portĂ©e â la parole qui allait ĂȘtre dite et quâil ne fallait pas entendre, â Ă lâaveu mystĂ©rieux que les lĂšvres â dĂ©jĂ tremblantes â ne retiendraient plus longtemps. Et son geste fut si brusque, si instinctif, que, dans lâombre du corridor, se retournant vers la lumiĂšre, il sâĂ©tonnait dâĂȘtre lĂ , face Ă sa maĂźtresse immobile. La peur du ridicule lui rendit cependant la voix â Si tu es si pressĂ©e de partir, ma fille, je ne te retiens pas. Excuse-moi seulement dâavoir tout Ă lâheure bouclĂ© la serrure, ajouta-t-il par un raffinement de politesse dont il se sut grĂ©. Je lâai fait sans y penser, par distraction. Elle lâĂ©coutait les yeux baissĂ©s, sans sourire. Puis elle passa devant lui, et sâĂ©loigna, du mĂȘme pas humble, tĂȘte basse. Cette soumission si peu attendue acheva de dĂ©concerter le mĂ©decin de Campagne. Pareil Ă beaucoup dâimbĂ©ciles qui, dans un cas grave, ont toujours quelque chose Ă dire et sâen avisent trop tard, un simple et silencieux dĂ©nouement de leur querelle Ă©tait fait pour lâĂ©cĆurer. Dans le temps si court que Mlle Malorthy mit Ă gagner la porte de la rue, la petite cervelle de Gallet ne put achever de mĂ»rir la phrase dĂ©cisive, habile et ferme Ă la fois, qui, sans compromettre sa dignitĂ©, eĂ»t ramenĂ© Mouchette compatissante jusquâau fauteuil de reps vert. Mais quand la petite main bien-aimĂ©e toucha la poignĂ©e, quand il vit la noire silhouette dĂ©jĂ dressĂ©e sur le seuil, tout son pauvre corps nâeut quâun cri â Germaine ! Il la saisit sous les bras, la tint pliĂ©e sur sa poitrine et, repoussant violemment la porte du pied, la jeta dans le fauteuil vide. Puis aussitĂŽt, comme si ce grand effort eĂ»t dissipĂ© en un moment tout son courage, il sâassit au hasard sur la premiĂšre chaise rencontrĂ©e, blĂȘme. Et dĂ©jĂ , elle rampait vers lui, ses cheveux dĂ©nouĂ©s, ses mains jetĂ©es en avant, plus suppliante encore que ses yeux pĂąlis dâangoisse. â Ne me laisse pas, rĂ©pĂ©tait-elle. Ne me laisse pas. Ne me mets pas dehors aujourdâhui⊠Jâai fait tout Ă lâheure un rĂȘve⊠Oh ! quel rĂȘve⊠â On a fermĂ© la porte de la cuisine. TimolĂ©on est sorti⊠Il y a lĂ quelquâunâŠ, murmura, en Ă©cartant doucement sa maĂźtresse, le hĂ©ros vaincu. Mais elle liait ses bras autour de sa poitrine. â Garde-moi ! Je suis folle ! Je nâai jamais peur. Câest la premiĂšre fois. Câest fini. Il lâĂ©carta de nouveau, lâĂ©tendit sur le divan. Elle se redressa tout de suite. Ses joues Ă©taient dĂ©jĂ roses. Elle rĂ©pĂ©tait machinalement Câest fini⊠Câest fini⊠» mais dâun autre accent. Cependant Gallet avait quittĂ© la place. Il revint presque aussitĂŽt, soucieux. â Je nây comprends rien, fit-il. La porte de la buanderie est ouverte, et la fenĂȘtre de la cuisine aussi. Cependant TimolĂ©on nâest pas rentrĂ© ; jâai vu ses deux sabots sur les marches⊠Il haussa le ton pour dire Ă sa maĂźtresse avec une affreuse grimace â Quelles folies tu me fais faire ! Elle sourit. â Câest la derniĂšre. Je vais ĂȘtre sage. â SacrĂ© TimolĂ©on ! La maison est comme un moulin, ma parole ! â De qui as-tu peur ? â Jâai cru un moment que câĂ©tait ma femme, rĂ©pondit naĂŻvement le grand homme de Campagne. Il crut plus digne dâajouter aussitĂŽt â Elle rentre ainsi quelquefois sans crier gare. â Laisse ta femme en paix, rĂ©pondit Mouchette, dĂ©cidĂ©ment calmĂ©e. Nous lâaurions vue. Je veux aussi te demander pardon jâai Ă©tĂ© si dĂ©sagrĂ©able, mon pauvre chat ! Tu aurais bien fait de me laisser partir. Je serais revenue. Jâai besoin de toi, mon minet⊠Oh ! pas pour ce que tu penses, sâĂ©cria-t-elle en lui prenant la main ; nous nâallons pas nous brouiller pour un gosse de rien du tout, et qui ne viendra jamais au monde, je tâen donne ma parole ! Je ne veux pas de scandale ici. Pour le risque, je mâen fiche ! Non. Jâai besoin de toi, parce que tu es le seul homme Ă prĂ©sent auquel je puis parler sans mentir. Comme il haussait les Ă©paules â Tu crois que ça nâest rien, reprit Mouchette. Elle parlait vite, vite, avec une fiĂšvre charmante. HĂ© bien ! mon chĂ©ri, on voit que tu ne me ressembles guĂšre ! Quand jâĂ©tais petite, je mentais souvent sans plaisir. Ă prĂ©sent, câest plus fort que moi. Devant toi, je suis ce que je veux. La sale crampe, non pas de jouer son rĂŽle, mais justement le rĂŽle qui dĂ©goĂ»te ! Pourquoi ne sommes-nous pas comme les bĂȘtes qui vont, viennent, mangent, meurent sans jamais penser au public ? Ă la porte de la boucherie centrale, tu vois des bĆufs manger leur foin Ă deux pas du mandrin, devant le boucher aux bras rouges, qui les regarde en riant. Jâenvie ça, moi ! Et mĂȘme, je te dirai plus⊠â Ta-ra-tata ? interrompit le mĂ©decin de Campagne. Dis-moi plutĂŽt, lĂ , franchement, pourquoi, tout Ă lâheure ?⊠Voyons ! tu parais te rendre trĂšs sagement, loyalement, Ă mes raisons ; tu parais rĂ©signĂ©e Ă demander Ă dâautres â je ne veux pas les connaĂźtre, je ne veux pas savoir leurs noms â lâacte dangereux, discutable, dont je ne puis accepter la responsabilitĂ© ; tu tâen vas sans colĂšre, avec une mine de chien battu, mais docile⊠et soudain⊠â oh ! oh ! je te parais curieux, mais tu ne peux pas savoir câest ce que nous appelons un cas, un cas trĂšs intĂ©ressant⊠â soudain pour une serrure fermĂ©e, une porte qui ne cĂšde pas tout de suite, voilĂ que tu fais une crise de dĂ©lire, de vĂ©ritable dĂ©lire !⊠Lâimitant Jâai fait tout Ă lâheure un rĂȘve⊠Oh ! quel rĂȘve !⊠» Je tâai rattrapĂ©e au vol. Tu avais une mine si singuliĂšre ! OĂč allais-tu ? â Tu veux le savoir ? Mais tu ne me croiras pas. â Dis toujours. â Jâallais me tuer, rĂ©pondit tranquillement Mouchette. Il frappa violemment ses genoux du plat de la main. â Tu te moques de moi ! â Ou si tu veux, poursuivit-elle, imperturbable, je voyais comme je te vois un coin de la mare du Vauroux, prĂšs de la ferme, sous deux saules, oĂč jâallais me jeter. DerriĂšre, entre les arbres, on aperçoit les ardoises du chĂąteau. Que veux-tu que je te dise ? Ce sont des bĂȘtises. Je sais bienâŠ, jâĂ©tais folle. â Sacrebleu ! sâĂ©cria le mĂ©decin de Campagne, en se prĂ©cipitant vers la porte, cette fois-ci on a marchĂ© lĂ -haut ! Câest son pas ! Et, comme elle Ă©clatait de rire, il la menaça du regard si terriblement, quâelle crut devoir Ă©touffer le reste de sa gaietĂ© dans son petit mouchoir. Elle entendit glisser ses savates jusquâĂ lâescalier ; les premiĂšres marches grincĂšrent, puis le silence retomba. Il Ă©tait de nouveau devant elle. â Câest ZĂ©lĂ©da, dit-il. Jâai vu son sac de voyage dans le couloir du premier. Elle aura pris le train de 20h 30, pour Ă©pargner la dĂ©pense dâune nuit dâhĂŽtel. Comment nâai-je pas prĂ©vu ! Elle est lĂ depuis dix minutes, vingt minutes peut-ĂȘtre, sait-on ?⊠File ! Il trĂ©pignait dâimpatience, bien que dans lâexcĂšs de son humiliation il essayĂąt de se composer une attitude. Mais Mouchette lui rĂ©pondit froidement â Câest ton tour dâĂȘtre fou ! Que crains-tu ? Câest papa qui mâenvoie. Je ne puis me sauver comme une voleuse, ce serait trop bĂȘte. Dâailleurs, la fenĂȘtre de ta chambre donne sur la rue des Ăgraulettes ; elle me verra. AprĂšs trois jours dâabsence, grimper sans mot dire, ça nâest pas naturel, ça. Nous a-t-elle entendus ? Tant mieux. On nâentend jamais rien de prĂ©cis Ă travers la porte. Ne discute pas. Ris-lui au nez ! Quand elle viendra, nous lui dirons gentiment bonjour⊠Il lâĂ©coutait, convaincu. En un instant, sous les mains agiles de Mouchette, chaque objet reprit sa place accoutumĂ©e. Les coussins retrouvĂšrent leur rondeur Ă©lastique, les fauteuils tournĂšrent sagement le dos au mur, la pharmacie ferma ses portes, la lampe brilla tranquille, sous son bonhomme dâabat-jour vert. Lorsque Mlle Malorthy se rassit, les murs eux-mĂȘmes mentaient. â Attendons maintenant, dit-elle. â Attendons, rĂ©pĂ©ta Gallet. Son regard fit une derniĂšre fois le tour de la piĂšce, et il le reporta, rassurĂ©, sur sa maĂźtresse. Ă distance respectueuse de lâhomme de science dans lâexercice de son sacerdoce, la jeune malade, attentive, se tenait prĂȘte Ă recevoir lâoracle infaillible. â Comment ose-t-elle croiser si haut les genoux ? remarqua seulement Gallet, perplexe. Ă prĂ©sent quâelle sâĂ©tait tue, il sentait bien quâil avait Ă©tĂ© tout Ă lâheure sensible, moins aux raisons de sa maĂźtresse quâĂ sa voix et Ă son accent. Câest enfantin, se rĂ©pĂ©tait-il, enfantin. Sa prĂ©sence ici peut se justifier cent fois !⊠» Mais Ă la pensĂ©e de suivre bientĂŽt la capricieuse enfant dans son mensonge, de tenir son rĂŽle devant lâennemie sceptique et sournoise, sa langue collait au palais. Câest alors que tout Ă coup, cherchant encore le regard de Mouchette, il ne le trouva plus. Les yeux perfides considĂ©raient le mur au-dessus de lui, dĂ©jĂ mĂ»rs dâun nouveau secret. Il eut le pressentiment, la certitude dâun malheur dĂ©sormais inĂ©vitable. Son vice Ă©tait lĂ , devant lui, en pleine lumiĂšre, Ă©vident, Ă©clatant, et il avait voulu prĂšs de lui ce tĂ©moin irrĂ©cusable ! Si la peur ne lâeĂ»t clouĂ© sur place, il eĂ»t sans doute Ă ce moment, jetĂ© Mouchette par la fenĂȘtre. Il eĂ»t sautĂ© dessus, comme on piĂ©tine une mĂšche allumĂ©e, prĂšs de la soute aux poudres. Mais il Ă©tait trop tard. Lâaffreuse rĂ©signation du lĂąche le livrait sans dĂ©fense Ă sa familiĂšre ennemie. Et, avant quâelle eĂ»t prononcĂ© une parole, il lâentendit pourtant la voix qui rompit le silence fut claire et suave â Crois-tu Ă lâenfer, mon chat ? â Câest bien le moment de parler de bĂȘtises, rĂ©pondit-il, conciliant ; je tâen prie garde au moins pour une meilleure occasion tes incomprĂ©hensibles plaisanteries. â Ah ! lĂ , lĂ ! voyez-vous ! Non ! La crise est passĂ©e ; rassure-toi. Tu finiras par mâenrager avec tes airs dâattendre le bourreau. Que risques-tu maintenant ? Rien du tout. â Je ne crains que toi, dit Gallet. Oui, tu nâes pas un compagnon trĂšs sĂ»r⊠Elle dĂ©daigna de rĂ©pondre, et sourit. Puis, aprĂšs un long silence, la mĂȘme voix calme et suave redit encore â RĂ©ponds-moi tout de suite, mon chat Crois-tu Ă lâenfer ? â Bien sĂ»r que non ! sâĂ©cria-t-il, exaspĂ©rĂ©. â Jure-le. Il se rĂ©signa. â Oui, je le jure. â Je savais bien, fit-elle. Tu ne crains pas lâenfer et tu crains ta femme ! Es-tu bĂȘte ! â Mouchette, tais-toi, supplia-t-il, ou va-tâen⊠â Ou va-tâen ! Hein ? tu regrettes bien de lâavoir, tout Ă lâheure, retenue, Mouchette ? Elle y serait Ă prĂ©sent, dans la mare aux grenouilles, sa chĂšre petite bouche pleine de boue, bien muette⊠Ne pleure pas, gros bĂ©bĂ©. Tu vois bien ; je parle tout bas, exprĂšs. Vilain lĂąche dâhomme ! Tu as peur dâelle, et tu nâas pas peur de moi ! Il supplia â Quel intĂ©rĂȘt prends-tu Ă faire du mal ? â Aucun, en vĂ©ritĂ©, aucun. Je ne te veux absolument aucun mal. Seulement pourquoi nâas-tu pas peur de moi ? â Tu es une bonne fille, Mouchette. â Sans doute ; une bonne fille. Avec elle, tu ne partageras que le plaisir. Lâas-tu prouvĂ© tout Ă lâheure, oui ou non ? Un enfant de Mouchette, fi donc ! â Il nâest pas de moi, sâĂ©cria-t-il, hors de lui. â Supposons-le. Je ne te demande pas de le reconnaĂźtre. â Non ils parlaient bas, tu exigeais seulement de moi un acte que ma conscience rĂ©prouve. â Nous parlerons de ta conscience dans un moment, rĂ©pondit Mouchette. En refusant de me rendre service, tu as fini de mâouvrir les yeux. Nâattends pas que je te cherche querelle. Je ne tâaime ni pour ta beautĂ© â regarde-toi â ni pour ta gĂ©nĂ©rositĂ© ; sans reproche, tu es plutĂŽt rat ! Quâest-ce que jâaime donc en toi ? Ne me regarde pas avec ces yeux ronds ! Ton vice⊠Tu vas dire câest une phrase de roman ?⊠Si tu savais⊠ce que tu sauras bientĂŽtâŠ, tu comprendrais que jâĂ©tais justement tombĂ©e tout en bas, Ă ton niveau⊠Nous sommes au fond du mĂȘme trou⊠Pour toi, je nâai pas besoin de mentir⊠Non ! tu ne lis pas dans mon cĆur ; tu crois que je me venge⊠Non ! mon petit. Mais je puis ĂȘtre aujourdâhui tout Ă fait, tout Ă fait sincĂšre. HĂ© bien ! voilĂ le moment de parler ou jamais. Je te tiens dans lâangle du mur, mon pauvre chat, tu ne peux mâĂ©chapper. Je te dĂ©fie mĂȘme dâĂ©lever la voix⊠Ainsi ! Elle parlait elle-mĂȘme si bas quâil penchait machinalement la tĂȘte, dâun geste ingĂ©nu. LâĂ©loquence familiĂšre, ce demi-silence, le pas tranquille de ZĂ©lĂ©da au-dessus dâeux, la voix de TimolĂ©on fredonnant Ă ses casseroles le refrain dâune chanson bĂȘte, achevaient de le rassurer. Toutefois, il nâosait pas encore lever les yeux vers le regard quâil sentait posĂ© sur lui⊠Quel embĂȘtement ! » songeait-il. Mais le signe fatal Ă©tait dĂ©jĂ Ă©crit au mur. Mouchette respira fortement et reprit â Si je parle Ă prĂ©sent, dâailleurs, câest pour toi, câest pour ton bien⊠Vois nous nous aimons depuis des semaines, et personne ne sait, personne⊠Mlle Germaine par-ci⊠M. le dĂ©putĂ© par-là ⊠hein ? Sommes-nous bien cachĂ©s ? bien clos ? M. Gallet fait lâamour avec une fille de seize ans. Qui sâen doute ? Et ta femme elle-mĂȘme ? Avoue-le, vieux scĂ©lĂ©rat, tu la trompes ici, Ă son nez, Ă sa moustache elle en a !, câest la moitiĂ© de ton bonheur. Je te connais. Tu nâaimes pas lâeau claire. Ainsi, dans ma fameuse mare de Vauroux, je vois des bĂȘtes trĂšs drĂŽles, trĂšs singuliĂšres ; ça ressemble un peu Ă des mille-pattes, mais plus longs⊠Un instant tu les verras flotter Ă la surface limpide de lâeau. Puis ils sâenfoncent tout Ă coup et, Ă leur place, monte un nuage de boue. HĂ© bien ! ils nous ressemblent. Entre les imbĂ©ciles et nous, il y a aussi ce petit nuage. Un secret. Un gros secret⊠Quand tu le sauras, comme on sâaimera ! Elle se rejeta aussitĂŽt en arriĂšre, riant dâun rire silencieux. â Cocasse ! dit Gallet. Elle fit du bout des lĂšvres une grimace enfantine, et le fixa un moment, dâun air inquiet. Puis son visage sâĂ©claira de nouveau â Câest vrai que je parle trop, avoua-t-elle ; par peur, au fond. Je parle pour ne rien dire. Si ZĂ©lĂ©da entrait maintenant, serais-je seulement contente, ou fĂąchĂ©e ? Attends ! Attends ! Ăcoute-moi bien dâabord Le papa, ce nâest pas toi. Non ! Devine ?⊠Câest le marquis⊠oui⊠oui⊠M. le marquis de Cadignan⊠â Cocasse ! rĂ©pĂ©ta Gallet. Les lĂšvres de Mouchette tremblĂšrent. â Baise-moi la main, dit-elle tout Ă coup⊠Oui⊠embrasse-moi la main⊠je veux que tu me baises la main ! Sa voix avait flĂ©chi, exactement comme celle dâun acteur qui manque lâeffet prĂ©vu, perd pied, sâentĂȘte. En mĂȘme temps elle appuyait sa paume sur la bouche de son amant. Puis elle sâĂ©carta brusquement, et dit avec une extraordinaire emphase â Tu viens de baiser la main qui lâa tuĂ©. â Tout Ă fait cocasse ! rĂ©pĂ©ta pour la troisiĂšme fois, M. Gallet. Mouchette essaya dâun rire de mĂ©pris ; mais lâĂ©clat contenu en fut si cruel et si dĂ©chirant quâelle se tut. â Câest de la dĂ©mence, dit posĂ©ment le docteur de Campagne. Un autre que moi en reconnaĂźtrait ici les symptĂŽmes. Mais tu es une fille nerveuse, dâhĂ©rĂ©ditĂ© alcoolique, pubĂšre depuis deux ou trois ans, souffrant dâune grossesse prĂ©coce en un tel cas, ces accidents ne sont pas rares. Excuse-moi de parler ainsi je mâadresse Ă ta raison, Ă ton bon sens, parce que je sais que ces sortes de malades ne sont jamais absolument dupes de leur propre dĂ©lire. Conviens-en câest une plaisanterie ? Seulement un peu poussĂ©e, une plaisanterie comme tout le monde peut en faire ? Une mauvaise plaisanterie. â Une plaisanterie, finit-elle par bĂ©gayer⊠Une colĂšre Ă©norme battait Ă grands coups dans sa poitrine, mais elle lâĂ©touffa. Le feu de lâorgueil déçu acheva de consumer ce qui restait en elle de la folle et cruelle adolescence ; elle se sentit tout Ă coup, dans son sein, le cĆur insurmontable et, dans sa tĂȘte, lâintelligence froide et positive dâune femme, sĆur tragique de lâenfant. â Ne va pas me manquer en un pareil moment, sâĂ©cria-t-elle, ou ce sera ton tour de pleurer. Crois ce que tu veux ; peut-ĂȘtre suis-je lasse de retenir ce secret, peut-ĂȘtre le remords ? ou simplement la peur⊠Pourquoi nâaurais-je pas peur comme tout le monde ? Crois ce que tu veux, mais ne refuse pas ta part. Dâailleurs, jâen ai trop dit maintenant. Oui ! Câest moi qui lâai tuĂ©. Quel jour ? Le 27⊠Quelle heure ? Trois quarts passĂ© minuit. Je vois encore lâaiguilleâŠâŠ Jâai dĂ©crochĂ© son fusil, il Ă©tait pendu au mur, sous la glace⊠Non ! Je nâĂ©tais peut-ĂȘtre pas absolument sĂ»re quâil fĂ»t chargĂ©. Il lâĂ©tait. Jâai tirĂ© quand le bout du canon lâa touchĂ©. Il a failli tomber sur moi. Mes souliers Ă©taient pleins de sang ; je les ai lavĂ©s dans la mare. Jâai aussi lavĂ© mes bas, Ă la maison, dans ma cuvette⊠VoilĂ ! Es-tu sĂ»r maintenant ? conclut-elle avec une assurance naĂŻve ? Veux-tu encore dâautres preuves ? Elle nâen avait donnĂ© aucune. Je tâen donnerai. Interroge-moi seulement. Chose incroyable ! Pas un instant, Gallet ne douta quâelle eĂ»t dit vrai. DĂšs les premiers mots, il lâavait crue, tant le regard en dit plus long que les lĂšvres. Mais la premiĂšre surprise fut si forte quâelle paralysa jusquâĂ ces manifestations de la terreur que Mouchette Ă©piait dĂ©jĂ sur le visage de son amant. La dĂ©tresse du lĂąche, Ă son paroxysme, si elle nâĂ©clate au dehors, surexcite au dedans toutes les forces de lâinstinct, donne Ă la brute Ă demi lucide une puissance presque illimitĂ©e de dissimulation, de mensonge. Ce nâĂ©tait pas lâhorreur du crime qui clouait Gallet sur place, mais en un Ă©clair il sâĂ©tait vu liĂ© pour toujours Ă son affreuse amie, complice non de lâacte, mais du secret. Comment livrer ce secret, sans se livrer ? Puisquâil Ă©tait trop tard pour en arrĂȘter lâaveu, il dirait non ! Quelle autre ressource ?⊠Non et non ! Ă lâĂ©vidence mĂȘme. Non ! Non ! Non ! Non ! » hurlait la peur. Et dĂ©jĂ il eĂ»t voulu assener ce non ! comme un poing fermĂ© sur la terrible bouche accusatrice⊠Seulement⊠Seulement⊠LâenquĂȘte Ă©tait close ; le non-lieu rendu⊠Seulement savait-il tout ? Mouchette gardait-elle quelque preuve ? Quâelle se livrĂąt, il Ă©tait capable de dĂ©tourner le coup lâentĂȘtement ordinaire aux juges, la bizarrerie du crime, lâoubli qui dĂ©jĂ recouvrait la mĂ©moire dâun homme, jadis craint ou dĂ©testĂ©, lâautoritĂ© de la famille Malorthy â par-dessus tout le tĂ©moignage du mĂ©decin parlementaire â câen Ă©tait assez pour emporter les scrupules dĂ©faillants dâun magistrat. Lâexaltation de Mouchette, et les probables divagations de sa colĂšre rendaient vraisemblable lâhypothĂšse dâune crise de dĂ©mence dont Gallet ne doutait point dâailleurs quâelle Ă©clatĂąt bientĂŽt pour de bon⊠Mais encore, lucide ou folle, que dirait la perfide avant que se fĂ»t refermĂ©e sur elle la porte capitonnĂ©e du cabanon ? Si rapidement que se succĂ©dassent ces hypothĂšses contradictoires dans la pensĂ©e du malheureux, il retrouva sa finesse paysanne pour dire sans ironie â Je ne voulais pas te mettre en colĂšre⊠Je ne juge pas ton acte, sâil a Ă©tĂ© toutefois commis. Le mĂ©tier de sĂ©ducteur dâenfant de quinze ans a ses risques⊠Mais je tâinterrogerai, puisque tu mâen pries. Tu parles Ă un ami⊠à un confesseur. Il baissait la voix malgrĂ© lui, avec lâaccent de lâangoisse. â⊠Tu nâas donc point couchĂ© chez toi dans la nuit du 26 au 27 ? â Cette question ! â Alors, ton pĂšre ? â Il dormait, bien sĂ»r ! rĂ©pondit Mouchette. De sortir sans ĂȘtre vue, ça nâest pas malin ! â Et de rentrer ? â De rentrer aussi, dame ! Ă trois heures du matin, il nâentendrait pas Dieu tonner. â Mais le lendemain, ma chĂ©rie, quand ils ont su ?⊠â Ils ont cru au suicide, comme tout le monde. Papa mâa embrassĂ©e. Il avait vu M. le marquis la veille. M. le marquis nâavait rien avouĂ©. Il a pris peur tout de mĂȘme », a dit papa⊠Il a dit aussi Pour le mioche, on sâarrangera ; Gallet a le bras long. » Car ils voulaient te demander conseil. Mais je nâai pas voulu. â Tu nâas donc rien avouĂ© non plus ? â Non ! â Et sitĂŽt le⊠lâacte commis⊠tu tâes sauvĂ©e ? â Jâai couru seulement jusquâĂ la mare pour laver mes souliers. â Tu nâas rien pris, rien emportĂ© ? â Quâest-ce que jâaurais pris ? â Et quâas-tu fait de tes souliers ? â Je les ai brĂ»lĂ©s, avec mes bas, dans notre four. â Jâai vu le⊠jâai examinĂ© le cadavre, dit encore Gallet. Le suicide semblait Ă©vident. Le coup avait Ă©tĂ© tirĂ© si prĂšs ! â Sous son menton, oui, dit Mouchette. JâĂ©tais tellement plus petite que lui, et il avançait tout droit⊠Il nâavait pas peur. â Le⊠le dĂ©funt avait-il en sa possession des objets⊠des lettres ?⊠â Des lettres ! fit Mouchette en haussant dĂ©daigneusement les Ă©paules. Pour quoi faire ? Cela paraĂźt vraisemblable », pensa Gallet. Et il entendit avec surprise sa propre voix rĂ©pĂ©ter tout haut sa pensĂ©e. â Tu vois ! triompha Mouchette. Ăa pesait vraiment trop dans ma tĂȘte ! Elle peut venir maintenant, ta ZĂ©lĂ©da, tu vas voir ! Je serai sage comme une image. Bonjour, Germaine. » Elle se levait pour faire devant la glace une rĂ©vĂ©rence. Bonjour, madame⊠Mais le mĂ©decin de Campagne ne sut pas dissimuler plus longtemps. ContractĂ© par la peur, il se dĂ©tendit tout Ă coup, et laissa Ă©chapper sa ruse, comme un animal pressĂ© par les chiens, enfin libre, lĂąche lâurine. â Ma fille, tu es folle, dit-il dans un long soupir. â Hein ? Quoi ? sâĂ©cria Mouchette. Tu⊠â Je ne crois pas un mot de cette histoire-lĂ . â Ne le rĂ©pĂšte pas deux fois, dit-elle entre ses dents. Il agitait la main en souriant, comme pour lâapaiser. â Ăcoute, Philogone, reprit-elle dâune voix suppliante et lâexpression de son visage changeait plus vite mĂȘme que la voix. Jâai menti tout Ă lâheure ; je faisais la brave. Câest vrai que je ne peux plus vivre, ni respirer, ni voir seulement le jour Ă travers cet affreux mensonge. Voyons ! Jâai tout dit maintenant ! Jure-moi que jâai tout dit ? â Tu as fait un vilain rĂȘve, Mouchette. Elle supplia de nouveau â Tu me rendras folle. Si je doute de cela aussi, que croirai-je ? Mais quâest-ce que je dis, reprit-elle, dâune voix perçante. Depuis quand refuse-t-on de croire la parole dâun assassin qui sâaccuse, et qui se repent ? Car je me repens !⊠Oui⊠oui⊠Je te ferai ce tour de me repentir, moi qui te parle. Et, si tu mâen dĂ©fies, jâirai leur raconter Ă tous mon rĂȘve, ce fameux rĂȘve ! Ton rĂȘve ! Elle Ă©clata de rire. Gallet reconnut ce rire, et blĂȘmit. â Jâai Ă©tĂ© trop loin, bĂ©gaya-t-il. Câest bon, Mouchette, câest bon, nâen parlons plus. Elle consentit Ă baisser le ton â Je tâai fait peur, dit-elle. â Un peu, fit-il. Tu es en ce moment si nerveuse, si impulsive⊠Laissons cela. Jâai mon opinion faite, Ă prĂ©sent. Elle tressaillit. â En tout cas, tu nâas rien Ă craindre. Je nâai rien vu, rien entendu. Dâailleurs, ajouta-t-il imprudemment, moi, ni personne⊠â Cela signifie ? â Que vraie ou fausse, ton histoire ressemble Ă un rĂȘve⊠â Câest-Ă -dire ? â Qui tâa vue sortir ? Qui tâa vue rentrer ? Quelle preuve a-t-on ? Pas un tĂ©moin, pas une piĂšce Ă conviction, pas un mot Ă©crit, pas mĂȘme une tache de sang⊠Suppose que je mâaccuse moi-mĂȘme. Nous serions manche Ă manche, ma petite. Pas de preuves ! Alors⊠Alors il vit Mouchette se dresser devant lui, non pas livide, mais au contraire le front, les joues et le cou mĂȘme dâun incarnat si vif que, sous la peau mince des tempes, les veines se dessinĂšrent, toutes bleues. Les petits poings fermĂ©s le menaçaient encore, quand le regard de la misĂ©rable enfant nâexprimait dĂ©jĂ plus quâun affreux dĂ©sespoir, comme un suprĂȘme appel Ă la pitiĂ©. Puis cette derniĂšre lueur sâĂ©teignit, et le seul dĂ©lire vacilla dans ses yeux. Elle ouvrit la bouche et cria. Sur une seule note, tantĂŽt grave et tantĂŽt aiguĂ«, cette plainte surhumaine retentit dans la petite maison, dĂ©jĂ pleine dâune rumeur vague et de pas prĂ©cipitĂ©s. Dâun premier mouvement le mĂ©decin de Campagne avait rejetĂ© loin de lui le frĂȘle corps refroidi, et il essayait Ă prĂ©sent de fermer cette bouche, dâĂ©touffer ce cri. Il luttait contre ce cri, comme lâassassin lutte avec un cĆur vivant, qui bat sous lui. Si ses longues mains eussent rencontrĂ© par hasard le cou vibrant, Germaine Ă©tait morte, car chaque geste du lĂąche affolĂ© avait lâair dâun meurtre. Mais il nâĂ©treignait en gĂ©missant que la petite mĂąchoire et nulle force humaine nâen eĂ»t desserrĂ© les muscles⊠ZĂ©lĂ©da et TimolĂ©on entrĂšrent en mĂȘme temps. â Aidez-moi ! supplia-t-il⊠Mlle MalorthyâŠ, une crise de dĂ©mence furieuseâŠ, en pleine crise⊠Aidez-moi, nom de Dieu !,⊠TimolĂ©on prit les bras de Mouchette et les maintint en croix sur le tapis. AprĂšs une courte hĂ©sitation, Mme Gallet saisit les jambes. Le mĂ©decin de Campagne, les mains enfin libres, jeta sur le visage de la folle un mouchoir imbibĂ© dâĂ©ther. Lâaffreuse plainte, dâabord assourdie, finit par sâĂ©teindre tout Ă fait. Lâenfant, vaincue, sâabandonna. â Cours chercher un drap, dit Gallet Ă sa femme. On y roula Mlle Malorthy, dĂ©sormais inerte. TimolĂ©on courut prĂ©venir le brasseur. Le soir mĂȘme, elle Ă©tait transportĂ©e en automobile Ă la maison de santĂ© du docteur Duchemin. Elle en sortit un mois plus tard, complĂštement guĂ©rie, aprĂšs avoir accouchĂ© dâun enfant mort. PREMIĂRE PARTIE LA TENTATION DU DĂSESPOIR. I. â Mon cher chanoine, mon vieil ami, conclut lâabbĂ© Demange, que vous dire encore ? Il mâest difficile de tenir aujourdâhui vos scrupules pour lĂ©gitimes, et nĂ©anmoins ce dĂ©saccord me pĂšse⊠Je dirais volontiers que votre finesse sâexerce ici sur des riens, si je ne connaissais assez votre prudence et votre fermeté⊠Mais câest donner beaucoup dâimportance Ă un jeune prĂȘtre mal lĂ©chĂ©. LâabbĂ© Menou-Segrais ramena frileusement sur ses genoux la couverture, et tendit de loin ses mains vers lâĂątre sans rĂ©pondre. Puis il dit aprĂšs un long silence, et non pas sans une malice secrĂšte qui fit un instant briller ses yeux â De tous les embarras de lâĂąge, lâexpĂ©rience nâest pas le moindre, et je voudrais que la prudence dont vous parlez nâeĂ»t jamais grandi aux dĂ©pens de la fermetĂ©. Sans doute, il nây a pas de terme aux raisonnements et aux hypothĂšses, mais vivre, dâabord, câest choisir. Avouez-le, mon ami les vieilles gens craignent moins lâerreur que le risque. â Comme je vous retrouve ! dit tendrement lâabbĂ© Demange ; que votre cĆur a peu changĂ© ! Il me semble que je vous Ă©coute encore dans notre cour de Saint-Sulpice, lorsque vous discutiez lâhistoire des mystiques bĂ©nĂ©dictins â sainte Gertrude, sainte Meltchilde, sainte Hildegarde⊠â avec le pauvre P. de Lantivy. Vous souvenez-vous ? Que me parlez-vous du troisiĂšme Ă©tat mystique ? vous disait-il⊠De tous ces messieurs, vous ĂȘtes, dâabord, le plus friand au rĂ©fectoire et le mieux vĂȘtu ! » â Je me souviens, dit le curĂ© de Campagne⊠Et tout Ă coup sa voix si calme eut un imperceptible flĂ©chissement. Tournant la tĂȘte avec peine, dans lâĂ©paisseur des coussins, vers la grande piĂšce dĂ©jĂ pleine dâombres, et montrant dâun regard les meubles chĂ©ris â Il fallait sâĂ©chapper, dit-il. Il faut toujours sâĂ©chapper. Mais aussitĂŽt sa voix se raffermit et, de ce mĂȘme ton dâimpertinence dont il aimait Ă se railler lui-mĂȘme, Ă dĂ©concerter sa grande Ăąme, il ajouta â Rien de meilleur quâune crise de rhumatisme pour vous donner le sens et le goĂ»t de la libertĂ©. â Revenons Ă notre protĂ©gĂ©, dit soudain lâabbĂ© Demange, avec brusquerie, et sans dâabord oser lever les yeux sur son vieil ami. Je dois vous quitter Ă cinq heures. Je le reverrais volontiers. â Ă quoi bon ? rĂ©pondit tranquillement lâabbĂ© Menou-Segrais. Nous lâavons bien vu assez pour un jour ! Il a crottĂ© mon pauvre vieux Smyrne, et failli briser les pieds de la chaise quâil a choisie la plus prĂ©cieuse et la plus fragile, avec son ordinaire Ă -propos⊠Que vous faut-il de plus ? Voulez-vous encore le peser, le toiser comme un conscrit ?⊠Voyez-le, dâailleurs, si cela vous plaĂźt. Dieu sait pourtant quel souci me donne, au long dâune semaine, Ă travers mes bibelots si sottement aimĂ©s, ce grand pataud tout en noir ! Mais lâabbĂ© Demange connaĂźt trop le compagnon de sa jeunesse pour sâĂ©tonner de son humeur. Jadis, jeune secrĂ©taire particulier de Mgr de Targe, il nâa rien ignorĂ© de certaines Ă©preuves quâa surmontĂ©es, une par une, le clair et lucide gĂ©nie de lâabbĂ© Menou-Segrais. Un esprit dâindĂ©pendance farouche, un bon sens pour ainsi dire irrĂ©sistible, mais dont lâexercice ne va pas toujours sans une apparente cruautĂ©, rendue plus sensible aux dĂ©licats par le raffinement de la courtoisie, le dĂ©dain des solutions abstraites, un goĂ»t trĂšs vif de la spiritualitĂ© la plus haute, mais difficile Ă satisfaire par la seule spĂ©culation, Ă©veillĂšrent dâabord la mĂ©fiance de lâĂ©vĂȘque. Lâinfluence discrĂšte du jeune Demange, et surtout lâirrĂ©prochable distinction du futur doyen de Campagne, alors vicaire Ă la cathĂ©drale, lui valurent trop tard les bonnes grĂąces de celui qui se laissait appeler volontiers le dernier prĂ©lat gentilhomme, et qui mourut lâannĂ©e suivante, laissant Ă Mgr Papouin, candidat favori du ministre des cultes, une succession dĂ©licate. LâabbĂ© Menou-Segrais fut dâabord poliment tenu Ă lâĂ©cart, puis franchement disgraciĂ© aprĂšs le premier Ă©chec, aux Ă©lections lĂ©gislatives, du dĂ©putĂ© libĂ©ral pour lequel il avait sans doute montrĂ© peu de zĂšle. Le triomphe du docteur radical Gallet porta le dernier coup Ă cette carriĂšre sacerdotale. NommĂ© Ă la cure, dâailleurs enviĂ©e, de Campagne, il se rĂ©signa dĂšs lors Ă servir paisiblement la paix religieuse dans le diocĂšse, les deux partis ayant accoutumĂ© de sâentendre Ă ses dĂ©pens, tour Ă tour dĂ©noncĂ© par le ministre et dĂ©savouĂ© par lâĂ©vĂȘque. Ce jeu lâamusait, et il en goĂ»tait mieux que personne lâagrĂ©able balancement. HĂ©ritier dâune grande fortune, quâil administrait avec sagesse, la destinant tout entiĂšre Ă ses niĂšces Segrais, vivant de peu, non pas sans noblesse, grand seigneur exilĂ© qui rapporte, au fond de la province, quelque chose des façons et des mĆurs de la cour, curieux de la vie dâautrui, et pourtant le moins mĂ©disant, habile Ă faire parler chacun, tĂątant les secrets dâun regard, dâun mot en lâair, dâun sourire â puis le premier Ă demander le silence, Ă lâimposer, â toujours admirable de tact et de spirituelle dignitĂ©, convive exquis, gourmand par politesse, bavard Ă lâoccasion par condescendance et charitĂ©, si parfaitement poli que les simples curĂ©s de son doyennĂ©, pris au piĂšge, le tinrent toujours pour le plus indulgent des hommes, dâun rapport agrĂ©able et sĂ»r, dâune perspicacitĂ© sans tranchant, tolĂ©rant par goĂ»t, mĂȘme sceptique, et peut-ĂȘtre un peu suspect. â Mon ami, rĂ©pondit doucement lâabbĂ© Demange, je vous vois venir ; vous tournez contre votre vicaire un coup qui mâĂ©tait destinĂ©. SecrĂštement, vous mâaccusez dâincomprĂ©hension, de parti pris, que sais-je ? ArriĂšre-pensĂ©e bien charitable un jour de NoĂ«l, et contre un pauvre compagnon mis Ă la retraite qui fera trois lieues ce soir avant de retrouver son lit, et pour lâamour de vous ! Suis-je vraiment capable de juger lĂ©gĂšrement dâun scrupule que vous mâavez confiĂ© ?⊠Mais, comme jadis, votre conviction veut tout forcer, emporter dâassaut les gens ; vous y mettez seulement plus de grĂąces⊠Vous me sommez de statuer, et les Ă©lĂ©ments dont je dispose⊠â Qui vous parle dâĂ©lĂ©ments ! interrompit le doyen de Campagne. Pourquoi pas une enquĂȘte et des dossiers ? Quand il sâagit de gagner ou de perdre une bataille, on manĆuvre avec ce quâon a sous la main. Je ne vous ai pas appelĂ© tout le temps que jâai moi-mĂȘme pesĂ© le pour et le contre, mais dĂšs lors que ma certitude⊠â Bref, vous attendez de moi que je vous approuve ? â Exactement, rĂ©pondit le vieux prĂȘtre, imperturbable. Une certaine audace est dans ma nature, et ma vertu est si petite, ma vieillesse si lĂąche, je suis si bĂȘtement attachĂ© Ă mes habitudes, Ă mes manies, Ă mes infirmitĂ©s mĂȘme, que jâai grand besoin, Ă lâinstant dĂ©cisif, du regard et de la voix dâun ami. Vous mâavez donnĂ© lâun et lâautre. Tout va bien. Le reste me regarde. â Ă tĂȘte obstinĂ©e ! fit lâabbĂ© Demange. Vous voudriez me faire taire. Quand je serai de nouveau loin de vous, cette nuit mĂȘme, je prierai Ă vos intentions, en aveugle, et je nâaurai jamais priĂ© de si bon cĆur. En attendant, devriez-vous me battre, je rĂ©sumerai, pour le repos de ma conscience, notre entretien ; jâen chercherai la conclusion. Laissez-moi dire ! Laissez-moi dire ! sâĂ©cria-t-il sur un geste dâimpatience du curĂ© de Campagne, je ne vous tiendrai pas longtemps. Jâen Ă©tais aux Ă©lĂ©ments du dossier. Jây retourne. Sans doute, je nâattache pas beaucoup dâimportance aux notes du sĂ©minaire⊠â Ă quoi bon y revenir ? dit lâabbĂ© Menou-Segrais. Elles sont mĂ©diocres, franchement mĂ©diocres, mais Dieu sait dans quel sens, et si câest la mĂ©diocritĂ© de lâĂ©lĂšve quâelles prouvent, ou du maĂźtre !⊠Voici nĂ©anmoins le passage dâune lettre de Mgr Papouin, que je ne vous ai point lue⊠Ayez seulement lâobligeance de me donner mon portefeuille â lĂ , au coin de mon bureau â et dâapprocher un peu la lampe. Il parcourut dâabord la feuille du regard, en souriant, la tenant tout prĂšs de ses yeux myopes. Je nâose vous proposer, commença-t-il, je nâose vous proposer le seul qui me reste, ordonnĂ© depuis peu, dont M. lâarchiprĂȘtre, Ă qui je lâai donnĂ©, ne sait que faire, plein de qualitĂ©s sans doute, mais gĂątĂ©es par une violence et un entĂȘtement singuliers, sans Ă©ducation ni maniĂšres, dâune grande piĂ©tĂ© plus zĂ©lĂ©e que sage, pour tout dire encore assez mal dĂ©grossi. Je crains quâun homme tel que vous ici un petit trait dâusage, dâironie Ă©piscopale⊠je crains quâun homme tel que vous ne puisse sâaccommoder dâun petit sauvage qui, vingt fois le jour, vous offensera malgrĂ© lui. â Quâavez-vous rĂ©pondu ? demanda lâabbĂ© Demange ? â Ă peu prĂšs ceci sâaccommoder nâest rien, Monseigneur ; il suffit que jâen puisse tirer parti, ou quelque chose dâapprochant. Il parlait sur le ton dâune dĂ©fĂ©rence malicieuse, et son beau regard riait, avec une tranquille audace. â Enfin, dit le vieux prĂȘtre impatient, de votre propre aveu, le bonhomme rĂ©pond au signalement quâon vous en avait donnĂ© ? â Il est pire, sâĂ©cria le doyen de Campagne, mille fois pire ! Dâailleurs, vous avez vu. Sa prĂ©sence dans une maison si confortable est une offense au bon sens, certainement. Je vous fais juge les pluies dâautomne, le vent dâĂ©quinoxe qui rĂ©veille mes rhumatismes, le poĂȘle surchauffĂ© qui sent le suif bouilli, les semelles crottĂ©es des visiteurs sur mes tapis, les feux de salve des battues dâarriĂšre-saison, câest dĂ©jĂ bien assez pour un vieux chanoine. Ă mon Ăąge, on attend le bon Dieu en espĂ©rant quâil entrera sans rien dĂ©ranger, un jour de semaine⊠HĂ©las ! ce nâest pas le bon Dieu qui est entrĂ©, mais un grand garçon aux larges Ă©paules, dâune bonne volontĂ© ingĂ©nue Ă faire grincer des dents, plus assommant encore dâĂȘtre discret, de dĂ©rober ses mains rouges, dâappuyer prudemment ses talons ferrĂ©s, dâadoucir une voix faite pour les chevaux et les bĆufs⊠Mon petit setter le flaire avec dĂ©goĂ»t, ma gouvernante est lasse de dĂ©tacher ou de ravauder celle de ses deux soutanes qui garde un aspect dĂ©cent⊠DâĂ©ducation, pas lâombre. De science, guĂšre plus quâil nâen faut pour lire passablement le brĂ©viaire. Sans doute, il dit sa messe avec une piĂ©tĂ© louable, mais si lentement, avec une application si gauche, que jâen sue dans ma stalle, oĂč il fait pourtant diablement froid ! Au seul penser dâaffronter en chaire un public aussi raffinĂ© que le nĂŽtre, il a paru si malheureux que je nâose le contraindre, et continue de mettre Ă la torture ma pauvre gorge. Que vous dire encore ? On le voit courir dans les chemins boueux tout le jour, fait comme un chemineau, prĂȘter la main aux charretiers, dans lâillusion dâenseigner Ă ces messieurs un langage moins offensant pour la majestĂ© divine, et son odeur, rapportĂ©e des Ă©tables, incommode les dĂ©votes. Enfin, je nâai pu lui apprendre encore Ă perdre avec bonne grĂące une partie de tric-trac. Ă neuf heures, il est dĂ©jĂ ivre de sommeil, et je dois me priver de ce divertissement⊠Vous en faut-il encore ? Est-ce assez ? â Si câest lĂ les grandes lignes de vos rapports Ă lâĂ©vĂȘchĂ©, conclut simplement lâabbĂ© Demange, je le plains. Le sourire du doyen de Campagne sâeffaça aussitĂŽt et son visage â toujours dâune extrĂȘme mobilitĂ© â se glaça. â Câest moi quâil faut plaindre, mon ami⊠dit-il. Sa voix eut un tel accent dâamertume, dâespĂ©rance inassouvie quâelle exprima dâun coup toute la vieillesse, et la grande salle silencieuse fut un moment visitĂ©e par la majestĂ© de la mort. LâabbĂ© Demange rougit. â Est-ce si grave, mon ami ? fit-il avec une touchante confusion, une ferveur dâamitiĂ© exquise. Je crains de vous avoir blessĂ©, sans toutefois savoir comment. Mais dĂ©jĂ M. Menou-Segrais â Me blesser, moi ? sâĂ©cria-t-il. Câest moi qui sottement vous fais de la peine. Ne mĂȘlons pas nos petites affaires Ă celles de Dieu. Il se recueillit une minute sans cesser de sourire. â Jâai trop dâesprit ; cela me perd. Jâaurais mieux Ă faire que vous proposer des Ă©nigmes, et mâamuser de votre embarras. Ah ! mon ami, Dieu nous propose aussi des Ă©nigmes⊠Je menais une vie tranquille, ou plutĂŽt je lâachevais tout doucement. Depuis que ce lourdaud est entrĂ© ci-dedans, il tire tout Ă lui sans y songer, ne me laisse aucun repos. Sa seule prĂ©sence mâoblige Ă choisir. Oh ! dâĂȘtre sollicitĂ© par une magnifique aventure quand le sang coule si rare et si froid, câest une grande et forte Ă©preuve. â Si vous prĂ©sentez les choses ainsi, dit lâabbĂ© Demange, je vous dirai seulement votre vieux camarade rĂ©clame sa part de votre croix. â Il est trop tard, continua le curĂ© de Campagne, toujours souriant. Je la porterai seul. â⊠Mais Ă vous dire vrai, en conscience, reprit lâabbĂ© Demange, je nâai rien vu dans ce jeune prĂȘtre qui vaille de jeter dans le trouble un homme tel que vous. Ce que jâen ai appris mâembarrasse sans me persuader. LâespĂšce est commune de ces vicaires au zĂšle indiscret, faits pour dâautres travaux plus durs, et qui, dans les premiĂšres annĂ©es de leur sacerdoce, gaspillent un excĂšs de forces physiques que la contrainte du sĂ©minaire⊠â Nâajoutez rien ! sâĂ©cria en riant M. Menou-Segrais ; je sens que je vais vous dĂ©tester. Doutez-vous que je me sois dĂ©jĂ proposĂ© cette objection ? Jâai tĂąchĂ©, bon grĂ©, mal grĂ©, de me payer dâune telle monnaie. On ne se soumet pas sans lutte Ă une force supĂ©rieure dont on ne trouve pas le signe en soi, qui vous reste Ă©trangĂšre. La brutalitĂ© me rebute, et je serais le dernier Ă me laisser prendre Ă un appĂąt si grossier. Certes, je ne suis pas une femmelette ! Nous avons Ă©tĂ© rudes en notre temps, mon ami, bien que les sots nâen aient rien su⊠Mais il y a ici autre chose. Il hĂ©sita, et lui aussi, ce vieux prĂȘtre, il rougit. â Je ne prononcerai pas le mot ; je craindrais, de vous, je ne sais quoi qui, par avance, me serre le cĆur. Oh ! mon ami, jâĂ©tais en repos ; je me rĂ©signais ; la rĂ©signation mâĂ©tait douce. Je nâai jamais dĂ©sirĂ© les honneurs ; mon goĂ»t nâest pas de lâadministration, mais du commandement. Jâaurais souhaitĂ© quâon voulĂ»t bien mâutiliser. Nâimporte ; câĂ©tait fini ; jâĂ©tais trop las. Une certaine bassesse intellectuelle, la mĂ©fiance ou la haine du grand que ces malheureux appellent prudence mâavaient rempli dâamertume. Jâai vu poursuivre lâhomme supĂ©rieur comme une proie ; jâai vu Ă©mietter les grandes Ăąmes. NĂ©anmoins jâai lâhorreur de la confusion, du dĂ©sordre, le sens de lâautoritĂ©, de la hiĂ©rarchie. Jâattendais quâun de ces mĂ©connus dĂ©pendĂźt de moi, que jâen fusse comptable Ă Dieu. Cela mâavait Ă©tĂ© refusĂ© ; je nâespĂ©rais plus. Et soudain⊠quand la force me va manquer⊠â La dĂ©ception vous sera cruelle, dit lentement lâabbĂ© Demange. Dâun autre que vous, cette illusion serait sans danger, mais hĂ©las ! Je connais assez que vous ne vous engagez jamais Ă demi. Vous bouleverserez votre vie, et, je le crains, celle dâun pauvre homme simple qui vous suivra sans vous comprendre⊠Toutefois la paix du Seigneur est dans vos yeux. Il fit un geste dâabandon, marquant son dĂ©sir de clore un singulier entretien. LâabbĂ© Menou-Segrais le comprit. â Lâheure passe, dit-il en tirant sa montre. Je suis dĂ©solĂ© que vous ne puissiez passer avec moi cette nuit de NoĂ«l⊠Vous trouverez dans la voiture la bonbonne de vieille eau-de-vie. Je lâai faite emballer avec beaucoup de soin, mais le chemin est mauvais, et vous ferez sagement dây veiller. Il sâinterrompit tout Ă coup. Les deux vieux prĂȘtres se regardĂšrent en silence. On entendit sur la route un pas Ă©gal et pesant. â Excusez-moi, fit enfin le curĂ© de Campagne, avec un visible embarras. Je dois savoir si mon confrĂšre dâHeudeline a terminĂ© les confessions, et si tout est prĂȘt pour la cĂ©rĂ©monie de cette nuit⊠Voulez-vous seulement me prĂȘter votre bras ? Nous allons traverser la salle et jâirai vous mettre en voiture. Il appuya sur un timbre, et sa gouvernante parut. â Priez M. Donissan de venir prendre congĂ© de M. lâabbĂ© Demange, dit-il sĂšchement. â Monsieur lâabbĂ©, bĂ©gaya-t-elle, je pense⊠Je pense que M. lâabbĂ© ne peut guĂšreâŠ, au moins pour lâinstant⊠â Ne peut guĂšre ? â Câest-Ă -dire⊠les couvreurs⊠Enfin, les couvreurs parlaient de laisser lâouvrage en planâŠ, de revenir aprĂšs les fĂȘtes du nouvel an. â Notre clocher a besoin de rĂ©parations, en effet, expliqua le doyen de Campagne. La charpente a failli cĂ©der, aux pluies dâautomne ; jâai dĂ» faire appel Ă lâentrepreneur de Maurevert et embaucher sur place des ouvriers sans expĂ©rience, pour un travail, en somme, dangereux. M. Donissan⊠Il se tourna vers la gouvernante, et dit sur le mĂȘme ton â Priez-le de descendre tel quel. Cela ne fait rien⊠â M. Donissan, reprit-il dĂšs que la vieille femme eut disparu, mâa demandĂ© la permission de prĂȘter la main⊠Oh ! il ne la prĂȘte pas Ă demi ! Je lâai vu, la semaine derniĂšre, un matin, au haut des Ă©chelles, sa pauvre culotte collĂ©e aux genoux par la pluie, guidant les madriers, criant des ordres Ă travers les rafales, et visiblement plus Ă lâaise sur son perchoir que dans sa stalle du grand sĂ©minaire, un jour dâexamen trimestriel⊠Il a sans doute recommencĂ© aujourdâhui. â Pourquoi lâappelez-vous ? dit lâabbĂ© Demange. Pourquoi lâhumilier ? Ă quoi bon ! LâabbĂ© Menou-Segrais Ă©clata de rire et, posant la main sur le bras de son ami â Jâaime Ă vous confronter, fit-il. Jâaime Ă vous voir face Ă face. Jây mets probablement un peu de malice. Mais câest la derniĂšre fois peut-ĂȘtre, et dâailleurs au bout de cette malice il y a un sentiment trĂšs vif et trĂšs tendre, que je vous dois, de la misĂ©ricorde de Dieu, de sa divine suavitĂ©. Quâelle est donc forte et subtile, quâelle embrasse donc Ă©troitement la nature, cette grĂące qui par une voie si diffĂ©rente, sans les contraindre, rassemble doucement nos deux Ăąmes Ă lâunitĂ©, Ă la rĂ©alitĂ© dâun seul amour ! Que la ruse du diable paraĂźt vaine, en somme, dans sa laborieuse complication ! â Je le crois avec vous, dit lâabbĂ© Demange. Pardonnez-moi encore ceci, qui vous paraĂźtra bien commun. Je crois que le chrĂ©tien de bonne volontĂ© se maintient de lui-mĂȘme dans la lumiĂšre dâen haut, comme un homme dont le volume et le poids sont dans une proportion si constante et si adroitement calculĂ©e quâil surnage dans lâeau sâil veut bien seulement y demeurer en repos. Ainsi â nâĂ©taient certaines destinĂ©es singuliĂšres â jâimagine nos saints ainsi que des gĂ©ants puissants et doux dont la force surnaturelle se dĂ©veloppe avec harmonie, dans une mesure et selon un rythme que notre ignorance ne saurait percevoir, car elle nâest sensible quâĂ la hauteur de lâobstacle, et ne juge point de lâampleur et de la portĂ©e de lâĂ©lan. Le fardeau que nous soulevons avec peine, en grinçant et grimaçant, lâathlĂšte le tire Ă lui, comme une plume, sans que tressaille un muscle de sa face et il apparaĂźt Ă tous frais et souriant⊠Je sais que vous mâopposerez sans doute lâexemple de votre protĂ©gé⊠â Me voici, monsieur le chanoine, dit derriĂšre eux une voix basse et forte. Ils se retournĂšrent en mĂȘme temps. Celui qui fut depuis le curĂ© de Lumbres Ă©tait lĂ debout, dans un silence solennel. Au seuil du vestibule obscur, sa silhouette, prolongĂ©e par son ombre, parut dâabord immense, puis, brusquement, â la porte lumineuse refermĂ©e, â petite, presque chĂ©tive. Ses gros souliers ferrĂ©s, essuyĂ©s en hĂąte, Ă©taient encore blancs de mortier, ses bas et sa soutane criblĂ©s dâĂ©claboussures et ses larges mains, passĂ©es Ă demi dans sa ceinture, avaient aussi la couleur de la terre. Le visage, dont la pĂąleur contrastait avec la rougeur hĂąlĂ©e du cou, ruisselait de sueur et dâeau tout ensemble car, au soudain appel de M. Menou-Segrais, il avait couru se laver dans sa chambre. Le dĂ©sordre, ou plutĂŽt lâaspect presque sordide de ses vĂȘtements journaliers, Ă©tait rendu plus remarquable encore par la singuliĂšre opposition dâune douillette neuve, raide dâapprĂȘt, quâil avait glissĂ©e avec tant dâĂ©motion quâune des manches se retroussait risiblement sur un poignet noueux comme un cep. Soit que le silence prolongĂ© du chanoine et de son hĂŽte achevĂąt de le dĂ©concerter, soit quâil eĂ»t entendu â Ă ce que pensa plus tard le doyen de Campagne â les derniers mots prononcĂ©s par M. Demange, son regard, naturellement appuyĂ© ou mĂȘme anxieux, prit soudain une telle expression de tristesse, dâhumilitĂ© si dĂ©chirante, que le visage grossier en parut, tout Ă coup, resplendir. â Vous ne deviez pas vous dĂ©ranger, dit avec pitiĂ© M. Demange. Je vois que vous ne perdez pas votre temps, que vous ne boudez pas Ă la besogne⊠Je suis nĂ©anmoins content dâavoir pu vous dire adieu. Ayant fait un signe amical de la tĂȘte, il se dĂ©tourna aussitĂŽt, avec une indiffĂ©rence sans doute affectĂ©e. Le chanoine le suivit vers la porte. Ils entendirent, dans lâescalier, le pas pesant du vicaire, un peu plus pesant que dâhabitude, peut-ĂȘtre⊠Dehors, le cocher, transi de froid, faisait claquer son fouet. â Je suis fĂąchĂ© de vous quitter si tĂŽt, dit lâabbĂ© Demange, sur le seuil. Oui, jâaurais aimĂ©, jâaurais particuliĂšrement aimĂ© passer cette nuit de NoĂ«l avec vous. Cependant, je vous laisse Ă plus puissant et plus clairvoyant que moi, mon ami. La mort nâa pas grand-chose Ă apprendre aux vieilles gens, mais un enfant, dans son berceau ! Et quel Enfant !⊠Tout Ă lâheure, le monde commence. Ils descendaient le petit perron cĂŽte Ă cĂŽte. Lâair Ă©tait sonore jusquâau ciel. La glace craquait dans les orniĂšres. â Tout est Ă commencer, toujours ! â JusquâĂ la fin, dit brusquement M. Menou-Segrais, avec une inexprimable tristesse. Le tranchant de la bise rougissait ses joues, cernait ses yeux dâune ombre bleue, et son compagnon sâaperçut quâil tremblait de froid. â Est-ce possible ! sâĂ©cria-t-il. Vous ĂȘtes sorti sans manteau et tĂȘte nue, par une telle nuit ! Mieux quâaucune parole, en effet, cette imprudence du curĂ© de Campagne marquait un trouble infini. Et Ă la plus grande surprise encore de lâabbĂ© Demange â ou, pour mieux dire, Ă son indicible Ă©tonnement â il vit, pour la premiĂšre fois, pour une premiĂšre et derniĂšre fois, une larme glisser sur le fin visage familier. â Adieu, Jacques, dit le doyen de Campagne, en sâefforçant de sourire. Sâil y a des prĂ©sages de mort, un manquement si prodigieux Ă mes usages domestiques, un pareil oubli des prĂ©cautions Ă©lĂ©mentaires est un signe assez fatal⊠Ils ne devaient plus se revoir. II. LâabbĂ© Donissan ne rentra que fort tard dans la nuit. Longtemps lâabbĂ© Menou-Segrais, un livre Ă la main quâil ne lisait point, entendit le pas rĂ©gulier du vicaire, marchant de long en large Ă travers sa chambre. Lâheure ne saurait tarder, songeait le vieux prĂȘtre, dâune explication capitale. » Il ne doutait pas que cette explication fĂ»t nĂ©cessaire, mais il avait jusquâalors dĂ©daignĂ© de la provoquer, trop sage pour ne pas laisser au jeune prĂȘtre le bĂ©nĂ©fice et lâembarras tout ensemble dâun exorde dĂ©cisif⊠Les derniers bruits sâĂ©taient tus, hors ce pas monotone dans lâĂ©paisseur du mur. Pourquoi cette nuit plutĂŽt que demain, ou plus tard ? pensait lâabbĂ© Menou-Segrais. La visite de lâabbĂ© Demange a peut-ĂȘtre agacĂ© mes nerfs. » NĂ©anmoins, plus forte et pressante quâaucune raison, la prĂ©vision dâun Ă©vĂ©nement singulier, inĂ©vitable, lâagitait dâune attente dont chaque minute augmentait lâanxiĂ©tĂ©. Tout Ă coup la porte du couloir grinça. Une main frappa deux coups. LâabbĂ© Donissan parut. â Je vous attendais, mon ami, dit simplement lâabbĂ© Menou-Segrais. â Je le savais, rĂ©pondit lâautre dâune voix humble. Mais il se redressa aussitĂŽt, soutint le regard du doyen et dit fermement, tout dâun trait â Je dois solliciter de Monseigneur mon rappel Ă Tourcoing. Je voudrais vous supplier dâappuyer ma demande, sans rien cacher de ce que vous savez de moi, sans mâĂ©pargner en rien. â Un moment⊠un momentâŠ, interrompit lâabbĂ© Menou-Segrais. Je dois solliciter, dites-vous ? Je dois⊠pourquoi devez-vous ? â Le ministĂšre paroissial, reprit lâabbĂ© du mĂȘme ton, est une charge au-dessus de mes forces. CâĂ©tait lâavis de mon supĂ©rieur ; je sens bien aussi que câest le vĂŽtre. Ici mĂȘme, je suis un obstacle au bien. Le dernier paysan du canton rougirait dâun curĂ© tel que moi, sans expĂ©rience, sans lumiĂšres, sans vĂ©ritable dignitĂ©. Quelque effort que je fasse, comment puis-je espĂ©rer supplĂ©er jamais Ă ce qui me manque ? â Laissons cela, interrompit le doyen de Campagne, laissons cela ; je vous entends. Vos scrupules sont sans doute justifiĂ©s. Je suis prĂȘt Ă demander votre rappel Ă Monseigneur, mais lâaffaire nâen est pas moins dĂ©licate. On vous demandait ici, en somme, peu de chose. Câest trop encore, dites-vous ? LâabbĂ© Donissan baissa la tĂȘte. â Ne faites pas lâenfant ! sâĂ©cria le doyen. Je vais sans doute vous paraĂźtre dur ; je dois lâĂȘtre. Le diocĂšse est trop pauvre, mon ami, pour nourrir une bouche inutile. â Je lâavoue, balbutia le pauvre prĂȘtre avec effort⊠En vĂ©ritĂ©, je ne sais encore⊠Enfin jâavais fait le projet⊠de trouver⊠de trouver dans un couvent une place, au moins provisoire⊠â Un couvent !⊠Vos pareils, monsieur, nâont que ce mot Ă la bouche. Le clergĂ© rĂ©gulier est lâhonneur de lâĂglise, monsieur, sa rĂ©serve. Un couvent ! Ce nâest pas un lieu de repos, un asile, une infirmerie ! â Il est vraiâŠ, voulut dire lâabbĂ© Donissan, mais il ne fit entendre quâun bredouillement confus. Les joues Ă©carlates, que lâextrĂȘme Ă©motion nâarrivait pas Ă pĂąlir, tremblaient. CâĂ©tait le seul signe extĂ©rieur dâune inquiĂ©tude infinie. Et mĂȘme sa voix se raffermit pour ajouter â Alors, que veut-on que je fasse ? â Que veut-on ? rĂ©pondit le doyen de Campagne, voici le premier mot de bon sens que vous ayez prononcĂ©. Vous avouant incapable de guider et de conseiller autrui, comment seriez-vous bon juge dans votre propre cause ? Dieu et votre Ă©vĂȘque, mon enfant, vous ont donnĂ© un maĂźtre câest moi. â Je le reconnais, dit lâabbĂ©, aprĂšs une imperceptible hĂ©sitation⊠Je vous supplie cependant⊠Il nâacheva pas. Dâun geste impĂ©rieux, le doyen de Campagne lui imposait dĂ©jĂ silence. Et il regardait avec une curiositĂ© pleine dâeffroi ce vieux prĂȘtre, Ă lâordinaire si courtois, tout Ă coup roidi, imperturbable, le regard si dur. â Lâaffaire est grave. Vos supĂ©rieurs vous ont laissĂ© recevoir les Saints Ordres ; je pense que leur dĂ©cision nâa pas Ă©tĂ© prise lĂ©gĂšrement. Dâautre part, cette incapacitĂ© dont vous faisiez lâaveu tout Ă lâheure⊠â Permettez-moi, interrompit de nouveau le malheureux prĂȘtre, de la mĂȘme voix sans timbre⊠Mon Dieu !⊠je ne suis pas absolument incapable dâaucun travail apostolique, proportionnĂ© Ă mon intelligence et Ă mes moyens. Ma santĂ© physique heureusement⊠Il se tut, honteux dâopposer Ă tant dâĂ©loquentes raisons un argument si misĂ©rable, dans sa naĂŻvetĂ© sublime. â La santĂ© est un don de Dieu, rĂ©pliqua gravement lâabbĂ© Menou-Segrais. HĂ©las ! jâen sais le prix mieux que vous. La force qui vous a Ă©tĂ© dĂ©partie, votre adresse mĂȘme Ă certains travaux manuels, câĂ©tait lĂ sans doute le signe dâune vocation moins haute, oĂč la Providence vous appelait⊠Est-il jamais trop tard pour reconnaĂźtre, guidĂ© par de sĂ»rs avis, une erreur involontaire ?⊠Devrez-vous tenter une nouvelle expĂ©rience⊠ou bien⊠ou bien⊠â Ou bien ?⊠osa demander lâabbĂ© Donissan. â Ou bien retourner Ă votre charrue ? conclut le doyen dâun ton sec⊠Encore un coup, notez bien que je pose aujourdâhui la question sans y rĂ©pondre. Vous nâĂȘtes point, grĂące Ă Dieu, de ces jeunes gens impressionnables quâune parole un peu nette terrorise sans profit. Vous nâĂȘtes menacĂ© dâaucun vertige. Et, pour moi, jâai fait mon devoir, bien quâavec une apparente cruautĂ©. â Je vous remercie, reprit doucement lâabbĂ©, dâune voix singuliĂšrement raffermie. Depuis le dĂ©but de cet entretien, Dieu mâa donnĂ© la force dâentendre de votre bouche des vĂ©ritĂ©s bien dures. Pourquoi ne mâassisterait-il pas jusquâau bout ? Câest moi qui vous supplie de rĂ©pondre Ă la question que vous avez posĂ©e. Quâai-je besoin dâattendre plus longtemps ? â Mon Dieu⊠murmura lâabbĂ© Menou-Segrais, pris de court⊠Jâavoue que quelques semaines de rĂ©flexion⊠Jâaurais voulu vous laisser le loisir⊠â Ă quoi bon, si je ne dois pas ĂȘtre juge dans ma propre cause et, en vĂ©ritĂ©, je ne puis lâĂȘtre. Câest votre avis que je veux entendre, et le plus tĂŽt sera le mieux. â Il est possible que vous soyez prĂȘt Ă lâentendre, mon ami, mais non pas sans doute Ă vous y conformer sans rĂ©serves, rĂ©pliqua le doyen de Campagne avec une brutalitĂ© forcĂ©e. Dans un tel cas, provoquer ce quâon redoute est moins signe de courage que de faiblesse. â Je le sais, je lâavoue ! sâĂ©cria lâabbĂ© Donissan, vous ne vous trompez pas. Vous voyez clair en moi. Câest Ă votre charitĂ© que je fais appel⊠ah ! monsieur, non pas mĂȘme Ă votre charitĂ©, Ă votre pitiĂ©, pour me porter le dernier coup. Ce coup reçu, je le sens, je suis sĂ»r que je trouverai la force nĂ©cessaire⊠Il nây a pas dâexemple que Dieu nâait relevĂ© un misĂ©rable tombĂ© Ă terre⊠LâabbĂ© Menou-Segrais le toisa dâun regard aigu. â Ătes-vous si sĂ»r que ma conviction soit faite, dit-il, et quâil ne me reste aucun doute dans lâesprit ? LâabbĂ© Donissan secoua la tĂȘte. â Il ne faut pas longtemps pour juger un homme tel que moi, fit-il, et vous voulez seulement me mĂ©nager. Au moins, laissez-moi le mĂ©rite, devant Dieu, dâune obĂ©issance entiĂšre, absolue ordonnez ! commandez ! Ne me laissez pas dans le trouble ! â Je vous approuve, dit le doyen de Campagne, aprĂšs un silence je ne puis que vous approuver. Vos intentions sont bonnes, Ă©clairĂ©es mĂȘme. Je comprends votre impatience Ă vaincre la nature dâun coup dĂ©cisif. Mais la parole que vous attendez de moi peut ĂȘtre une tentation au-dessus de vos forces. Vous voulez connaĂźtre lâarrĂȘt, soit. LâexĂ©cuterez-vous ? â Je le crois, rĂ©pondit lâabbĂ© dâune voix sourde. Et, dâailleurs, serai-je jamais mieux prĂ©parĂ© que cette nuit Ă recevoir et porter une croix ? Il est temps. Croyez-moi, mon PĂšre, il est temps. Je ne suis pas seulement un prĂȘtre ignorant, grossier, impuissant Ă se faire aimer. Au petit sĂ©minaire, je nâĂ©tais quâun Ă©lĂšve mĂ©diocre. Au grand sĂ©minaire, allez, jâai fini par lasser tout le monde. Il a fallu un miracle de charitĂ© du P. Delange pour convaincre les directeurs de mâadmettre au diaconat⊠Intelligence, mĂ©moire, assiduitĂ© mĂȘme, tout me manque⊠Et cependant⊠Il hĂ©sita, mais sur un signe de lâabbĂ© Menou-Segrais â Et cependant, continua-t-il avec effort, je nâai pu vaincre encore tout Ă fait une obstination⊠un entĂȘtement⊠Le juste mĂ©pris dâautrui rĂ©veille en moi⊠des sentiments si Ăąpres⊠si violents⊠Je ne puis vraiment les combattre par des moyens ordinaires⊠Il sâarrĂȘta, comme effrayĂ© dâen avoir trop dit. Les petits yeux du doyen fixaient son regard, avec une attention singuliĂšre. Il conclut dâune voix suppliante, presque dĂ©sespĂ©rĂ©e â Ainsi ne remettez pas Ă plus tard⊠Il est temps⊠Cette nuit, je vous assure⊠Vous ne pouvez pas savoir⊠LâabbĂ© Menou-Segrais se leva si vivement de son fauteuil que le pauvre prĂȘtre, cette fois, pĂąlit. Mais le vieux doyen fit quelques pas vers la fenĂȘtre, appuyĂ© sur sa canne, lâair absorbĂ©. Puis, se redressant tout Ă coup â Mon enfant, dit-il, votre soumission me touche⊠Jâai dĂ» vous paraĂźtre brutal, je vais lâĂȘtre de nouveau. Il ne mâen coĂ»terait pas beaucoup de tourner ceci de cent maniĂšres jâaime mieux encore parler net. Vous venez de vous remettre entre mes mains⊠Dans quelles mains ? Le savez-vous ? â Je vous en prie⊠murmura lâabbĂ©, dâune voix tremblante. â Je vais vous lâapprendre vous venez de vous mettre entre les mains dâun homme que vous nâestimez pas. Le visage de lâabbĂ© Donissan Ă©tait dâune pĂąleur livide. â Que vous nâestimez pas, rĂ©pĂ©ta lâabbĂ© Menou-Segrais. La vie que je mĂšne ici, est en apparence celle dâun laĂŻque bien tentĂ©. Avouez-le ! Ma demi-oisivetĂ© vous fait honte. LâexpĂ©rience dont tant de sots me louent est Ă vos yeux sans profit pour les Ăąmes, stĂ©rile. Jâen pourrais dire plus long, cela suffit. Mon enfant, dans un cas si grave, les petits mĂ©nagements de politesse mondaine ne sont rien ai-je bien exprimĂ© votre sentiment ? Aux premiers mots de cette Ă©trange confession, lâabbĂ© Donissan avait osĂ© lever sur le terrible vieux prĂȘtre un regard plein de stupeur. Il ne le baissa plus. â Jâexige une rĂ©ponse, continua lâabbĂ© Menou-Segrais, je lâattends de votre obĂ©issance, avant de me prononcer sur rien. Vous avez le droit de me rĂ©cuser. Je puis ĂȘtre votre juge en cette affaire je ne serai point votre tentateur. Ă la question que jâai posĂ©e, rĂ©pondez simplement par oui ou par non. â Je dois rĂ©pondre oui, rĂ©pliqua tout Ă coup lâabbĂ© Donissan, dâun air calme⊠LâĂ©preuve que vous mâimposez est bien dure je vous prie de ne pas la prolonger. Mais les larmes jaillirent de ses yeux, et câest Ă peine si lâabbĂ© Menou-Segrais entendit les derniers mots, prononcĂ©s Ă voix basse. Le malheureux prĂȘtre se reprochait avidement son timide appel Ă la pitiĂ© comme une faiblesse. AprĂšs un court dĂ©bat intĂ©rieur, il continua cependant â Jâai rĂ©pondu par obĂ©issance, et je ne devrais plus sans doute quâattendre et me taire⊠mais⊠mais je ne puis⊠Dieu nâexige pas que je vous laisse croire⊠En conscience, câĂ©tait lĂ une pensĂ©e⊠un sentiment involontaire⊠Je ne parle pas ainsi, reprit-il dâun ton plus ferme, pour me justifier mon mauvais esprit vous est maintenant connu⊠Ainsi la Providence me dĂ©couvre Ă vous tout entier⊠Et maintenant⊠Et maintenant⊠Ses mains cherchĂšrent une seconde un appui, ses longs bras battant le vide. Puis ses genoux flĂ©chirent, et il tomba tout dâune piĂšce, la face en avant. â Mon petit enfant ! sâĂ©cria lâabbĂ© Menou-Segrais, avec lâaccent dâun vĂ©ritable dĂ©sespoir. Il traĂźna maladroitement le corps inerte jusquâau pied du divan, et dâun grand effort lây fit basculer. Au milieu des coussins de cuir roux, la tĂȘte osseuse Ă©tait maintenant dâune pĂąleur livide. â Allons⊠allons⊠murmurait le vieux doyen, en sâefforçant de dĂ©boutonner la soutane de ses doigts raidis par la goutte ; mais lâĂ©toffe usĂ©e cĂ©da la premiĂšre. Par lâĂ©chancrure du col la rude toile de la chemise apparut, tachĂ©e de sang. DĂ©jĂ la large et profonde poitrine sâabaissait et se soulevait de nouveau. Dâun geste brusque, le doyen la dĂ©couvrit. â Je mâen doutais, fit-il avec un douloureux sourire. Des aisselles Ă la naissance des reins, le torse Ă©tait pris tout entier dans une gaine rigide du crin le plus dur, grossiĂšrement tissĂ©. La mince laniĂšre qui maintenait par devant lâaffreux justaucorps Ă©tait si Ă©troitement serrĂ©e que lâabbĂ© Menou-Segrais ne la dĂ©noua pas sans peine. La peau apparut alors, brĂ»lĂ©e par lâintolĂ©rable frottement du cilice comme par lâapplication dâun caustique ; lâĂ©piderme dĂ©truit par places, soulevĂ© ailleurs en ampoules de la largeur dâune main, ne faisait plus quâune seule plaie, dâoĂč suintait une eau mĂȘlĂ©e de sang. Lâignoble bourre grise et brune en Ă©tait comme imprĂ©gnĂ©e. Mais dâune blessure au pli du flanc, plus profonde, un sang vermeil coulait goutte Ă goutte. Le malheureux avait cru bien faire en la comprimant de son mieux dâun tampon de chanvre lâobstacle Ă©cartĂ©, lâabbĂ© Menou-Segrais retira vivement ses doigts rougis. Le vicaire ouvrit les yeux. Un moment son regard attentif Ă©pia chaque angle de cette chambre inconnue, puis, se reportant sur le visage familier du doyen, exprima dâabord une surprise grandissante. Tout Ă coup, ce regard tomba sur la large Ă©chancrure de la soutane et les linges ensanglantĂ©s. Alors, lâabbĂ© Donissan, se rejetant vivement en arriĂšre, cacha sa figure dans ses mains. DĂ©jĂ celles de lâabbĂ© Menou-Segrais les Ă©cartaient doucement, dĂ©couvrant la rude tĂȘte, dâun geste presque maternel. â Mon petit, Notre-Seigneur nâest pas mĂ©content de vous, fit-il Ă voix basse, avec un indĂ©finissable accent. Mais reprenant aussitĂŽt ce ton habituel de bienveillance un peu hautaine dont il aimait Ă dĂ©guiser sa tendresse â Vous jetterez demain au feu cette infernale machine, lâabbĂ© il faut trouver quelque chose de mieux. Dieu me garde de parler seulement le langage du bon sens en bien comme en mal, il convient dâĂȘtre un peu fou. Je fais ce reproche Ă vos mortifications dâĂȘtre indiscrĂštes un jeune prĂȘtre irrĂ©prochable doit avoir du linge blanc. ⊠Levez-vous, dit encore lâĂ©trange vieil homme, et approchez-vous un peu. Notre conversation nâest pas finie, mais le plus difficile est fait⊠Allons ! Allons ! asseyez-vous lĂ . Je ne vous lĂąche pas. » Il lâinstallait dans son propre fauteuil et, comme par mĂ©garde, parlant toujours, glissait un oreiller sous la tĂȘte douloureuse. Puis, sâasseyant sur une chaise basse, et ramenant frileusement autour de lui sa couverture de laine, il se recueillait une minute, le regard fixĂ© sur le foyer, dont on voyait danser la flamme dans ses yeux clairs et hardis. â Mon enfant, dit-il enfin, lâopinion que vous avez de moi est assez juste dans lâensemble, mais fausse en un seul point Je me juge, hĂ©las ! avec plus de sĂ©vĂ©ritĂ© que vous ne pensez. Jâarrive au port les mains vides⊠Il tisonnait les bĂ»ches flamboyantes avec calme. â Vous ĂȘtes un homme bien diffĂ©rent de moi, reprit-il, vous mâavez retournĂ© comme un gant. En vous demandant Ă Monseigneur, jâavais fait ce rĂȘve un peu niais dâintroduire chez moi⊠hĂ© bien ! oui⊠un jeune prĂȘtre mal notĂ©, dĂ©pourvu de ces qualitĂ©s naturelles pour lesquelles jâai tant de faiblesse, et que jâaurais formĂ© de mon mieux au ministĂšre paroissial⊠à la fin de ma vie, câĂ©tait une lourde charge que jâassumais lĂ , Seigneur ! Mais jâĂ©tais aussi trop heureux dans ma solitude pour y achever de mourir en paix. Le jugement de Dieu, mon petit, doit nous surprendre en plein travail⊠Le jugement de Dieu !⊠⊠Mais câest vous qui me formez, dit-il aprĂšs un long silence. » Ă cette Ă©tonnante parole, lâabbĂ© Donissan ne dĂ©tourna mĂȘme pas la tĂȘte. Ses yeux grands ouverts nâexprimaient aucune surprise ; et le doyen de Campagne vit seulement au mouvement de ses lĂšvres quâil priait. â Ils nâont pas su reconnaĂźtre le plus prĂ©cieux des dons de lâEsprit, dit-il encore. Ils ne reconnaissent jamais rien. Câest Dieu qui nous nomme. Le nom que nous portons nâest quâun nom dâemprunt⊠Mon enfant, lâesprit de force est en vous. Les trois premiers coups de lâAngelus de lâaube tintĂšrent au dehors comme un avertissement solennel, mais ils ne lâentendirent pas. Les bĂ»ches croulaient doucement dans les cendres. â Et maintenant, continua lâabbĂ© Menou-Segrais, et maintenant jâai besoin de vous. Non ! un autre que moi, Ă supposer quâil eĂ»t vu si clair, nâeĂ»t pas osĂ© vous parler comme je fais ce soir. Il le faut cependant. Nous sommes Ă cette heure de la vie elle sonne pour chacun oĂč la vĂ©ritĂ© sâimpose par elle-mĂȘme dâune Ă©vidence irrĂ©sistible, oĂč chacun de nous nâa quâĂ Ă©tendre les bras pour monter dâun trait Ă la surface des tĂ©nĂšbres et jusquâau soleil de Dieu. Alors, la prudence humaine nâest que piĂšges et folies. La SaintetĂ© ! sâĂ©cria le vieux prĂȘtre dâune voix profonde, en prononçant ce mot devant vous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais ! Vous nâignorez pas ce quâelle est une vocation, un appel. LĂ oĂč Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. Nâattendez aucun secours humain. Dans la pleine conscience de la responsabilitĂ© que jâassume, aprĂšs avoir Ă©prouvĂ© une derniĂšre fois votre obĂ©issance et votre simplicitĂ©, jâai cru bien faire en vous parlant ainsi. En doutant, non pas seulement de vos forces, mais des desseins de Dieu sur vous, vous vous engagiez dans une impasse Ă mes risques et pĂ©rils, je vous remets dans votre route ; je vous donne Ă ceux qui vous attendent, aux Ăąmes dont vous serez la proie⊠Que le Seigneur vous bĂ©nisse, mon petit enfant ! Ă ces derniers mots, comme un soldat qui se sent touchĂ©, et se dresse dâinstinct avant de retomber, lâabbĂ© Donissan se mit debout. Dans son visage immobile, Ă la bouche close, aux fortes mĂąchoires, au front tĂȘtu, ses yeux pĂąles tĂ©moignaient dâune hĂ©sitation mortelle. Un long moment, son regard erra sans se poser. Puis ce regard rencontra la croix pendue au mur et, se reportant aussitĂŽt sur lâabbĂ© Menou-Segrais, en se fixant, parut sâĂ©teindre tout Ă coup. Le doyen nây lut plus quâune soumission aveugle que le tragique dĂ©sordre de cette Ăąme, encore soulevĂ©e de terreur, rendait sublime. â Je vous demande la permission de me retirer, dit simplement le futur curĂ© de Lumbres dâune voix mal affermie. En vous Ă©coutant, jâai cru vraiment tomber dans le trouble et le dĂ©sespoir, mais câest fini maintenant⊠Je⊠je crois⊠ĂȘtre tel⊠que vous pouvez le dĂ©sirer⊠et⊠Et Dieu ne permettra pas que je sois tentĂ© au-delĂ de mes forces. Ayant dit, il disparut, et, derriĂšre lui, la porte se refermait dĂ©jĂ sans bruit. * * * DĂšs lors, lâabbĂ© Donissan connut la paix, une Ă©trange paix, et quâil nâosa dâabord sonder. Les mille liens qui retiennent ou ralentissent lâaction sâĂ©taient brisĂ©s tous ensemble ; lâhomme extraordinaire, que la dĂ©fiance ou la pusillanimitĂ© de ses supĂ©rieurs avait renfermĂ© des annĂ©es dans un invisible rĂ©seau, trouvait enfin devant lui le champ libre, et sây dĂ©ployait. Chaque obstacle, abordĂ© de front, pliait sous lui. En quelques semaines lâeffort de cette volontĂ© que rien nâarrĂȘtera plus dĂ©sormais commença dâaffranchir jusquâĂ lâintelligence. Le jeune prĂȘtre employait ses nuits Ă dĂ©vorer des livres, jadis refermĂ©s avec dĂ©sespoir et quâil pĂ©nĂ©trait maintenant, non sans peine, mais avec une tĂ©nacitĂ© dâattention qui surprenait lâabbĂ© Menou-Segrais comme un miracle. Câest alors quâil acquit cette profonde connaissance des Livres saints qui nâapparaissait pas dâabord Ă travers son langage, toujours volontairement simple et familier, mais qui nourrissait sa pensĂ©e. Vingt ans plus tard, il disait un jour Ă Mgr Leredu, avec malice Jâai dormi cette annĂ©e-lĂ sept cent trente heures⊠» â Sept cent trente heures ? â Oui, deux heures par nuit⊠Et encore â de vous Ă moi â je trichais un peu. LâabbĂ© Menou-Segrais pouvait suivre sur le visage de son vicaire chaque pĂ©ripĂ©tie de cette lutte intĂ©rieure dont il nâosait prĂ©voir le dĂ©nouement. Bien que le pauvre prĂȘtre continuĂąt de sâasseoir Ă la table commune et sây efforçùt dây paraĂźtre aussi calme quâĂ lâordinaire, le vieux doyen ne voyait pas sans une inquiĂ©tude grandissante les signes physiques, chaque jour plus Ă©vidents, dâune volontĂ© tendue Ă se rompre, et quâun effort peut briser. Si riche quâil fĂ»t dâexpĂ©rience et de sagacitĂ©, ou peut-ĂȘtre par un abus de ces qualitĂ©s mĂȘmes, le curĂ© de Campagne ne dĂ©mĂȘlait quâĂ demi les causes dâune crise morale dont il nâespĂ©rait plus limiter les effets. Trop adroit pour user son autoritĂ© en paroles vaines et en inutiles conseils de modĂ©ration que lâabbĂ© Donissan nâĂ©tait plus sans doute en Ă©tat dâĂ©couter, il attendait une occasion dâintervenir et ne la trouvait pas. Comme il arrive trop souvent, lorsquâun homme habile nâest plus maĂźtre des passions quâil a suscitĂ©es, il craignait dâagir Ă contresens et dâaggraver le mal auquel il eĂ»t voulu porter remĂšde. Dâun autre que son Ă©trange disciple, il eĂ»t attendu plus tranquillement la rĂ©action naturelle dâun organisme surmenĂ© par un travail excessif, mais ce travail mĂȘme nâĂ©tait-il pas, Ă cette heure, un remĂšde plutĂŽt quâun mal et comme la distraction farouche dâun misĂ©rable prisonnier dâune seule et constante pensĂ©e ? Dâailleurs lâabbĂ© Donissan nâavait rien changĂ©, en apparence, aux occupations de chaque jour et menait de front plus dâune entreprise. Tous les matins, on le vit gravir de son pas rapide et un peu gauche le sentier abrupt qui, du presbytĂšre, mĂšne Ă lâĂ©glise de Campagne. Sa messe dite, aprĂšs une priĂšre dâactions de grĂąces dont lâextrĂȘme briĂšvetĂ© surprit longtemps lâabbĂ© Menou-Segrais, infatigable, son long corps penchĂ© en avant, les mains croisĂ©es derriĂšre le dos, il gagnait la route de Brennes et parcourait en tous sens lâimmense plaine qui, tracĂ©e de chemins difficiles, balayĂ©e dâune bise aigre, descend de la crĂȘte de la vallĂ©e de la Canche Ă la mer. Les maisons y sont rares, bĂąties Ă lâĂ©cart, entourĂ©es de pĂąturages, que dĂ©fendent les fils de fer barbelĂ©s. Ă travers lâherbe glacĂ©e qui glisse et cĂšde sous les talons, il faut parfois cheminer longtemps pour trouver Ă la fin, au milieu dâun petit lac de boue creusĂ© par les sabots des bĂȘtes, une mauvaise barriĂšre de bois qui grince et rĂ©siste entre ses montants pourris. La ferme est quelque part, au creux dâun pli de terrain, et lâon ne voit dans lâair gris quâun filet de fumĂ©e bleue, ou les deux brancards dâune charrette dressĂ©s vers le ciel, avec une poule dessus. Les paysans du canton, race goguenarde, regardaient en dessous avec mĂ©fiance la haute silhouette du vicaire, la soutane troussĂ©e, debout dans le brouillard, et qui sâefforçait de tousser dâun ton cordial. Ă sa vue la porte sâouvrait chichement, et la maisonnĂ©e attentive, pressĂ©e autour du poĂȘle, attendait son premier mot, lent Ă venir. Dâun regard, chacun reconnaĂźt le paysan infidĂšle Ă la terre, et comme un frĂšre prodigue au ton de respect et de courtoisie sâajoute une nuance de familiaritĂ© protectrice, un peu mĂ©prisante, et le petit discours est Ă©coutĂ© tout au long, dans un affreux silence⊠Quels retours, la nuit tombĂ©e, vers les lumiĂšres du bourg, lorsque lâamertume de la honte est encore dans la bouche et que le cĆur est seul, Ă jamais !⊠Je leur fais plus de mal que de bien », disait tristement lâabbĂ© Donissan, et il avait obtenu de cesser pour un temps ces visites dont sa timiditĂ© faisait un ridicule martyre. Mais maintenant il les prodiguait de nouveau, ayant mĂȘme obtenu de lâabbĂ© Menou-Segrais quâil se dĂ©chargeĂąt sur lui de la plus humiliante Ă©preuve, la quĂȘte de carĂȘme, que les malheureux appellent, avec un cynisme navrant, leur tournĂ©e⊠Il ne rapportera pas un sou », pensait le doyen, sceptique⊠Et chaque soir, au contraire, le singulier solliciteur posait au coin de la table le sac de laine noire gonflĂ© Ă craquer. Câest quâil avait pris peu Ă peu sur tous lâirrĂ©sistible ascendant de celui qui ne calcule plus les chances et va droit devant. Car lâhabile et le prudent ne mĂ©nagent au fond quâeux-mĂȘmes. Le rire du plus grossier est arrĂȘtĂ© dans sa gorge, lorsquâil voit sa victime sâoffrir en plein Ă son mĂ©pris. Quel drĂŽle de corps ! » se disait-on, mais avec une nuance dâembarras. Autrefois, prenant sa place au coin le plus noir et pĂ©trissant son vieux chapeau dans ses doigts, le malheureux cherchait longtemps en vain une transition adroite, heureuse, inquiet de placer le mot, la phrase mĂ©ditĂ©e Ă loisir, puis partait sans avoir rien dit. Ă prĂ©sent, il a trop Ă faire de lutter contre soi-mĂȘme, de se surmonter. En se surmontant, il fait mieux que persuader ou sĂ©duire ; il conquiert ; il entre dans les Ăąmes comme par la brĂšche. Ainsi que jadis il traverse la cour du mĂȘme pas rapide, parmi les flaques de purin et le vol effarouchĂ© des poules. Comme autrefois le mĂȘme marmot barbouillĂ©, un doigt dans la bouche, lâobserve du coin de lâĆil tandis quâil frotte Ă grand bruit ses souliers crottĂ©s. Mais dĂ©jĂ , quand il paraĂźt sur le seuil, chacun se lĂšve en silence. Nul ne sait le fond de ce cĆur Ă la fois avide et craintif, que le plus petit obstacle va toucher jusquâau dĂ©sespoir, mais que rien ne saurait rassasier. Câest toujours ce prĂȘtre honteux quâun sourire dĂ©concerte aux larmes et qui arrache Ă grand labeur chaque mot de sa gorge aride. Mais, de cette lutte intĂ©rieure, rien ne paraĂźtra plus au dehors, jamais. Le visage est impassible, la haute taille ne se courbe plus, les longues mains ont Ă peine un tressaillement. Dâun regard, de ce regard profond, anxieux, qui ne cĂšde pas, il a traversĂ© les menues politesses, les mots vagues. DĂ©jĂ il interroge, il appelle. Les mots les plus communs, les plus dĂ©formĂ©s par lâusage reprennent peu Ă peu leur sens, Ă©veillent un Ă©trange Ă©cho. Quand il prononçait le nom de Dieu presque Ă voix basse, mais avec un tel accent, disait vingt ans aprĂšs un vieux mĂ©tayer de Saint-Gilles, lâestomac nous manquait, comme aprĂšs un coup de tonnerre⊠» Nulle Ă©loquence, et mĂȘme aucune de ces naĂŻvetĂ©s savoureuses dont les blasĂ©s sâĂ©merveilleront plus tard, et presque toutes, dâailleurs, dâauthenticitĂ© suspecte. La parole du futur curĂ© de Lumbres est difficile ; parfois mĂȘme elle choppe sur chaque mot, bĂ©gaye. Câest quâil ignore le jeu commode du synonyme et de lâĂ -peu-prĂšs, les dĂ©tours dâune pensĂ©e qui suit le rythme verbal et se modĂšle sur lui comme une cire. Il a souffert longtemps de lâimpuissance Ă exprimer ce quâil sent, de cette gaucherie qui faisait rire. Il ne se dĂ©robe plus. Il va quand mĂȘme. Il nâesquive plus lâhumiliant silence, lorsque la phrase commencĂ©e arrive Ă bout de course, tombe dans le vide. Il le rechercherait plutĂŽt. Chaque Ă©chec ne peut plus que bander le ressort dâune volontĂ© dĂ©sormais inflĂ©chissable. Il entre dans son sujet dâemblĂ©e, Ă la grĂące de Dieu. Il dit ce quâil a Ă dire, et les plus grossiers lâĂ©couteront bientĂŽt sans se dĂ©fendre, ne se refuseront pas. Câest quâil est impossible de se croire une minute la dupe dâun tel homme oĂč il vous mĂšne on sent quâil monte avec vous. La dure vĂ©ritĂ©, qui tout Ă coup dâun mot longtemps cherchĂ© court vous atteindre en pleine poitrine, lâa blessĂ© avant vous. On sent bien quâil lâa comme arrachĂ©e de son cĆur. HĂ© non ! il nây a rien ici pour les professeurs, aucune raretĂ©. Ce sont des histoires toutes simples ; celui-lĂ , il faut quâon lâĂ©coute, voilĂ tout⊠La bouilloire tremble et chante sur le poĂȘle, le chien avachi dort, le nez entre ses pattes, le grand vent du dehors fait crier la porte dans ses gonds et la noire corneille appelle Ă tue-tĂȘte dans le dĂ©sert aĂ©rien⊠Ils lâobservent de biais, rĂ©pondent avec embarras, sâexcusent, plaident lâignorance ou lâhabitude et, quand il se tait, se taisent aussi. â Mais que leur contez-vous donc, Ă nos bonnes gens ? demande lâabbĂ© Menou-Segrais. Les voilĂ tout retournĂ©s. Quand je parle de vous, pas un qui ose me regarder en face. Car il Ă©vite de poser Ă lâabbĂ© Donissan de ces questions directes qui exigent un oui ou un non⊠Pourquoi ?⊠Par prudence, sans doute, mais aussi par une crainte secrĂšte⊠Quelle crainte ? Le travail de la grĂące dans ce cĆur dĂ©jĂ troublĂ© a un caractĂšre de violence, dâĂąpretĂ©, qui le dĂ©concerte. Depuis cette nuit de NoĂ«l oĂč il a parlĂ© avec tant dâaudace, le curĂ© de Campagne nâa jamais voulu reprendre un entretien auquel il ne pense plus sans un certain embarras. Son vicaire, dâailleurs, nâest-il pas toujours simple, aussi docile, et dâune dĂ©fĂ©rence aussi parfaite, irrĂ©prochable ?⊠Aucun des confrĂšres qui lâapprochent nâa remarquĂ© en lui de changement. On le traite avec la mĂȘme indulgence, un peu mĂ©prisante ; on loue son zĂšle et sa piĂ©tĂ©. Le curĂ© de Larieux, son directeur, bon vieillard nourri de la moelle sulpicienne et qui le confesse chaque jeudi, ne manifeste aucune surprise, aucune inquiĂ©tude. Le dernier trait, fait pour le rassurer, déçoit au contraire lâabbĂ© Menou-Segrais, jusquâau malaise. Sans doute plus dâune fois, il a cru raffermir, par un dĂ©tour ingĂ©nieux, son autoritĂ© dĂ©faillante. Alors il propose, suggĂšre, ordonne, avec le dĂ©sir Ă peine avouĂ© dâĂȘtre un peu contredit. DĂ»t-il se rendre Ă de meilleures raisons, au moins se trouverait rompu cet insupportable silence ! Mais lâhumble soumission de lâabbĂ© Donissan rend cette derniĂšre ruse inutile. Quâil propose, il est aussitĂŽt obĂ©i. Câest en vain quâil Ă©prouve tour Ă tour la patience et la timiditĂ© du pauvre prĂȘtre, avec une sagacitĂ© cruelle, et que, par exemple, aprĂšs lâavoir longtemps dispensĂ© du sermon dominical, il le lui impose un jour, Ă lâimproviste. Le malheureux, au jour dit, sans un reproche, rassemble en hĂąte quelques feuillets couverts de sa grosse Ă©criture paysanne, monte en chaire, et pendant vingt mortelles minutes, les yeux baissĂ©s, livide, commente lâĂ©vangile du jour, hĂ©site, bredouille, sâanime Ă mesure, lutte dĂ©sespĂ©rĂ©ment jusquâau bout, et finit par atteindre Ă une espĂšce dâĂ©loquence Ă©lĂ©mentaire, presque tragique⊠Il recommence Ă prĂ©sent chaque dimanche, et, lorsquâil se tait, il court un murmure de chaise en chaise, quâil est seul Ă ne pas entendre, le profond soupir, comparable Ă rien, dâun auditoire tenu un moment sous la contrainte souveraine, et qui se dĂ©tend⊠â Cela va un peu mieux, dit au retour le doyen, mais câest encore si vague⊠si confus⊠â HĂ©las ! fait lâabbĂ©, avec une moue dâenfant qui va pleurer. Au dĂ©jeuner, ses mains tremblent encore. Entre temps, dâailleurs, lâabbĂ© Menou-Segrais prit une rĂ©solution plus grave, ayant ouvert toutes grandes, Ă son vicaire, les portes du confessionnal. Le doyen dâHauburdin fit cette annĂ©e les frais dâune retraite, prĂȘchĂ©e par deux FrĂšres Maristes. Lâun de ceux-ci, pris dâune mauvaise grippe, dut regagner Valenciennes au premier jour de la semaine sainte. Ă ce moment, le doyen pria son confrĂšre de Campagne de lui prĂȘter lâabbĂ© Donissan. â Il est jeune, ne craint point sa peine, est Ă toutes fins⊠JusquâĂ ce jour, sur les conseils du P. Denisanne, qui lâavait longuement entretenu de son Ă©lĂšve, le doyen de Campagne avait assez chichement mesurĂ© Ă celui-ci lâexercice du ministĂšre de la pĂ©nitence. Mal averti, et par un malentendu bien excusable, le PĂšre missionnaire se dĂ©chargea dâune partie de sa besogne sur le futur curĂ© de Lumbres, qui, du jeudi au samedi saint, ne quitta pas le confessionnal. Le canton dâHaubourdin est vaste, Ă la lisiĂšre du pays minier, mais le succĂšs de la retraite, pourtant, fut immense. Certes, aucun de ces prĂȘtres qui le jour de PĂąques prirent leur place au chĆur, en beau surplis frais, et virent sâagenouiller Ă la table de communion une foule innombrable, ne leva seulement le regard vers le jeune vicaire silencieux qui venait de sâoffrir pour la premiĂšre fois, dans les tĂ©nĂšbres et le silence, Ă lâhomme pĂ©cheur, son maĂźtre, qui ne le lĂąchera plus vivant. Jamais lâabbĂ© Donissan ne sâouvrit Ă personne des angoisses de cette entrevue dĂ©cisive, ou peut-ĂȘtre de sa suprĂȘme suavité⊠Mais, lorsque lâabbĂ© Menou-Segrais le revit, le soir de PĂąques, il fut si frappĂ© de son air distrait, absorbĂ©, quâil lâinterrogea aussitĂŽt avec une rudesse inaccoutumĂ©e, et la simple rĂ©ponse du pauvre prĂȘtre ne le rassura point assez. Un mot toutefois, Ă©chappĂ© beaucoup plus tard Ă lâabbĂ© Donissan, Ă©claire dâune Ă©trange lueur cette pĂ©riode obscure de sa vie. Quand jâĂ©tais jeune, avoua-t-il Ă M. Groselliers, je ne connaissais pas le mal je nâai appris Ă le connaĂźtre que de la bouche des pĂ©cheurs. » Ainsi les semaines succĂ©daient aux semaines, la vie reprenait paisible, monotone, sans que rien justifiĂąt une inquiĂ©tude singuliĂšre. Depuis le dernier entretien de la nuit de NoĂ«l, le silence gardĂ© par lâabbĂ© Donissan lâavait douloureusement déçu et lâobĂ©issance, la douceur contrainte et passive du futur curĂ© de Lumbres nâavait pas dissipĂ© lâamertume dâune espĂšce de malentendu dont il ne pĂ©nĂ©trait pas les causes. Ătait-ce un malentendu seulement ? De jour en jour ce vieillard dâexpĂ©rience et de savoir, si bien dĂ©fendu contre la tyrannie des apparences, sent peser sur ses Ă©paules une crainte indĂ©finissable. Le grand enfant qui, chaque soir, se met humblement Ă genoux et reçoit sa bĂ©nĂ©diction avant de regagner sa chambre connaĂźt son secret, et lui, il ne connaĂźt pas le sien. Pour si obstinĂ©ment quâil lâobservĂąt, il ne pouvait surprendre en lui un de ces signes extĂ©rieurs qui marquent lâactivitĂ© de lâorgueil et de lâambition, la recherche anxieuse, les alternatives de confiance et de dĂ©sespoir, une inquiĂ©tude qui ne trompe pas⊠Et pourtant⊠Ai-je point troublĂ© ce cĆur pour toujours, se disait-il en cherchant parfois le regard qui lâĂ©vitait, ou le feu qui le consume est-il pur ? Sa conduite est parfaite, irrĂ©prochable ; son zĂšle ardent, efficace, et dĂ©jĂ son ministĂšre porte du fruit⊠Que lui reprocher ? Combien dâautres seraient heureux de vieillir assistĂ©s dâun tel homme ! Son extĂ©rieur est dâun saint, et quelque chose en lui, pourtant repousse, met sur la dĂ©fensive⊠Il lui manque la joie⊠» * * * Or, lâabbĂ© Donissan connaissait la joie. Non pas celle-lĂ , furtive, instable, tantĂŽt prodiguĂ©e, tantĂŽt refusĂ©e â mais une autre joie plus sĂ»re, profonde, Ă©gale, incessante, et pour ainsi dire inexorable â pareille Ă une autre vie dans la vie, Ă la dilatation dâune nouvelle vie. Si loin quâil remontĂąt dans le passĂ©, il nây trouvait rien qui lui ressemblĂąt, il ne se souvenait mĂȘme pas de lâavoir jamais pressentie, ni dĂ©sirĂ©e. Ă prĂ©sent mĂȘme il en jouissait avec une aviditĂ© craintive, comme dâun pĂ©rilleux trĂ©sor que le maĂźtre inconnu va reprendre, dâune minute Ă lâautre, et quâon ne peut dĂ©jĂ laisser sans mourir. Aucun signe extĂ©rieur nâavait annoncĂ© cette joie et il semblait quâelle durĂąt comme elle avait commencĂ©, soutenue par rien, lumiĂšre dont la source reste invisible, oĂč sâabĂźme toute pensĂ©e, comme un seul cri Ă travers lâimmense horizon ne dĂ©passe pas le premier cercle de silence⊠CâĂ©tait la nuit mĂȘme que le doyen de Campagne avait choisie pour lâextraordinaire Ă©preuve, Ă la fin de cette nuit de NoĂ«l, dans la chambre oĂč le pauvre prĂȘtre sâĂ©tait enfui, le cĆur plein de trouble, Ă la premiĂšre pointe de lâaube. Quelque chose de gris, quâon peut Ă peine appeler le jour, montait dans les vitres, et la terre grise de neige, Ă lâinfini, montait avec elle. Mais lâabbĂ© Donissan ne la voyait pas. Ă genoux devant son lit dĂ©couvert, il repassait chaque phrase du singulier entretien, sâefforçant dâen pĂ©nĂ©trer le sens, puis tournait court, lorsquâun des mots entendus, trop prĂ©cis, trop net, impossible Ă parer, surgissait tout Ă coup dans sa mĂ©moire. Alors il se dĂ©battait en aveugle contre une tentation nouvelle plus dangereuse. Et son angoisse Ă©tait de ne pouvoir la nommer. La SaintetĂ© ! Dans sa naĂŻvetĂ© sublime, il acceptait dâĂȘtre portĂ© dâun coup du dernier au premier rang, par ordre. Il ne se dĂ©robait pas. LĂ oĂč Dieu vous appelle, il faut monter », avait dit lâautre. Il Ă©tait appelĂ©. Monter ou se perdre ! » Il Ă©tait perdu. La certitude de son impuissance Ă Ă©galer un tel destin bloquait jusquâĂ la priĂšre sur ses lĂšvres. Cette volontĂ© de Dieu sur sa pauvre Ăąme lâaccablait dâune fatigue surhumaine. Quelque chose de plus intime que la vie mĂȘme Ă©tait comme suspendue en lui. Lâartiste vieillissant quâon trouve mort devant lâĆuvre commencĂ©e, les yeux pleins du chef-dâĆuvre inaccessible â le fou bĂ©gayant qui lutte contre les images dont il nâest plus maĂźtre, pareilles Ă des bĂȘtes Ă©chappĂ©es â le jaloux bĂąillonnĂ© et qui nâa plus que son regard pour haĂŻr, devant la prĂ©cieuse chair profanĂ©e, ouverte, nâont pas senti plus profonde la fine et perfide pointe, la pĂ©nĂ©tration du dĂ©sespoir. Jamais le malheureux ne sâest vu lui-mĂȘme il le croit aussi clair, aussi net. Ignorant, craintif, ridicule, liĂ© Ă jamais par la contrainte dâune dĂ©votion Ă©troite, mĂ©fiante, renfermĂ© en soi, sans contact avec les Ăąmes, solitaire, dâintelligence et de cĆur stĂ©riles, incapable de ces excĂšs dans le bien, des magnifiques imprudences des grandes Ăąmes, le moins hĂ©roĂŻque des hommes. HĂ©las ! ce que son maĂźtre distingue en lui, nâest-ce pas ce qui subsiste encore des dons jadis reçus, dissipĂ©s ! La semence Ă©touffĂ©e ne lĂšvera plus. Elle a Ă©tĂ© jetĂ©e pourtant. Mille souvenirs lui reviennent de son enfance si Ă©trangement unie Ă Dieu et ces rĂȘves, ces rĂȘves-lĂ mĂȘmes â ĂŽ rage ! â dont il a craint la dangereuse suavitĂ© et que dans son Ăąpre zĂšle il a peu Ă peu recouverts⊠CâĂ©tait donc la voix inoubliable qui nâest que peu de jours entendue, avant que le silence se refermĂąt Ă jamais. Il a fui sans le savoir la divine main tendue â la vision mĂȘme du visage plein de reproche â puis le dernier cri au-dessus des collines, le suprĂȘme appel lointain, aussi faible quâun soupir. Chaque pas lâenfonce plus avant dans la terre dâexil mais il est toujours marquĂ© du signe que le serviteur de Dieu reconnaissait tout Ă lâheure sur son front. Jâaurais pu⊠jâaurais dû⊠mots effroyables ! Et sâil les surmontait une minute, il serait maĂźtre de nouveau ; ainsi le hĂ©ros vaincu dicte Ă ses familiers son MĂ©morial, refait Ă©ternellement ses calculs et ressuscite le passĂ©, pour Ă©touffer lâavenir qui remue encore dans son cĆur. Les plus forts ne sâabandonnent jamais Ă demi. Un ferme bon sens, sitĂŽt certaines bornes franchies, va jusquâau bout de son dĂ©lire. Cet homme qui regardera quarante ans le pĂ©cheur avec le regard de JĂ©sus-Christ, dont les plus rebelles ne lasseront pas lâespĂ©rance, et qui, comme sainte Scholastique, obtint tant parce quâil avait aimĂ© davantage, nâeut mĂȘme pas la force, en ce tragique moment, de lever les yeux vers la Croix, par laquelle tout est possible. Cette simple pensĂ©e, la premiĂšre dans une Ăąme chrĂ©tienne, et qui paraĂźt insĂ©parable du sentiment de notre impuissance et de toute vĂ©ritable humilitĂ©, ne lui vint pas. Nous avons dissipĂ© la grĂące de Dieu, rĂ©pĂ©tait au-dedans de lui une voix Ă©trangĂšre, mais avec son propre accent, nous sommes jugĂ©s, condamnĂ©s⊠DĂ©jĂ je ne suis plus jâaurais pu ĂȘtre ! » Vingt ans plus tard, au P. de Charras, futur abbĂ© de la Trappe dâAiguebelle, qui se plaignait amĂšrement Ă lui de la solitude intĂ©rieure oĂč il Ă©tait tombĂ©, doutant mĂȘme de son salut, le curĂ© de Lumbres disait, les yeux pleins de larmes â Je vous en prie, taisez-vous⊠Vous ne savez pas combien certains mots me sollicitent, et mĂȘme sur mon lit de mort, et dans la main du Seigneur, je ne pourrais les entendre impunĂ©ment. Mais, comme le PĂšre insistait, suppliait quâon lâĂ©coutĂąt jusquâau bout, en appelant Ă sa charitĂ© pour les Ăąmes, il le vit se dresser tout Ă coup, le regard Ă©garĂ©, la bouche dure, la main convulsivement serrĂ©e sur le dossier de sa chaise de paille. â Nâajoutez rien ! sâĂ©cria-t-il dâune voix qui cloua sur place son pĂ©nitent stupĂ©fait. Je vous lâordonne !⊠Puis, aprĂšs une minute de silence, encore tout pĂąle et frĂ©missant, il attira sur sa poitrine la tĂȘte du P. de Charras, la pressa de ses deux mains tremblantes et lui dit avec une Ă©mouvante confusion â Mon enfant, je me montre parfois tel que je suis⊠Pauvres Ăąmes qui viennent Ă plus pauvre quâelles !⊠Il y a telle et telle Ă©preuve que je nâose rĂ©vĂ©ler Ă personne de peur que lâincomprĂ©hensible indulgence quâon a pour moi ne fasse de mes misĂšres une gloire de plus⊠Jâai tant besoin de priĂšres, et ce sont des louanges quâon me donne !⊠Mais ils ne veulent pas ĂȘtre dĂ©trompĂ©s. Le jour se leva tout Ă fait. La petite chambre nue, sous la triste matinĂ©e de dĂ©cembre, apparut dans son humble dĂ©sordre la table de bois blanc sous ses livres Ă©parpillĂ©s, le lit de sangle poussĂ© contre le mur, un de ses draps traĂźnant Ă terre, et lâaffreux papier pĂąli⊠Une minute, le pauvre prĂȘtre regarda ces quatre murs si proches, et il en crut sentir la pression sur sa poitrine. LâintolĂ©rable sensation dâĂȘtre pris au piĂšge, de trouver dans la fuite un couloir sans issue, le mit soudain debout, le front glacĂ©, les bras mollis, dans une inexprimable terreur. Et tout Ă coup le silence se fit. CâĂ©tait comme, au travers dâune foule innombrable, ce bourdonnement qui prĂ©lude Ă lâĂ©touffement total du bruit, dans la suspension de lâattente⊠Une seconde encore la vague profonde de lâair oscille lentement, se retire. Puis lâĂ©norme masse vivante, tout Ă lâheure pleine de cris, retombe dâun bloc dans le silence. Ainsi les mille voix de la contradiction qui grondaient, sifflaient, grinçaient au cĆur de lâabbĂ© Donissan, avec une rage damnĂ©e, se turent ensemble. La tentation ne sâapaisait pas elle nâĂ©tait plus. La volontĂ© de lâabbĂ© Donissan, Ă la limite de son effort, sentit lâobstacle se dĂ©rober, et cette dĂ©tente fut si brusque que le pauvre prĂȘtre crut la ressentir jusque dans ses muscles, comme si le sol eĂ»t manquĂ© sous lui. Mais cette derniĂšre Ă©preuve ne dura quâun instant, et lâhomme qui tout Ă lâheure se dĂ©battait sans espoir, sous un poids sans cesse accru, sâĂ©veilla plus lĂ©ger quâun petit enfant, perdit la conscience mĂȘme de vivre, dans un vide dĂ©licieux. Ce nâĂ©tait pas la paix, car la vĂ©ritable paix nâest que lâĂ©quilibre des forces et la certitude intĂ©rieure en jaillit comme une flamme. Celui qui a trouvĂ© la paix nâattend rien dâautre, et lui, il Ă©tait dans lâattente dâon ne sait quoi de nouveau qui romprait le silence. Ce nâĂ©tait pas la lassitude dâune Ăąme surmenĂ©e, lorsquâelle trouve le fond de la douleur humaine et sây repose, car il dĂ©sirait au-delĂ . Et non plus ce nâĂ©tait pas lâanĂ©antissement dâun grand amour, car dans le dĂ©liement de tout lâĂȘtre le cĆur encore veille et veut donner plus quâil ne reçoit⊠Mais lui ne voulait rien il attendait. * * * Ce fut dâabord une joie furtive, insaisissable, comme venue du dehors, rapide, assidue, presque importune. Que craindre ou quâespĂ©rer dâune pensĂ©e non formulĂ©e, instable, du dĂ©sir lĂ©ger comme une Ă©tincelle ?⊠Et pourtant, ainsi que dans le dĂ©chaĂźnement de lâorchestre le maĂźtre perçoit la premiĂšre et lâimperceptible vibration de la note fausse, mais trop tard pour en arrĂȘter lâexplosion, ainsi le vicaire de Campagne ne douta pas que cela quâil attendait sans le connaĂźtre Ă©tait venu. * * * Ă travers la buĂ©e des vitres, lâhorizon sous le ciel nâoffrait quâun contour vague, presque obscur et tout le jour dâhiver, au contraire, Ă©tait dans la petite chambre une clartĂ© laiteuse, immobile, pleine de silence, comme vue au travers de lâeau. Et, dâune certitude absolue, lâabbĂ© Donissan connut que cette insaisissable joie Ă©tait une prĂ©sence. Lâangoisse Ă©vanouie, surgissent peu Ă peu dans son souvenir les pensĂ©es qui lâavaient plus tĂŽt suscitĂ©e, mais ces pensĂ©es-lĂ mĂȘmes Ă©taient maintenant sans force pour le dĂ©chirer. AprĂšs un premier mouvement dâeffroi, sa mĂ©moire craintive les effleurait une Ă une, avec prudence, puis elle sâen empara. Il sâenivrait Ă mesure de les sentir domptĂ©es, inoffensives, devenues les humbles servantes de sa mystĂ©rieuse allĂ©gresse. Dans un Ă©clair, tout lui parut possible, et le plus haut degrĂ© dĂ©jĂ gravi. Du fond de lâabĂźme oĂč il sâĂ©tait cru Ă jamais scellĂ©, voilĂ quâune main lâavait portĂ© dâun trait si loin quâil y retrouvait son doute, son dĂ©sespoir, ses fautes mĂȘmes transfigurĂ©es, glorifiĂ©es. Les bornes Ă©taient franchies du monde oĂč chaque pas en avant se paie dâun effort douloureux, et le but venait Ă lui avec la rapiditĂ© de la foudre. Cette vision intĂ©rieure fut brĂšve, mais Ă©blouissante. Lorsquâelle cessa, tout parut sâassombrir Ă nouveau, mais il vivait et respirait dans la mĂȘme lumiĂšre douce, et lâimage entrevue, puis reperdue, laissait derriĂšre elle, au lieu dâune certitude dont il sentait bien que la voluptĂ© eĂ»t brisĂ© son cĆur, un pressentiment ineffable. La main qui lâavait portĂ© sâĂ©cartait Ă peine, se tenait prĂȘte Ă sa portĂ©e, ne le laisserait plus⊠Et le sentiment de cette mystĂ©rieuse prĂ©sence fut si vif quâil tourna brusquement la tĂȘte, comme pour rencontrer le regard dâun ami. Pourtant, au sein mĂȘme de la joie, quelque chose subsiste encore, que lâextase nâabsorbe pas. Cela le gĂȘne, lâirrite, pareil Ă un dernier lien quâil nâose rompre⊠Ce lien brisĂ©, oĂč le flot lâentraĂźnerait-il ?⊠Parfois ce lien se relĂąche, et, comme un navire qui chasse sur ses ancres, son ĂȘtre est Ă©branlĂ© jusquâau fond⊠Est-ce un lien seulement, un obstacle Ă vaincre ?⊠Non cela qui rĂ©siste nâest pas une force aveugle. Cela sent, observe, calcule. Cela lutte pour sâimposer⊠Cela, nâest-ce pas lui-mĂȘme ? Nâest-ce pas la conscience engourdie qui lentement sâĂ©veille ?⊠La dilatation de la joie a Ă©tĂ©, selon lâextraordinaire parole de lâapĂŽtre, jusquâĂ la division de lâĂąme et de lâesprit. Il nâest pas possible dâaller plus loin sans mourir. Non ! En dĂ©tournant la tĂȘte, lâabbĂ© Donissan ne rencontre aucun regard ami, mais seulement, dans la glace, son visage pĂąle et contractĂ©. En vain il baisse aussitĂŽt les yeux il est trop tard. Il sâest surpris lui-mĂȘme dans ce geste instinctif, il essaie dâen pĂ©nĂ©trer le sens. Que cherchait-il ? Ce signe matĂ©riel dâune inquiĂ©tude jusquâalors vague, indĂ©cise, lâeffraie presque autant quâune prĂ©sence rĂ©elle, visible. De cette prĂ©sence, il a maintenant plus que le sentiment, une sensation nette, indicible. Il nâest plus seul⊠Mais avec qui ? Le doute, Ă peine formulĂ© dans son esprit, sâen rend maĂźtre. Dâun premier mouvement, il a voulu se jeter Ă genoux, prier. Pour la seconde fois, la priĂšre sâarrĂȘte sur ses lĂšvres. Le cri de lâhumble dĂ©tresse ne sera pas poussĂ© le suprĂȘme avertissement aura Ă©tĂ© donnĂ© en vain. La volontĂ© dĂ©jĂ cabrĂ©e Ă©chappe Ă la main qui la sollicite une autre sâen empare, dont il ne faut attendre pitiĂ© ni merci. Ah ! que lâautre est fort et adroit, quâil est patient quand il faut et, lorsque son heure est venue, prompt comme la foudre ! Le saint de Lumbres, un jour, connaĂźtra la face de son ennemi. Il faut cette fois quâil subisse en aveugle sa premiĂšre entreprise, reçoive son premier choc. La vie de cet homme Ă©trange, qui ne fut quâune lutte forcenĂ©e, terminĂ©e par une mort amĂšre, quâeĂ»t-elle Ă©tĂ© si, de ce coup, la ruse dĂ©jouĂ©e, il se fĂ»t abandonnĂ© sans effort Ă la misĂ©ricorde, sâil eĂ»t appelĂ© au secours ? FĂ»t-il devenu lâun de ces saints dont lâhistoire ressemble Ă un conte, de ces doux qui possĂšdent la terre, avec un sourire dâenfant roi ?⊠Mais Ă quoi bon rĂȘver ? Au moment dĂ©cisif, il accepte le combat, non par orgueil, mais dâun irrĂ©sistible Ă©lan. Ă lâapproche de lâadversaire, il sâemporte non de crainte, mais de haine. Il est nĂ© pour la guerre ; chaque dĂ©tour de sa route sera marquĂ© dâun flot de sang. Cependant la joie mystĂ©rieuse, comme Ă la pointe de lâesprit, veille encore, a peine troublĂ©e, petite flamme claire dans le vent⊠Et câest contre elle, ĂŽ folie ! quâil va se tourner Ă prĂ©sent. LâĂąme aride, qui ne connut jamais dâautre douceur quâune tristesse muette et rĂ©signĂ©e, sâĂ©tonne, puis sâeffraie, enfin sâirrite contre cette inexplicable suavitĂ©. Ă la premiĂšre Ă©tape de lâascension mystique, le cĆur manque au misĂ©rable pris de vertige, et de toutes ses forces il essaiera de rompre ce recueillement passif, le silence intĂ©rieur dont lâapparente oisivetĂ© le dĂ©concerte⊠Comme lâautre, qui sâest glissĂ© entre Dieu et lui, se dĂ©robe avec art ! Comme il avance et recule, avance encore, prudent, sagace, attentif⊠Comme il met ses pas dans les pas ! Le pauvre prĂȘtre croit flairer le piĂšge tendu, lorsque dĂ©jĂ les deux mĂąchoires lâĂ©treignent, et chaque effort les va resserrer sur lui. Dans la nuit qui retombe, la frĂȘle clartĂ© le dĂ©fie⊠Il provoque, il appelle presque la plĂ©niĂšre angoisse, miraculeusement dissipĂ©e. Toute certitude, mĂȘme du pire, nâest-elle pas meilleure que la halte anxieuse, au croisement des routes, dans la nuit perfide ? Cette joie sans cause ne peut ĂȘtre quâune illusion. Une espĂ©rance si secrĂšte, au plus intime, au plus profond, nĂ©e tout Ă coup â qui nâa pas dâobjet â indĂ©finie, ressemble trop Ă la prĂ©somption de lâorgueil⊠Non ! Le mouvement de la grĂące nâa pas cet attrait sensuel⊠Il lui faut dĂ©raciner cette joie ! SitĂŽt sa rĂ©solution prise, il nâhĂ©site plus. LâidĂ©e du sacrifice Ă consommer ici mĂȘme â dans un instant â pointe en lui cette autre flamme du dĂ©sespoir intrĂ©pide, force et faiblesse de cet homme unique, et son arme que tant de fois Satan lui retournera dans le cĆur. Son visage, maintenant glacĂ©, reflĂšte dans le regard sombre la dĂ©termination dâune violence calculĂ©e. Il sâapproche de la fenĂȘtre, lâouvre. Ă la barre dâappui, jadis brisĂ©e, la fantaisie dâun prĂ©dĂ©cesseur de lâabbĂ© Menou-Segrais a substituĂ© une chaĂźne de bronze, trouvĂ©e au fond de quelque armoire de sacristie. De ses fortes mains, lâabbĂ© Donissan lâarrache des deux clous qui la fixent. Une minute plus tard, lâĂ©trange discipline tombait en sifflant sur son dos nu. Un mot surpris par hasard, le tĂ©moignage de quelques visiteurs familiers, de rares confidences faites en termes obscurs permettent seulement de rĂȘver aux mortifications rares et singuliĂšres du curĂ© de Lumbres, car il sâappliquait Ă les celer Ă tous, avec un soin minutieux. Plus dâune fois sa malice mĂȘme Ă©gara la curiositĂ©, et tel Ă©crivain cĂ©lĂšbre, amateur dâĂąmes comme ils disentâŠ, venu pour un si beau cas, sâen retourna mystifiĂ©. Mais, si certaines de ces mortifications, et par exemple les jeĂ»nes dont lâeffrayante rigueur passe la raison, nous sont Ă peu prĂšs connues, il a emportĂ© le secret dâautres chĂątiments plus rudes. Sa derniĂšre priĂšre fut pour obtenir de la pitiĂ© dâun ami quâaucun mĂ©decin ne le visitĂąt. La pauvre fille qui lâassistait, devenue MĂšre Marie des Anges, alors servante au bourg de Bresse, a rapportĂ© que la naissance de son cou et ses Ă©paules Ă©taient couvertes de cicatrices, quelques-unes formant bourrelet, de lâĂ©paisseur du petit doigt. DĂ©jĂ le docteur Leval, au cours dâune premiĂšre crise, avait relevĂ© sur ses flancs les traces profondes dâanciennes brĂ»lures et, comme il sâen Ă©tonnait discrĂštement devant lui, le saint, rouge de confusion, garda le silence⊠â Jâai fait aussi dans mon temps quelques folies, disait-il un soir Ă lâabbĂ© Dargent, qui lui faisait lecture dâun chapitre de la vie des PĂšres du DĂ©sert⊠Et comme lâautre lâinterrogeait du regard, il reprit avec un sourire plein dâembarras, mais aussi dâinnocente malice â Voyez-vous, les jeunes gens ne doutent de rien il faut bien quâils jettent leur gourme. Ă prĂ©sent, debout au pied du petit lit, il frappait et frappait sans relĂąche, dâune rage froide. Aux premiers coups, la chair soulevĂ©e laissa filtrer Ă peine quelques gouttes de sang. Mais il jaillit tout Ă coup, vermeil. Chaque fois la chaĂźne sifflante, un instant tordue au-dessus de sa tĂȘte, venait le mordre au flanc, et sây reployait comme une vipĂšre il lâen arrachait du mĂȘme geste, et la levait de nouveau, rĂ©gulier, attentif, pareil Ă un batteur sur lâaire. La douleur aiguĂ«, Ă laquelle il avait rĂ©pondu dâabord par un gĂ©missement sourd, puis seulement de profonds soupirs, Ă©tait comme noyĂ©e dans lâeffusion du sang tiĂšde qui ruisselait sur ses reins et dont il sentait seulement la terrible caresse. Ă ses pieds une tache brune et rousse sâĂ©largissait sans quâil lâaperçût. Une brume rose Ă©tait entre son regard et le ciel livide, quâil contemplait dâun Ćil Ă©bloui. Puis cette brume disparut tout Ă coup, et avec elle le paysage de neige et de boue, et la clartĂ© mĂȘme du jour. Mais il frappait et frappait encore dans ces nouvelles tĂ©nĂšbres, il eĂ»t frappĂ© jusquâĂ mourir. Sa pensĂ©e, comme engourdie par lâexcĂšs de la douleur physique, ne se fixait plus et il ne formait aucun dĂ©sir, sinon dâatteindre et de dĂ©truire, dans cette chair intolĂ©rable, le principe mĂȘme de son mal. Chaque nouvelle violence en appelait une autre plus forte, impuissante encore Ă le rassasier. Car il en Ă©tait Ă ce paroxysme oĂč lâamour trompĂ© nâest plus fort que pour dĂ©truire. Peut-ĂȘtre croyait-il Ă©treindre et dĂ©tester cette part de lui-mĂȘme, trop pesante, le fardeau de sa misĂšre, impossible Ă tirer jusquâen haut ; peut-ĂȘtre croyait-il chĂątier ce corps de mort dont lâapĂŽtre souhaitait aussi dâĂȘtre dĂ©livrĂ©, mais la tentation Ă©tait dĂšs lors plus avant dans son cĆur, et il se haĂŻssait tout entier. Ainsi lâhomme qui ne peut survivre Ă son rĂȘve, il se haĂŻssait⊠Mais il nâavait dans la main quâune arme inoffensive, dont il se dĂ©chirait en vain. Cependant il frappait sans relĂąche, trempĂ© de sueur et de sang, les yeux clos, et seule le tenait debout, sans doute, sa mystĂ©rieuse colĂšre. Un bourdonnement aigu remplissait maintenant ses oreilles, comme sâil eĂ»t glissĂ© Ă pic dans une eau profonde. Ă travers ses paupiĂšres serrĂ©es, deux fois, trois fois, une flamme brĂšve et haute jaillit, puis ses tempes battirent Ă coups si rapides que sa tĂȘte douloureuse vibra. La chaĂźne Ă©tait entre ses doigts raidis Ă chaque coup plus souple et plus vive, Ă©trangement agile et perfide, avec un bruissement lĂ©ger. Jamais celui quâon appela le saint de Lumbres nâosa depuis forcer la nature dâun cĆur si follement tĂ©mĂ©raire. Jamais il ne lui porta tel dĂ©fi. La chair de ses reins nâĂ©tait quâune plaie ardente, cent fois mĂąchĂ©e et remĂąchĂ©e, baignĂ©e dâun sang Ă©cumant, et cependant toutes ces morsures ne faisaient quâune seule souffrance â indĂ©terminĂ©e, totale, enivrante â comparable au vertige du regard dans une lumiĂšre trop vive lorsque lâĆil ne discerne plus rien que sa propre douleur Ă©blouissante⊠Tout Ă coup, la chaĂźne trop tĂŽt brandie, se repliant sur elle-mĂȘme, faillit Ă©chapper Ă sa main et le frappa rudement Ă la poitrine. Le dernier maillon lâatteignit au-dessous du sein droit avec une telle force quâil y fit voler un lambeau de chair comme un copeau sous la varlope. La surprise, plutĂŽt que la souffrance mĂȘme, lui arracha un cri aigu, vite Ă©touffĂ©, tandis quâil levait encore la discipline de bronze. Le feu qui brĂ»lait dans ses yeux nâĂ©tait plus de ce monde. La haine aveugle qui lâanimait contre lui-mĂȘme Ă©tait de celles que rien nâapaise ici-bas, et pour lesquelles tout le sang de la race humaine, sâil pouvait couler dâun seul coup, ne serait quâune goutte dâeau sur un fer rouge⊠Mais, comme il abaissait le bras, ses doigts sâouvrirent dâeux-mĂȘmes, et il sentit sa main retomber. En mĂȘme temps ses reins flĂ©chirent et tous ses muscles se relĂąchĂšrent Ă la fois. Il glissa sur les genoux, fit pour se relever un effort immense, chancela de nouveau, les bras Ă©tendus, Ă tĂątons, secouĂ© par un tremblement convulsif. En vain il tenta de regagner la fenĂȘtre, vers la pĂąle clartĂ© du dehors, entrevue sans la reconnaĂźtre, Ă travers ses yeux mi-clos. Lâaffreuse lutte soutenue nâĂ©tait dĂ©jĂ plus quâun souvenir vague, indĂ©terminĂ©, comme dâun rĂȘve. Ainsi lâanxiĂ©tĂ© survit au cauchemar, prĂ©sence invisible, inexplicable, dans la paix et le recueillement de lâaube⊠Il sâassit au pied du lit, laissa retomber sa tĂȘte et sâendormit. Quand il sâĂ©veilla, le soleil remplissait la chambre, il entendit sonner les cloches dans le ciel limpide. Sa montre marquait neuf heures. Un long moment le reflet au mur suffit Ă occuper sa pensĂ©e, puis ses yeux firent lentement le tour de la chambre, et il sâĂ©tonna de la large tache luisante sur le parquet de sapin, de la chaĂźne jetĂ©e en travers. Alors il sourit dâun sourire dâenfant. Ainsi la terrible besogne Ă©tait achevĂ©e elle Ă©tait achevĂ©e, voilĂ tout. Elle Ă©tait faite. Son dĂ©lire passĂ© ne lui laissait aucune amertume Ă mesure que les dĂ©tails se reprĂ©sentaient Ă son esprit, il les Ă©cartait un par un, sans curiositĂ©, sans colĂšre. Ă prĂ©sent, sa pensĂ©e flottait au-delĂ , dans une lumiĂšre si douce ! Il la sentait plus calme, plus lucide quâĂ aucun autre moment de sa vie, mais inexprimablement dĂ©tachĂ©e du passĂ©. Ce nâĂ©tait dĂ©jĂ plus lâaccablement, la demi-torpeur du rĂ©veil. Les derniers voiles Ă©taient effacĂ©s, il se retrouvait lui-mĂȘme, sâobservant dâune conscience claire et active, mais avec un dĂ©sintĂ©ressement surhumain. Le soleil Ă©tait dĂ©jĂ haut. La diligence de Beaugrenant passait sur la route en grinçant. La voix familiĂšre de lâabbĂ© Menou-Segrais sâĂ©levait dans le petit jardin, Ă laquelle une autre voix rĂ©pondait, plus aiguĂ«, celle de la gouvernante Estelle⊠LâabbĂ© Donissan prĂȘta lâoreille et entendit son nom prononcĂ© deux fois. Dâun geste instinctif, il voulut se jeter au bas du lit. Mais Ă peine ses pieds touchaient terre quâune douleur atroce le ceignit, et il sâarrĂȘta debout, au milieu de la piĂšce, la gorge pleine de cris. Lâenchantement cessa tout Ă coup. Quâavait-il fait ?⊠* * * Une minute encore, immobile, repliĂ© sur lui-mĂȘme, il tenta de se reprendre pour un nouvel effort, â un second pas â dont toute sa chair hĂ©rissĂ©e attendait lâarrachement. La glace posĂ©e sur sa table lui renvoyait de lui-mĂȘme une image de cauchemar⊠Ses flancs nus, sous la chemise en lambeaux, nâĂ©taient quâune plaie. Au-dessous du sein, la blessure saignait encore. Mais les dĂ©chirures plus profondes de son dos et de ses reins lâinvestissaient dâune flamme intolĂ©rable, et, comme il tentait de lever le bras, il lui sembla que lâextrĂȘme pointe de cette flamme poussait jusquâau cĆur⊠Quâai-je fait ? rĂ©pĂ©tait-il tout bas, quâai-je fait ?⊠» La pensĂ©e de comparaĂźtre tout Ă lâheure, dans un instant, devant lâabbĂ© Menou-Segrais, lâimminence du scandale, les soins Ă subir, cent autres images encore achevaient de lâaccabler. Pas une minute cet homme incomparable nâosa dâailleurs songer, pour sa dĂ©fense, Ă ceux des serviteurs de Dieu quâune mĂȘme terreur sacrĂ©e arma parfois contre leur propre chair⊠Un pas de plus, se disait-il seulement, et les plaies vont sâouvrir⊠il faudra sans doute appeler. » Baissant les yeux, il vit ses gros souliers dans une flaque de sang. â LâabbĂ© ? fit Ă travers la porte une voix tranquille, lâabbĂ© ?⊠â Monsieur le doyen ?⊠rĂ©pondit-il sur le mĂȘme ton. â Le dernier coup de la messe va sonner, mon petit il est temps, grand temps⊠NâĂȘtes-vous pas souffrant, au moins ? â Une minute, sâil vous plaĂźt, reprit lâabbĂ© Donissan avec calme. Sa rĂ©solution Ă©tait prise, le sort Ă©tait jetĂ©. Comment fit-il en serrant les dents un nouveau pas, un pas dĂ©cisif, jusquâĂ la cuvette, oĂč il trempa aussitĂŽt la serviette de grosse toile bise ? Par quel autre miracle subit-il sans un soupir la morsure de lâeau glacĂ©e sur son dos et sur ses flancs ? Comment rĂ©ussit-il Ă rouler autour de lui, sur la peau vive, deux de ses pauvres chemises ? Il fallut encore les serrer avec force pour que la lente hĂ©morragie cessĂąt et, Ă chaque mouvement, les plis entraient plus profond. Il lava soigneusement le parquet, fit une cachette aux linges rougis, brossa ses souliers, mit tout en ordre, descendit lâescalier, ne respira que sur la route â libre â car il nâeĂ»t pu cacher Ă lâabbĂ© Menou-Segrais le frisson de la fiĂšvre qui faisait trembler ses mĂąchoires⊠à prĂ©sent, le vent dâhiver fouettait en plein ses joues, et il sentait ses yeux brĂ»ler dans leurs orbites comme deux charbons. Ă travers lâair coupant, irisĂ© dâune poussiĂšre de neige, il tenait Ăąprement son regard fixĂ© sur le clocher plein de soleil. Les couples endimanchĂ©s le saluaient en passant ; il ne les voyait point. Pour parcourir ces trois cents mĂštres, il dut se reprendre vingt fois, sans que rien dĂ©nonçùt, dans son pas toujours Ă©gal, les pĂ©ripĂ©ties de la lutte intĂ©rieure oĂč il prodiguait, jetait Ă pleines mains ces forces profondes, irrĂ©parables, dont chaque ĂȘtre vivant nâa que sa juste mesure. Au seuil du petit cimetiĂšre, les clous de ses souliers glissĂšrent sur le silex et il dut faire, pour se redresser, un effort surhumain. La porte nâĂ©tait plus quâĂ vingt pas. Il lâatteignit encore. Et encore cette autre porte basse de la sacristie, au-delĂ de lâĂ©chiquier vertigineux des dalles noires et blanches, oĂč le reflet des vitraux danse Ă ses yeux Ă©blouis⊠Et la sacristie mĂȘme, pleine de lâĂącre odeur de rĂ©sine, dâencens et de vin rĂ©pandu⊠Tout autour les enfants de chĆur, rouges et blancs, tournent et bourdonnent comme un essaim. Il passe, un par un, les ornements, dâun geste machinal, les yeux clos, remĂąchant les priĂšres dâusage dans sa bouche, amĂšre. En nouant les cordons de la chasuble, il gĂ©mit, et jusquâau pied de lâautel le mĂȘme gĂ©missement imperceptible ne cessa pas, roulait dans sa gorge⊠DerriĂšre lui, mille bruits divers rebondissent jusquâaux voĂ»tes, pour sây confondre en un seul murmure â ce vide sonore auquel il devra faire face, Ă lâintroĂŻt, les bras Ă©tendus⊠Il monte Ă tĂątons les trois marches, sâarrĂȘte. Alors, il regarde la Croix. Ă vous, qui ne connĂ»tes jamais du monde que des couleurs et des sons sans substance, cĆurs sensibles, bouches lyriques oĂč lâĂąpre vĂ©ritĂ© fondrait comme une praline â petits cĆurs, petites bouches â ceci nâest point pour vous. Vos diableries sont Ă la mesure de vos nerfs fragiles, de vos prĂ©cieuses cervelles, et le Satan de votre Ă©trange rituaire nâest que votre propre image dĂ©formĂ©e, car le dĂ©vot de lâunivers charnel est Ă soi-mĂȘme Satan. Le monstre vous regarde en riant, mais il nâa pas mis sur vous sa serre. Il nâest pas dans vos livres radoteurs, et non plus dans vos blasphĂšmes ni vos ridicules malĂ©dictions. Il nâest pas dans vos regards avides, dans vos mains perfides, dans vos oreilles pleines de vent. Câest en vain que vous le cherchez dans la chair plus secrĂšte que votre misĂ©rable dĂ©sir traverse sans sâassouvir, et la bouche que vous mordez ne rend quâun sang fade et pĂąli⊠Mais il est cependant⊠Il est dans lâoraison du Solitaire, dans son jeĂ»ne et sa pĂ©nitence, au creux de la plus profonde extase, et dans le silence du cĆur⊠Il empoisonne lâeau lustrale, il brĂ»le dans la cire consacrĂ©e, respire dans lâhaleine des vierges, dĂ©chire avec la haire et la discipline, corrompt toute voie. On lâa vu mentir sur les lĂšvres entrouvertes pour dispenser la parole de vĂ©ritĂ©, poursuivre le juste, au milieu du tonnerre et des Ă©clairs du ravissement bĂ©atifique, jusque dans les bras mĂȘme de Dieu⊠Pourquoi disputerait-il tant dâhommes Ă la terre sur laquelle ils rampent comme des bĂȘtes, en attendant quâelle les recouvre demain ? Ce troupeau obscur va tout seul Ă sa destinĂ©e⊠Sa haine sâest rĂ©servĂ© les saints. Alors il regarde la Croix. Depuis la veille il nâa pas priĂ©, et peut-ĂȘtre ne prie t-il pas encore. En tout cas, ce nâest pas une supplication qui monte Ă ses lĂšvres. Dans le grand dĂ©bat de la nuit, câĂ©tait bien assez de tenir tĂȘte et de rendre coup pour coup lâhomme qui dĂ©fend sa vie dans un combat dĂ©sespĂ©rĂ© tient son regard ferme devant lui, et ne scrute pas le ciel dâoĂč tombe la lumiĂšre inaltĂ©rable sur le bon et sur le mĂ©chant. Dans lâexcĂšs de sa fatigue ses souvenirs le pressent, mais groupĂ©s au mĂȘme point de la mĂ©moire, ainsi que les rayons lumineux au foyer de la lentille. Ils ne font quâune seule douleur. Tout lâa déçu ou trompĂ©. Tout lui est piĂšge et scandale. De la mĂ©diocritĂ© oĂč il se dĂ©sespĂ©rait de languir, la parole de lâabbĂ© Menou-Segrais lâa portĂ© Ă une hauteur oĂč la chute est inĂ©vitable. Lâancienne dĂ©rĂ©liction nâĂ©tait-elle point prĂ©fĂ©rable Ă la joie qui lâa déçu ! Ă joie plus haĂŻe dâavoir Ă©tĂ©, un moment, tant aimĂ©e ! Ă dĂ©lire de lâespĂ©rance ! Ă sourire, ĂŽ baiser de la trahison ! Dans le regard quâil fixe toujours â sans un mot des lĂšvres, sans mĂȘme un soupir â sur le Christ impassible, sâexprime en une fois la violence de cette Ăąme forcenĂ©e. Telle la face entrevue du mauvais pauvre, Ă la haute fenĂȘtre resplendissante, dans la salle du festin. Toute joie est mauvaise, dit ce regard. Toute joie vient de Satan. Puisque je ne serai jamais digne de cette prĂ©fĂ©rence dont se leurre mon unique ami, ne me trompe pas plus longtemps, ne mâappelle plus ! Rends-moi Ă mon nĂ©ant. Fais de moi la matiĂšre inerte de ton Ćuvre. Je ne veux pas de la gloire ! Je ne veux pas de la joie ! Je ne veux mĂȘme plus de lâespĂ©rance ! Quâai-je Ă donner ? Que me reste-t-il ? Cette espĂ©rance seule. Retire-la-moi. Prends-la ! Si je le pouvais, sans te haĂŻr, je tâabandonnerais mon salut, je me damnerais pour ces Ăąmes que tu mâas confiĂ©es par dĂ©rision, moi, misĂ©rable ! Et il dĂ©fiait ainsi lâabĂźme, il lâappelait dâun vĆu solennel, avec un cĆur pur⊠III. Le vicaire de Campagne prit la route de Beaulaincourt et descendit vers Ătaples Ă travers la plaine. â Câest une promenade, trois lieues au plus, avait dit M. Menou-Segrais, en souriant. Allez Ă pied, puisque câest votre plaisir. Il nâignorait pas le goĂ»t naĂŻf du pauvre prĂȘtre pour les voyages en chemin de fer. Mais cette fois lâabbĂ© Donissan ne rougit pas comme Ă lâordinaire⊠MĂȘme il sourit, non sans malice. Le doyen de Campagne lâenvoyait Ă son confrĂšre dâĂtaples, Ă qui les derniers exercices dâune retraite donnaient beaucoup de souci. Les deux rĂ©demptoristes qui, depuis plus dâune semaine, trois fois le jour, retentissaient, Ă bout de souffle, demandaient grĂące Ă leur tour. Il semblait impossible dâimposer aux malheureux la suprĂȘme Ă©preuve dâun jour et dâune nuit passĂ©s au confessionnal Votre jeune collaborateur voudra bien nous apporter le secours de son zĂšle », avait Ă©crit lâarchiprĂȘtre. Et lâabbĂ© Donissan accourait Ă cet innocent appel. Il allait, sous une pluie de novembre, Ă grands pas, au milieu des prĂ©s dĂ©serts. Ă sa gauche, la mer se devinait, invisible, Ă la limite de lâhorizon pressĂ© dâun ciel mouvant, couleur de cendre. Ă sa droite, les derniĂšres collines. Devant lui, la muette Ă©tendue plate. Le vent dâouest plaquait sa soutane aux genoux, soulevant par intervalles une poussiĂšre dâeau glacĂ©e, au goĂ»t de sel. Il avançait pourtant dâun pas rĂ©gulier, sans dĂ©vier dâune ligne, son parapluie de coton roulĂ© sous le bras. QuâeĂ»t-il osĂ© demander de plus ? Chaque pas le rapprochait de la vieille Ă©glise, dĂ©jĂ reconnue, si Ă©trangement casquĂ©e dans sa dĂ©tresse solitaire. Il y devine, autour du confessionnal, le petit peuple fĂ©minin, habile Ă gagner la premiĂšre place, querelleur, Ă mines dĂ©votes, regards Ă double et triple dĂ©tente, lĂšvres saintement jointes ou pincĂ©es dâun pli mauvais â puis, auprĂšs du troupeau murmurant, si gauches et si roides !⊠les hommes. Chose singuliĂšre, et lâon voudrait pouvoir dire, en un tel sujet, exquise ! Le rude jeune prĂȘtre, Ă cette pensĂ©e, sâĂ©meut dâune tendresse inquiĂšte ; il hĂąte le pas sans y songer, avec un sourire si doux et si triste quâun roulier qui passe lui tire son chapeau sans savoir pourquoi⊠On lâattend. Jamais mĂšre sur le chemin du retour, et qui rĂȘve au merveilleux petit corps qui tiendra bientĂŽt tout entier dans sa caresse, nâeut dans le regard plus dâimpatience et de candeur⊠Et dĂ©jĂ se creuse, Ă travers le sable, le lit du fleuve amer, dĂ©jĂ la colline aride et la haute silhouette du phare blanc dans les sapins noirs. Depuis des semaines, lâabbĂ© Menou-Segrais nâespĂšre plus lire dans un cĆur si secret. Le sombre silence du vicaire semblait jadis moins impĂ©nĂ©trable que sa prĂ©sente humeur, toujours Ă©gale, presque enjouĂ©e. Vingt fois il a interrogĂ© lâabbĂ© Chapdelaine, curĂ© de Larieux, qui chaque jeudi confesse lâabbĂ© Donissan. Le vieux prĂȘtre se dĂ©fend de rien trouver dâextraordinaire dans les propos de son pĂ©nitent, et sâamuse bonnement des scrupules de son confrĂšre. Un enfant, rĂ©pĂšte-t-il, un vĂ©ritable enfant, une trĂšs bonne pĂąte. Il rit aux larmes. Mais vous voyez partout, cher ami, des cas de conscience singuliers !⊠SĂ©rieux Je voudrais que vous entendiez ses confessions. Voyons ! nous avons tous passĂ© par lĂ , au dĂ©but de notre ministĂšre un peu dâinquiĂ©tude, des rĂȘveries, un goĂ»t exagĂ©rĂ© de lâoraison⊠Tout Ă fait grave Lâoraison est une trĂšs bonne chose, excellente. Nâen abusons pas. Nous ne sommes pas des Chartreux, cher ami, nous avons affaire Ă de bonnes gens, trĂšs simples, et qui, pour la plupart, ont oubliĂ© leur catĂ©chisme. Il ne faut pas voler trop haut, perdre contact. Riant de nouveau Imaginez ça ! Il se donnait la discipline. Je ne vous dĂ©crirai pas lâinstrument vous ne me croiriez point. Je lui ai interdit ces sĂ©vĂ©ritĂ©s absurdes. Il a, dâailleurs, cĂ©dĂ© tout de suite, sans discussion. Il mâobĂ©it, jâen suis sĂ»r. Je nâai jamais rencontrĂ© de sujet plus docile une trĂšs bonne pĂąte. » LâabbĂ© Menou-Segrais juge inopportun de prolonger la discussion et, toujours prudent, feint de se rendre Ă de si bons arguments. Mais il se demande avec curiositĂ© Pourquoi diable lâenfant a-t-il choisi, entre tant, cet imbĂ©cile ?⊠» Il finit par perdre le fil de ses dĂ©ductions subtiles. La vĂ©ritĂ©, toutefois, est si simple ! LâabbĂ© Donissan, de tous, a tranquillement choisi le plus vieux. Non par bravade ou dĂ©dain, comme on pourrait le croire ; mais parce que cette promotion Ă lâanciennetĂ© lui semble admirablement judicieuse, Ă©quitable. MĂȘmement, chaque jeudi, il Ă©coute le petit discours de M. Chapdelaine. Il est seul au monde capable de recueillir une si pauvre parole, et avec tant dâamour que le bonhomme, surpris et flattĂ©, finit par trouver lui-mĂȘme un sens Ă son bredouillement confus. ⊠Oserait-il sâavouer, pourtant, ce jeune prĂȘtre audacieux, quâil recherche pour elle-mĂȘme la pieuse sottise ? Peut-ĂȘtre, il lâoserait. Mais il sait si peu de chose du grand dĂ©bat dont il est lâenjeu ! Il soutient une gageure impossible, et ne sâen doute pas. Sans doute lâavertissement solennel de lâabbĂ© Menou-Segrais lâa troublĂ© pour un temps, puis un autre travail a tellement endurci son cĆur quâil est comme physiquement insensible Ă lâaiguillon du dĂ©sespoir. Au plein du combat le plus tĂ©mĂ©raire quâun homme ait jamais livrĂ© contre lui-mĂȘme, il ne dĂ©libĂšre pas de le livrer seul littĂ©ralement, il nâĂ©prouve le besoin dâaucun appui. Ce qui pourrait ĂȘtre prĂ©somption nâest ici que simplicitĂ© il est dupe de sa force, comme un autre de sa faiblesse ; il ne croit rien entreprendre que de commun, dâordinaire. Il nâa rien Ă dire de lui. Sous ses yeux, la petite ville sâassombrit, semble descendre sous lâhorizon. Il hĂąte le pas. Que ne peut-il atteindre, inaperçu, le coin sombre oĂč, jusquâau souper, puis dans la nuit, il restera seul, seul derriĂšre la frĂȘle muraille de bois, lâoreille penchĂ©e vers les bouches invisibles ! Mais il sâinquiĂšte des visages inconnus quâil lui faudra dâabord affronter. LâarchiprĂȘtre, seulement entrevu Ă la derniĂšre PentecĂŽte, les deux missionnaires â dâautres peut-ĂȘtre ?⊠Depuis quelques mois le futur curĂ© de Lumbres sâĂ©tonne de certains regards, de certaines paroles dont il nâentend pas encore le sens, dâune curiositĂ© que sa naĂŻvetĂ© a prise dâabord pour mĂ©fiance ou mĂ©pris, mais qui, peu Ă peu, crĂ©e autour de lui une atmosphĂšre Ă©trange, dont il a honte. En vain il sâefface, se fait plus humble, fuit toute amitiĂ© nouvelle, sa solitude mĂȘme a lâair de tenter les plus indiffĂ©rents, sa timiditĂ© un peu farouche les dĂ©fie, sa tristesse les attire. Parfois câest lui-mĂȘme qui rompt le silence, lorsquâun mot Ă©chappĂ© par hasard a tout Ă coup sollicitĂ© sa grande Ăąme. Et jusquâĂ ce que la surprise muette de tous lâait rappelĂ© Ă lui-mĂȘme et quâil se taise de nouveau il parle, parle avec cette Ă©loquence embarrassĂ©e, bĂ©gayante, dâune pensĂ©e qui semble traĂźner la parole aprĂšs elle, comme un fardeau⊠Mais le plus souvent, il Ă©coute, avec une attention extrĂȘme, le regard avide et douloureux, tandis que la secrĂšte priĂšre de ses lĂšvres surprend les vieux prĂȘtres futiles dans leur innocent bavardage. Son Ă©trangetĂ© frappe dâabord. Nul, un seul exceptĂ©, nâa le pressentiment de ce magnifique destin. Câest assez sâil trouble et divise. Et dâailleurs que peut-on reconnaĂźtre dans cet homme singulier ? On lâobserve en vain. On pourrait lâĂ©pier. Sur lâordre de lâabbĂ© Chapdelaine, il a renoncĂ© sans dĂ©bat aux mortifications dont le crĂ©dule vieux prĂȘtre soupçonne Ă peine lâeffrayante cruautĂ©, encore que lâabbĂ© Donissan ait rĂ©pondu Ă toutes les questions avec sa franchise habituelle. Mais cette franchise mĂȘme fait illusion. Pour le vicaire de Campagne ce sont lĂ des faits du passĂ©, des Ă©pisodes. Il les avoue sans embarras. Il accorde volontiers que câest peu pour dompter la nature quâune Ă©triviĂšre bien tranchante. Le curĂ© de Lumbres dira plus tard Notre pauvre chair consomme la souffrance, comme le plaisir, avec une mĂȘme aviditĂ© sans mesure. » Nous avons pu lire, Ă©crit de sa main, en marge dâun chapitre des Exercices de saint Ignace, cet ordre Ă©trange Si tu crois devoir te chĂątier, frappe fort, et peu de temps. » Il disait aussi Ă ses sĆurs du Carmel dâAire Souvenons-nous que Satan sait tirer parti dâune oraison trop longue, ou dâune mortification trop dure. » Notre bonhomme est maintenant tout Ă fait raisonnable », affirme le curĂ© de Larieux. Il est vrai. Sa tĂȘte reste froide et lucide. Jamais il ne fut dupe des mots. Son imagination est plutĂŽt courte. Le cĆur consume jusquâĂ sa cendre. Au crĂ©puscule, le vent sâapaise, une brume lĂ©gĂšre monte du sol saturĂ©. Pour la premiĂšre fois depuis son dĂ©part, le vicaire de Campagne sent la fatigue. Il a dâailleurs dĂ©passĂ© Verlimont et, jusquâĂ lâĂ©glise, Ă prĂ©sent prochaine, le chemin est facile et sĂ»r. Pourtant il sâarrĂȘte, et finit par sâasseoir sur la terre, au croisement des deux routes de Campreneux et de Verton. Une paysanne le vit, tĂȘte nue, ses mains croisĂ©es sur lâĂ©norme parapluie, le chapeau posĂ© prĂšs de lui. Quel drĂŽle de corps », dit-elle. Câest ainsi que parfois il pliait sous le fardeau, et la nature vaincue criait vainement sa dĂ©tresse. Car il ne se dĂ©fendait point de lâentendre il ne lâentendait plus. Il agissait en toutes choses comme si la somme de son Ă©nergie fĂ»t constante â et peut-ĂȘtre lâĂ©tait-elle en effet. Ă certaines heures, et quand tout lui va manquer, le seul repos quâil imagine est de descendre en lui-mĂȘme, et de sâexaminer avec une rigueur accrue. Pour cet homme unique, la fatigue nâest quâune mauvaise pensĂ©e. Il repasse donc dans sa mĂ©moire les faits de ces derniers mois. Câest vrai quâil nâĂ©prouve aucun regret de mortifications qui, pour un temps, ont exaltĂ© son courage. Avant que lâabbĂ© Chapdelaine lui en eĂ»t demandĂ© le sacrifice, il les avait dĂ©jĂ condamnĂ©es dans son cĆur. Ne lâavaient-elles point consolĂ©, allĂ©gĂ© ? Nâavaient-elles point rouvert en lui cette source de joie, quâil eĂ»t voulu tarir ? Ă prĂ©sent, il est plus fidĂšle que jamais Ă la promesse faite un jour devant la Croix, tout Ă coup rĂ©vĂ©lĂ©e, Ă la minute inoubliable. La part quâil a choisie ne lui sera pas disputĂ©e. Nul autre audacieux nâa fait avant lui ce pacte avec les tĂ©nĂšbres. Si nous nâavions reçu de la bouche mĂȘme du saint de Lumbres lâaveu si simple et si dĂ©chirant de ce quâil lui a plu dâappeler la pĂ©riode effroyable de sa vie, on se refuserait sans doute Ă croire quâun homme ait commis dĂ©libĂ©rĂ©ment, avec une entiĂšre bonne foi, comme une chose simple et commune, une sorte de suicide moral dont la cruautĂ© raisonnĂ©e, raffinĂ©e, secrĂšte, donne le frisson. On ne peut en douter pourtant. Des jours et des jours, celui dont la tendre et sagace charitĂ© devait relever lâespĂ©rance au fond de tant de cĆurs, qui paraissaient vides Ă jamais, entreprit dâarracher de lui-mĂȘme cette espĂ©rance. Son subtil martyre, si parfaitement mĂȘlĂ© Ă la trame de la vie, finissait par se confondre avec elle. Ce fut les premiers jours comme une fureur de se contredire et de se renier. Les lectures, dans lesquelles il avait trouvĂ© jusquâalors non pas seulement sa joie, mais sa force, furent abandonnĂ©es, reprises, de nouveau abandonnĂ©es. Prenant pour prĂ©texte un reproche affectueux de lâabbĂ© Menou-Segrais, il commença dâannoter et commenter Le TraitĂ© de lâIncarnation. Il faut avoir tenu entre ses mains ce livre dâune Ă©dition assez rare du XVIIIe siĂšcle, lâun des joyaux de la bibliothĂšque du curĂ© de Campagne, dont la grosse Ă©criture de lâabbĂ© Donissan remplit les marges ! La gaucherie de ces notes, le soin naĂŻf que le pauvre prĂȘtre a pris de renvoyer aux textes par des indications dâune prĂ©cision un peu comique â tout, jusquâaux solĂ©cismes de son Ă©lĂ©mentaire latin, est la preuve dâun tel effort que le plus cruel nâoserait sourire. Encore savons-nous que ces remarques ne font que rĂ©sumer un travail beaucoup plus important â assurĂ©ment aussi vain â aujourdâhui perdu, et qui moisit sans doute au fond de quelque tiroir, tĂ©moin tragique et bĂ©gayant des divagations dâune grande Ăąme. Dâabord seulement rebutante, cette besogne devint vite une insupportable corvĂ©e. Le curĂ© de Lumbres fut toujours un mĂ©diocre mĂ©taphysicien et lâexpĂ©rience seule peut faire connaĂźtre le minutieux supplice quâinflige Ă lâintelligence, dĂ©pourvue des Ă©lĂ©ments de connaissance indispensables, lâobsession dâun texte obscur. Lâentreprise, dĂ©jĂ tĂ©mĂ©raire, fut bientĂŽt rendue plus difficile par des complications ridicules. Retenu tout le jour, lâabbĂ© Donissan ne se trouvait libre quâĂ minuit passĂ©, ayant alors perdu la partie de bĂ©sigue quotidienne de M. Menou-Segrais. Il fallut peu de temps au rusĂ© doyen pour pĂ©nĂ©trer ce nouveau secret. Il y trouva, selon sa coutume, la matiĂšre de quelques allusions discrĂštes dont sâĂ©mut la simplicitĂ© de son vicaire. Le malheureux sâimposa de travailler Ă la lueur dâune veilleuse et souffrit bientĂŽt de nĂ©vralgies oculaires qui achevĂšrent de lâĂ©puiser, sans le rĂ©duire pourtant. Car cette derniĂšre Ă©preuve lui fut un prĂ©texte Ă de nouvelles folies. JusquâĂ ce moment le curĂ© de Campagne nâavait trouvĂ© quelque repos et relĂąchement que dans la priĂšre quâil aimait, lâhumble priĂšre vocale. Longtemps la simplicitĂ© du saint de Lumbres lui fit douter quâil fĂ»t capable dâoraison, alors quâil la pratiquait quotidiennement et on peut dire Ă toute heure du jour. Il rĂ©solut de se vaincre une fois encore. On a honte de rapporter des faits si nus, si dĂ©pourvus dâintĂ©rĂȘt, enfin dâune vĂ©ritĂ© commune. AprĂšs une nuit de travail, voilĂ le pauvre prĂȘtre marchant de long en large Ă travers la chambre, les mains derriĂšre le dos, la tĂȘte basse, retenant son haleine comme un lutteur qui mĂ©nage ses forces, sâappliquant Ă penser de son mieux, pensant dans les rĂšgles⊠Le sujet choisi dâavance, soigneusement repĂ©rĂ©, selon les meilleures mĂ©thodes, proprement sulpiciennes, il ne le laissait point quâil ne lâeĂ»t Ă©puisĂ© tout de bon. Dâailleurs, il sâaidait dans cette nouvelle entreprise dâune sorte de manuel, Ă©crit par un prĂȘtre anonyme, lâan de grĂące 1849. Lâoraison enseignĂ©e en vingt leçons, Ă lâusage des Ăąmes pieuses, annonce le titre. Chacune des leçons se divise en trois paragraphes RĂ©flexion. ĂlĂ©vation. Conclusion, suivie dâun bouquet spirituel. Quelques poĂ©sies mises en musique par un religieux, affirme la prĂ©face⊠terminent ce recueil, et chantent, sur un rythme cher Ă Mme DeshouliĂšres, les dĂ©lices et ferveurs de lâamour divin. On peut tenir, presser entre ses doigts lâaffreux petit livre. La reliure en est protĂ©gĂ©e par une enveloppe de drap noir, soigneusement cousue. Les pages souvent feuilletĂ©es gardent encore une odeur fade et rance. Une mĂ©chante gravure polychrome porte au coin gauche, tracĂ©e dâune Ă©criture menue et perfide, Ă lâencre pĂąlie, cette phrase mystĂ©rieuse Ă ma chĂšre Adoline, pour la consoler de lâingratitude de certaines personnes⊠» SuprĂȘme tĂ©moignage sans doute dâune rancune dĂ©vote⊠Quoi ! câest le livre, le vil petit compagnon de celui-lĂ dont les plus fiers ne peuvent dire quâils ont soutenu sans embarras le regard posĂ© sur leur propre pensĂ©e â son compagnon â son confident, le confident du saint de Lumbres ! Que cherchait-il Ă travers ces pages toutes pareilles, oĂč lâĂ©norme ennui dâun prĂȘtre oisif sâest peu Ă peu dĂ©livrĂ© ? Que cherchait-il, et par-dessus tout, quâa-t-il trouvĂ© ? Sans doute lâabbĂ© Donissan ne nous a laissĂ© aucun ouvrage de doctrine ou de mystique, mais nous possĂ©dons quelques-uns de ses sermons, et le souvenir de ses extraordinaires confidences est encore trop vivant au cĆur de certains. Aucun de ceux qui lâapprochĂšrent ne mirent en doute son sens aigu du rĂ©el, la nettetĂ© de son jugement, la souveraine simplicitĂ© de ses voies. Nul ne montra plus de dĂ©fiance aux beaux esprits, ou ne les marqua mĂȘme Ă lâoccasion dâun trait plus ferme et plus dur. Si dĂ©laissĂ© quâon le suppose Ă cette Ă©poque de sa vie, comment croire que ces pieux calembours aient nourri son oraison ? A-t-il prononcĂ© vraiment sans dĂ©goĂ»t ces priĂšres ostentatoires, respirĂ© la dĂ©testable chimie des bouquets spirituels, pleurĂ© ces larmes de théùtre ? Priait-il ou, croyant prier, ne priait-il dĂ©jĂ plus ? On referme ce petit livre avec dĂ©goĂ»t le frĂŽlement du drap malpropre agace encore les doigts. On voudrait connaĂźtre, chercher dans un regard humain le secret de la force dĂ©risoire dont la plus claire des Ăąmes fut un moment obscurcie. HĂ© quoi ? La grĂące mĂȘme de Dieu peut-elle ĂȘtre ainsi dupĂ©e ? Chacun verra-t-il toujours, sâil tourne la tĂȘte, derriĂšre lui son ombre, son double, la bĂȘte qui lui ressemble et lâobservait en silence ? Comme ce petit livre est lourd ! Câest ainsi que la malice qui le poursuivit dâailleurs sans relĂąche jusquâau dernier jour, rĂ©ussit alors contre le misĂ©rable prĂȘtre la plupart de ses entreprises. AprĂšs avoir engagĂ© dans des travaux Ă la fois accablants et absurdes, perfidement prĂ©sentĂ©s Ă sa conscience comme un systĂšme ingĂ©nieux de sacrifice et de renoncement, lâayant ainsi dĂ©pouillĂ© de toute consolation du dehors, elle sâattaquait maintenant Ă lâhomme intĂ©rieur. De jour en jour le cruel travail est plus facile et plus prompt. EnragĂ© de se dĂ©truire, le paysan tĂȘtu finit par devenir contre lui-mĂȘme un raisonneur assez subtil. Nul acte dans son humble vie dont il ne scrute les mobiles, oĂč il ne dĂ©couvre lâintention dâune volontĂ© pervertie, nul repos quâil ne mĂ©prise et repousse, nulle tristesse quâil nâinterprĂšte aussitĂŽt comme un remords, car tout en lui et hors de lui porte le signe de la colĂšre. âŠâŠâŠâŠâŠâŠ Mais lâheure Ă©tait venue sans doute oĂč lâĆuvre cruelle porterait son fruit, dĂ©velopperait sa pleine malice. Ă fous que nous sommes de ne voir dans notre propre pensĂ©e, que la parole incorpore pourtant sans cesse Ă lâunivers sensible, quâun ĂȘtre abstrait dont nous nâavons Ă craindre aucun pĂ©ril proche et certain ! Ă lâaveugle qui ne se reconnaĂźt pas dans lâĂ©tranger rencontrĂ© face Ă face, tout Ă coup, dĂ©jĂ ennemi par le regard et le pli haineux de la bouche, ou dans les yeux de lâĂ©trangĂšre ! LâabbĂ© Donissan se leva et, fixant un moment le paysage, aux trois quarts englouti dans lâombre, il se sentit troublĂ© par une espĂšce dâinquiĂ©tude, quâil surmonta dâabord aisĂ©ment. Devant lui, la route plongeait maintenant vers la vallĂ©e, entre deux hauts talus, semĂ©s dâune herbe courte et rare. Soit quâils le protĂ©geassent tout Ă fait du vent qui, le soleil couchĂ©, sâĂ©tait Ă©levĂ© de nouveau, soit pour toute autre cause, le profond, lâĂ©pais silence nâĂ©tait plus traversĂ© dâaucun bruit. Et bien que la ville fĂ»t proche, et lâheure peu avancĂ©e, il nâentendait, en prĂȘtant lâoreille, que le vague frĂ©missement de la terre, perceptible Ă peine, et si monotone que lâextraordinaire silence sâen trouvait accru. Dâailleurs, ce murmure mĂȘme cessa. Il se mit Ă marcher â ou plutĂŽt il lui sembla depuis quâil avait marchĂ© trĂšs vite, sur une route irrĂ©prochablement unie, Ă pente trĂšs douce, au sol Ă©lastique. Sa fatigue avait disparu et il se retrouvait, Ă la fin de sa longue course, remarquablement libre et lĂ©ger. Surtout, la libertĂ© de sa pensĂ©e lâĂ©tonna. Certaines difficultĂ©s qui lâobsĂ©daient depuis des semaines sâĂ©vanouirent, sitĂŽt quâil essaya seulement de les formuler. Des chapitres entiers de ses livres, si pĂ©niblement lus et commentĂ©s, quâil arrachait ordinairement comme par lambeaux de sa mĂ©moire, se prĂ©sentaient tout Ă coup dans leur ordre, avec leurs titres, leurs sous-titres, lâalignement de leurs paragraphes et jusquâĂ leurs notes marginales. Toujours marchant, courant presque, il sâavisa de quitter la grande route pour couper au court par les sentiers de la Ravenelle qui, longeant le cimetiĂšre, dĂ©bouche au seuil mĂȘme de lâĂ©glise. Il sây engagea sans seulement ralentir son pas. Habituellement creusĂ© jusquâau plein de lâĂ©tĂ© par de profondes orniĂšres, oĂč dort une eau chargĂ©e de sel, le chemin nâest guĂšre suivi que par les pĂȘcheurs et les bouviers. Ă la grande surprise de lâabbĂ© Donissan, le sol lui en parut uni et ferme. Il sâen rĂ©jouit. Bien que lâextraordinaire activitĂ©, la libre effervescence de sa pensĂ©e lâeĂ»t comme enivrĂ©, son regard attendait au passage quelques dĂ©tails familiers, Ă travers la nuit, la tache dâun buisson, un dĂ©tour brusque, lâabaissement du talus dans sa course vers le ciel noir, la cabane du cantonnier. Mais, aprĂšs avoir marchĂ© assez longtemps, il fut surpris de sentir, au contraire de ce quâil attendait, sous ses pas une pente lĂ©gĂšre, soudain plus roide, puis lâherbe drue dâun prĂ©. Levant les yeux, il reconnut la route quittĂ©e un instant plus tĂŽt. Peut-ĂȘtre sâĂ©tait-il engagĂ©, sans le voir, dans un chemin de traverse qui lâavait insensiblement ramenĂ© au point de dĂ©part, le dos Ă la ville ? Car il vit trĂšs nettement pourquoi si nettement dans la nuit close ?⊠les premiĂšres maisons du faubourg. Quel contretemps », pensa-t-il, mais sans dĂ©ception ni colĂšre. Il se remit en marche aussitĂŽt, bien dĂ©cidĂ© Ă ne plus quitter la grande route. Il marchait cette fois lentement, tenant son regard fixĂ© devant lui, sentant Ă chaque pas, sous ses grosses semelles, grincer le sable trempĂ© de pluie. Les tĂ©nĂšbres Ă©taient si Ă©paisses que, si loin que portĂąt son regard, il ne dĂ©couvrait non seulement aucune clartĂ©, mais aucun reflet, aucun de ces frĂ©missements visibles qui sont, dans la nuit la plus profonde, comme le rayonnement de la terre vivante, la lente corruption, jusquâau jour, du jour dĂ©truit. Il avançait cependant avec une assurance accrue, enveloppĂ©, pressĂ© dans cette nuit noire qui sâouvrait et se refermait derriĂšre lui si Ă©troitement quâelle semblait peser. Mais il nâen ressentait toutefois aucune angoisse. Il marchait dâun pas sĂ»r et ralenti. Bien quâordinairement il ne sâapprochĂąt du confessionnal quâavec beaucoup de crainte et de scrupule, il ne sâĂ©tonnait pas de ne sentir cette fois quâun mouvement dâimpatience presque joyeux. LâagilitĂ© de sa rĂ©flexion Ă©tait telle quâil en Ă©prouvait comme une impression physique, cette excitation Ă fleur de peau, le besoin de dĂ©penser en activitĂ© musculaire un trop-plein de pensĂ©es et dâimages, la lĂ©gĂšre fiĂšvre que connaissent bien les raisonneurs et les amants. Il presse le pas, de nouveau, sans sâen douter. Et toujours la nuit sâouvre et se referme. La route sâallonge et glisse sous lui, comme si elle le portait â droite et facile, dâune pente si douce⊠Il est alerte, dispos, lĂ©ger, ainsi quâaprĂšs un bon sommeil dans la fraĂźcheur du matin. Voici le dernier tournant. Dâun regard rapide il cherche la petite maison de briques roses, au croisement de la grande route et du chemin quâil a sans doute dĂ©passĂ© tout Ă lâheure sans le voir. Mais il ne dĂ©couvre rien de distinct, ni chemin ni maison â et, dans la ville proche, pas une lueur. Il sâarrĂȘte, non pas inquiet, mais curieux⊠Alors â mais alors seulement â dans le silence, il entendit son cĆur battre Ă coups rapides et durs. Et il sâaperçut quâil ruisselait de sueur. En mĂȘme temps, lâillusion qui lâavait soutenu jusquâalors se dissipant tout Ă coup, il se sentit recru de fatigue, les jambes raides et douloureuses, les reins brisĂ©s. Ses yeux, quâil avait tenus grands ouverts dans les tĂ©nĂšbres, Ă©taient maintenant pleins de sommeil. Jâescaladerai le talus, se disait-il ; il est impossible que je ne trouve pas lĂ -haut ce que je cherche. Le moindre signe me permettra bien de mâorienter⊠» Il rĂ©pĂ©tait mentalement la mĂȘme phrase avec une insistance stupide. Et il souffrit Ă©trangement dans tout son corps lorsque, se dĂ©cidant enfin, il se hissa des mains et des genoux dans lâherbe glacĂ©e. Se dressant debout, en gĂ©missant, il fit encore quelques pas, cherchant Ă deviner la ligne de lâhorizon, tournant sur lui-mĂȘme. Et, Ă sa profonde surprise il se retrouva au bord dâun champ inconnu dont la terre, rĂ©cemment retournĂ©e, luisait vaguement. Un arbre, qui lui parut immense, tendait au-dessus de lui ses rameaux invisibles dont il entendait seulement le bruissement lĂ©ger. Au-delĂ dâun petit fossĂ© quâil franchit, le sol plus ferme et plus clair, entre deux lignes sombres, dĂ©celait la route. Du talus gravi, plus trace. De tous cĂŽtĂ©s la plaine immense, devinĂ©e plutĂŽt quâentrevue, confuse, Ă la limite de la nuit, vide. Il ne sentait pas la peur ; il Ă©tait moins inquiet quâirritĂ©. Toutefois sa fatigue Ă©tait si grande que le froid lâavait saisi il grelottait dans sa soutane trempĂ©e de sueur. Il se laissa glisser, au hasard, incapable de rester debout plus longtemps. Puis il ferma les yeux. Soudain, jusque dans lâaccablement du sommeil, une certaine inquiĂ©tude le sollicita. Avant que de pouvoir ĂȘtre formulĂ©e, elle sâempara de lui tout entier. Elle Ă©tait comme un cauchemar lucide, qui rongeait peu Ă peu son sommeil, lâĂ©veillant par degrĂ©s. Cependant, plus quâĂ demi conscient, il nâosait ouvrir les yeux. Il avait la certitude absolue que le premier regard jetĂ© autour de lui donnerait Ă sa crainte vague et confuse un objet. Lequel ? Ăcartant enfin les mains, dont il tenait les paumes sur ses paupiĂšres serrĂ©es, il se tint une seconde prĂȘt Ă soutenir le choc dâune vision imprĂ©vue et terrible. Regardant brusquement devant lui, il sâaperçut simplement quâil Ă©tait revenu, pour la deuxiĂšme fois, Ă son point de dĂ©part, exactement. Sa surprise fut si grande, si prompte la dĂ©ception mĂȘme de sa crainte, quâil resta une seconde encore, ridiculement accroupi dans la boue froide, incapable dâaucun mouvement, dâaucune pensĂ©e. Puis il sâavisa dâinspecter le terrain autour de lui. Il marchait de long en large, courbĂ© en deux, tĂątant parfois le sol de ses mains, sâefforçant de retrouver sa propre trace, de la suivre pas Ă pas jusquâau point mystĂ©rieux oĂč il avait dĂ» quitter la bonne voie pour, insensiblement, lui tourner le dos. Bien quâil dominĂąt sa crainte, dĂ©jĂ il en Ă©tait Ă ne pouvoir continuer sa route sans avoir trouvĂ© le mot de lâĂ©nigme â et il fallait quâil le trouvĂąt. Vingt fois il tenta de rompre le cercle, vainement. Ă quelque distance toute trace cessait et il dut convenir quâil avait marchĂ© dans lâherbe du bas-cĂŽtĂ© â assez drue pour que son passage nây eĂ»t laissĂ© aucun indice. Il remarqua aussi que dans un rayon de quelques mĂštres le sol Ă©tait littĂ©ralement piĂ©tinĂ©. Un dĂ©couragement absurde, un dĂ©sespoir presque enfantin lui fit monter les larmes aux yeux. Nul, moins que le saint de Lumbres ne fut ce que les modernes appellent, dans leur jargon, un Ă©motif. Peu Ă peu les illusions et les tromperies de cette nuit nâapparaissent Ă sa simplicitĂ© que comme des obstacles Ă vaincre. Une fois de plus il sâengage dans le chemin, descend la pente, dâabord lentement, puis plus vite, et plus vite encore, enfin tout courant. Il se croit encore maĂźtre de lui, et ce nâest dĂ©jĂ plus vers son but quâil se hĂąte, câest Ă la nuit, Ă sa terreur quâil tourne le dos son dernier effort est une fuite inconsciente. Depuis longtemps nâeĂ»t-il dĂ©jĂ pas dĂ» atteindre la petite ville inaccessible ? Chaque minute de retard est donc une minute inexplicable. De nouveau les deux talus noirs surgissent, sâabaissent, se relĂšvent et, lorsquâils disparaissent tout Ă fait, Ă peine sâil devine la plaine invisible, tandis quâun vent froid et glacĂ©, sans aucun bruit, le frappe au visage⊠Il est sĂ»r dâĂȘtre dĂ©jĂ hors du chemin, sans quâil puisse comprendre Ă quel instant il lâa quittĂ©. Il court plus fort, dâailleurs poussĂ© en avant par la pente, le dos arrondi, sa soutane drĂŽlement troussĂ©e sur ses jambes maigres â ridicule fantĂŽme, si drĂŽlement actif et gesticulant, Ă travers les choses immobiles. TĂȘte basse, il sâĂ©croule enfin sur une muraille molle et froide, que ses mains pressent ; il glisse doucement sur le cĂŽtĂ©, dans la boue, en fermant les yeux. Et, avant de les ouvrir, il sait dĂ©jĂ quâil est revenu. Il ne se rĂ©volte pas encore. Il se relĂšve, avec un profond soupir et, dâun geste des Ă©paules, comme pour assujettir son fardeau, se remet en marche, tournant dĂ©cidĂ©ment le dos. Il avance dâun pas rĂ©gulier, docile, dans la terre qui colle Ă ses semelles, enjambe des haies basses, une clĂŽture en fil de fer, Ă©vite dâautres obstacles, Ă tĂątons, sans tourner la tĂȘte, de nouveau infatigable. Il ne dĂ©lire pas du tout ; il ne se propose aucun but singulier ; il accepte comme une aventure ordinaire ce voyage si Ă©trangement interrompu et ne songe bonnement quâĂ rentrer le plus vite possible lĂ -bas, au presbytĂšre de Campagne, avant le jour. Il a dĂ©cidĂ© simplement de refaire, Ă rebours, son long voyage. Si lâabbĂ© Menou-Segrais se dressait tout Ă coup devant lui, nul doute quâaprĂšs lâavoir poliment saluĂ© il lui conterait lâaffaire en peu de mots, comme on rend compte dâun contretemps seulement fĂącheux. AprĂšs un dernier fossĂ© franchi, le voilĂ maintenant sur un chemin de terre, fort Ă©troit, Ă peine tracĂ©, au milieu des labours. Il se souvient de lâavoir suivi, peut-ĂȘtre, â une heure ou deux plus tĂŽt. Mais alors il Ă©tait seul, semble-t-il⊠Car depuis un moment pourquoi ne lâavouerait-il point ? il nâest plus seul. Quelquâun marche Ă ses cĂŽtĂ©s. Câest sans doute un petit homme, fort vif, tantĂŽt Ă droite, tantĂŽt Ă gauche, devant, derriĂšre, mais dont il distingue mal la silhouette â et qui trotte dâabord sans souffler mot. Par une nuit si noire, ne pourrait-on sâentraider ? A-t-on besoin de se connaĂźtre pour aller de compagnie, Ă travers ce grand silence, cette grande nuit ? â Une grande nuit, hein ? dit tout Ă coup le petit homme. â Oui, monsieur, rĂ©pond lâabbĂ© Donissan. Nous sommes encore loin du jour. Câest certainement un jovial garçon, car sa voix, sans aucun Ă©clat, a un accent de gaietĂ© secrĂšte, vĂ©ritablement irrĂ©sistible. Elle achĂšve de rassurer le pauvre prĂȘtre. MĂȘme il craint que sa brĂšve rĂ©ponse nâait fĂąchĂ© le joyeux compagnon, plein de bonne humeur. Quâune parole humaine peut ĂȘtre agrĂ©able Ă entendre ainsi, Ă lâimproviste, et quâelle est douce ! LâabbĂ© Donissan se souvient quâil nâa pas dâami. â Jâestime, prononce alors le noir petit marcheur, que lâobscuritĂ© rapproche les gens. Câest une bonne chose, une trĂšs bonne chose. Quand il nây voit goutte, le plus malin nâest pas fier. Une supposition que vous mâayez rencontrĂ© en plein midi vous passiez sans seulement tourner la tĂȘte⊠Et ainsi donc, vous venez dâĂtaples ? Sans attendre la rĂ©ponse, il prĂ©cĂšde rapidement son compagnon, empoigne le fil barbelĂ© dâune clĂŽture invisible, le tient poliment levĂ© Ă bout de bras pour faciliter le passage. Puis il reprend, de sa joyeuse voix un peu sourde â Ainsi, vous venez dâĂtaples, et vous allez sans doute Ă CumiĂšres ?⊠ou Chalindry ?âŠ, ou Campagne ?⊠â Ă Campagne, rĂ©pond le vicaire, qui Ă©vite ainsi de mentir. â Je ne vous accompagnerai pas jusque-lĂ , reprend-il en riant Ă petits coups, dâun rire amical⊠Nous coupons au court, Ă travers champs, vers Chalindry je connais les clĂŽtures ; jâirais les yeux fermĂ©s. â Je vous remercie, dit lâabbĂ© Donissan, dĂ©bordant de reconnaissance. Je vous remercie de votre obligeance et de votre charitĂ©. Tant dâĂ©trangers mâeussent laissĂ© sans secours il y a de bonnes gens auxquels ma pauvre soutane fait peur. Le petit homme siffle avec dĂ©dain â Des nigauds, fait-il, des ignorants, des culs-terreux qui ne savent pas lire. Jâen rencontre assez souvent, sur les marchĂ©s, dans les foires de Calais jusquâau Havre. Que de bĂȘtises on entend ! Que de misĂšres ! Jâai un frĂšre de ma mĂšre prĂȘtre, moi qui vous parle. Il se pencha de nouveau vers une haie Ă©paisse et courte, hĂ©rissĂ©e dâĂ©pines ; aprĂšs lâavoir tĂątĂ©e, reconnue de ses longs bras agiles, entraĂźnant le vicaire sur la droite, avec une vivacitĂ© singuliĂšre, il dĂ©couvrit une large brĂšche et, sâeffaçant pour le laisser passer â Constatez vous-mĂȘme, fit-il, je nâai pas besoin dây voir. Un autre que moi, par une nuit pareille, tournerait en rond jusquâau matin. Mais ce pays-ci mâest connu. â Lâhabitez-vous ? demanda presque timidement le vicaire de Campagne car, Ă mesure quâil sâĂ©loignait de la ville dont lâavait dĂ©tournĂ© une succession dâĂ©vĂ©nements inexplicables, une terreur comme apaisĂ©e, sourde, mĂȘlĂ©e de honte â pareille au souvenir dâun rĂȘve impur â pĂ©nĂ©trait profondĂ©ment son cĆur et, la pointe enfin dĂ©tournĂ©e, le laissait faible, hĂ©sitant, avec le dĂ©sir enfantin dâune prĂ©sence secourable, certaine, dâun bras Ă serrer. â Je nâhabite nulle part, autant dire, avoua lâautre. Je voyage pour le compte dâun marchand de chevaux du Boulonnais. JâĂ©tais Ă Calais avant-hier je serai jeudi Ă Avranches. Oh ! la vie est dure, et je nâai pas le temps de prendre racine nulle part. â Ătes-vous mariĂ© ? interrogea de nouveau lâabbĂ© Donissan. Il Ă©clata de rire â MariĂ© avec la misĂšre. OĂč voulez-vous que je trouve le loisir de penser sĂ©rieusement Ă tout ça ? On va, on vient, on ne sâattache pas. On prend son plaisir en passant. Il se tut, puis reprit avec embarras â Je vous demande pardon ça nâest pas des choses Ă dire Ă un homme comme vous. Appuyez franchement sur la droite il y a prĂšs dâici un fond plein dâeau. Cette sollicitude Ă©meut de nouveau lâabbĂ© Donissan. Il marche Ă prĂ©sent dâun pas trĂšs rapide, presque sans fatigue. Mais Ă mesure que la fatigue se dissipe une autre faiblesse sâinsinue en lui, prend possession, pĂ©nĂštre sa volontĂ© dâun attendrissement si lĂąche, si poignant ! Des paroles montent Ă ses lĂšvres que sa conscience contrĂŽle vaguement. â Le bon Dieu vous rĂ©compensera de votre peine, dit-il. Câest lui qui vous a mis sur mon chemin, en un moment oĂč le courage mâabandonnait. Car cette nuit a Ă©tĂ© pour moi une dure et longue nuit, plus dure et plus longue que vous ne pouvez lâimaginer. Câest tout juste sâil retient encore le rĂ©cit naĂŻf, insensĂ©, de sa derniĂšre aventure. Il voudrait parler, se confier, contempler dans un regard, mĂȘme inconnu, mais amical, compatissant, sa propre inquiĂ©tude, le doute qui dĂ©jĂ lâassaille, lâhorrible rĂȘve. Toutefois, le regard quâil rencontre, en levant les yeux, est plus Ă©tonnĂ© que compatissant. â Voyager par une nuit sans lune nâest jamais bien agrĂ©able, rĂ©pond Ă©vasivement lâĂ©tranger. DâĂtaples Ă Campagne, je pense, il y a bien quatre lieues de mauvaise route. Et sans moi lâĂ©tape Ă©tait forcĂ©ment plus longue encore. Le raccourci nous fait gagner deux kilomĂštres au moins. Mais nous voici sur la route de Chalindry. La route, blĂȘme dans la nuit, sâenfonce toute droite Ă travers la plaine informe. â Je vous laisserai continuer seul tout Ă lâheure, ajouta-t-il, comme avec regret. Ătes-vous dâailleurs si pressĂ© de regagner Campagne ? â Jâai dĂ©jĂ trop tardĂ©, rĂ©pond le futur curĂ© de Lumbres. Beaucoup trop. â Je vous aurais demandé⊠il eĂ»t Ă©tĂ© possible⊠prĂ©fĂ©rable mĂȘme⊠dâattendre le jour chez moi, dans une petite bicoque que je connais bien â en lisiĂšre du bois de la Saugerie â une forte cabane de charbonniers avec un Ăątre, et tout ce quâil faut pour faire du feu. Mais lâinvitation est formulĂ©e du bout des lĂšvres. Et lâhĂ©sitation de la voix jusquâalors si claire et si franche surprend lâabbĂ© Donissan. Il redoute bien que je nâaccepte, pense-t-il avec tristesse. Quâil a hĂąte de mâĂ©carter de son chemin, lui aussi ! » Cette humble Ă©vidence verse tout Ă coup dans son cĆur un flot dâamertume. Sa dĂ©ception est de nouveau si grande, son dĂ©sespoir si soudain, si vĂ©hĂ©ment quâune telle disproportion de lâeffet Ă la cause inquiĂšte tout de mĂȘme ce qui lui reste encore de bon sens ou de raison, Ă travers son dĂ©lire grandissant. Mais sâil peut retenir telle parole imprudente, comment tarir ce flot de larmes ? â ArrĂȘtons-nous un moment, propose le maquignon, dĂ©tournant discrĂštement les yeux du pauvre prĂȘtre secouĂ© de sanglots. Ne vous gĂȘnez pas câest la fatigue, vous ĂȘtes rendu. Je connais ça dâune maniĂšre ou dâune autre, il faut que ça crĂšve. Mais il ajoute aussitĂŽt, riant Ă demi â Sans reproche, monsieur le curĂ©, vous venez de loin ! vous avez quelques lieues dans les jambes !⊠Il Ă©tend par terre, Ă la crĂȘte dâun talus, son manteau de gros drap. Il y couche presque de force son compagnon. Que le geste de ce rude Samaritain est attentif, dĂ©licat, fraternel ! Quel moyen de rĂ©sister tout Ă fait Ă cette tendresse inconnue ? Quel moyen de refuser Ă ce regard ami la confidence quâil attend ? Et toutefois le misĂ©rable prĂȘtre, si Ă©trangement humiliĂ©, rĂ©siste encore, rassemble ses derniĂšres forces. Si Ă©paisse que soit la nuit qui lâenveloppe, au-dehors et au-dedans, il se juge avec sĂ©vĂ©ritĂ©, sâestime puĂ©ril et lĂąche, dĂ©plore ce ridicule scandale, lâodieux de ces larmes stupides. Quâil le veuille ou non, il est difficile de ne point rattacher cette aventure, Ă peine moins mystĂ©rieuse, Ă lâĂ©garement qui, quelques heures plus tĂŽt, lâarrĂȘtait en chemin, lâĂ©cartait incomprĂ©hensiblement de son but⊠Et cependant, dâautre part, pourquoi cette derniĂšre rencontre ne serait-elle point un secours, une rĂ©mission ? Ne peut-il attendre humblement conseil de lâhomme de bonne volontĂ© qui, en lâassistant, pratique, sans la pouvoir nommer peut-ĂȘtre, la charitĂ© de lâĂvangile ?⊠Ah ! il est trop dur de se taire, de repousser une main tendue ! Il la prend, cette main, il la presse, et aussitĂŽt son cĆur sâĂ©chauffe Ă©trangement dans sa poitrine. Ce qui lui paraissait encore, une minute avant, naĂŻf ou dangereux, lui semble Ă prĂ©sent judicieux, nĂ©cessaire, indispensable. LâhumilitĂ© dĂ©daigne-t-elle aucun secours ? â Je ne sais, commença le vicaire de Campagne, je ne sais comment vous faire comprendre⊠excuser⊠Mais Ă quoi bon ?⊠Vous jugerez mieux ainsi de ma misĂšre⊠HĂ©las ! Monsieur, il est dur de penser quâun pauvre prĂȘtre tel que moi â si lĂąche â si aisĂ©ment terrassĂ©, nâen a pas moins la mission dâĂ©clairer le prochain, de relever son courage⊠Quand Dieu me dĂ©laisse⊠Il secoua la tĂȘte, fit un effort pour se dresser debout et, pesamment, retomba. â Vous ĂȘtes allĂ© jusquâau bout de vos forces, rĂ©pliqua paisiblement lâĂ©tranger. Il faut seulement patienter. Un bon remĂšde, la patience, lâabbé⊠Moins brutal que bien dâautres, mais tellement plus sĂ»r ! â La patience⊠commença lâabbĂ© Donissan dâune voix dĂ©chirante. La patience⊠Il inclinait presque malgrĂ© lui la tĂȘte sur lâĂ©paule de son singulier compagnon. Sa main nâavait point lĂąchĂ© non plus le bras dĂ©jĂ familier. Le vertige ceignait sa tĂȘte dâune couronne souple, et pourtant, resserrĂ©e peu Ă peu, inflexible. Puis il dĂ©faillit, les yeux grands ouverts, parlant en rĂȘve⊠â Non ! ce nâest pas la fatigue qui mâeĂ»t accablĂ© Ă ce point je suis fort, robuste, capable de lutter longtemps â mais pas contre certains â pas de cette maniĂšre, en vĂ©rité⊠Il lui sembla quâil glissait dans le silence, dâune chute oblique, trĂšs douce. Puis tout Ă coup, la durĂ©e mĂȘme de ce glissement lâeffraya ; il en mesura la profondeur. Dâun geste instinctif, prompt comme sa crainte, il se hissa des deux mains vers lâĂ©paule qui ne plia point. La voix, toujours amicale, mais qui sonna terriblement Ă ses oreilles, disait â Ce nâest quâun Ă©tourdissement⊠là ⊠rien de plus⊠Appuyez-vous sur moi ne craignez rien ! Ah ! vous avez rudement marchĂ© ! Que vous ĂȘtes las ! Il y a longtemps que je vous suis, que je vous vois faire, lâami ! JâĂ©tais sur la route, derriĂšre vous, quand vous la cherchiez Ă quatre pattes⊠votre route⊠Ho ! Ho !⊠â Je ne vous ai pas vu, murmura lâabbĂ© Donissan⊠Est-ce possible ? Ătiez-vous lĂ vraiment ? Sauriez-vous me dire⊠? Il nâacheva pas. Le glissement reprit dâune chute sans cesse accĂ©lĂ©rĂ©e, perpendiculaire. Les tĂ©nĂšbres oĂč il sâenfonçait sifflaient Ă ses oreilles comme une eau profonde. â Ăcartant les mains, il Ă©treignit des deux bras les solides Ă©paules, il sây cramponna de toutes ses forces. Le torse quâil pressait ainsi Ă©tait dur et noueux comme un chĂȘne. Sous le choc, il ne vacilla pas dâune ligne. Et le visage du pauvre prĂȘtre sentit le relief et la chaleur dâun autre visage inconnu. En une seconde, pour une fraction presque imperceptible de temps, toute pensĂ©e lâabandonna â seulement sensible Ă lâappui rencontrĂ© â Ă la densitĂ©, Ă la fixitĂ© de lâobstacle qui le retenait ainsi au-dessus dâun abĂźme imaginaire. Il y pesait de tout son poids avec une sĂ©curitĂ© accrue, dĂ©lirante. Son vertige, comme dissous au creux de sa poitrine par un feu mystĂ©rieux, sâĂ©coulait lentement de ses veines. Câest alors, câest Ă ce moment mĂȘme, et tout Ă coup, bien quâune certitude si nouvelle ne sâĂ©tendĂźt que progressivement dans le champ de la conscience, câest alors, dis-je, que le vicaire de Campagne connut que, ce quâil avait fui tout au long de cette exĂ©crable nuit, il lâavait enfin rencontrĂ©. Ătait-ce la crainte ? Ătait-ce la conviction dĂ©sespĂ©rĂ©e que ce qui devait ĂȘtre Ă©tait enfin, que lâinĂ©vitable Ă©tait accompli ? Ătait-ce cette joie amĂšre du condamnĂ© qui nâa plus rien Ă espĂ©rer ni Ă dĂ©battre ? Ou nâĂ©tait-ce pas plutĂŽt le pressentiment de la destinĂ©e du curĂ© de Lumbres ? En tout cas, il fut Ă peine surpris dâentendre la voix qui disait â Calez-vous bien⊠ne tombez pas, jusquâĂ ce que ce petit accĂšs soit passĂ©. Je suis vraiment votre ami â mon camarade â je vous aime tendrement. Un bras ceignait ses reins dâune Ă©treinte lente, douce, irrĂ©sistible. Il laissa retomber tout Ă fait sa tĂȘte, pressĂ©e au creux de lâĂ©paule et du cou, Ă©troitement. Si Ă©troitement quâil sentait sur son front et sur ses joues la chaleur de lâhaleine. â Dors sur moi, nourrisson de mon cĆur, continuait la voix sur le mĂȘme ton. Tiens-moi ferme, bĂȘte stupide, petit prĂȘtre, mon camarade. Repose-toi. Je tâai bien cherchĂ©, bien chassĂ©. Te voilĂ . Comme tu mâaimes ! Mais comme tu mâaimeras mieux encore, car je ne suis pas prĂšs de tâabandonner, mon chĂ©rubin, gueux tonsurĂ©, vieux compagnon pour toujours ! CâĂ©tait la premiĂšre fois que le saint de Lumbres entendait, voyait, touchait celui-lĂ qui fut le trĂšs ignominieux associĂ© de sa vie douloureuse, et, si nous en croyons quelques-uns qui furent les confidents ou les tĂ©moins dâune certaine Ă©preuve secrĂšte, que de fois devra-t-il lâentendre encore, jusquâau dĂ©finitif Ă©largissement ! CâĂ©tait la premiĂšre fois, et pourtant il le reconnut sans peine. Il lui fut mĂȘme refusĂ© de douter Ă cette minute de ses sens ou de sa raison. Car il nâĂ©tait pas de ceux qui prĂȘtent naĂŻvement au bourreau familier, prĂ©sent Ă chacune de nos pensĂ©es, nous couvant de sa haine, bien quâavec patience et sagacitĂ©, le port et le style Ă©piques⊠Tout autre que le vicaire de Campagne, mĂȘme avec une Ă©gale luciditĂ©, nâeĂ»t pu rĂ©primer, dans une telle conjoncture, le premier mouvement de la peur, ou du moins la convulsion du dĂ©goĂ»t. Mais lui, contractĂ© dâhorreur, les yeux clos, comme pour recueillir au-dedans lâessentiel de sa force, attentif Ă sâĂ©pargner une agitation vaine, toute sa volontĂ© tirĂ©e hors de lui ainsi quâune Ă©pĂ©e du fourreau, il tĂąchait dâĂ©puiser son angoisse. Toutefois, lorsque, par une dĂ©rision sacrilĂšge, la bouche immonde pressa la sienne et lui vola son souffle, la perfection de sa terreur fut telle que le mouvement mĂȘme de la vie sâen trouva suspendu, et il crut sentir son cĆur se vider dans ses entrailles. â Tu as reçu le baiser dâun ami, dit tranquillement le maquignon, en appuyant ses lĂšvres au revers de la main. Je tâai rempli de moi, Ă mon tour, tabernacle de JĂ©sus-Christ, cher nigaud ! Ne tâeffraye pas pour si peu jâen ai baisĂ© dâautres que toi, beaucoup dâautres. Veux-tu que je te dise ? Je vous baise tous, veillants ou endormis, morts ou vivants. VoilĂ la vĂ©ritĂ©. Mes dĂ©lices sont dâĂȘtre avec vous, petits hommes-dieux, singuliĂšres, singuliĂšres, si singuliĂšres crĂ©atures ! Ă parler franc, je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumiĂšre fut lâessence â dans le triple recĂšs de vos tripes â moi, Lucifer⊠Je vous dĂ©nombre. Aucun de vous ne mâĂ©chappe. Je reconnaĂźtrais Ă lâodeur chaque bĂȘte de mon petit troupeau. Il Ă©carta le bras dont il Ă©treignait encore les reins de lâabbĂ© Donissan, et sâĂ©carta lĂ©gĂšrement, comme pour lui laisser la place oĂč tomber. Le visage du saint de Lumbres avait la pĂąleur et la rigiditĂ© du cadavre. Par sa bouche, relevĂ©e aux coins dâune grimace douloureuse qui ressemblait Ă un effrayant sourire, par ses yeux durement clos, par la contraction de tous ses traits, il exprimait sa souffrance. Mais câest Ă peine nĂ©anmoins sâil sâinclina lĂ©gĂšrement sur le cĂŽtĂ©. Il restait assis sur le pan du manteau, dans une immobilitĂ© sinistre. Lâayant observĂ© dâun regard oblique, aussitĂŽt dĂ©tournĂ©, le compagnon fit un imperceptible mouvement de surprise. Puis, reniflant avec bruit, il tira de sa poche un large mouchoir et, le plus simplement du monde, sâessuya le cou et les joues. â TrĂȘve de plaisanterie, monsieur lâabbĂ©, fit-il. La nuit, Ă sa fin, est rudement fraĂźche, dans cette sacrĂ©e saison ! Il lui donna sur lâĂ©paule une bourrade amicale, ainsi quâon pousse par jeu un objet en Ă©tat dâĂ©quilibre instable, ou les enfants cet homme de neige qui sâeffondre aussitĂŽt sous leurs huĂ©es. Cependant le vicaire de Campagne ne chancela point, mais il ouvrit lentement les yeux. Et, sans quâaucun des traits de son visage se dĂ©tendĂźt, commença de couler entre ses paupiĂšres un regard noir et fixe. â LâabbĂ© ! Monsieur lâabbĂ© ! HĂ© ! lâabbĂ© !⊠appela le maquignon dâune voix forte. Vous passez, lâami ! Vous ĂȘtes froid⊠HĂ© lĂ ! Il lui prit les deux mains dans une seule de ses larges paumes, et de lâautre il frappait sur elles Ă petits coups. â Levez-vous, sacrebleu ! Mettez-vous debout, nom de nom ! Il y a de quoi se geler le sang, ma parole ! Il glissa les doigts sous la soutane et tĂąta le cĆur. Puis, par une succession de gestes plus rapides, et pour ainsi dire instantanĂ©s, il lui toucha le front, les yeux, la bouche. Puis, encore, il reprit les mains entre les siennes, et il souffla dedans son haleine. Chacun de ses mouvements trahissait une hĂąte un peu fĂ©brile, celle de lâouvrier qui achĂšve un travail dĂ©licat, et craint dâĂȘtre surpris par la tombĂ©e du jour, ou par quelque visite importune. Enfin, tout Ă coup, ramenant ses mains sur sa propre poitrine, et agitĂ© dâun grand frisson, comme sâil eĂ»t plongĂ© lentement dans une eau profonde et glacĂ©e, il se mit brusquement debout. â Je rĂ©siste au froid, dit-il je rĂ©siste merveilleusement au froid et au chaud. Mais je mâĂ©tonne de vous voir encore lĂ , sur cette boue glacĂ©e, immobile, assis. Vous devriez ĂȘtre mort, ma parole⊠Il est vrai que vous vous ĂȘtes bien agitĂ© tout Ă lâheure, sur la route, mon cher ami⊠Pour moi, jâai froid, je lâavoue⊠Jâai toujours froid⊠Ce sont lĂ des choses que vous ne me ferez pas aisĂ©ment dire⊠Elles sont vraies pourtant⊠Je suis le Froid lui-mĂȘme. Lâessence de ma lumiĂšre est un froid intolĂ©rable⊠Mais laissons cela⊠Vous voyez devant vous un pauvre homme, avec les qualitĂ©s et les dĂ©fauts de son Ă©tat⊠un courtier en bidets normands et bretons⊠un maquignon, quâils disent⊠Laissons cela encore ! Ne considĂ©rez que lâami, le compagnon de cette nuit sans lune, un bon copain⊠Nâinsistez pas ! Ne pensez point obtenir beaucoup dâautres renseignements sur cette rencontre inattendue. Je ne dĂ©sire que vous rendre service et que vous mâoubliiez aussitĂŽt. Je ne vous oublierai pas, moi. Vos mains mâont fait beaucoup de mal⊠et aussi votre front, vos yeux et votre bouche⊠Je ne les rĂ©chaufferai jamais elles mâont littĂ©ralement glacĂ© la moelle, gelĂ© les os ; ce sont les onctions, sans doute, votre sacrĂ© barbouillage dâhuiles consacrĂ©es â des sorcelleries. Nâen parlons plus⊠Laissez-moi aller⊠Jâai encore un long ruban de route. Je ne suis pas rendu. Quittons-nous ici. Tirons chacun de notre cĂŽtĂ©. Il marchait de long en large, avec agitation, avec colĂšre, gesticulant, mais sans sâĂ©carter de plus de quelques pas. Câest que lâabbĂ© Donissan le suivait çà et lĂ de son regard tĂ©nĂ©breux. Et maintenant les lĂšvres ne remuaient plus dans sa face immobile. Ce que le visage exprimait dĂ©sormais, câĂ©tait dâailleurs moins la crainte quâune curiositĂ© sans bornes. On eĂ»t pu dire la haine, mais la haine suscite une flamme sans le regard humain. Lâhorreur, mais lâhorreur est passive, et aucun cri dâangoisse ou de dĂ©goĂ»t nâeĂ»t desserrĂ© les mĂąchoires refermĂ©es sur une rĂ©solution farouche. Le vain appĂ©tit de savoir nâa pas non plus cette dignitĂ© souveraine. Encore humble dans son triomphe, Ă chaque instant plus complet et plus sĂ»r, le vicaire de Campagne ne doutait point quâune victoire sur un tel adversaire est toujours prĂ©caire, fragile, de peu de durĂ©e. Quâimporte de voir un instant lâennemi Ă ses pieds, Ă sa merci ? Mais câest lĂ le tueur dâĂąmes, auquel il faut arracher quelquâun de ses secrets. Tout Ă coup lâĂ©trange marcheur sâarrĂȘta net, comme sâil eĂ»t, dans ses gesticulations, resserrĂ© dâinvisibles liens, tel quâun taureau garrottĂ©. Sa voix, un moment plus tĂŽt montĂ©e jusquâau ton le plus aigu, reprit son habituel accent, et il prononça les paroles suivantes, avec une certaine simplicitĂ© â Laisse-moi. Ton expĂ©rience est finie. Je ne te savais pas si fort. Nous nous reverrons plus tard sans doute. MĂȘme, si tu le dĂ©sires, nous ne nous reverrons plus du tout. Depuis une minute, je nâai plus aucun pouvoir sur toi. Il retira de sa poche le large mouchoir, et sâessuya frĂ©nĂ©tiquement le visage et les mains. La respiration faisait entre ses lĂšvres un sifflement douloureux. â Ne bredouille pas tes priĂšres. Tais-toi. Ton exorcisme ne vaut pas un clou. Câest ta volontĂ© que je nâai pu forcer. Ă singuliĂšres bĂȘtes que vous ĂȘtes ! Il regardait Ă droite et Ă gauche avec une inquiĂ©tude grandissante. MĂȘme il se retourna subitement, et scruta lâombre, derriĂšre lui. â Cette guenille commence Ă me peser, fit-il encore, en agitant violemment les Ă©paules. Je me sens mal dans ma gaine de peau⊠Donne un ordre, et tu ne trouveras plus rien de moi, pas mĂȘme une odeur⊠Il resta un long moment, le visage entre ses paumes, comme pour recueillir des forces. Quand il releva la tĂȘte, lâabbĂ© Donissan, pour la premiĂšre fois, vit ses yeux, et gĂ©mit. Celui qui, nouĂ© des deux mains Ă la pointe extrĂȘme du mĂąt, perdant tout Ă coup lâĂ©quilibre gravitationnel, verrait se creuser et sâenfler sous lui, non plus la mer, mais tout lâabĂźme sidĂ©ral, et bouillante Ă des trillions de lieues lâĂ©cume des nĂ©buleuses en gestation, au travers du vide que rien ne mesure et que va traverser sa chute Ă©ternelle, ne sentirait pas au creux de sa poitrine un vertige plus absolu. Son cĆur battit deux fois plus furieusement contre ses cĂŽtes, et sâarrĂȘta. Une nausĂ©e souleva ses entrailles. Les doigts, dâune Ă©treinte dĂ©sespĂ©rĂ©e, seuls vivants dans son corps pĂ©trifiĂ© dâhorreur, grattĂšrent le sol comme des griffes. La sueur ruissela entre ses Ă©paules. Lâhomme intrĂ©pide, comme ployĂ© et arrachĂ© de terre par lâĂ©norme appel du nĂ©ant, se vit cette fois perdu sans retour. Et pourtant, Ă cet instant mĂȘme, sa suprĂȘme pensĂ©e fut encore un obscur dĂ©fi. AussitĂŽt, dâune seule poussĂ©e, la vie suspendue reprit sa course dans ses veines, ses tempes battirent de nouveau. Le regard, toujours fixĂ© sur le sien, ressemblait Ă nâimporte quel autre regard, et la mĂȘme voix parlait Ă ses oreilles, comme si elle ne sâĂ©tait jamais tue. â Je vais te quitter, disait-elle. Tu ne me reverras jamais. On ne me voit quâune fois. Demeure dans ton entĂȘtement stupide. Ah ! si vous saviez le salaire que ton maĂźtre vous rĂ©serve, tu ne serais pas si gĂ©nĂ©reux, car nous seuls â nous, dis-je ! â nous seuls ne sommes point ses dupes et, de son amour ou sa haine, nous avons choisi â par une sagacitĂ© magistrale, inconcevable Ă vos cervelles de boue â sa haine⊠Mais pourquoi tâĂ©clairer lĂ -dessus, chien couchant, bĂȘte soumise, esclave qui crĂ©e chaque jour son maĂźtre ! Se baissant avec une agilitĂ© singuliĂšre, il prit au hasard un caillou du chemin, le leva vers le ciel entre ses doigts, prononça les paroles de la consĂ©cration, quâil termina par un joyeux hennissement⊠Dâailleurs, tout se fit avec la rapiditĂ© de lâĂ©clair. LâĂ©cho du rire parut retentir jusquâĂ lâextrĂȘme horizon. La pierre rougit, blanchit, Ă©clata soudain dâune lueur furieuse. Et, toujours riant, il la rejeta dans la boue, oĂč elle sâĂ©teignit avec un sifflement terrible. â Cela nâest quâun jeu, fit-il, un jeu dâenfant. Cela ne vaut mĂȘme pas la peine dâĂȘtre vu. NĂ©anmoins, voici lâheure oĂč nous devons nous quitter pour toujours. â Va-tâen ! dit le saint de Lumbres. Qui te retient ?⊠Sa voix Ă©tait basse et tranquille, avec on ne sait quel frĂ©missement de pitiĂ©. â On nous accueille avec effroi, rĂ©pondit lâautre dâune voix Ă©galement basse, mais on ne nous quitte pas sans pĂ©ril. â Va-tâen, rĂ©pondit doucement le vicaire de Campagne. Lâaffreuse crĂ©ature fit un bond, tourna plusieurs fois sur elle-mĂȘme avec une incroyable agilitĂ©, puis fut violemment lancĂ©e, comme par une dĂ©tente irrĂ©sistible, Ă quelques pas, les deux bras Ă©tendus, ainsi quâun homme qui chercherait en vain Ă rattraper son Ă©quilibre. Si grotesque que fĂ»t cette cabriole inattendue, la succession des mouvements, leur violence calculĂ©e, plus encore leur brusque arrĂȘt avaient je ne sais quelle singularitĂ© qui ne prĂȘtait pas Ă rire. Lâobstacle invisible contre lequel le noir lutteur sâĂ©tait tout Ă coup heurtĂ© nâĂ©tait certes pas ordinaire, car, bien quâil eĂ»t paru en esquiver le choc avec une souplesse infinie, dans le grand silence, imperceptiblement, mais jusque dans ses profondeurs, le sol trembla et gĂ©mit. Il recula lentement, tĂȘte basse, et sâassit sans bruit, comme humblement. â Vous me tenez donc, dit-il en haussant les Ă©paules. Jouissez de votre pouvoir tout le temps qui vous est donnĂ©. â Je nâai aucun pouvoir, rĂ©pondit lâabbĂ© Donissan, avec tristesse pourquoi me tenter ? Non ! cette force ne vient pas de moi, et tu le sais. Cependant je tâobserve depuis un moment avec quelque profit. Ton heure est venue. â Cela nâa pas beaucoup de sens, repartit lâautre, doucement. De quelle heure parlez-vous ? Est-il encore une heure pour moi ? â Il mâest donnĂ© de te voir, prononça lentement le saint de Lumbres. Autant que cela est possible au regard de lâhomme, je te vois. Je te vois Ă©crasĂ© par ta douleur, jusquâĂ la limite de lâanĂ©antissement â qui ne te sera point accordĂ©, ĂŽ crĂ©ature suppliciĂ©e ! Ă ce dernier mot, le monstre roula de haut en bas du talus sur la route, et se tordit dans la boue, tirĂ© par dâhorribles spasmes. Puis il sâimmobilisa, les reins furieusement creusĂ©s, reposant sur la tĂȘte et sur les talons, ainsi quâun tĂ©tanique. Et sa voix sâĂ©leva enfin, perçante, aiguĂ«, lamentable â Assez ! Assez ! chien consacrĂ©, bourreau ! Qui tâa appris que de tout au monde la pitiĂ© est ce que nous redoutons le plus, bĂȘte ointe ! Fais de moi ce quâil te plaira⊠Mais si tu me pousses Ă bout⊠Quel homme nâeĂ»t entendu avec effroi cette plainte profĂ©rĂ©e avec des mots â et cependant hors du monde ? Quel homme nâeĂ»t au moins doutĂ© de sa raison ? Mais le saint de Lumbres, son regard fixĂ© vers le sol, ne songeait quâĂ celles des Ăąmes que celui-ci avait perdues⊠Tout le temps que dura lâoraison, lâautre continua de gĂ©mir et de grincer, mais avec une force dĂ©croissante. Lorsque le vicaire de Campagne se releva, il se tut tout Ă fait. Il gisait, pareil Ă une dĂ©pouille. â Que me voulais-tu, cette nuit ? demanda lâabbĂ© Donissan, avec autant de calme que sâil se fĂ»t adressĂ© Ă quelquâun de ses familiers. De la dĂ©pouille immobile une nouvelle voix monta â Il nous est permis de tâĂ©prouver, dĂšs ce jour et jusquâĂ lâheure de ta mort. Dâailleurs, quâai-je fait moi-mĂȘme, sinon obĂ©ir Ă un plus puissant ? Ne tâen prends pas Ă moi, ĂŽ juste, ne me menace plus de ta pitiĂ©. â Que me voulais-tu ? rĂ©pĂ©ta lâabbĂ© Donissan. Nâessaie pas de mentir. Jâai le moyen de te faire parler. â Je ne mens pas. Je te rĂ©pondrai. Mais relĂąche un peu ta priĂšre. Ă quoi bon, si jâobĂ©is ? Il mâa envoyĂ© vers toi pour tâĂ©prouver. Veux-tu que je te dise de quelle Ă©preuve ? Je te le dirai. Qui te rĂ©sisterait, ĂŽ mon maĂźtre ? â Tais-toi, rĂ©pondit lâabbĂ© Donissan, avec le mĂȘme calme. LâĂ©preuve vient de Dieu. Je lâattendrai, sans en vouloir rien apprendre, surtout dâune telle bouche. Câest de Dieu que je reçois Ă cette heure la force que tu ne peux briser. Au mĂȘme instant, ce qui se tenait devant lui sâeffaça, ou plutĂŽt les lignes et contours sâen confondirent dans une vibration mystĂ©rieuse, ainsi que les rayons dâune roue qui tourne Ă toute vitesse. Puis ces traits se reformĂšrent lentement. Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si parfaite, si subtile, que cela se fĂ»t comparĂ© moins Ă lâimage reflĂ©tĂ©e dans un miroir quâĂ la singuliĂšre, Ă lâunique et profonde pensĂ©e que chacun nourrit de soi-mĂȘme. Que dire ? CâĂ©tait son visage pĂąli, sa soutane souillĂ©e de boue, le geste instinctif de sa main vers le cĆur ; câĂ©tait lĂ son regard, et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressĂ©e pourtant Ă lâexamen particulier, ne fĂ»t parvenue, Ă elle seule, Ă ce dĂ©doublement prodigieux. Lâobservation la plus sagace, tournĂ©e vers lâunivers intĂ©rieur, nâen saisit quâun aspect Ă la fois. Et ce que dĂ©couvrait le futur saint de Lumbres, Ă ce moment, câĂ©tait lâensemble et le dĂ©tail, ses pensĂ©es, avec leurs racines, leurs prolongements, lâinfini rĂ©seau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son vouloir, ainsi quâun corps dĂ©nudĂ© montrerait dans le dessin de ses artĂšres et de ses veines le battement de la vie. Cette vision, Ă la fois une et multiple, telle que dâun homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, Ă©tait dâune perfection telle que le pauvre prĂȘtre se reconnut, non seulement dans le prĂ©sent, mais dans le passĂ©, dans lâavenir, quâil reconnut toute sa vie⊠HĂ© quoi ! Seigneur, sommes-nous ainsi transparents Ă lâennemi qui nous guette ? Sommes-nous donnĂ©s si dĂ©sarmĂ©s Ă sa haine pensive ?⊠Un moment, ils restĂšrent ainsi, face Ă face. Lâillusion Ă©tait trop subtile pour que lâabbĂ© Donissan ressentĂźt proprement de la terreur. Quelque effort quâil fĂźt, il ne lui Ă©tait pas tout Ă fait possible de se distinguer de son double, et pourtant il gardait Ă demi le sentiment de sa propre unitĂ©. Non ce nâĂ©tait point de la terreur, mais une angoisse, dâune pointe si aiguĂ«, que lâentreprise de sommer cette apparence, ainsi quâun ennemi revĂȘtu de sa propre chair, lui parut presque insensĂ©e. Il lâosa cependant. â Retire-toi, Satan ! dit-il, les dents serrĂ©es⊠Mais les mots sâĂ©tranglĂšrent dans sa gorge et sa main tremblait encore quand il la dressa contre lui-mĂȘme. Il saisit pourtant cette Ă©paule, il en sentit lâĂ©paisseur sans mourir dâeffroi, il la serra pour la briser, il la pĂ©trit dans ses doigts avec une fureur soudaine. Son visage Ă©tait devant lui, devant lui son propre regard, son souffle sur sa joue, sa chaleur sous sa paume⊠Puis tout disparut. De la lamentable dĂ©pouille, encore gisante dans la boue, la voix sâĂ©leva de nouveau. â Tu me brises, tu me mĂąches, tu me dĂ©vores, geignait-elle. Quel homme es-tu donc pour anĂ©antir une vision si prĂ©cieuse avant de lâavoir seulement contemplĂ©e ? â Ce nâest pas cela dont jâai besoin, continua lâabbĂ© Donissan. Que mâimporte de me connaĂźtre ? Lâexamen particulier, sans autre lumiĂšre, suffit Ă un pauvre pĂ©cheur. Il parlait ainsi, bien que le regret de la vision perdue blessĂąt toutes ses fibres. Le vertige dâune curiositĂ© surnaturelle, dĂ©sormais sans effet, Ă jamais, le laissait haletant, vide. Mais il croyait toucher au but. â Tu es au bout de tes ruses, dit-il Ă la chose frĂ©missante que son pied repoussait hors de la route. Qui sait le temps dont je dispose encore ? HĂątons-nous ! HĂątons-nous ! Il se pencha trĂšs bas, moins pour prĂȘter lâoreille que par un geste instinctif du zĂšle qui le dĂ©vorait â RĂ©ponds donc ! Il traça le signe de la croix, non sur lâobjet, mais sur sa propre poitrine. Dieu tâa-t-il donnĂ© ma vie ? Dois-je mourir ici mĂȘme ? â Non, dit la voix, du mĂȘme accent dĂ©chirant. Nous ne disposons pas de toi. â En ce cas, que je vive un jour, ou vingt ans, je devrai tâarracher ton secret. Je te lâarracherai, dussĂ©-je te suivre oĂč sont les tiens. Je ne te crains pas ! je nâai pas peur ! Sans doute, tu mâes de nouveau obscur, mais je tâai vu tout Ă lâheure, ĂŽ suppliciĂ©. Nâas-tu pas perdu assez dâĂąmes ? Te faut-il encore dâautres proies ? Tu es entre mes mains. Jâessaierai ce que Dieu mâinspirera. Je prononcerai des paroles dont tu as horreur. Je te clouerai au centre de ma priĂšre comme une chouette. Ou tu renonceras Ă tes entreprises contre les Ăąmes qui me sont confiĂ©es. Ă sa grande surprise, et Ă lâinstant mĂȘme oĂč il croyait donner toute sa force, irrĂ©sistiblement, il vit la dĂ©pouille sâagiter, sâenfler, reprendre une forme humaine, et ce fut le jovial compagnon de la premiĂšre heure qui lui rĂ©pondit â Je vous crains moins, toi et tes priĂšres, que celui⊠CommencĂ©e dans un ricanement, sa phrase sâachevait sur le ton de la terreur. Il nâest pas loin⊠Je le flaire depuis un instant⊠Ho ! Ho ! que ce maĂźtre est dur ! Il trembla de la tĂȘte aux pieds. Puis sa tĂȘte sâinclina sur lâĂ©paule, et son visage sâĂ©claira de nouveau, comme sâil entendait dĂ©croĂźtre le pas ennemi. Il reprit â Tu mâas pressĂ©, mais je tâĂ©chappe. MâarrĂȘter dans mes entreprises ! Fou que tu es ! je nâai pas fini de mâemplir de sang chrĂ©tien ! Aujourdâhui une grĂące tâa Ă©tĂ© faite. Tu lâas payĂ©e cher. Tu la paieras plus cher ! â Quelle grĂące ? sâĂ©cria lâabbĂ© Donissan. Il eĂ»t voulu retenir cette parole, mais lâautre sâen empara aussitĂŽt. La bouche impure eut un frisson de joie. â Ainsi que tu tâes vu toi-mĂȘme tout Ă lâheure pour la premiĂšre et derniĂšre fois, ainsi tu verras⊠tu verras⊠hĂ© ! hĂ© !⊠â Quâentends-tu par lĂ , menteur ? cria le vicaire de Campagne. Comme si le cri de la curiositĂ©, en dĂ©pit de lâoutrage, lâeĂ»t tout Ă fait rĂ©tabli dans son Ă©quilibre, remis dâaplomb, lâĂȘtre Ă©trange se dressa lentement, sâassit avec un calme affectĂ©, boutonna posĂ©ment sa veste de cuir. Le maquignon picard Ă©tait Ă la mĂȘme place, comme sâil ne lâeĂ»t jamais quittĂ©e. La main du futur saint de Lumbres retomba. Chose Ă©trange ! AprĂšs avoir soutenu tant de visions singuliĂšres ou farouches, il osait Ă peine lever les yeux sur cette apparence inoffensive, ce bonhomme si prodigieusement semblable Ă tant dâautres. Et le contraste de cette bouche Ă lâaccent familier, au pli canaille, et des paroles monstrueuses Ă©tait tel que rien nâen saurait donner lâidĂ©e. â Ne tâĂ©chappe pas si vite. Ne sois pas trop gourmand de nos secrets. Un prochain avenir prouvera si jâai menti ou non. Dâailleurs, si tu tâĂ©tais donnĂ© la peine, il nây a quâun instant, de voir ce que je te mettais sous les yeux, tu pourrais te dispenser de mâinjurier. Il employa un autre mot. Tel tu tâes vu toi-mĂȘme, te dis-je, tel tu verras quelques autres⊠Quel dommage quâun don pareil Ă un lourdaud comme toi ! Il souffla dans ses deux mains jointes, en faisant vibrer les lĂšvres, ainsi quâun homme saisi dâun grand froid. Ses yeux riaient dans sa face rougeaude, et leur extrĂȘme mobilitĂ©, sous les paupiĂšres demi-closes, pouvait aussi bien exprimer la joie que le mĂ©pris. Mais la joie lâemporta. â Ho ! Ho ! Ho ! quel embarras ! quel silence ! disait-il en bĂ©gayant⊠Vous Ă©tiez plus fringant tout Ă lâheure, terrible aux dĂ©mons, exorciste, thaumaturge, saint de mon cĆur ! Ă chaque Ă©clat de ce rire, lâabbĂ© Donissan tressaillait, pour retomber aussitĂŽt dans une immobilitĂ© stupide, son cerveau engourdi ne formant plus aucune pensĂ©e. Lâautre se frottait vigoureusement les paumes. â Quelle grĂące ?⊠Quelle grĂące ?⊠rĂ©pĂ©tait-il en imitant comiquement sa victime⊠Dans le combat que tu nous livres, il est facile de faire un faux pas. Ta curiositĂ© te donne Ă moi pour un moment. Il sâapprocha, confidentiel â Vous ignorez tout de nous, petits dieux pleins de suffisance. Notre rage est si patiente ! Notre fermetĂ© si lucide ! Il est vrai quâIl nous a fait servir ses desseins, car sa parole est irrĂ©sistible. Il est vrai â pourquoi le nierais-je ? â que notre entreprise de cette nuit paraĂźt tourner Ă ma confusion⊠Ah ! quand je tâai pressĂ© tout Ă lâheure, sa pensĂ©e sâest fixĂ©e sur toi et ton ange lui-mĂȘme tremblait dans la giration de lâĂ©clair ! Cependant, tes yeux de boue nâont rien vu. Il sâĂ©broua dans un rire hennissant â Hi ! Hi ! Hi ! De tous ceux que jâai vus marquĂ©s du mĂȘme signe que toi, tu es le plus lourd, le plus obtus, le plus compact !⊠Tu creuses ton sillon comme un bĆuf, tu bourres sur lâennemi comme un bouc⊠De haut en bas, une bonne cible ! Et toujours lâabbĂ© Donissan, secouĂ© de brusques frissons, le suivait du regard, avec une frayeur muette. Toutefois, quelque chose comme une priĂšre â mais hĂ©sitante, confuse, informe â errait dans sa mĂ©moire, sans que sa conscience pĂ»t la saisir encore. Et il semblait que son cĆur contractĂ© sâĂ©chauffait un peu sous ses cĂŽtes. â Nous te travaillerons avec intelligence, poursuivait lâautre. Aie souci de nous nuire. Nous te tarauderons Ă notre tour. Il nâest pas de rustre dont nous ne sachions tirer parti. Nous te dĂ©graisserons. Nous tâaffinerons. Il approchait sa tĂȘte ronde, toute flambante dâun sang gĂ©nĂ©reux. â Je tâai tenu sur ma poitrine ; je tâai bercĂ© dans mes bras. Que de fois encore, tu me dorloteras, croyant presser lâautre sur ton cĆur ! Car tel est ton signe. Tel est sur toi le sceau de ma haine. Il mit les deux mains sur ses Ă©paules, le força Ă plier les genoux, lui fit toucher le sol des genoux⊠Mais, tout Ă coup, dâune poussĂ©e, le vicaire de Campagne se rua sur lui. Et il ne rencontra que le vide et lâombre. * * * De nouveau la nuit sâĂ©tait faite autour de lui, en lui. Il ne se sentait capable dâaucun mouvement. Il ne vivait que par lâouĂŻe. Car il entendait des paroles, profĂ©rĂ©es alentour, mais sans consistance, comme suspendues en lâair, dans lâirrĂ©alitĂ© dâun rĂȘve. Puis, par un grand effort, il parvint Ă les rapporter Ă des ĂȘtres vivant et marchant, tout proches. Lâun de ces personnages â imaginaires ou non â sâĂ©loigna. Il Ă©couta sa voix dĂ©croĂźtre, dĂ©croĂźtre aussi le grincement de ses semelles sur le sable. Enfin il se sentit soulevĂ©, retenu par un bras repliĂ© dont la forte Ă©treinte Ă©tait douloureuse Ă son Ă©paule. Quelque chose lui meurtrit encore les lĂšvres et les dents. Un jet de flamme traversa sa gorge et sa poitrine. Le noir oĂč se heurtait son regard sâentrouvrit. Une lueur diffuse naquit lentement dans ses yeux, se prĂ©cisa lentement. Et il reconnut, posĂ©e sur le sol, Ă quelque distance, une de ces fortes lanternes comme en portent les pĂȘcheurs par les nuits de grand vent. Un inconnu le soutenait dâune main et le faisait boire au goulot dâun bidon de soldat. â Monsieur lâabbĂ©, dit cet homme, ce nâest pas trop tĂŽt⊠â Que me voulez-vous ? balbutia lâabbĂ© Donissan. Il parlait le plus lentement possible et le plus posĂ©ment. Mais la vision Ă©tait encore dans son regard et lâhomme eut un mouvement de surprise ou dâeffroi qui parut incomprĂ©hensible au pauvre prĂȘtre accablĂ©. â Je suis Jean-Marie Boulainville, carrier Ă Saint-PrĂ©, le frĂšre de Germaine Duflos, de Campagne. Je vous connais bien. Ătes-vous mieux ? Il dĂ©tournait les yeux dâun air dâembarras mais plein de pitiĂ©. â Je vous ai trouvĂ© sur le chemin, Ă©vanoui. Un brave gars de Marelles, un marchand de bidets, retour de la foire dâĂtaples, vous avait trouvĂ© avant moi. Ă nous deux, on vous a portĂ© lĂ . â Vous lâavez vu ? cria lâabbĂ© Donissan. Il est lĂ ! Il sâĂ©tait levĂ© si brusquement que Jean-Marie Boulainville, heurtĂ©, chancela. Mais, interprĂ©tant Ă sa maniĂšre un empressement si singulier â Avez-vous quelque chose Ă lui demander ? dit cet homme simple. Voulez-vous que je le hĂšle ? Il nâest pas loin, sĂ»rement. â Non, mon ami, dit le vicaire de Campagne, ne le rappelez pas. Je me sens mieux, dâailleurs. Laissez-moi faire seul quelques pas. Il sâĂ©loigna en chancelant. Son pas se raffermissait Ă mesure. Quand il sâapprocha de nouveau, il Ă©tait calme. â Vous le connaissez ? demanda-t-il. â Qui ça ? rĂ©pondit lâautre, surpris. Et, se reprenant aussitĂŽt â Le gars de Marelles ! sâĂ©cria-t-il joyeusement. Si je le connais ! Le mois passĂ©, Ă la foire de Fruges, il mâa vendu deux pouliches. Ainsi !⊠Mais, si vous mâen croyez, monsieur lâabbĂ©, nous ferons cĂŽte Ă cĂŽte un bout de chemin. De marcher, ça vous remettra plutĂŽt. Je vais de ce pas aux carriĂšres dâAilly, oĂč je travaille. Dâici lĂ , vous vous tĂąterez. Si vous vous sentez plus mal, vous trouverez une voiture, chez Sansonnet, au cabaret de la Pie voleuse. â Avançons donc, rĂ©pondit le futur saint de Lumbres. Jâai repris mes forces. Tout va trĂšs bien, mon ami. Ils marchĂšrent ensemble un moment. Et câest alors que lâabbĂ© Donissan connut le vĂ©ritable sens dâune certaine parole entendue Un prochain avenir prouvera si jâai menti ou non. » Ils allaient, dâabord lentement, puis plus vite, par un chemin assez dur, si plein dâorniĂšres dĂšs lâautomne que les Ă©quipages ne lâempruntaient plus, en hiver, que par les fortes gelĂ©es. Tel quel, il devint bientĂŽt impossible dây marcher de front. Le carrier prit les devants. Le vicaire de Campagne le suivait les yeux baissĂ©s, attentif aux obstacles, posant bien Ă plat ses gros souliers, tout au soin de ne pas retarder la marche de son compagnon. Son corps tremblait encore de froid, de fatigue et de fiĂšvre, que sa tragique simplicitĂ© oubliait dĂ©jĂ plus quâĂ demi les noirs prodiges de cette extraordinaire nuit. Ce nâĂ©tait pas lĂ©gĂšretĂ©, sans doute, ni lâhĂ©bĂ©tude dâun Ă©puisement extrĂȘme. Il en Ă©cartait volontairement, bien que sans grand effort, la pensĂ©e. Il en remettait naĂŻvement lâexamen Ă un moment plus favorable, sa prochaine confession, par exemple. Que dâautres se fussent partagĂ©s entre la double angoisse dâavoir Ă©tĂ© les jouets de leur folie ou terriblement marquĂ©s pour de grandes et surnaturelles Ă©preuves ! Lui, la premiĂšre terreur surmontĂ©e, attendait avec soumission une nouvelle entreprise du mal, et la grĂące nĂ©cessaire de Dieu. PossĂ©dĂ©, ou fou, dupe de ses rĂȘves ou des dĂ©mons, quâimporte, si cette grĂące est due, et sera sĂ»rement donnĂ©e ?⊠Il attendait la visite du consolateur avec la sĂ©curitĂ© candide dâun enfant qui, lâheure venue du repas, lĂšve les yeux sur son pĂšre et dont le petit cĆur, mĂȘme dans lâextrĂȘme dĂ©nuement ne peut douter du pain quotidien. Ils avaient fait ensemble, en une heure, vers les carriĂšres dâAilly, plus que les trois quarts du chemin. La route lui Ă©tait inconnue, et il prenait bien garde de ne sâen Ă©carter soit Ă droite, soit Ă gauche. Parfois son pied glissait la fange limoneuse sautait jusquâĂ sa face et lâaveuglait. Cette continuelle tension de lâesprit, jointe Ă une espĂšce de rĂ©sistance intĂ©rieure, la mise en garde instinctive dâune imagination dĂ©jĂ surmenĂ©e, dĂ©tournait sa pensĂ©e dâune certaine sensation nouvelle, indĂ©finissable, quâil eĂ»t Ă©tĂ© bien en peine dâanalyser, mĂȘme sâil en eĂ»t Ă©prouvĂ© le goĂ»t. Peu Ă peu cette sensation devint si vive â ou, pour mieux dire car elle le sollicitait avec une particuliĂšre douceur, si persistante, si continue, quâil en fut enfin troublĂ©. Venait-elle du dehors ou de lui-mĂȘme ? CâĂ©tait, au creux de sa poitrine, une chaleur comme immatĂ©rielle, une dilatation du cĆur. Et câĂ©tait aussi quelque chose de plus, dâune rĂ©alitĂ© si proche, si pressante, quâil crut un moment que le jour sâĂ©tait levĂ©, ou encore le clair de lune. Pourquoi nâosait-il cependant lever les yeux ? Car il marchait toujours le regard fixĂ© Ă terre, les paupiĂšres presque closes, ne dĂ©couvrant aucune lueur, aucun reflet que lâimperceptible miroitement de lâeau boueuse. Et pourtant il eĂ»t jurĂ© quâil traversait Ă mesure une lumiĂšre douce et amie, une poussiĂšre dorĂ©e. Sans se lâavouer, ni le croire peut-ĂȘtre, il redoutait, en levant la tĂȘte, de voir se dissiper Ă la fois son illusion et sa joie. Il ne craignait pas cette joie, il sentait quâil nâeĂ»t pu la fuir avant de lâavoir reconnue, comme il en avait fui tant dâautres. Il Ă©tait sollicitĂ©, non contraint, appelĂ©. Il se dĂ©fendait mollement, sans remords, sĂ»r de cĂ©der tĂŽt ou tard Ă la force impĂ©rieuse, mais bienfaisante. Je ferai encore dix pas, se disait-il. Jâen ferai encore dix autres, les yeux baissĂ©s. Puis dix autres encore⊠» Les talons du carrier sonnaient joyeusement sur un sol plus ferme, assĂ©chĂ©. Il les Ă©coutait avec un attendrissement extrĂȘme. Il sâavisait peu Ă peu que cet homme Ă©tait sĂ»rement un ami, quâune Ă©troite amitiĂ©, une amitiĂ© cĂ©leste, dâune cĂ©leste luciditĂ©, les liait ensemble, les avait sans doute toujours liĂ©s. Des larmes lui vinrent aux yeux. Ainsi se rencontraient deux Ă©lus, nĂ©s lâun pour lâautre, un clair matin, dans les jardins du Paradis. Ils Ă©taient arrivĂ©s au croisement de deux routes ; lâune, en pente douce, rejoint le village ; lâautre, dĂ©foncĂ©e par les charrois, descend vers les carriĂšres. On entendait au loin lâappel dâun coq, et des voix dâhommes dâautres carriers sans doute, se hĂątant vers le travail avant le jour⊠Ce fut Ă ce moment que lâabbĂ© Donissan leva les yeux. Ătait-ce devant lui son compagnon ? Il ne le crut pas dâabord. Ce quâil avait sous les yeux, ce quâil saisissait du regard, avec une certitude fulgurante, Ă©tait-ce un homme de chair ? Ă peine si la nuit eĂ»t permis de dĂ©couvrir dans lâombre la silhouette immobile, et pourtant il avait toujours lâimpression de cette lumiĂšre douce, Ă©gale, vivante, rĂ©flĂ©chie dans sa pensĂ©e, vĂ©ritablement souveraine. CâĂ©tait la premiĂšre fois que le futur saint de Lumbres assistait au silencieux prodige qui devait lui devenir plus tard si familier, et il semblait que ses sens ne lâacceptaient pas sans lutte. Ainsi lâaveugle-nĂ© Ă qui la lumiĂšre se dĂ©couvre tend vers la chose inconnue ses doigts tremblants, et sâĂ©tonne de nâen saisir la forme ni lâĂ©paisseur. Comment le jeune prĂȘtre eĂ»t-il Ă©tĂ© introduit sans lutte Ă ce nouveau mode de connaissance, inaccessible aux autres hommes ? Il voyait devant lui son compagnon, il le voyait Ă nâen douter pas, bien quâil ne distinguĂąt point ses traits, quâil cherchĂąt vainement son visage ou ses mains⊠Et nĂ©anmoins, sans rien craindre, il regardait lâextraordinaire clartĂ© avec une confiance sereine, une fixitĂ© calme, non point pour la pĂ©nĂ©trer, mais sĂ»r dâĂȘtre pĂ©nĂ©trĂ© par elle. Un long temps sâĂ©coula, Ă ce quâil lui parut. RĂ©ellement, ce ne fut quâun Ă©clair. Et tout Ă coup il comprit. Ainsi que tu tâes vu toi-mĂȘme tout Ă lâheure, avait dit lâaffreux tĂ©moin. CâĂ©tait ainsi. Il voyait. Il voyait de ses yeux de chair ce qui reste cachĂ© au plus pĂ©nĂ©trant â Ă lâintuition la plus subtile â Ă la plus ferme Ă©ducation une conscience humaine. Certes, notre propre nature nous est, partiellement, donnĂ©e ; nous nous connaissons sans doute un peu plus clairement quâautrui, mais chacun doit descendre en soi-mĂȘme et Ă mesure quâil descend les tĂ©nĂšbres sâĂ©paississent jusquâau plus obscur, au moi profond, oĂč sâagitent les ombres des ancĂȘtres, oĂč mugit lâinstinct, ainsi quâune eau sous la terre. Et voilà ⊠et voilĂ que ce misĂ©rable prĂȘtre se trouvait soudain transportĂ© au plus intime dâun autre ĂȘtre, sans doute Ă ce point mĂȘme oĂč porte le regard du juge. Il avait conscience du prodige, et il Ă©tait dans le ravissement que ce prodige fĂ»t si simple, et sa rĂ©vĂ©lation si douce. Cette effraction de lâĂąme, quâun autre que lui nâeĂ»t point imaginĂ©e sans Ă©clairs et sans tonnerre, Ă prĂ©sent quâelle Ă©tait accomplie, ne lâeffrayait plus. Peut-ĂȘtre sâĂ©tonnait-il que la rĂ©vĂ©lation en fĂ»t venue si tard. Sans pouvoir lâexprimer car il ne sut lâexprimer jamais, il sentait que cette connaissance Ă©tait selon sa nature, que lâintelligence et les facultĂ©s dont sâenorgueillissent les hommes y avaient peu de part, quâelle Ă©tait seulement et simplement lâeffervescence, lâexpansion, la dilatation de la charitĂ©. DĂ©jĂ , incapable de se juger digne dâune grĂące singuliĂšre, exceptionnelle, dans la sincĂ©ritĂ© de son humble pensĂ©e, il Ă©tait prĂšs de sâaccuser dâavoir retardĂ© par sa faute cette initiation, de nâavoir pas encore assez aimĂ© les Ăąmes, puisquâil les avait mĂ©connues. Car lâentreprise Ă©tait si simple, au fond, et le but si proche, dĂšs que la route Ă©tait choisie ! Lâaveugle, quand il a pris possession du nouveau sens qui lui est rendu, ne sâĂ©tonne pas plus de toucher du regard le lointain horizon quâil nâatteignait jadis quâavec tant de labeur, Ă travers les fondriĂšres et les ronces. Toujours le carrier le prĂ©cĂ©dait de son pas tranquille. Un instant, par surprise, lâabbĂ© Donissan fut tentĂ© de le joindre, de lâappeler. Mais ce ne fut quâun instant. Cette Ăąme tout Ă coup dĂ©couverte lâemplissait de respect et dâamour. CâĂ©tait une Ăąme simple et sans histoire, attentive, quotidienne, occupĂ©e de pauvres soucis. Mais une humilitĂ© souveraine, ainsi quâune lumiĂšre cĂ©leste, le baignait de son reflet. Quelle leçon, pour ce pauvre prĂȘtre tourmentĂ©, obsĂ©dĂ© par la crainte, que la dĂ©couverte de ce juste ignorĂ© de tous et de lui-mĂȘme, soumis Ă sa destinĂ©e, Ă ses devoirs, aux humbles amours de sa vie, sous le regard de Dieu ! Et une pensĂ©e lui vint spontanĂ©ment, ajoutant au respect et Ă lâamour une sorte de crainte nâĂ©tait-ce pas devant celui-lĂ , et celui-lĂ seul, que lâautre avait fui ? Il eĂ»t voulu sâarrĂȘter, sans risquer de rompre la dĂ©licate et magnifique vision. Il cherchait vainement la parole qui devait ĂȘtre dite. Mais il lui semblait que toute parole Ă©tait indigne. Cette majestĂ© du cĆur pur arrĂȘtait les mots sur ses lĂšvres. Ătait-ce possible, Ă©tait-ce possible quâĂ travers la foule humaine, mĂȘlĂ© aux plus grossiers, tĂ©moin de tant de vices que sa simplicitĂ© ne jugeait point ; Ă©tait-ce possible que cet ami de Dieu, ce pauvre entre les pauvres, se fĂ»t gardĂ© dans la droiture et dans lâenfance, quâil suscitĂąt lâimage dâun autre artisan, non moins obscur, non moins mĂ©connu, le charpentier villageois, gardien de la reine des anges, le juste qui vit le RĂ©dempteur face Ă face, et dont la main ne trembla point sur la varlope et le rabot, soucieux de contenter la clientĂšle et de gagner honnĂȘtement son salaire ? HĂ©las ! pour une part, cette leçon serait vaine. La paix quâil ne connaĂźtra jamais, ce prĂȘtre est nommĂ© pour la dispenser aux autres. Il est missionnĂ© pour les seuls pĂ©cheurs. Le saint de Lumbres poursuit sa voie dans les inquiĂ©tudes et dans les larmes. Ils Ă©taient arrivĂ©s au croisement des chemins avant que lâabbĂ© Donissan trouvĂąt une parole. Il savourait cette douceur ; il lâĂ©puisait dans le pressentiment quâelle serait une des rares Ă©tapes de sa misĂ©rable vie. Et nĂ©anmoins il Ă©tait dĂ©jĂ prĂȘt Ă la laisser comme il lâavait reçue, Ă la quitter en silence. Le carrier fit halte et, lissant sa casquette â Nous sommes rendus, monsieur lâabbĂ©, dit-il. Votre route est toute droite une lieue et demie. Ătes-vous dâattaque Ă prĂ©sent ? Sinon, jâirai avec vous chez Sansonnet. â Câest inutile, mon ami, rĂ©pondit le vicaire de Campagne. La marche au contraire mâa fait du bien. Je mâen vais donc vous dire adieu. Un instant, il mĂ©dita de le revoir, mais il lui parut aussitĂŽt prĂ©fĂ©rable de sâen rapporter, pour une nouvelle rencontre, Ă la mĂȘme volontĂ© qui avait prĂ©parĂ© la premiĂšre. Il eĂ»t aussi voulu le bĂ©nir. Puis il nâosa. Il le considĂ©rait une derniĂšre fois. Il mit dans ce regard tout lâamour quâil allait dispenser Ă tant dâautres. Et, ce regard, lâhumble compagnon ne le vit point. Ils se serrĂšrent la main, Ă tĂątons. * * * La route sâouvrait de nouveau devant lui. Il la reconnut. Il allait vite, trĂšs vite. Dâabord, il remerciait Dieu, sans une parole, de ce qui lui avait Ă©tĂ© permis de voir. Il marchait comme environnĂ© encore de cette lumiĂšre quâil avait connue. Ce nâĂ©tait pas la prĂ©sence, et câĂ©tait quelque chose de plus que le souvenir. Ainsi lâon sâĂ©carte dâun chant qui longtemps vous suit. HĂ©las ! câĂ©tait bien lâĂ©cho allant sâaffaiblissant dâune mystĂ©rieuse harmonie, quâil nâouĂŻrait plus jamais, jamais ! Le prolongement de sa joie dura peu. Chaque pas semblait dâailleurs lâen Ă©loigner, mais, quand par un geste naĂŻf il sâarrĂȘta, la fuite parut sâen accĂ©lĂ©rer encore. Il courba le dos, et sâen fut. Peu Ă peu le paysage encore indĂ©cis Ă la toute premiĂšre heure de lâaube lui devenait plus familier. Il le retrouvait avec tristesse. Chaque objet reconnu, des habitudes reprises une Ă une, rendaient plus incertaine et plus vague la grande aventure de la nuit. Bien plus vite encore quâil nâeĂ»t pensĂ©, elle perdait ses dĂ©tails et ses contours, reculait dans le rĂȘve. Il traversa ainsi le village de Pomponne, dĂ©passa le hameau de BrĂȘme, gravit la derniĂšre cĂŽte. Enfin il aperçut au-dessous de lui, dans le creux de la colline, le signal tout Ă coup si proche, la lumiĂšre de la petite gare de Campagne. Il sâarrĂȘta debout, haletant, tĂȘte nue, grelottant dans sa soutane raide de boue, ne sachant tout Ă coup si câĂ©tait de froid ou de honte, et les oreilles pleines de rumeur. Ă ce moment, la vie quotidienne le reprit avec tant de force, et si brusquement, quâune minute il ne resta rien, absolument rien dans son esprit dâun passĂ© pourtant si proche. Ce brutal effacement fut surtout ressenti comme une douloureuse diminution de son ĂȘtre. Ai-je donc rĂȘvĂ© ? » se dit-il. Ou plutĂŽt il sâefforça de prononcer les syllabes, de les articuler dans le silence. CâĂ©tait pour faire taire une autre voix qui, beaucoup plus nettement, avec une terrible lenteur, au-dedans de lui, demandait Suis-je fou ? » Ah ! lâhomme qui sent fuir, comme Ă travers un crible, sa volontĂ©, son attention, puis sa conscience, tandis que son dedans tĂ©nĂ©breux, comme la peau retournĂ©e dâun gant, paraĂźt tout Ă coup au-dehors, souffre une agonie trĂšs amĂšre, en un instant que nul balancier ne mesure. Mais celui-ci â pauvre prĂȘtre ! â sâil doute, ne doute pas seulement de lui mais de son unique espĂ©rance. En se perdant, il perd un bien plus prĂ©cieux, divin, Dieu mĂȘme. Au dernier Ă©clair de sa raison, il mesure la nuit oĂč sâen va se perdre son grand amour. Il nâoubliera pas le lieu du nouveau combat. Parvenue Ă la derniĂšre crĂȘte, la route tourne brusquement, dĂ©couvre une Ă©troite bande de terrain, oĂč se dresse un orme centenaire. Le village est Ă droite, au dernier pli de la colline, en contre-bas. Aux lumiĂšres de la gare, rouges et vertes, rĂ©pond la vague lueur dans le ciel du four de JosuĂ© Thirion, le boulanger. La pĂąle lumiĂšre du jour traĂźne encore dans les fonds, insaisissable. Ă gauche de lâabbĂ© Donissan, sâamorce aussi un chemin de terre, Ă la pente rapide, qui mĂšne aux communs du chĂąteau de Cadignan. Il sâenfonce tout de suite, Ă travers de maigres broussailles, et ressemble ainsi plutĂŽt Ă un ravin, ou un trou dâeau. Câest une tache dâombre dans lâombre. Le vicaire de Campagne y plonge involontairement son regard. Le vent fait entre les ronces un bruit de soie fripĂ©e avec des silences soudains. De la terre dĂ©trempĂ©e, parfois une pierre sâĂ©chappe et roule. Et subitement, dans ce murmure⊠un bruit, reconnaissable entre tous les autres, dans ce solitaire matin, le frĂ©missement dâun corps vivant, qui se met debout, sâapproche⊠â HĂ© lĂ ! dit une voix de femme, trĂšs jeune, mais assourdie, un peu tremblante. Allez ! je vous entends dĂ©jĂ depuis un moment. Ătes-vous donc revenu, enfin ? â Qui ĂȘtes-vous donc vous-mĂȘme ? demanda doucement lâabbĂ© Donissan. Debout, au bord du talus, sa haute silhouette Ă peine visible sur le fond plus pĂąle et mouvant du ciel, il suivait dâun regard triste et comme intĂ©rieur la petite ombre au-dessous de lui, entre les murailles dâargile. De cette ombre mystĂ©rieuse, Ă quelques pas, et se rapprochant sans cesse, il ne connaissait rien, bien quâil sĂ»t dĂ©jĂ dâune certitude calme, absolue, pleine de silence, que cela qui montait et clapotait doucement dans la boue Ă©tait le dernier et suprĂȘme acteur de cette inoubliable nuit⊠â Ah ! ce nâest donc que vous ! dit Mlle Malorthy, avec une espĂšce de grimace douloureuse. Pour le voir, elle sâĂ©tait dressĂ©e sur la pointe des pieds, Ă la hauteur de son Ă©paule⊠Le petit visage crispĂ© ne reflĂ©tait quâune affreuse dĂ©ception. En un Ă©clair, la colĂšre, le dĂ©fi, un dĂ©sespoir cynique sây tracĂšrent tour Ă tour et avec une telle nettetĂ©, un tel approfondissement des traits, que cette figure dâenfant nâavait plus dâĂąge. Câest alors que ses yeux rencontrĂšrent le regard Ă©trange fixĂ© sur elle. Ils le soutinrent Ă peine. Et ils gardaient encore leur flamme, que lâarc dĂ©tendu de la bouche nâexprimait plus quâune anxiĂ©tĂ© pleine de rage. Car ce regard ne sâĂ©tait pas dĂ©tournĂ© un instant. Toujours prudente, mĂȘme dans lâĂ©garement de la folie, elle en Ă©piait lâexpression, avec sa mĂ©fiance ordinaire. Jusquâalors le jeune prĂȘtre qui, selon lâexpression du docteur Gallet, tournait les tĂȘtes faibles de Campagne », avait Ă©tĂ© son moindre souci. Ă le rencontrer en tel lieu, Ă telle heure, sa surprise Ă©tait grande. Pour dâautres raisons, sa dĂ©ception nâĂ©tait pas moindre. Mais un moment plus tĂŽt elle nâeĂ»t pas doutĂ© de lâeffrayer, au moins de provoquer sa colĂšre. Et maintenant, elle lisait dans son regard une immense pitiĂ©. Non pas cette pitiĂ© qui nâest que le dĂ©guisement du mĂ©pris, mais une pitiĂ© douloureuse, ardente, bien que calme et attentive. Rien ne trahissait lâeffroi, ni mĂȘme la surprise, ou le moindre Ă©tonnement dans le visage inclinĂ© vers elle, un peu penchĂ© sur lâĂ©paule, car elle ne pouvait Ă©pier que le visage. Le regard se dĂ©robait Ă demi sous les paupiĂšres et, lorsquâelle voulut le rencontrer, elle sâaperçut quâil sâĂ©tait abaissĂ© peu Ă peu sur sa poitrine, comme si lâhomme de Dieu, dĂ©daignant les vaines lueurs de la prunelle humaine, eĂ»t regardĂ© battre les cĆurs. Elle ne se trompait quâĂ demi. De nouveau il avait entendu lâappel doux et fort. Puis, comme le rayonnement dâune lueur secrĂšte, comme lâĂ©coulement Ă travers lui dâune course inĂ©puisable de clartĂ©, une sensation inconnue, infiniment subtile et pure, sans aucun mĂ©lange, atteignait peu Ă peu jusquâau principe de la vie, le transformait dans sa chair mĂȘme. Ainsi quâun homme mourant de soif sâouvre tout entier Ă la fraĂźcheur aiguĂ« de lâeau, il ne savait si ce qui lâavait comme transpercĂ© de part en part Ă©tait plaisir ou douleur Connaissait-il en cet instant le prix du don qui lui Ă©tait fait, ou ce don mĂȘme ? Celui qui, toute sa vie, Ă travers tant de dĂ©bats tragiques oĂč sa volontĂ© parfois parut flĂ©chir garda ce pouvoir dâune luciditĂ© souveraine, nâen eut sans doute jamais la claire conscience. Câest que rien ne ressemblait moins Ă la lente investigation de lâexpĂ©rience humaine, quand elle va du fait observĂ© au fait observĂ©, hĂ©sitant sans cesse, et presque toujours arrĂȘtĂ©e en chemin, lorsquâelle nâest pas dupe de sa propre sagacitĂ©. La vision intĂ©rieure de lâabbĂ© Donissan, prĂ©cĂ©dant toute hypothĂšse, sâimposait par elle-mĂȘme ; mais, si cette soudaine Ă©vidence eĂ»t accablĂ© lâesprit, lâintelligence dĂ©jĂ conquise ne retrouvait que lentement, et par un dĂ©tour, la raison de sa certitude. Ainsi lâhomme qui sâĂ©veille devant un paysage inconnu, tout Ă coup dĂ©couvert, Ă la lumiĂšre de midi, alors que son regard sâest dĂ©jĂ emparĂ© de tout lâhorizon, ne remonte que par degrĂ©s de la profondeur de son rĂȘve. â Que me voulez-vous ? dit brutalement Mlle Malorthy est-ce lâheure dâarrĂȘter les gens ? Elle riait dâun rire mĂ©chant, mais ce rire Ă©tait menteur, et il le savait bien. Ou, plutĂŽt, peut-ĂȘtre ne lâentendait-il mĂȘme pas. Car plus haut quâaucune voix humaine criait vers lui la douleur sans espĂ©rance, dont elle Ă©tait consumĂ©e. â Je venais par la route de Sennecourt, poursuivit-elle avec volubilitĂ©, mais jâai fait un dĂ©tour vers Corzargues. Cela vous Ă©tonne, câest trĂšs naturel je ne puis dormir la nuit⊠Je nâai pas dâautre raison⊠Mais vous, reprit-elle, avec une soudaine colĂšre, un saint homme du bon Dieu, ça ne va pas sâembusquer au coin des haies pour surprendre les filles⊠à moins que⊠Elle cherchait sur le visage paisible la moindre trace dâirritation ou dâembarras qui pĂ»t dĂ©chaĂźner de nouveau son rire, mais ce rire sâĂ©teignit dans sa gorge, car elle nây vit rien, absolument rien qui lui permĂźt de croire dâavoir Ă©tĂ© seulement entendue. En sorte que, reprenant la parole, son regard dĂ©mentait dĂ©jĂ sa voix, qui â elle encore â raillait â Je vois que la plaisanterie ne vous va pas, dit-elle. Que voulez-vous ? jâaime rire⊠Est-ce dĂ©fendu ? Jâai dĂ©jĂ tant ri ! Elle soupira, puis reprit, dâun autre accent â Câest bon. Nous nâavons plus grand-chose Ă nous dire, jâespĂšre ? Pour descendre un creux du chemin, elle passa devant lui et, glissant sur la pente, rattrapa son Ă©quilibre en posant ses cinq petites griffes sur la manche noire. Pourquoi sâarrĂȘta-t-elle de nouveau ? Quel doute la retint un moment encore immobile ? Et surtout pourquoi prononça-t-elle dâautres paroles, quâen elle-mĂȘme, au mĂȘme instant, elle dĂ©savouait ? â Hein ? vous pensez elle vient de quitter son amant ; elle rentre avant lâaube ?⊠Vous ne vous trompez pas tout Ă fait. Ses yeux, Ă la dĂ©robĂ©e, firent le tour de lâhorizon. Ă leur droite, les grands pins de NorvĂšge, au feuillage noir, faisaient une masse sombre et grondante, sur le ciel oriental, dĂ©jĂ pĂąli. Ce nâĂ©tait pas la premiĂšre fois quâelle entendait leur Ăąpre voix. LâabbĂ© Donissan posa doucement la main sur son Ă©paule, et dit simplement â Voulez-vous que nous fassions ensemble un peu de chemin ? Il descendit le talus et prit, sans hĂ©siter, la direction du hameau de Tiers, tournant le dos au chĂąteau de Cadignan et au village mĂȘme. Le chemin se rĂ©trĂ©cissant peu Ă peu, il leur Ă©tait impossible de marcher de front. Jamais le petit cĆur de Mouchette ne sauta plus fort dans sa poitrine quâĂ lâinstant oĂč, sans force encore pour rĂ©sister ou mĂȘme ruser, elle entendit derriĂšre elle piĂ©tiner les gros souliers ferrĂ©s. Ils firent ainsi quelques pas, en silence. Ă chacune de ses larges enjambĂ©es, le vicaire de Campagne, marchant littĂ©ralement sur ses talons, la forçait Ă se hĂąter. Au bout dâun instant cette contrainte parut si insupportable Ă Mouchette que lâespĂšce de crainte qui la paralysait tomba. Sautant lĂ©gĂšrement sur le talus, elle lui fit signe de passer. â Vous nâavez rien Ă craindre, dit lâabbĂ© Donissan, et je ne vous contraindrai pas. Aucune curiositĂ© ne me pousse. Je suis seulement heureux de vous avoir rencontrĂ©e aujourdâhui, aprĂšs tant de jours perdus. Mais il nâest pas trop tard. â Il est mĂȘme un peu trop tĂŽt, rĂ©pondit Mlle Malorthy, en affectant de contenir un rire aigu. â Je ne vous ai pas cherchĂ©e, reprit le vicaire de Campagne je vous demande pardon. Pour vous rencontrer jâai fait un long dĂ©tour, un trĂšs long dĂ©tour, un dĂ©tour bien singulier. Pourquoi me refuseriez-vous ce que je vous demande un moment dâentretien, qui sera sans doute plein de consolations pour moi et pour vous ? Elle haussa les Ă©paules, et ne fit aucun geste pour le suivre. Toutefois elle hĂ©sitait Ă prendre parti, retenue lĂ par une inquiĂ©tude dont elle ne savait pas encore quâelle Ă©tait une espĂ©rance secrĂšte. Elle avait quittĂ© la veille ses cousins de Remangey. La voiture lâavait conduite jusquâĂ Faulx, oĂč elle avait demandĂ© quâon la laissĂąt, vers sept heures du soir. Elle devait dĂźner chez son amie, Suzanne Rabourdin, Ă lâestaminet de la Jeune France », et ferait Ă pied, disait-elle, aprĂšs souper, les quatre ou cinq kilomĂštres qui la sĂ©paraient de Campagne. Depuis sa derniĂšre maladie, bien que son accouchement eĂ»t Ă©tĂ© tenu secret, quelques-uns de ses parents nâignoraient pas quâelle avait gravement souffert dâune maladie noire ». La maladie noire » est, pour ces bonnes gens, inguĂ©rissable, et ceux qui en sont atteints se trouvent dĂ©cidĂ©ment classĂ©s dans la catĂ©gorie des pauvres diables qui, selon lâamer et touchant dicton, nâont pas tout ». Pour cette raison, il Ă©tait rare depuis quelques mois quâon sâopposĂąt Ă ses fantaisies. Elle avait donc quittĂ© lâestaminet de la Jeune France », ayant refusĂ© la compagnie du gars Rabourdin. Si tard quâelle se fĂ»t mise en route, elle aurait pu aisĂ©ment regagner Campagne avant dix heures du soir, mais, traversant la grand route dâĂtaples, elle sâĂ©tait, selon une habitude dĂ©jĂ ancienne, un peu dĂ©tournĂ©e pour longer le parc de Cadignan. Combien de temps, sans nulle crainte, mais remĂąchant seulement ses souvenirs, les deux poings sous le menton, accotĂ©e Ă la haie, ses pieds dans la boue, elle avait pesĂ© le pour et le contre, comme toujours, dâune cervelle froide et dâun cĆur ardent ? Vaincue, jetĂ©e hors de son rĂȘve, tenue Ă jamais pour une pauvre fille obsĂ©dĂ©e de vains fantĂŽmes â condamnĂ©e Ă la pitiĂ© perpĂ©tuelle â dĂ©pouillĂ©e de tout, mĂȘme de son crime⊠Et la seule consolation de sa petite Ăąme farouche Ă©tait encore de revoir, Ă la mĂȘme heure inoubliable, cette route, quâelle avait parcourue au cours dâune nuit unique, la barriĂšre Ă prĂ©sent close, le dĂ©tour mystĂ©rieux de lâavenue, et lĂ -bas â tout au fond â les grands murs pleins de silence, oĂč veillait le mort inutile, son muet tĂ©moin. Le vicaire de Campagne attendit la rĂ©ponse une longue minute, sans donner signe dâimpatience, mais sans paraĂźtre douter non plus dâĂȘtre obĂ©i. Par contraste, sa voix se faisait de plus en plus humble et douce, presque timide, tandis que son attitude exprimait une autoritĂ© grandissante. Et tout Ă coup, sans changer de ton, il ajouta ces paroles inattendues que Mlle Malorthy sentit comme Ă©clater dans son cĆur â Je voulais simplement vous Ă©loigner dâabord, car vous savez bien que le mort que vous attendez ici nây est plus. La stupeur de Mouchette ne se marqua que par un grand frisson, quâelle rĂ©prima dâailleurs Ă lâinstant. Et ce nâĂ©tait pas la peur qui fit trembler sur ses lĂšvres les premiers mots quâelle prononça, presque au hasard â Un mort ? Quel mort ? Il reprit, avec le mĂȘme calme, tout en la devançant pour poursuivre son chemin, tandis quâelle trottait docilement derriĂšre lui â Nous sommes mauvais juges en notre propre cause, et nous entretenons souvent lâillusion de certaines fautes, pour mieux nous dĂ©rober la vue de ce qui en nous est tout Ă fait pourri et doit ĂȘtre rejetĂ© Ă peine de mort. â Quel mort ? reprit Mouchette. De quel mort parlez-vous ? Et elle serrait machinalement le pan de sa soutane, tandis que chaque pas de son compagnon la repoussait, essoufflĂ©e et bĂ©gayante, sur le bord du talus. Le ridicule de cette poursuite, lâhumiliation dâinterroger Ă son tour, dâimplorer presque, Ă©taient amers Ă sa fiertĂ©. Mais elle sentait aussi quelque chose comme une joie obscure. Elle parlait encore quâils sortirent du chemin, et dĂ©bouchĂšrent dans la plaine. Elle reconnut la place aussitĂŽt. CâĂ©tait, Ă deux cents mĂštres des premiĂšres maisons de Trilly, le petit carrefour cernĂ© de haies vives, plantĂ© de maigres tilleuls, Ă la mode ancienne. Au premier dimanche dâaoĂ»t, Ă la ducasse, les forains y installent leurs pauvres boutiques roulantes, et des amateurs y font parfois danser les filles. Ils se trouvĂšrent de nouveau face Ă face, comme au premier moment de leur rencontre. La triste aurore errait dans le ciel, et la haute silhouette du vicaire parut Ă Mlle Malorthy plus haute encore, lorsque, dâun geste souverain, dâune force et dâune douceur inexprimables, il sâavança vers elle et, tenant levĂ©e sur sa tĂȘte sa manche noire â Ne vous Ă©tonnez pas de ce que je vais dire nây voyez surtout rien de capable dâexciter lâĂ©tonnement ou la curiositĂ© de personne. Je ne suis moi-mĂȘme quâun pauvre homme. Mais, quand lâesprit de rĂ©volte Ă©tait en vous, jâai vu le nom de Dieu Ă©crit dans votre cĆur. Et, baissant le bras, il traça du pouce, sur la poitrine de Mouchette, une double croix. Elle fit un bond lĂ©ger en arriĂšre, sans trouver une parole, avec un Ă©tonnement stupide. Et quand elle nâentendit plus en elle-mĂȘme lâĂ©cho de cette voix dont la douceur lâavait transpercĂ©e, le regard paternel acheva de la confondre. Si paternel !⊠Car il avait lui-mĂȘme goĂ»tĂ© le poison et savourĂ© sa longue amertume. La langue humaine ne peut ĂȘtre contrainte assez pour exprimer en termes abstraits la certitude dâune prĂ©sence rĂ©elle, car toutes nos certitudes sont dĂ©duites, et lâexpĂ©rience nâest pour la plupart des hommes, au soir dâune longue vie, que le terme dâun long voyage autour de leur propre nĂ©ant. Nulle autre Ă©vidence que logique ne jaillit de la raison, nul autre univers nâest donnĂ© que celui des espĂšces et des genres. Nul feu, sinon divin, qui force et fonde la glace des concepts. Et pourtant ce qui se dĂ©couvre Ă cette heure au regard de lâabbĂ© Donissan nâest point signe ou figure câest une Ăąme vivante, un cĆur pour tout autre scellĂ© ! Pas plus quâĂ lâinstant de leur extraordinaire rencontre, il ne serait capable de justifier par des mots la vision extĂ©rieure dâun Ă©clat toujours Ă©gal, et qui se confond avec la lumiĂšre intĂ©rieure dont il est lui-mĂȘme saturĂ©. La premiĂšre vision de lâenfant est mĂȘmement si pleine et si pure que lâunivers dont il vient de sâemparer ne saurait se distinguer dâabord du frĂ©missement de sa propre joie. Toutes les couleurs et toutes les formes sâĂ©panouissent Ă la fois dans son rire triomphal. Quand on lâinterrogeait plus tard sur ce don de lire dans les Ăąmes, il niait dâabord et presque toujours obstinĂ©ment. Parfois aussi, craignant de mentir, il sâen expliqua plus clairement, mais avec un tel scrupule, une recherche de prĂ©cision si naĂŻve que sa parole Ă©tait souvent pour les curieux une dĂ©ception nouvelle. Ainsi quelque dĂ©vot villageois interprĂ©terait lâextase et lâunion en Dieu de sainte ThĂ©rĂšse ou de saint Jean de La Croix. Câest que la vie nâest confusion et dĂ©sordre que pour qui la contemple du dehors. Ainsi lâhomme surnaturel est Ă lâaise si haut que lâamour le porte et sa vie spirituelle ne comporte aucun vertige sitĂŽt quâil reçoit les dons magnifiques, sans sâarrĂȘter Ă les dĂ©finir et sans chercher Ă les nommer. Que voyez-vous ? demandait-on au saint homme. Quand voyez-vous ? Quel avertissement ? Quel signe ? » Et il rĂ©pĂ©tait, dâune voix dâenfant studieux auquel Ă©chappe le mot du rudiment Jâai pitié⊠Jâai seulement pitiĂ© !⊠» Quand il avait rencontrĂ© Mlle Malorthy sur le bord du chemin, ne voyant devant lui quâune ombre presque indiscernable, une violente pitiĂ© Ă©tait dĂ©jĂ dans son cĆur. Nâest-ce point ainsi quâune mĂšre sâĂ©veille en sursaut, sachant de toute certitude que son enfant est en pĂ©ril ? La charitĂ© des grandes Ăąmes, leur surnaturelle compassion semblent les porter dâun coup au plus intime des ĂȘtres. La charitĂ©, comme la raison, est un des Ă©lĂ©ments de notre connaissance. Mais si elle a ses lois, ses dĂ©ductions sont foudroyantes, et lâesprit qui les veut suivre nâen aperçoit que lâĂ©clair. Le regard que lâhomme de Dieu tenait baissĂ© sur Mouchette, Ă toute autre, peut-ĂȘtre, eĂ»t fait plier les genoux. Et il est vrai quâelle se sentit, pour un moment, hĂ©sitante et comme attendrie. Mais alors un secours lui vint â jamais vainement attendu â dâun maĂźtre de jour en jour plus attentif et plus dur ; rĂȘve jadis Ă peine distinct dâautres rĂȘves, dĂ©sir plus Ăąpre Ă peine, voix entre mille autres voix, Ă cette heure rĂ©elle et vivante ; compagnon et bourreau, tour Ă tour plaintif, languissant, source des larmes, puis pressant, brutal, avide de contraindre, puis encore, Ă la minute dĂ©cisive, cruel, fĂ©roce, tout entier prĂ©sent dans un rire douloureux, amer, jadis serviteur, maintenant maĂźtre. Cela jaillit dâelle tout Ă coup. Une colĂšre aveugle, une rage de dĂ©fier ce regard, de lui fermer son Ăąme, dâhumilier la pitiĂ© quâelle sentait sur elle suspendue, de la flĂ©trir, de la souiller. Son Ă©lan la jeta, toute frĂ©missante, non pas aux pieds, mais face au juge, dans son silence souverain. Elle ne trouvait dâabord aucun mot ; en Ă©tait-il pour exprimer ce transport sauvage ? Elle repassait seulement dans son esprit, mais avec une rapiditĂ© et une nettetĂ© surhumaines, les dĂ©ceptions capitales de sa courte vie, comme si la pitiĂ© de ce prĂȘtre en Ă©tait le terme et le couronnement⊠Elle put articuler enfin, dâune voix presque inintelligible â Je vous hais ! â Nâayez pas honte, dit-il. â Gardez vos conseils, cria Mouchette. Mais il avait frappĂ© si juste que sa colĂšre en fut comme trompĂ©e. Je ne sais mĂȘme pas ce que vous voulez dire ! â AssurĂ©ment, dâautres Ă©preuves vous attendent, continua-t-il, plus rudes⊠Quel Ăąge avez-vous ? demanda-t-il aprĂšs un silence. Depuis un moment le regard de Mouchette trahissait une surprise, dĂ©jĂ déçue Ă ce dernier mot, par un violent effort, elle sourit. â Vous devez le savoir, vous qui savez tant de choses⊠â JusquâĂ ce jour vous avez vĂ©cu comme une enfant. Qui nâa pas pitiĂ© dâun petit enfant ? Et ce sont les pĂšres de ce monde ! Ah ! voyez-vous, Dieu nous assiste jusque dans nos folies. Et, quand lâhomme se lĂšve pour le maudire, câest Lui seul qui soutient cette main dĂ©bile ! â Un enfant, fit-elle, un enfant ! Des enfants de chĆur comme moi, vous nâen rencontrerez pas beaucoup dans vos sacristies ; ils nâuseront pas votre eau bĂ©nite. Les chemins oĂč jâai passĂ©, souhaitez ne les connaĂźtre jamais. Elle prononça ces derniers mots avec une emphase un peu comique. Il rĂ©pondit tranquillement â Quâavez-vous donc trouvĂ© dans le pĂ©chĂ© qui valĂ»t tant de peine et de tracas ? Si la recherche et la possession du mal comportent quelque horrible joie, soyez bien sĂ»re quâun autre lâexprima pour lui seul, et la but jusquâĂ la lie. LâabbĂ© Donissan fit encore un pas vers elle. Rien dans son attitude nâexprimait une Ă©motion excessive, ni le dĂ©sir dâĂ©tonner. Et pourtant les paroles quâil prononça clouĂšrent Mouchette sur place, et retentirent dans son cĆur. â Laissez cette pensĂ©e, dit-il. Vous nâĂȘtes point devant Dieu coupable de ce meurtre. Pas plus quâen ce moment-ci votre volontĂ© nâĂ©tait libre. Vous ĂȘtes comme un jouet, vous ĂȘtes comme la petite balle dâun enfant, entre les mains de Satan. Il ne lui laissa pas le temps de rĂ©pondre et dâailleurs elle ne trouvait pas un mot. Il lâentraĂźnait dĂ©jĂ , tout en parlant, sur la route de Desvres, Ă grands pas, dans les champs dĂ©serts. Elle le suivait. Elle devait le suivre. Il parlait, comme il nâavait jamais parlĂ©, comme il ne parlerait plus jamais, mĂȘme Ă Lumbres et dans la plĂ©nitude de ses dons, car elle Ă©tait sa premiĂšre proie. Ce quâelle entendait, ce nâĂ©tait pas lâarrĂȘt du juge ni rien qui passĂąt son entendement de petite bĂȘte obscure et farouche, mais avec une terrible douceur, sa propre histoire, lâhistoire de Mouchette non point dramatisĂ©e par le metteur en scĂšne, enrichie de dĂ©tails rares et singuliers, mais rĂ©sumĂ©e au contraire, rĂ©duite Ă rien, vue du dedans. Que le pĂ©chĂ© qui nous dĂ©vore laisse Ă la vie peu de substance ! Ce quâelle voyait se consumer au feu de la parole, câĂ©tait elle-mĂȘme, ne dĂ©robant rien Ă la flamme droite et aiguĂ«, suivie jusquâau dernier dĂ©tour, Ă la derniĂšre fibre de chair. Ă mesure que sâĂ©levait ou sâabaissait la voix formidable, reçue dans les entrailles, elle sentait croĂźtre ou dĂ©croĂźtre la chaleur de sa vie, cette voix dâabord distincte, avec les mots de tous les jours, que sa terreur accueillait comme un visage ami dans un effrayant rĂȘve, puis de plus en plus confondue avec le tĂ©moignage intĂ©rieur, le murmure dĂ©chirant de la conscience troublĂ©e dans sa source profonde, tellement que les deux voix ne faisaient plus quâune plainte unique, comme un seul jet de sang vermeil. Mais quand il fit silence, elle se sentit vivre encore. âŠâŠâŠâŠâŠ Ce silence se prolongea longtemps, ou du moins un temps impossible Ă mesurer, indiscernable. Puis la voix â mais venue de si loin ! â parvint de nouveau Ă ses oreilles. â Remettez-vous, disait-elle. Nâabusez pas de vos forces. Vous en avez assez dit. â Assez dit ? Quâai-je dit ? Je nâai rien dit. â Nous avons parlĂ©, reprit la voix. Et mĂȘme nous avons parlĂ© longtemps. Voyez comme le ciel sâĂ©claircit la nuit sâachĂšve. â Ai-je parlĂ© ? rĂ©pĂ©ta-t-elle, dâun ton suppliant. Et tout Ă coup ainsi quâau rĂ©veil surgit de la mĂ©moire, avec une brutale Ă©vidence, lâacte accompli â Jâai parlĂ© ! sâĂ©cria-t-elle. Jâai parlĂ© ! Dans le gris de lâaube, elle reconnut le visage du vicaire de Campagne. Il exprimait une lassitude infinie. Et ses yeux, oĂč la flamme sâĂ©tait Ă prĂ©sent effacĂ©e, semblaient comme rassasiĂ©s de la vision mystĂ©rieuse. Elle se sentait si faible, si dĂ©sarmĂ©e quâelle nâaurait pu faire alors un pas, semblait-il, ni pour le joindre, ni pour lâĂ©viter. Elle hĂ©sita. â Cela est-il possible ? dit-elle encore⊠De quel droit ?⊠â Je nâai aucun droit sur vous, rĂ©pondit-il avec douceur. Si Dieu⊠â Dieu ! commença-t-elle⊠Mais il lui fut impossible dâachever. Lâesprit de rĂ©volte Ă©tait en elle comme engourdi. â Comme vous vous dĂ©battez dans Sa main, fit-il tristement. Lui Ă©chapperez-vous de nouveau ? Je ne sais⊠Dâune voix trĂšs humble, aprĂšs un nouveau silence, il ajouta â ĂPARGNEZ-MOI, MA FILLE ! Sa pĂąleur Ă©tait effrayante. La main quâil levait vers elle retomba gauchement, et son regard se dĂ©tourna. Et dĂ©jĂ , elle serrait avec impatience ses petits poings. Il la vit, telle quâil lâavait entrevue dans lâombre, une heure plus tĂŽt, avec ce visage dâenfant vieillie, contractĂ©, mĂ©connaissable. LâinutilitĂ© de son grand effort, la vaine dispersion des grĂąces sublimes qui venaient dâĂȘtre prodiguĂ©es, lĂ , Ă cette place, lâinexorable prĂ©vision lui serra le cĆur. â Dieu ! sâĂ©cria-t-elle, avec un rire dur⊠Lâaube livide sâĂ©levait Ă mesure autour dâeux et ils nâen voyaient que le reflet pathĂ©tique sur leurs visages. Ă leur droite le hameau, Ă peine Ă©mergĂ© de la brume, au creux des collines, faisait un paysage de dĂ©solation. Dans lâimmense plaine, Ă lâinfini, seul, vivait un mince filet de fumĂ©e, au-dessus dâun toit invisible. Alors, le rire de Mouchette se tut. La flamme instable de son regard sâĂ©teignit. Et soudain, lamentable, extĂ©nuĂ©e, obstinĂ©e, elle implora de nouveau â Je ne voulais pas vous offenser⊠Nâest-ce pas que vous mâavez menti tout Ă lâheure ? Je nâai rien dit. Que vous aurais-je dit ? Il me semble que je dormais. Ai-je dormi ? Il semblait ne pas lâentendre. Elle redoubla â Ne me refusez pas⊠Vous ne pouvez refuser de rĂ©pondre⊠Pour lâapprendre, je me soumettrai Ă ce que vous jugerez bon de mâordonner. Jamais la voix de lâĂ©trange fille ne sâĂ©tait faite si humble, si suppliante. Il ne rĂ©pondit pas encore. Elle recula de quelques pas, le dĂ©visagea longuement, ardemment, les sourcils froncĂ©s, le front bas, et soudain â Jâai tout avouĂ© ! dit-elle. Vous savez tout ! Mais, se reprenant aussitĂŽt â Et quand cela serait ? Je ne crains rien. Que mâimporte ?⊠Mais dites-moi⊠Ah ! dites-moi, quâavez-vous fait ? Ai-je vraiment parlĂ© en songe ? Dans son extrĂȘme Ă©puisement, sa curiositĂ© indomptable la jetait dĂ©jĂ vers une nouvelle aventure. Le sang montait Ă ses joues. Ses yeux retrouvaient leur flamme sombre. Et lui, il la contemplait avec pitiĂ©, ou peut-ĂȘtre avec mĂ©pris. Car, Ă sa grande surprise, la vision sâĂ©tait effacĂ©e, anĂ©antie. Le souvenir en Ă©tait trop vif, trop prĂ©cis pour quâil doutĂąt. Les paroles Ă©changĂ©es sonnaient encore Ă ses oreilles. Mais les tĂ©nĂšbres Ă©taient retombĂ©es. Pourquoi nâobĂ©it-il pas alors au mouvement intĂ©rieur qui lui commandait de se dĂ©rober sans retard ? Devant lui, ce nâĂ©tait quâune pauvre crĂ©ature reformant en hĂąte la trame un instant dĂ©chirĂ©e de ses mensonges⊠Mais nâavait-il pas Ă©tĂ© une minute â une Ă©ternitĂ© ! â par un effort presque divin, affranchi de sa propre nature ? Fut-ce le dĂ©sespoir de cette puissance perdue ? Ou la rage de la reconquĂ©rir ? Ou la colĂšre de retrouver rebelle la misĂ©rable enfant tout Ă lâheure Ă sa merci ? Il eut un geste des Ă©paules, dâune Ă©norme brutalitĂ©. â Je tâai vue ! Ă ce tu, elle frĂ©mit de rage. Je tâai vue comme peut-ĂȘtre aucune crĂ©ature telle que toi ne fut vue ici-bas ! Je tâai vue de telle maniĂšre que tu ne peux mâĂ©chapper, avec toute ta ruse. Penses-tu que ton pĂ©chĂ© me fasse horreur ? Ă peine as-tu plus offensĂ© Dieu que les bĂȘtes. Tu nâas portĂ© que de faux crimes, comme tu nâas portĂ© quâun fĆtus. Cherche ! Remue ton limon le vice dont tu te fais honneur y a pourri depuis longtemps, Ă chaque heure du jour ton cĆur se crevait de dĂ©goĂ»t. De toi, tu nâas tirĂ© que de vains rĂȘves, toujours déçus. Tu crois avoir tuĂ© un homme⊠Pauvre fille ! tu lâas dĂ©livrĂ© de toi. Tu as dĂ©truit de tes mains lâunique instrument possible de ton abominable libĂ©ration. Et, quelques semaines aprĂšs, tu rampais aux pieds dâun autre qui ne le valait pas. Celui-lĂ tâa mis la face contre terre. Tu le mĂ©prises et il te craint. Mais tu ne peux lui Ă©chapper. â⊠Je ne puis⊠lui⊠échapper, bĂ©gaya Mouchette. Sa terreur et sa rage Ă©taient telles que sur son visage, dâune excessive mobilitĂ©, Ă prĂ©sent durci, se peignit comme une sĂ©rĂ©nitĂ© sinistre. â Je sais que je le puis, dit-elle enfin. Quand je le voudrai. On mâa crue folle quâai-je fait pour les dĂ©tromper tous ? Jâattendais dâĂȘtre prĂȘte, voilĂ tout. Il appuya si violemment la main sur son Ă©paule quâelle chancela. â Tu ne seras jamais prĂȘte. Tu ne dĂ©robes Ă Dieu que le pire la boue dont tu es faite, Satan ! Te crois-tu libre ? Tu ne lâaurais Ă©tĂ© quâen Dieu. Ta vie⊠Il respira profondĂ©ment, pareil Ă un lutteur qui va donner son effort. Et dĂ©jĂ montait dans ses yeux la mĂȘme lueur de luciditĂ© surhumaine, cette fois dĂ©pouillĂ©e de toute pitiĂ©. Le don pĂ©rilleux, il lâavait donc conquis de nouveau, par force, dans un Ă©lan dĂ©sespĂ©rĂ©, capable de faire violence, mĂȘme au ciel. La grĂące de Dieu sâĂ©tait faite visible Ă ses yeux mortels ils ne dĂ©couvraient plus maintenant que lâennemi, vautrĂ© dans sa proie. Et dĂ©jĂ aussi la pĂąle figure de Mouchette, comme rĂ©trĂ©cie par lâangoisse, chavirait dans le mĂȘme rĂȘve, dont leur double regard Ă©changeait le reflet hideux. â Ta vie rĂ©pĂšte dâautres vies, toutes pareilles, vĂ©cues Ă plat, juste au niveau des mangeoires oĂč votre bĂ©tail mange son grain. Oui ! chacun de tes actes est le signe dâun de ceux-lĂ dont tu sors, lĂąches avares, luxurieux et menteurs. Je les vois. Dieu mâaccorde de les voir. Câest vrai que je tâai vue en eux, et eux en toi. Oh ! que notre place est ici-bas dangereuse et petite ! que notre chemin est Ă©troit ! Et il commença de tenir des propos plus singuliers encore, mais en baissant la voix, avec une grande simplicitĂ©. Comment les rapporterait-on ici ? CâĂ©tait encore lâhistoire de Mouchette, merveilleusement confondue avec dâautres vieilles histoires oubliĂ©es depuis longtemps, Ă moins quâelles nâeussent Ă©tĂ© jamais connues. Avant quâelle en comprĂźt le sens, Mouchette sentit son cĆur se serrer, comme Ă une brusque descente, et cette surprise qui fait hĂ©siter le plus Ă©tourdi, au seuil dâune demeure profonde et secrĂšte. Puis ce fut des noms entendus, familiers, ou seulement pleins dâun souvenir vague, de plus en plus nombreux, sâĂ©clairant lâun par lâaune, jusquâĂ ce que la trame mĂȘme du rĂ©cit apparĂ»t en dessous. Humbles faits de la vie quotidienne, sans aucun Ă©clat, pris dans la malice la plus commune â comme des cailloux dans leur gaine de boue, â mornes secrets, mornes mensonges, mornes radotages du vice, mornes aventures quâun nom soudain prononcĂ© illuminait comme un phare, puis retombant dans des tĂ©nĂšbres oĂč lâesprit nâeĂ»t rien distinguĂ© encore mais quâune espĂšce dâhorreur sacrĂ©e dĂ©nonçait comme un grouillement de vies obscures. Tandis que Mouchette, une fois de plus, se sentait entraĂźnĂ©e malgrĂ© sa volontĂ© et sa raison, câĂ©tait cette horreur mĂȘme qui vivait et pensait pour elle. Car, Ă la frontiĂšre du monde invisible, lâangoisse est un sixiĂšme sens, et douleur et perception ne font quâun. Ces noms, que prononçait lâun aprĂšs lâautre la voix redevenue souveraine, elle les reconnaissait au passage, mais pas tous. CâĂ©taient ceux des Malorthy, des Brissaut, des Paully, des Pichon, aĂŻeux et aĂŻeules, nĂ©gociants sans reproche, bonnes mĂ©nagĂšres, aimant leur bien, jamais dĂ©cĂ©dĂ©s intestats, honneurs des chambres de commerce et des Ă©tudes de notaires. Ta tante Suzanne, ton oncle Henri, tes grand-mĂšres AdĂšle et Malvina ou CĂ©cile⊠Mais ce que la voix racontait, dâun accent tout uni, peu dâoreilles lâentendirent jamais â lâhistoire saisie du dedans â la plus cachĂ©e, la mieux dĂ©fendue, et non point telle quelle, dans lâenchevĂȘtrement des effets et des causes, des actes et des intentions, mais rapportĂ©e Ă quelques faits principaux, aux fautes mĂšres. Et certes lâintelligence de Mouchette, Ă elle seule, nâeĂ»t saisi que peu de choses dâun tel rĂ©cit, dont lâeffrayante ellipse eĂ»t déçu de plus lucides. OĂč la voix trouvait son Ă©cho, nâĂ©tait-ce pas dans sa chair mĂȘme, que chacune de ces fautes avait marquĂ©e, affaiblie Ă lâinstant mĂȘme quâelle fut conçue ? Ă voir peu Ă peu ces morts et ces mortes sortir tout nus de leur linceul, elle ne sentait mĂȘme rien quâon pĂ»t appeler surprise. Elle Ă©coutait cette rĂ©vĂ©lation surhumaine, dâun cĆur abĂźmĂ© dâangoisse, toutefois sans vĂ©ritable curiositĂ© ni stupeur. Il semblait quâelle lâeĂ»t dĂ©jĂ entendue, ou mieux encore. Mensonges calomnieux, haines longuement nourries, amours honteuses, crimes calculĂ©s de lâavarice et de la haine, tout se reformait en elle Ă mesure, comme se reforme, Ă lâĂ©tat de veille, une cruelle image du rĂȘve. Jamais, non jamais ! morts ne furent si brutalement tirĂ©s de leur poussiĂšre, jetĂ©s dehors, ouverts. Ă un mot, Ă un nom soudain prononcĂ©, ainsi quâĂ la surface une bulle de boue, quelque chose remontait du passĂ© au prĂ©sent â acte, dĂ©sir, ou parfois, plus profonde et plus intime, une seule pensĂ©e car elle nâĂ©tait pas morte avec le mort, mais si intime, si profonde, si sauvagement arrachĂ©e que Mouchette la recevait avec un gĂ©missement de honte. Elle ne distinguait plus la voix impitoyable de sa propre rĂ©vĂ©lation intĂ©rieure, mille fois plus riche et plus ample. Dâailleurs plus rapides quâaucune parole humaine, ces fantĂŽmes innombrables qui se levaient de toutes parts nâeussent pu seulement ĂȘtre nommĂ©s ; pourtant, comme Ă travers un orage de sons monte la dominante irrĂ©sistible, une volontĂ© active et claire achevait dâorganiser ce chaos. En vain Mouchette, dans un geste de dĂ©fense naĂŻve, levait vers lâennemi ses petites mains. Tandis quâun autre songe, sitĂŽt fixĂ© de sang-froid, se dĂ©robe et se disperse, celui-ci se rapprochait dâelle, ainsi quâune troupe qui se rassemble pour charger. La foule, un instant plus tĂŽt si grouillante, oĂč elle avait reconnu tous les siens, se rĂ©trĂ©cissait Ă mesure. Des visages se superposaient entre eux, ne faisaient plus quâun visage, qui Ă©tait celui mĂȘme dâun vice. Des gestes confus fixaient dans une attitude unique, qui Ă©tait le geste du crime. Plus encore parfois le mal ne laissait de sa proie quâun amas informe, en pleine dissolution, gonflĂ© de son venin, digĂ©rĂ©. Les avares faisaient une masse dâor vivant, les luxurieux un tas dâentrailles. Partout le pĂ©chĂ© crevait son enveloppe, laissait voir le mystĂšre de sa gĂ©nĂ©ration des dizaines dâhommes et de femmes liĂ©s dans les fibres du mĂȘme cancer, et les affreux liens se rĂ©tractant, pareils aux bras coupĂ©s dâun poulpe, jusquâau noyau du monstre mĂȘme, la faute initiale, ignorĂ©e de tous, dans un cĆur dâenfant⊠Et, soudain, Mouchette se vit comme elle ne sâĂ©tait jamais vue, pas mĂȘme Ă ce moment oĂč elle avait senti se briser son orgueil quelque chose flĂ©chit en elle dâun plus irrĂ©parable flĂ©chissement, puis sâenfonça dâune fuite obscure. La voix, toujours basse, mais dâun trait vif et brĂ»lant, lâavait comme dĂ©pouillĂ©e, fibre Ă fibre. Elle doutait dâĂȘtre, dâavoir Ă©tĂ©. Toute abstraction, dans son esprit, prend une forme, et peut ĂȘtre serrĂ©e sur la poitrine ou repoussĂ©e. Que dire de ce flĂ©chissement de la conscience mĂȘme ! Elle sâĂ©tait reconnue dans les siens et, au paroxysme du dĂ©lire, ne se distinguait plus du troupeau. Quoi ! pas un acte de sa vie qui nâeĂ»t ailleurs son double ? Pas une pensĂ©e qui lui appartĂźnt en propre, pas un geste qui ne fĂ»t dĂšs longtemps tracĂ© ? Non point semblables, mais les mĂȘmes ! Non point rĂ©pĂ©tĂ©s, mais uniques. Sans quâelle pĂ»t retracer en paroles intelligibles aucune des Ă©vidences qui achevaient de la dĂ©truire, elle sentait dans sa misĂ©rable petite vie lâimmense duperie, le rire immense du dupeur. Chacun de ces ancĂȘtres dĂ©risoires, dâune monotone ignominie, ayant reconnu et flairĂ© en elle son bien, venait le prendre ; elle abandonnait tout. Elle livrait tout et câĂ©tait comme si ce troupeau Ă©tait venu manger dans sa main sa propre vie. Que leur disputer ? Que reprendre ? Ils avaient jusquâĂ sa rĂ©volte mĂȘme. Alors elle se dressa, battant lâair de ses mains, la tĂȘte jetĂ©e en arriĂšre, puis dâune Ă©paule Ă lâautre, absolument comme un noyĂ© qui sâenfonce. La sueur ruisselait sur son visage, ainsi quâun torrent de larmes, tandis que ses yeux, que dĂ©vorait la vision intĂ©rieure, nâoffraient au vicaire de Campagne quâun mĂ©tal refroidi. Aucun cri ne sortait de ses lĂšvres, bien quâil parĂ»t vibrer dans sa gorge muette. Ce cri, quâon nâentendait pas, imposait pourtant sa forme Ă la bouche contractĂ©e, au col ployĂ©, aux maigres Ă©paules, aux reins creusĂ©s, au corps tout entier comme tirĂ© en haut pour un appel dĂ©sespĂ©ré⊠Enfin elle sâenfuit. âŠâŠâŠâŠâŠ Jusquâau premier tournant de la route elle crut ne pas hĂąter son pas, quand dĂ©jĂ elle courait presque. Au bas de la descente, lorsque les haies dĂ©garnies et les troncs pressĂ©s de pommiers lui furent un abri, elle se mit Ă fuir de toute la vitesse de ses jambes. Ă lâentrĂ©e de Campagne, cependant, elle quitta la grande route et prit dâinstinct le sentier dĂ©sert Ă cette heure et qui lui permit dâatteindre, sans ĂȘtre vue, son jardin. Elle ne pensait clairement Ă rien, ne dĂ©sirait rien que se trouver seule, derriĂšre une porte bien close, Ă lâabri, seule. Le dehors, lâhorizon familier, le ciel mĂȘme appartenaient Ă son ennemi. Sa frayeur ou, pour mieux dire, son dĂ©sordre Ă©tait tel que, si lâoccasion sâen fĂ»t seulement prĂ©sentĂ©e, elle eĂ»t appelĂ© Ă lâaide nâimporte qui, son pĂšre mĂȘme. Mais lâoccasion ne se prĂ©senta pas. La cuisine Ă©tait vide. Elle grimpa lâescalier quatre Ă quatre, poussa le verrou, se jeta en travers de son lit, puis se redressa aussitĂŽt comme mordue, se jeta vers la fenĂȘtre, ouvrit les rideaux et, dĂ©couvrant son regard dans la glace, fit en arriĂšre un bond de bĂȘte surprise. â Est-ce toi, Germaine ? demandait Ă travers la cloison Mme Malorthy. La glace connut seule ce nouveau regard de Mouchette, la grimace frĂ©nĂ©tique de ses lĂšvres. Elle rĂ©pondit dâune voix basse et calme â Câest moi, maman. Et, avant que la vieille femme eĂ»t placĂ© encore un mot, elle trouva sans hĂ©siter, sans y penser mĂȘme, le seul mensonge qui ne fĂ»t pas tout Ă fait invraisemblable â Cousin Georges mâa reconduite en voiture jusquâau hameau de Viel. Il allait au marchĂ© de Viel-Aubin. â Ă ctâheure ? â Il est parti trĂšs tĂŽt, parce quâil embarquait des porcs. Il fallait profiter de lâoccasion, ou revenir Ă pied. â Tâas pas dĂźnĂ©, rĂ©pondit la vieille. Je vas te faire un peu de cafĂ©. â Justement parce que je nâai pas dormi, je me couche, fit Mouchette. Laisse-moi. â Ouvre donc, rĂ©pĂ©ta Mme Malorthy. â Non ! cria farouchement Mouchette. Mais, se reprenant aussitĂŽt, de sa petite voix sĂšche et dure, qui faisait trembler sa mĂšre â Je nâai besoin que de dormir. Bonsoir. Et quand elle entendit dĂ©croĂźtre, au tournant de lâescalier, le bruit des sabots, ses genoux flĂ©chirent elle sâaccroupit dans le coin sombre, sans parole, sans regard. Le pĂ©ril prĂ©sent nâengendre que la crainte, qui frappe de stupeur le lĂąche. Elle endort avant que de tuer. La terreur sâĂ©veille plus tard, lorsque la conscience engourdie prend peu Ă peu connaissance et possession de son hĂŽte sinistre. Le jugement touche le condamnĂ© comme la pierre dâune fronde, et le chiourme qui le reconduit Ă sa cellule ne jette sur le lit quâune espĂšce de cadavre. Mais, quand il ouvre les yeux, dans la nuit profonde et douce, le misĂ©rable connaĂźt tout Ă coup quâil est Ă©tranger parmi les hommes. Rarement Mouchette prit le temps de sâobserver avec quelque sollicitude elle nây trouve aucun plaisir. Sur un tel sujet, son inexpĂ©rience est grande elle ressemble Ă la candeur. Si loin quâelle remonte dans le passĂ©, elle nâa connu des scrupules et des remords que cette gĂȘne vague â la crainte du pĂ©ril, ou son dĂ©fi, â la conscience obscure dâĂȘtre pour un moment hors la loi, lâinstinct tout entier en Ă©veil de lâanimal loin de son gĂźte, sur une route inconnue. Ă cette minute mĂȘme rien ne lâoccupe que le danger mystĂ©rieux entrevu quelques instants plus tĂŽt, la volontĂ© qui a brisĂ© la sienne, le prĂȘtre ridicule, connu de tous, saluĂ© dans la rue, familier, qui lui a vu plier les genoux. Ce souvenir est encore si fort quâil Ă©carte tous les autres elle sâest heurtĂ©e Ă un obstacle, et lâobstacle, câest ce prĂȘtre. Jadis une telle Ă©vidence eĂ»t rĂ©veillĂ© sa colĂšre et tendu les mille rĂ©seaux de sa ruse. Ce qui la tient cette fois face contre terre, câest la cruelle surprise de ne sentir au fond de son cĆur humiliĂ© quâun amer dĂ©goĂ»t. Un moment â un seul moment â lâidĂ©e lui vient mais si embarrassĂ©e de se formuler seulement briser lâobstacle, rĂ©pĂ©ter le geste meurtrier. Elle lâĂ©carte aussitĂŽt elle lui paraĂźt vaine et grotesque, pareille Ă ces entreprises poursuivies dans les rĂȘves. On ne tue pas pour quelques paroles obscures. Telle est la raison quâelle se donne ; mais il est plus vrai quâen lâatteignant dans son orgueil le rude adversaire a rompu le seul ressort de sa vie. Le danger lâexciterait plutĂŽt ; lâodieux ne lâarrĂȘterait pas. Elle craint seulement quelque chose qui pourrait ĂȘtre le ridicule ou la pitiĂ©. Comme il arrive parfois, les mots qui lui viennent tout Ă coup aux lĂšvres, sans quâelle les cherche, expriment sa crainte profonde Ils me croiraient tout Ă fait folle », murmura-t-elle. Folle !⊠Elle arrĂȘte ici un long moment sa pensĂ©e. Jusquâalors, mĂȘme Ă lâhospice de Campagne, elle nâa pas doutĂ© de sa raison. DĂšs le premier instant de luciditĂ©, elle Ă©coutait discuter son cas avec une ironique curiositĂ©. â Que savaient-ils, ces messieurs, de la terrible aventure ? â Presque rien, lâessentiel demeurant son secret. Elle Ă©tait, au milieu de ces nouveaux spectateurs, ce quâelle avait dĂ©sirĂ© dâĂȘtre, toujours semblable Ă son personnage favori, une fille dangereuse et secrĂšte, au destin singulier, une hĂ©roĂŻne parmi les couards et les sots⊠Toutefois, aujourdâhui, Ă cet instant⊠Qui justifiait sa terreur ? Au tournant de la route dĂ©serte, elle ne laissait derriĂšre elle quâun jeune prĂȘtre, rencontrĂ© dĂ©jĂ bien des fois, inoffensif en apparence, et mĂȘme un peu sot. Sans doute il a parlĂ©. Quâa-t-il donc dit de tellement grave ? Ă ce point, lâeffort quâelle fait pour se reprendre, se dominer, ne peut se poursuivre. De minute en minute, il lui paraĂźt cependant plus clair quâelle sâest trouvĂ©e dupe en quelque façon. Elle a pris peur pour un certain nombre de phrases vagues, dâallusions en apparence perfides â peut-ĂȘtre innocentes, maladroitement interprĂ©tĂ©es. Lesquelles encore ? Un mot dit en passant sur le crime dĂ©jĂ si ancien, presque oubliĂ©, un mot fait plutĂŽt pour la rassurer Vous nâĂȘtes pas devant Dieu coupable de ce meurtre⊠» elle a beau rĂ©pĂ©ter ces mĂȘmes mots, elle ne retrouve pas la rage humiliĂ©e qui alors lui travaillait si puissamment le cĆur. Puis quoi ? Des reproches, des exhortations Ă quitter la voie mauvaise⊠elle ne se souvient nettement dâaucune et enfin⊠lĂ , sa mĂ©moire tourne court certaine rĂ©vĂ©lation singuliĂšre qui lâa troublĂ©e au point que, lâangoisse seule survivant Ă sa cause, elle ne saurait dire pourquoi elle se blottit dans lâangle du mur, le visage sur ses genoux, toute hĂ©rissĂ©e de frissons, claquant des dents. LĂ ! LĂ est le secret. Câest alors seulement quâelle a fui. Ce vide affreux sâest alors creusĂ© en elle. Est-il possible ? Est-il possible pourtant quâelle ait fui dâune telle fuite dĂ©sespĂ©rĂ©e de vagues rĂ©cits empruntĂ©s sans doute Ă la chronique du bourg, sur elle et les siens ? Câest vrai quâelle les a crus, et elle en sait encore assez pour ĂȘtre sĂ»re quâĂ un certain moment elle ne pouvait pas ne pas les croire. Nul doute que la mĂȘme prĂ©sence et la mĂȘme parole la convaincraient Ă nouveau. Et puis aprĂšs ? A-t-elle jamais redoutĂ© la haine des sots ? Mais quâa-t-il pu donc rapporter de neuf, ce prĂȘtre ? La terreur qui lâa comme tirĂ©e hors dâelle-mĂȘme pour la jeter ici tremblante ne vient pas de lui. Elle nâest dupe que dâun rĂȘve⊠et ce rĂȘve quâelle emporte engourdi peut ressusciter tout Ă coup⊠Oh ! oh ! voilĂ que dĂ©jĂ son cĆur bat et sonne, tandis que la sueur ruisselle entre ses Ă©paules. La houle dâangoisse lâagite, lâaffreuse caresse glacĂ©e la saisit durement Ă la gorge. Le hurlement quâelle pousse sâentend jusquâĂ lâextrĂ©mitĂ© de la place, et le mur mĂȘme en a frĂ©mi. Elle se retrouve couchĂ©e Ă plat ventre au pied de son lit. LâĂ©dredon a glissĂ© par-dessous et elle y a enfoncĂ© ses crocs, en sorte que sa bouche est pleine de duvet. Rien ne trouble plus le silence, et elle sâavise tout Ă coup quâelle nâa criĂ© quâen songe. Ă prĂ©sent, de toutes les forces qui lui restent, elle repousse, elle refoule un nouveau cri. Car, en un Ă©clair, elle sâest vue reconduite Ă lâhospice, la porte refermĂ©e sur elle, cette fois dĂ©cidĂ©ment folle â folle Ă ses propres yeux â de son aveu mĂȘme⊠Dâabord elle gĂ©mit Ă petits coups, puis se tut. Parfois, lorsque lâĂąme mĂȘme flĂ©chit dans son enveloppe de chair, le plus vil souhaite le miracle et, sâil ne sait prier, dâinstinct au moins, comme une bouche Ă lâair respirable, sâouvre Ă Dieu. Mais câest en vain que la misĂ©rable fille userait, Ă rĂ©soudre lâĂ©nigme quâelle se propose, ce qui lui reste de vie. Comment sâĂ©lĂšverait-elle par ses propres forces Ă la hauteur oĂč lâa portĂ©e tout Ă coup lâhomme de Dieu, et dâoĂč elle est prĂ©sentement retombĂ©e ? De la lumiĂšre qui lâa percĂ©e de part en part â pauvre petit animal obscur â il ne reste que sa douleur inconnue, dont elle mourrait sans la comprendre. Elle se dĂ©bat, lâarme Ă©blouissante en plein cĆur, et la main qui lâa poussĂ©e ne connaĂźt pas sa cruautĂ©. Pour la divine misĂ©ricorde, elle lâignore et ne saurait mĂȘme pas lâimaginer⊠Que dâautres se dĂ©battent ainsi, vainement serrĂ©s sur la poitrine de lâange dont ils ont entrevu, puis oubliĂ© la face ! Les hommes regardent curieusement sâagiter tel dâentre eux marquĂ© de ce signe, et sâĂ©tonnent de le voir tour Ă tour frĂ©nĂ©tique dans la recherche du plaisir, dĂ©sespĂ©rĂ© dans sa possession, promenant sur toutes choses un regard avide et dur, oĂč le reflet mĂȘme de ce quâil dĂ©sire sâest effacĂ© ! Deux longues heures, tantĂŽt reployĂ©e sur elle-mĂȘme, sans mouvement, tantĂŽt se tordant Ă terre dans une rage convulsive et muette, puis encore assommĂ©e dâun affreux sommeil, elle crut vraiment perdre la raison, descendre une Ă une les marches noires. Son destin se retraçait ligne par ligne elle en parcourait les Ă©tapes. CâĂ©tait comme une suite de tableaux fulgurants. Elle en comptait les personnages imaginaires, elle scrutait leurs visages, entendait leurs voix. Ă chaque image recherchĂ©e, suscitĂ©e, volontairement Ă©puisĂ©e, elle sentait littĂ©ralement frĂ©mir ses sens et sa raison, ainsi quâun frĂȘle navire dans le vent ; toujours sa douleur lucide reprenait le dessus. Elle en Ă©tait Ă soulever dĂ©libĂ©rĂ©ment en elle les puissances de dĂ©sordre, appelant la folie ainsi que dâautres appellent la mort. Mais par un instinct profond Ă peine conscient elle sâinterdisait la seule manifestation extĂ©rieure qui risquĂąt de briser ses forces elle ne poussait aucun cri, elle Ă©touffait mĂȘme sa plainte un seul tĂ©moin de son dĂ©lire, et câĂ©tait assez pour quâelle perdĂźt pied. Cela elle le savait elle nâappelait point. Ă mesure que la rĂ©sistance intĂ©rieure, en dĂ©pit dâelle-mĂȘme, sâaffermissait, ses gestes devenaient une agitation factice, sa rage sâextĂ©nuait par sa violence mĂȘme. Elle redevenait par degrĂ©s spectatrice de sa propre folie. Quand elle se vit de nouveau respirant fortement ainsi quâau retour dâun grand rĂȘve, un calme affreux rĂ©tabli dans son Ăąme, sa dĂ©ception fut totale, absolue. CâĂ©tait comme la chute brusque du vent, sur une mer dĂ©montĂ©e, dans une nuit noire. La mĂȘme chose ignorĂ©e lui manquait toujours, manquait Ă sa vie. Mais quoi â Mais laquelle ? Vainement elle essuyait ses joues dĂ©chirĂ©es Ă coups dâongle, ses lĂšvres mordues ; vainement elle regardait Ă travers les vitres la lumiĂšre de lâaube ; vainement elle rĂ©pĂ©tait de sa triste voix sans timbre Câest fini⊠câest fini !⊠» La vĂ©ritĂ© lui apparaissait ; lâĂ©vidence serrait son cĆur ; mĂȘme la folie lui refusait son asile tĂ©nĂ©breux. Non ! elle nâĂ©tait pas folle, ne le serait jamais. Cette chose lui manquait, quâelle avait tenue, mais oĂč ? mais quand ? De quelle maniĂšre ? Et il Ă©tait sĂ»r Ă prĂ©sent quâelle sâĂ©tait jouĂ© depuis quelques instants la comĂ©die de la dĂ©mence pour masquer, pour oublier â Ă quelque prix que ce fĂ»t â son mal rĂ©el, inguĂ©rissable, inconnu. Ah ! parfois Dieu nous appelle dâune voix si pressante et si douce ! Mais, quand il se retire tout Ă coup, le hurlement qui sâĂ©lĂšve de la chair déçue doit Ă©tonner lâenfer ! Câest alors quâelle appela â du plus profond, du plus intime â dâun appel qui Ă©tait comme un don dâelle-mĂȘme, Satan. Dâailleurs, quâelle lâeĂ»t nommĂ© ou non, il ne devait venir quâĂ son heure et par une route oblique. Lâastre livide, mĂȘme implorĂ©, surgit rarement de lâabĂźme. Aussi nâeĂ»t-elle su dire, Ă demi consciente, quelle offrande elle faisait dâelle-mĂȘme, et Ă qui. Cela vint tout Ă coup, monta moins de son esprit que de sa pauvre chair La componction, que lâhomme de Dieu avait en elle suscitĂ©e un moment, nâĂ©tait plus quâune souffrance entre ses souffrances. La minute prĂ©sente Ă©tait toute angoisse. Le passĂ© un trou noir. Lâavenir un autre trou noir. Le chemin oĂč dâautres vont pas Ă pas, elle lâavait dĂ©jĂ parcouru si petit que fĂ»t son destin, au regard de tant de pĂ©cheurs lĂ©gendaires, sa malice secrĂšte avait Ă©puisĂ© tout le mal dont elle Ă©tait capable â Ă une faute prĂšs â la derniĂšre. DĂšs lâenfance, sa recherche sâĂ©tait tournĂ©e vers lui, chaque dĂ©sillusion nâayant Ă©tĂ© que prĂ©texte Ă un nouveau dĂ©fi. Car elle lâaimait. OĂč lâenfer trouve sa meilleure aubaine, ce nâest pas dans le troupeau des agitĂ©s qui Ă©tonnent le monde de forfaits retentissants. Les plus grands saints ne sont pas toujours les saints Ă miracles, car le contemplatif vit et meurt le plus souvent ignorĂ©. Or lâenfer aussi a ses cloĂźtres. La voilĂ donc sous nos yeux, cette mystique ingĂ©nue, petite servante de Satan, sainte Brigitte du nĂ©ant. Un meurtre exceptĂ©, rien ne marquera ses pas sur la terre. Sa vie est un secret entre elle et son maĂźtre, ou plutĂŽt le seul secret de son maĂźtre. Il ne lâa pas cherchĂ©e parmi les puissants, leurs noces ont Ă©tĂ© consommĂ©es dans le silence. Elle sâest avancĂ©e jusquâau but, non pas Ă pas mais comme par bonds, et le touche, quand elle ne sâen croyait pas si proche. Elle va recevoir son salaire. HĂ©las ! il nâest pas dâhomme qui, sa dĂ©cision prise et le remords dâavance acceptĂ©, ne se soit, au moins une minute, ruĂ© au mal avec une claire cupiditĂ©, comme pour en tarir la malĂ©diction, cruel rĂȘve qui fait geindre les amants, affole le meurtrier, allume une derniĂšre lueur au regard du misĂ©rable dĂ©cidĂ© Ă mourir, le col dĂ©jĂ serrĂ© par la corde et lorsquâil repousse la chaise dâun coup de pied furieux⊠Câest ainsi, mais dâune force multipliĂ©e, que Mouchette souhaite dans son Ăąme, sans le nommer, la prĂ©sence du cruel Seigneur. Il vint, aussitĂŽt, tout Ă coup, sans nul dĂ©bat, effroyablement paisible et sĂ»r. Si loin quâil pousse la ressemblance de Dieu, aucune joie ne saurait procĂ©der de lui, mais, bien supĂ©rieure aux voluptĂ©s qui nâĂ©meuvent que les entrailles, son chef-dâĆuvre est une paix muette, solitaire, glacĂ©e, comparable Ă la dĂ©lectation du nĂ©ant. Quand ce don est offert et reçu, lâange qui nous garde dĂ©tourne avec stupeur sa face. Il vint et, sitĂŽt venu, lâagitation de Mouchette cessa par miracle, son cĆur battit lentement, la chaleur revint par degrĂ©s, son corps et son Ăąme ne furent quâattente ferme et calculĂ©e â sans impatience inutile â dâun Ă©vĂ©nement dĂ©sormais certain. Presque en mĂȘme temps, son cerveau lâimagina, le rĂ©alisa pleinement. Et elle comprit que lâheure Ă©tait venue de se tuer, sans aucun dĂ©lai surtout ! Ă lâinstant mĂȘme. Avant que ses membres eussent fait un mouvement, son esprit fuyait dĂ©jĂ sur la route de la dĂ©livrance. AprĂšs lui elle sây jeta. Chose Ă©trange son regard seul restait trouble et hĂ©sitant. Toute sa vie sensible Ă©tait Ă lâextrĂ©mitĂ© de ses doigts, dans la paume de ses mains agiles. Elle ouvrit la porte sans faire crier lâhuis, poussa celle de la chambre de son pĂšre Ă cette heure toujours vide, prit le rasoir Ă sa place ordinaire, lâouvrit tout grand. DĂ©jĂ elle Ă©tait de nouveau chez elle, face Ă la glace, dressĂ©e sur la pointe de ses petits pieds, le menton jetĂ© en arriĂšre, sa gorge tendue, offerte⊠Quelle que fĂ»t son envie, elle nây jeta pas la lame, elle lây appliqua fĂ©rocement, consciemment et lâentendit grincer dans sa chair. Son dernier souvenir fut le jet de sang tiĂšde sur sa main et jusquâau pli de son bras. IV. Câest Ă lâĂ©glise, dans la sacristie dont il avait toujours la clef dans sa poche, que lâabbĂ© Donissan attendit lâheure de sa messe, quâil cĂ©lĂ©bra comme dâhabitude. Depuis quelques jours, M. Menou-Segrais gardait la chambre, souffrant dâune crise plus violente dâasthme. Vers dix heures et demie, regardant la route, il aperçut son vicaire et sâĂ©tonna. Mais dĂ©jĂ les gros souliers rĂ©sonnaient sur les dalles du vestibule, puis dans lâescalier. Enfin, derriĂšre la porte, la voix, toujours ferme et calme, demanda â Puis-je entrer, monsieur le doyen ? â Volontiers, sâĂ©cria le curĂ© de Campagne, intriguĂ©. Tout de suite. Il tourna malaisĂ©ment la tĂȘte, calĂ©e entre deux Ă©normes oreillers au dossier du grand fauteuil. Le visage de lâabbĂ© lui apparut mal distinct dans la chambre obscure les rideaux Ă©taient encore Ă demi tirĂ©s. Ce quâil en vit dĂ©mentait suffisamment le calme affectĂ© de la voix. Dâailleurs il nâexprima son Ă©tonnement que par un battement des paupiĂšres, sur son regard aigu. â Quelle surprise ! commença-t-il avec beaucoup de douceur. Comment ĂȘtes-vous dĂ©jĂ de retour ? Il se gardait bien de montrer un siĂšge, sachant par expĂ©rience que, debout devant lui, les bras ballants, la gaucherie du pauvre prĂȘtre doublait sa timiditĂ© naturelle, le tenait mieux Ă sa merci. â Jâai Ă©tĂ© ridicule, comme toujours, rĂ©pondit lâabbĂ© Donissan⊠Enfin, je me suis perdu⊠â De sorte que vous ĂȘtes arrivĂ© trop tard Ă Ătaples, les confessions terminĂ©es ? â Je nâai pas encore tout dit, avoua le vicaire piteusement. â Par exemple ! sâĂ©cria lâabbĂ© Menou-Segrais, en frappant violemment lâaccoudoir de son fauteuil, avec une vivacitĂ© bien diffĂ©rente de ses maniĂšres habituelles. Et que vont dire ces messieurs, je vous le demande ? Arriver en retard, soit. Mais ne pas arriver du tout ! Si peu soucieux quâil fĂ»t Ă lâordinaire de lâopinion dâautrui, il craignait le ridicule dâune crainte nerveuse, qui Ă©tait comme lâĂ©lĂ©ment fĂ©minin dâune nature pourtant assez mĂąle. Et de quelle moquerie ne serait-il pas lâobjet, par un dĂ©tour, dans la personne de son vicaire, dĂ©jĂ assez brocardĂ© ! Toutefois, rencontrant le regard de lâabbĂ© Donissan, dâune magnifique loyautĂ©, il rougit de sa faiblesse et continua paisiblement â Ce qui est fait est fait. JâĂ©crirai ce soir au chanoine, pour nous excuser. Ă prĂ©sent, dites-moi⊠Pitoyable, il montrait une chaise de sa main tendue. Ă sa grande surprise son vicaire resta debout. â Dites-moi, rĂ©pĂ©ta-t-il sur un ton bien diffĂ©rent de sollicitude et dâautoritĂ©, comment vous vous ĂȘtes perdu dans un pays qui nâest tout de mĂȘme pas un dĂ©sert sauvage ? La tĂȘte de lâabbĂ© Donissan restait penchĂ©e sur son Ă©paule, et son attitude exprimait un humble respect. Pourtant sa rĂ©ponse tomba de haut â Dois-je vous dire ce que je crois ĂȘtre la vĂ©ritĂ© ? â Vous le devez, rĂ©pliqua M. Menou-Segrais. â Je le dirai donc, poursuivit le vicaire de Campagne. Son pĂąle visage, encore creusĂ© par les terreurs et les fatigues de la nuit, tĂ©moignait dâune rĂ©solution dĂ©jĂ prise et qui serait infailliblement accomplie. La seule marque de sa honte fut quâil dĂ©tourna la tĂȘte. Il parla, les yeux baissĂ©s et avec un peu de hĂąte, peut-ĂȘtre⊠Dâailleurs, la nettetĂ© de certains propos, leur hardiesse, le visible souci de ne rien mĂ©nager eussent dĂ©couvert, mĂȘme Ă un observateur moins sagace, le secret espoir sans doute dâune interruption, dâune contradiction violente qui eĂ»t secouru le pauvre prĂȘtre sans le faire manquer Ă sa promesse. Mais il fut Ă©coutĂ© dans un profond silence. â Je ne me suis pas Ă©garĂ©, commença-t-il. Au pis aller, jâaurais pu me perdre Ă mi-chemin, dans la plaine. Câest pourquoi jâai pris la grande route je ne lâai quittĂ©e quâun instant. Je nâavais quâĂ marcher droit devant moi. MĂȘme en pleine nuit car la nuit Ă©tait noire, je lâavoue, il Ă©tait impossible de manquer le but. Si je ne lâai pas atteint, dâautres que moi en porteront la peine. Il sâarrĂȘta pour reprendre haleine â Si Ă©trange, si fou que cela vous paraisse, reprit-il, il y a plus Ă©trange et plus fou. Il y a pis. Une autre Ă©preuve mâĂ©tait prĂ©parĂ©e. Ă ce point, sa voix frĂ©mit, et il fit de la main le geste involontaire dâun homme surpris au cours dâun rĂ©cit par une objection capitale. Son regard se fixa cette fois humblement sur le visage du doyen. â Je vous demanderai⊠nây a-t-il aucune faute Ă rapporter une aventure comme celle-ci â mĂȘme absurde â Ă lâinterprĂ©ter comme il me paraĂźt convenable il hĂ©sita encore ⊠en mâattribuant involontairement un rĂŽle⊠et des lumiĂšres ?⊠â Allez ! Allez ! coupa court lâabbĂ© Menou-Segrais. Il obĂ©it, car, aprĂšs un silence pendant lequel il parut plutĂŽt sâefforcer dâĂ©viter tout dĂ©tour inutile, toute tentation de respect humain â Dieu mâa permis deux fois, et sans aucun doute possible, de voir de mes yeux une Ăąme, Ă travers lâobstacle charnel. Et ceci non par des moyens ordinaires, par Ă©tude et rĂ©flexion, mais par une grĂące particuliĂšre, merveilleuse, dont je dois le tĂ©moignage Ă vous, quoi quâil mâen puisse coĂ»ter⊠â Que vous tenez pour un miracle ? demanda lâabbĂ© Menou-Segrais de son ton le plus ordinaire. â Je le crois ainsi, dit-il. â Vous en rendrez compte Ă votre Ă©vĂȘque, rĂ©pondit simplement le doyen de Campagne. Il nây avait, dâailleurs, aucune surprise dans le regard dont il enveloppa â littĂ©ralement â lâĂ©trange silhouette de son vicaire ; aucune surprise, mais une attention tranquille, indiffĂ©rente Ă la personne, Ă peine curieuse des faits, avec une nuance de pitiĂ© hautaine. Le vicaire rougit jusquâau front. â Quâavez-vous donc rencontrĂ©, en plein champ, en pleine nuit ? â Un homme dâabord, dont jâignore le nom. â Oh ! fit seulement M. Menou-Segrais. â Comprenez-moi, rĂ©pĂ©ta lâabbĂ© Donissan, avec un frĂ©missement douloureux des lĂšvres. Il mâa abordĂ© le premier⊠Je ne pensais Ă rien de pareil⊠Je ne voyais mĂȘme pas son visage⊠Je ne connaissais pas sa voix ! Nous avons fait route ensemble un moment. Nous parlions de choses insignifiantes⊠le temps⊠la nuit⊠que sais-je ?⊠Il sâarrĂȘta, pris du remords de celer une partie de la vĂ©ritĂ© Ă son juge. Et, brusquement, pour en finir â Câest Ă ce moment que jâai reçu cette grĂące, cette illumination dont jâai parlĂ©. Pour lâautre rencontre⊠â Jâen sais assez⊠momentanĂ©ment du moins, interrompit le doyen. Le dĂ©tail importe peu. Il renversa la tĂȘte sur lâoreiller, prit, avec une grimace douloureuse, sa tabatiĂšre tout au fond de sa poche, huma sa prise, et, levant mollement les mains comme pour sâexcuser poliment dâinterrompre une conversation ordinaire â Voulez-vous sonner Mme Estelle ? Câest lâheure oĂč je dois prendre ma potion de salicylate et jâignore oĂč elle a placĂ© le flacon. Le flacon fut retrouvĂ© Ă sa place habituelle. Il but lentement, sâessuya les lĂšvres avec beaucoup de soin, puis congĂ©dia la gouvernante dâun regard affectueux. Lorsque la porte se fut refermĂ©e â On va vous prendre pour un fou, mon garçon, dit-il. Mais il avait devant lui il nâen doutait pas un de ces hommes dont lâexpĂ©rience est tout intĂ©rieure, comme formĂ©s par le dedans et dont lâĂ©quilibre nâest pas aisĂ©ment rompu. Ă peine une lĂ©gĂšre contraction des traits accusa-t-elle plus de surprise que de crainte. Il rĂ©pliqua posĂ©ment â Je vous devais cet aveu. Dieu mâest tĂ©moin que je dĂ©sire lâoubli de tout ceci, et le silence. â Comptez sur moi, continua le doyen de Campagne, pour cacher tout ce qui peut ĂȘtre celĂ© sans mensonge. Car enfin je suis votre supĂ©rieur direct, mon ami, mais jâai mes supĂ©rieurs, moi aussi ! AprĂšs un temps â Je vais Ă©crire⊠non ! jâirai plutĂŽt, jâirai voir le chanoine Couvremont, lâancien directeur du grand sĂ©minaire. Câest un confrĂšre trĂšs sĂ»r, trĂšs ferme. Il avisera. Dâailleurs, je ne doute point que nous ne tombions vite dâaccord, lui et moi. Je prĂ©vois aisĂ©ment sa dĂ©cision⊠Peut-ĂȘtre attendait-il une question, mais il nâeut pas mĂȘme un regard. â Nous demanderons pour vous une retraite prolongĂ©e, Ă Tortefontaine, ou chez les BĂ©nĂ©dictins de ChĂ©vetogne. Il vous faut parler franc, lâabbĂ©. Je vous ai cru ; je vous crois encore marquĂ© dâun signe, choisi. Nâallons pas plus loin. Nous ne sommes plus au temps des miracles. On les craindrait plutĂŽt, mon ami. Lâordre public y est intĂ©ressĂ©. Lâadministration nâattend quâun prĂ©texte pour nous tomber dessus. De plus la mode est aux sciences â comme ils disent â neurologiques. Un petit bonhomme de prĂȘtre qui lit dans les Ăąmes comme dans un livre⊠On vous soignerait, mon garçon. Pour moi, ce que vous avez dit me suffit je nâen demande pas plus jâaime autant ne pas en entendre plus long. Il Ă©tendit les deux mains, comme pour repousser ce secret dangereux, puis reposa sa tĂȘte au creux de lâoreiller. Mais au premier mouvement de retraite du vicaire. â Attention ! je vous interdis formellement dâouvrir seulement la bouche sur tel sujet, sans mon autorisation prĂ©alable, en prĂ©sence de nâimporte qui. Nâimporte qui, entendez-vous ? â MĂȘme mon confesseur habituel ?⊠demanda timidement lâabbĂ© Donissan. â Celui-lĂ surtout, rĂ©pondit lâautre, avec tranquillitĂ©. Alors le silence retomba, plus lourd. Une fois, deux fois, le grand corps du vicaire oscilla de droite Ă gauche, et son regard se tourna vers la porte. Sa main droite tourmentait nerveusement les boutons de sa soutane. Et il entendit soudain, Ă son grand Ă©tonnement, sa propre voix â Je nâai pas tout dit, fit-il. Nulle rĂ©ponse. â Ce qui me reste Ă dire intĂ©resse â en quelle mesure, Dieu le sait ! â le salut dâune pauvre Ăąme dont nous aurons Ă rĂ©pondre, vous et moi. La Providence semble me lâavoir confiĂ©e, nommĂ©ment, expressĂ©ment, câest sĂ»r, car cette personne appartient Ă votre famille paroissiale, monsieur le doyen. â JâĂ©coute, rĂ©pondit lâabbĂ© Menou-Segrais, levant lentement les yeux. Pas une seconde, au cours du long rĂ©cit qui suivit, le lucide et puissant regard ne se dĂ©tourna de la face ravagĂ©e du vicaire. Une espĂšce dâattention douloureuse sây pouvait lire, oĂč la claire rĂ©solution se formait dĂ©jĂ peu Ă peu. Pas un mot ne sortit de la bouche serrĂ©e, pas un frĂ©missement ne parcourut les longues mains blĂȘmes DosĂ©es sur les bras du fauteuil, et la tĂȘte un peu renversĂ©e, le menton haut, resplendissait dâintelligence et de volontĂ©. Lorsque le vicaire eut achevĂ©, le doyen de Campagne se dĂ©tourna sans affectation vers le Christ florentin pendu Ă son chevet et dit, dâune voix Ă la fois forte et tendre â Dieu soit bĂ©ni, mon enfant, parce que vous avez si franchement et si humblement parlĂ©. Car cette simplicitĂ© dĂ©sarme lâesprit du mal mĂȘme. Faisant signe au jeune prĂȘtre dâapprocher, il se leva lĂ©gĂšrement vers lui, chercha son regard et, face Ă face â Je vous crois, dit-il, je vous crois sans rĂ©serves. Mais jâai besoin de prĂ©parer un moment ce que je mâen vais dire⊠Prenez sur ma table, Ă droite, lĂ , oui câest lâImitation de Notre-Seigneur⊠Vous lâouvrirez au livre III, chapitre LVI, et vous prononcerez du fond du cĆur, particuliĂšrement, les versets 5 et 6. Allez⊠Laissez-moi. Le vieux prĂȘtre aux dons magnifiques, que lâignorance, lâinjustice et lâenvie avaient jadis dĂ©sarmĂ©, sentit Ă cette heure unique quâil consommait son destin. Les comparaisons sont peu de chose, quand il faut les emprunter Ă la vie commune pour donner quelque idĂ©e des Ă©vĂ©nements de la vie intĂ©rieure et de leur majestĂ©. Le moment Ă©tait venu oĂč cet homme exceptionnel, Ă la fois subtil et passionnĂ©, aussi hardi quâaucun autre mais capable de porter sur toute chose la pointe aiguĂ« de lâesprit, allait donner sa pleine mesure. â La honte dâavoir fui la gloireâŠ, murmura-t-il, rĂ©pĂ©tant de mĂ©moire les derniers mots du chapitre. Ă prĂ©sent, Ă©coutez-moi, mon ami. Docilement, le vicaire de Campagne quitta le prie-Dieu, et se tint debout Ă quelques pas. â Ce que vous allez entendre, dit lâabbĂ© Menou-Segrais, vous fera du mal sans doute. Dieu sait que je vous ai jusquâici trop mĂ©nagĂ© ! je ne voudrais point vous troubler cependant. Quoi que je dise, restez en paix. Car vous nâavez commis aucune faute, sinon dâinexpĂ©rience et de zĂšle. Mâavez-vous compris ? LâabbĂ© hocha la tĂȘte. â Vous avez agi comme un enfant, continua le vieux prĂȘtre, aprĂšs un silence. Les Ă©preuves qui vous attendent ici ne sont point de celles quâon peut affronter avec prĂ©somption plus que jamais, quoi quâil vous en coĂ»te, vous devez leur tourner le dos, fuir, sans seulement un regard en arriĂšre. Chacun de nous nâest tentĂ© que selon ses forces. Notre concupiscence naĂźt, grandit, Ă©volue avec nous-mĂȘmes. Elle est, comme certaines de ces infirmitĂ©s chroniques, une espĂšce de compromis entre la maladie et la santĂ©. Alors, la patience suffit. Mais il arrive que le mal sâaggrave tout Ă coup, quâun Ă©lĂ©ment nouveau⊠Il sâinterrompit, non sans quelque embarras vite surmontĂ©. â Prenez dâabord note de ceci pour tout le monde vous nâĂȘtes dĂ©sormais jusquâĂ quand ? quâun petit abbĂ© plein dâimagination et de suffisance, moitiĂ© rĂȘveur, moitiĂ© menteur, ou un fou. Subissez donc la pĂ©nitence qui vous sera sĂ»rement imposĂ©e, le silence et lâoubli temporaire du cloĂźtre, non pas comme un chĂątiment injuste, mais nĂ©cessaire et justifié⊠Mâavez-vous compris encore ? MĂȘme regard et mĂȘme signe. â Sachez-le, mon enfant. Depuis des mois, je vous observe, sans doute avec trop de prudence, dâhĂ©sitation. Cependant jâai vu clair, dĂšs le premier jour. Certaines grĂąces vous sont prodiguĂ©es comme avec excĂšs, sans mesure câest apparemment que vous ĂȘtes exceptionnellement tentĂ©. LâEsprit-Saint est magnifique, mais ses libĂ©ralitĂ©s ne sont jamais vaines il les proportionne Ă nos besoins. Pour moi, ce signe ne peut tromper le diable est entrĂ© dans votre vie. LâabbĂ© Donissan se tut encore. â Ah ! mon petit enfant ! Les nigauds ferment les yeux sur ces choses ! Tel prĂȘtre nâose seulement prononcer le nom du diable. Que font-ils de la vie intĂ©rieure ? Le morne champ de bataille des instincts. De la morale ? Une hygiĂšne des sens. La grĂące nâest plus quâun raisonnement juste qui sollicite lâintelligence, la tentation un appĂ©tit charnel qui tend Ă la suborner. Ă peine rendent-ils ainsi compte des Ă©pisodes les plus vulgaires du grand combat livrĂ© en nous. Lâhomme est censĂ© ne rechercher que lâagrĂ©able et lâutile, la conscience guidant son choix. Bon pour lâhomme abstrait des livres, cet homme moyen rencontrĂ© nulle part ! De tels enfantillages nâexpliquent rien. Dans un pareil univers dâanimaux sensibles et raisonneurs il nây a plus rien pour le saint, ou il faut le convaincre de folie. On nây manque pas, câest entendu. Mais le problĂšme nâest pas rĂ©solu pour si peu. Chacun de nous â ah ! puissiez-vous retenir ces paroles dâun vieil ami ! â est tour Ă tour, de quelque maniĂšre, un criminel ou un saint, tantĂŽt portĂ© vers le bien, non par une judicieuse approximation de ses avantages, mais clairement et singuliĂšrement par un Ă©lan de tout lâĂȘtre, une effusion dâamour qui fait de la souffrance et du renoncement lâobjet mĂȘme du dĂ©sir, tantĂŽt tourmentĂ© du goĂ»t mystĂ©rieux de lâavilissement, de la dĂ©lectation au goĂ»t de cendre, le vertige de lâanimalitĂ©, son incomprĂ©hensible nostalgie. HĂ© ! quâimporte lâexpĂ©rience, accumulĂ©e depuis des siĂšcles, de la vie morale. Quâimporte lâexemple de tant de misĂ©rables pĂ©cheurs, et de leur dĂ©tresse ! Oui, mon enfant, souvenez-vous. Le mal, comme le bien, est aimĂ© pour lui-mĂȘme, et servi. La voix naturellement faible du doyen de Campagne sâĂ©tait assourdie peu Ă peu, en sorte quâil semblait depuis un moment parler pour lui seul. Il nâen Ă©tait rien pourtant. Son regard, sous les paupiĂšres Ă demi baissĂ©es, ne quittait point le visage de lâabbĂ© Donissan. Jusquâalors ce visage Ă©tait restĂ© en apparence impassible. Ă ces derniers mots, cette impassibilitĂ© se dissipa soudain, et ce fut comme un masque qui tombe. â Faut-il donc croire !⊠sâĂ©cria-t-il. Sommes-nous vraiment si malheureux ! Il nâacheva pas la phrase commencĂ©e, il ne lâappuya dâaucun geste ; une dĂ©tresse infinie, bien au-delĂ sans doute dâaucun langage, sâexprima si douloureusement par cette protestation bĂ©gayante, la rĂ©signation dĂ©sespĂ©rĂ©e de ses yeux pleins dâombre, que M. Menou-Segrais lui ouvrit, presque involontairement, les bras. Il sây jeta. Ă prĂ©sent, il Ă©tait Ă genoux contre le haut fauteuil capitonnĂ©, sa rude tĂȘte aux cheveux courts naĂŻvement jetĂ©e sur la poitrine de son ami⊠Mais dâun commun accord, leur Ă©treinte fut brĂšve. Le vicaire reprit simplement lâattitude dâun pĂ©nitent aux pieds de son confesseur. LâĂ©motion du doyen se marqua lentement au lĂ©ger tremblement de sa main droite dont il le bĂ©nit. â Ces paroles vous scandalisent, mon enfant. Puissent-elles aussi vous armer ! Il nâest que trop sĂ»r votre vocation nâest pas du cloĂźtre. Il eut un sourire triste, vite rĂ©primĂ©. â La retraite quâon vous imposera bientĂŽt sera sans nul doute un temps dâĂ©preuve et de dĂ©rĂ©liction trĂšs amĂšre. Il se prolongera plus que vous ne pensez, nâen doutez pas. Dâun regard paternel, non sans un rien dâironie trĂšs douce, il considĂ©ra longuement le visage penchĂ©. â Vous nâĂȘtes point nĂ© pour plaire, car vous savez ce que le monde hait le mieux, dâune haine perspicace, savante le sens et le goĂ»t de la force. Ils ne vous lĂącheront pas de sitĂŽt. Le travail que Dieu fait en nous, reprit-il aprĂšs un court silence, est rarement ce que nous attendons. Presque toujours lâEsprit-Saint nous semble agir Ă rebours, perdre du temps. Si le morceau de fer pouvait concevoir la lime qui le dĂ©grossit lentement, quelle rage et quel ennui ! Câest pourtant ainsi que Dieu nous use. Certaines vies de saints paraissent dâune affreuse monotonie, un vrai dĂ©sert. » Il baissa lentement la tĂȘte, et pour la premiĂšre fois lâabbĂ© Donissan vit ses yeux sâobscurcir et deux profondes larmes en descendre. Tout aussitĂŽt, secouant la tĂȘte â En voilĂ assez, fit-il. HĂątons-nous ! Car lâheure sonnera bientĂŽt oĂč je ne pourrai plus rien pour vous, selon le monde. Parlons Ă prĂ©sent bien net, aussi clairement que possible. Rien de meilleur que dâexprimer le surnaturel dans un langage commun, vulgaire, avec les mots de tous les jours. Aucune illusion ne tient lĂ contre. Je passe sur votre premiĂšre aventure que vous ayez, ou non, vu face Ă face celui que nous rencontrons chaque jour â non point hĂ©las ! au dĂ©tour dâun chemin, mais en nous-mĂȘmes â comment le saurais-je ? Le vĂźtes-vous rĂ©ellement, ou bien en songe, que mâimporte ? Ce qui peut paraĂźtre au commun des hommes lâĂ©pisode capital nâest le plus souvent, pour lâhumble serviteur de Dieu, que lâaccessoire. Nul moyen de juger de votre clairvoyance et de votre sincĂ©ritĂ© que vos Ćuvres vos Ćuvres rendront tĂ©moignage pour vous. Laissons cela. Il releva ses oreillers, reprit haleine, et continua, avec la mĂȘme singuliĂšre bonhomie â Jâen viens Ă votre seconde aventure, qui nâest pas sans intĂ©rĂȘt pour moi-mĂȘme, il sâen faut. Car une erreur de votre jugement a pu nuire ici Ă lâune de ces Ăąmes qui, vous lâavez dit, nous sont confiĂ©es. Je ne connais pas la fille de M. Malorthy. Je ne sais rien du crime dont vous la pensez coupable. Ă nos yeux le problĂšme se pose autrement. Criminelle ou non, cette petite fille a-t-elle Ă©tĂ© lâobjet dâune grĂące exceptionnelle ? Avez-vous Ă©tĂ© lâinstrument de cette grĂące ? Comprenez-moi⊠Comprenez-moi !⊠à chaque instant, il peut nous ĂȘtre inspirĂ© le mot nĂ©cessaire, lâintervention infaillible â celle-lĂ â pas une autre. Câest alors que nous assistons Ă de vĂ©ritables rĂ©surrections de la conscience. Une parole, un regard, une pression de la main, et telle volontĂ© jusquâalors inflĂ©chissable sâĂ©croule tout Ă coup. Pauvres sots qui nous imaginons que la direction spirituelle obĂ©it aux lois ordinaires des confidences humaines, mĂȘme sincĂšres ! Sans cesse nos plans se trouvent bouleversĂ©s, nos meilleures raisons rĂ©duites Ă rien, nos faibles moyens retournĂ©s contre nous. Entre le prĂȘtre et le pĂ©nitent, il y a toujours un troisiĂšme acteur invisible qui parfois se tait, parfois murmure, et tout soudain parle en maĂźtre. Notre rĂŽle est souvent tellement passif ! Aucune vanitĂ©, aucune suffisance, aucune expĂ©rience ne rĂ©siste à ça ! Comment donc imaginer, sans un certain serrement de cĆur, que ce mĂȘme tĂ©moin, capable de se servir de nous sans nous rendre nul compte, nous associe plus Ă©troitement Ă son action ineffable ? Sâil en a Ă©tĂ© ainsi pour vous, câest quâil vous Ă©prouve, et cette Ă©preuve sera rude, si rude quâelle peut bouleverser votre vie. â Je le sais, balbutia le pauvre prĂȘtre. Ah ! que vos paroles me font mal ! â Vous le savez ? interrogea lâabbĂ© Menou-Segrais. De quelle maniĂšre ? LâabbĂ© Donissan se cacha le visage dans ses mains, puis, comme honteux dâun premier mouvement, il reprit, la tĂȘte droite, les yeux sur le pĂąle jour du dehors â Dieu mâa inspirĂ© cette pensĂ©e quâil me marquait ainsi ma vocation, que je devrais poursuivre Satan dans les Ăąmes, et que jây compromettrais infailliblement mon repos, mon honneur sacerdotal, et mon salut mĂȘme. â Nâen croyez rien, rĂ©pliqua vivement le curĂ© de Campagne. On ne compromet son salut quâen sâagitant hors de sa voie. LĂ oĂč Dieu nous suit, la paix peut nous ĂȘtre ĂŽtĂ©e, non la grĂące. â Votre illusion est grande, rĂ©pondit lâabbĂ© Donissan avec calme, sans paraĂźtre sâapercevoir combien de telles paroles Ă©taient Ă©loignĂ©es de son ton habituel de dĂ©fĂ©rence et dâhumilitĂ©. Je ne puis douter de la volontĂ© qui me presse, ni du sort qui mâattend. Le regard de lâabbĂ© Menou-Segrais eut cette joie du chercheur qui entrevoit soudain la solution longtemps cherchĂ©e. â Quel sort vous attend donc, mon fils ? Le vicaire haussa lĂ©gĂšrement les Ă©paules. â Je ne vous demanderai pas votre secret. Jâen aurais eu le droit jadis. Ă prĂ©sent, nous changeons de route, vous et moi, et dĂ©jĂ vous ne mâappartenez plus. â Ne parlez pas ainsi, murmura lâabbĂ© Donissan, les yeux sombres et fixes. OĂč que jâaille, si profondĂ©ment que je mâenfonce, â oui â dans les bras mĂȘmes de Satan, je me souviendrai de votre charitĂ©. Puis, comme si lâimage qui sâemparait de son esprit lâagitait trop douloureusement et quâil voulĂ»t la fuir ou peut-ĂȘtre lâaffronter, il se mit brusquement debout. â Est-ce lĂ votre secret, sâĂ©cria M. Menou-Segrais, est-ce lĂ ce que vous prĂ©tendez tenir de Dieu ! Ai-je bien compris que vous blasphĂ©miez en vous la divine misĂ©ricorde ? Ce ne sont pas lĂ mes leçons ! Entendez-moi, malheureux ! Vous ĂȘtes depuis combien de temps ?⊠la dupe, le jouet, le ridicule instrument de celui que vous redoutez le plus. Il faisait de ses deux mains levĂ©es, puis abaissĂ©es, un geste dâhorreur et de dĂ©couragement, que dĂ©mentait lâĂ©clat volontaire de son regard. â Je nâai pas blasphĂ©mĂ©, reprit lâabbĂ© Donissan. Je nâai pas dĂ©sespĂ©rĂ© de la justice du bon Dieu. Je croirai jusquâĂ la derniĂšre minute de ma misĂ©rable vie que les seuls mĂ©rites de Notre-Seigneur sont bien assez grands pour mâabsoudre, moi-mĂȘme et tous avec moi. Cependant, ce nâest pas sans cause quâil mâa Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© un jour, dâune maniĂšre si efficace, lâeffrayante horreur du pĂ©chĂ©, le misĂ©rable Ă©tat des pĂ©cheurs, et la puissance du dĂ©mon. â Ă quel moment ?⊠commença lâabbĂ© Menou-Segrais. Mais, sans le laisser achever, ou plutĂŽt comme sâil ne se souciait point de lâentendre, le futur saint de Lumbres continuait â De cela, le pressentiment me fut donnĂ© jadis. Avant que de connaĂźtre la vĂ©ritĂ©, jâen ai portĂ© la tristesse. Chacun reçoit sa part de lumiĂšre de plus zĂ©lĂ©s, de plus instruits ont sans doute un sentiment trĂšs vif de lâordre divin des choses. Pour moi, dĂšs lâenfance, jâai vĂ©cu moins dans lâespĂ©rance de la gloire que nous possĂ©derons un jour que dans le regret de celle que nous avons perdue. Son visage se durcissait Ă mesure, un pli de colĂšre se creusait sur son front. Ah ! mon pĂšre, mon pĂšre ! Jâai dĂ©sirĂ© Ă©carter de moi cette croix ! Est-ce possible ! Je la reprenais toujours. Sans elle, la vie nâa pas de sens le meilleur devient un de ces tiĂšdes que le Seigneur vomit. Dans notre affreuse misĂšre, humiliĂ©s, foulĂ©s, piĂ©tinĂ©s par le plus vil, que serions-nous, si nous ne sentions au moins lâoutrage ! Il nâest pas tout Ă fait maĂźtre du monde, tant que la sainte colĂšre gonfle nos cĆurs, tant quâune vie humaine, Ă son tour, jette le Non Serviam Ă sa face. Des mots se pressaient dans sa bouche, sans proportion avec les images intĂ©rieures qui les suscitaient. Et ce flot de paroles chez un homme naturellement silencieux trahissait presque le dĂ©lire. â Je vous arrĂȘte, dit froidement lâabbĂ© Menou-Segrais. Je vous ordonne de mâentendre. Vous ne parlez tant que pour vous tromper vous-mĂȘme et me tromper avec vous. Laissons cela. Mais je sais que vous nâĂȘtes pas homme Ă vous payer de mots. Cette violence suppose quelque rĂ©solution, quelque projet, quelque acte peut-ĂȘtre, que je veux connaĂźtre. Ce coup porta si juste que lâabbĂ© Donissan leva vers son doyen un regard Ă©perdu. Mais le vieillard subtil et fort poursuivait dĂ©jĂ â De quelle maniĂšre avez-vous rĂ©alisĂ© dans votre vie des sentiments dont le moins quâon puisse dire est quâils sont troubles et dangereux ? Le jeune prĂȘtre se tut. â Je vous mettrai donc sur la voie, reprit M. Menou-Segrais. Vous commençùtes par des mortifications excessives. Puis vous vous ĂȘtes jetĂ© dans le ministĂšre avec une Ă©gale frĂ©nĂ©sie. Les rĂ©sultats que vous obteniez rĂ©jouissaient votre cĆur. Ils eussent dĂ» vous rendre la paix. Cependant vous ne la connaissiez pas encore ! Dieu ne la refuse jamais au bon serviteur, Ă la limite de ses forces. Lâauriez-vous donc, dĂ©libĂ©rĂ©ment, refusĂ©e ? â Je ne lâai pas refusĂ©e, rĂ©pliqua lâabbĂ© Donissan, avec effort. Je suis plutĂŽt disposĂ© par la nature Ă la tristesse quâĂ la joie⊠Il parut rĂ©flĂ©chir un instant, chercher Ă sa pensĂ©e une expression modĂ©rĂ©e, conciliante, puis, se dĂ©cidant tout Ă coup, dâune voix que la passion assourdissait plutĂŽt, comparable Ă une flamme sombre â Ah ! plutĂŽt le dĂ©sespoir, sâĂ©cria-t-il, et tous ses tourments quâune lĂąche complaisance pour les Ćuvres de Satan ! Ă sa grande surprise, car il avait laissĂ© Ă©chapper ce souhait comme un cri, et lâavait entendu avec une espĂšce dâeffroi, le doyen de Campagne lui prit les deux mains dans les siennes et dit doucement â Câen est assez je lis clairement en vous je ne mâĂ©tais pas trompĂ©. Non seulement vous nâavez pas sollicitĂ© de consolation, mais vous avez entretenu votre esprit de tout ce qui Ă©tait capable de vous pousser au dĂ©sespoir. Vous avez entretenu le dĂ©sespoir en vous. â Non pas le dĂ©sespoir, sâĂ©cria-t-il, mais la crainte. â Le dĂ©sespoir, rĂ©pĂ©ta lâabbĂ© Menou-Segrais sur le mĂȘme ton, et qui vous eĂ»t conduit de la haine aveugle du pĂ©chĂ© au mĂ©pris et Ă la haine du pĂ©cheur. Ă ces mots, lâabbĂ© Donissan, sâarrachant Ă lâĂ©treinte du doyen de Campagne, et les yeux soudain pleins de larmes â La haine du pĂ©cheur ! sâĂ©cria-t-il dâune voix rauque la pitiĂ© de son regard avait quelque chose de farouche. La haine du pĂ©cheur ! La violence et le dĂ©sordre de ses sentiments arrĂȘtĂšrent la parole sur ses lĂšvres, et ce ne fut quâaprĂšs un long silence quâil ajouta, les yeux clos sur une vision mystĂ©rieuse â Jâai disposĂ© dâun bien autrement prĂ©cieux que la vie⊠Alors la voix du doyen de Campagne retentit dans le nouveau silence, ferme, claire, impossible Ă Ă©luder â Je nâai jamais doutĂ© quâil y eĂ»t dans votre vie intĂ©rieure un secret, mieux gardĂ© par votre ignorance et votre bonne foi que par nâimporte quelle duplicitĂ©. Il y a quelque imprudence consommĂ©e. Je ne serais pas surpris que vous ayez formĂ© quelque vĆu dangereux⊠â Je nâaurais pu former aucun vĆu sans la permission de mon confesseur, balbutia le pauvre prĂȘtre. â Si ce nâest un vĆu, câest quelque chose qui lui ressemble, rĂ©pliqua lâabbĂ© Menou-Segrais. Puis, se dressant pĂ©niblement hors de ses oreillers, les deux mains posĂ©es sur ses genoux, sans Ă©lever le ton â Je vous lâordonne, mon enfant. Au grand Ă©tonnement du doyen, son vicaire hĂ©sita longtemps, le regard dur. Puis avec un frisson douloureux â Il est vrai, je vous assure⊠Je nâai fait aucun vĆu, aucune promesse, Ă peine un souhait⊠peut-ĂȘtre⊠sans doute mal justifiĂ©, au moins selon la prudence humaine⊠â Il empoisonne votre cĆur, rĂ©pliqua lâabbĂ© Menou-Segrais. Alors, secouant la tĂȘte et prenant parti â VoilĂ peut-ĂȘtre ce qui mĂ©rite vos reproches⊠La possession de tant dâĂąmes par le pĂ©ché⊠mâa souvent transportĂ© de haine contre lâennemi⊠Pour leur salut, jâai offert tout ce que jâavais ou possĂ©derais jamais⊠ma vie dâabord â cela est si peu de chose !⊠â les consolations de lâEsprit-Saint⊠Il hĂ©sita encore â Mon salut, si Dieu le veut ! fit-il Ă voix basse. Lâaveu fut reçu dans un profond silence. Les paroles extraordinaires parurent crĂ©er ce silence, sây perdre dâelles-mĂȘmes. Alors lâabbĂ© Menou-Segrais parla de nouveau â Avant de continuer, fit-il avec sa simplicitĂ© ordinaire, renoncez cette pensĂ©e Ă jamais, et priez Dieu de vous pardonner. De plus, je vous interdis de parler de ces choses Ă un autre que moi. Puis, comme lâabbĂ© ouvrait la bouche pour rĂ©pondre, le magistral clinicien des Ăąmes, toujours ferme dans sa prudence et son bon sens souverain â Gardez-vous dâinsister, fit-il. Taisez-vous. Il ne sâagit plus que dâoublier. Je sais tout. Lâentreprise a Ă©tĂ© irrĂ©prochablement conçue et rĂ©alisĂ©e de point en point. Le dĂ©mon ne trompe pas autrement ceux qui vous ressemblent. Sâil ne savait abuser des dons de Dieu, il ne serait rien de plus quâun cri de haine dans lâabĂźme, auquel aucun Ă©cho ne rĂ©pondrait⊠Bien que sa voix ne dĂ©celĂąt aucune excessive Ă©motion, cette derniĂšre se marqua pourtant Ă ce signe que lâabbĂ© Menou-Segrais prit sa canne au pied du fauteuil, se leva, et fit quelques pas dans sa chambre. Son vicaire demeurait debout, Ă la mĂȘme place. â Mon petit enfant, dit le vieux prĂȘtre, que de pĂ©rils vous attendent ! Le Seigneur vous appelle Ă la perfection, non pas au repos. Vous serez de tous le moins assurĂ© dans votre voie, clairvoyant seulement pour autrui, passant de la lumiĂšre aux tĂ©nĂšbres, instable. Lâoffre tĂ©mĂ©raire a Ă©tĂ©, en quelque maniĂšre, entendue. LâespĂ©rance est presque morte en vous, Ă jamais. Il nâen reste que cette derniĂšre lueur sans quoi toute Ćuvre deviendrait impossible et tout mĂ©rite vain. Ce dĂ©nuement de lâespĂ©rance, voilĂ ce qui importe. Le reste nâest rien. Sur la route que vous avez choisie â non ! oĂč vous vous ĂȘtes jetĂ© ! â vous serez seul, dĂ©cidĂ©ment seul, vous marcherez seul. Quiconque vous y suivrait, se perdrait sans vous secourir. â Je nâai pas demandĂ© cela, sâĂ©cria le futur saint de Lumbres, avec une violence soudaine. Par un contraste vĂ©ritablement pathĂ©tique, sa voix restait sombre et volontaire. Je nâai pas sollicitĂ© ces grĂąces singuliĂšres. Je nâen veux pas ! Je ne dĂ©sire pas de miracles ! Je nâen ai jamais demandĂ© ! Quâon me laisse donc vivre et mourir dans la peau dâun pauvre homme qui ne sait ni A ni B. Non ! Non ! ce qui a Ă©tĂ© commencĂ© cette nuit ne sera pas achevĂ© ! Jâai rĂȘvĂ©. JâĂ©tais fou. LâabbĂ© Menou-Segrais regagna son fauteuil, sây Ă©tendit, et rĂ©pliqua sans Ă©lever la voix â Qui le sait ? Lequel dâentre ceux que nous honorons comme nos pĂšres dans la foi nâa Ă©tĂ© traitĂ© de visionnaire ? Quel visionnaire nâa eu ses disciples ? Au point oĂč vous ĂȘtes, vos Ćuvres seules parleront pour ou contre vous. AprĂšs un moment, il ajouta, sur un ton plus doux â Ne suis-je pas Ă plaindre aussi, mon enfant ? Mon expĂ©rience des Ăąmes, une rĂ©flexion de plusieurs mois me portent Ă croire que Dieu vous a choisi. Les nigauds incrĂ©dules nâadmettent pas les saints. Les nigauds dĂ©vots sâimaginent quâils poussent tout seuls comme lâherbe des champs. Peu savent que lâarbre est dâautant plus fragile quâil est dâessence plus rare. Votre destinĂ©e, Ă laquelle tant dâautres destinĂ©es sont liĂ©es sans doute, cela est Ă la merci dâun faux pas, dâun abus mĂȘme involontaire de la grĂące, dâune dĂ©cision hĂątive, dâune incertitude, dâune Ă©quivoque. Et vous mâĂȘtes confiĂ© ! Vous ĂȘtes Ă moi ! De quelles mains tremblantes je vous offre Ă Dieu ! Aucune faute ne mâest permise. Quâil mâest cruel de ne pouvoir me jeter Ă genoux Ă vos cĂŽtĂ©s, rendre grĂąces avec vous ! Jâattendais de jour en jour une confirmation surnaturelle des desseins de Dieu sur votre Ăąme. Jâattendais cette confirmation de votre zĂšle, de votre influence grandissante, de la conversion de mon petit troupeau. Et dans votre vie si troublĂ©e, si pleine dâorages, le signe a Ă©clatĂ© comme la foudre. Il me laisse plus perplexe quâavant. Car il est sĂ»r dĂ©sormais que ce signe est Ă©quivoque, que le miracle mĂȘme nâest pas pur ! Il rĂ©flĂ©chit un moment, puis, levant les Ă©paules, dans un geste dâimpuissance â Dieu sait que je ne cĂ©derais pas Ă la crainte ! Dieu sait que je suis trop tentĂ© dâaffronter le jugement dâautrui ! On mâaccuse volontiers dâindĂ©pendance et mĂȘme dâinsubordination. Il y a pourtant telle rĂšgle quâon ne peut enfreindre. Que vous vous dĂ©chiriez Ă coups de discipline, jây mettrais ordre. Que vous rĂȘviez le diable, ou le rencontriez Ă tous les carrefours, cela me regarde. Mais cette histoire, non moins invraisemblable, de la petite Malorthy mâĂ©claire. Je ne puis vous laisser libre de parler et dâagir dans cette paroisse selon vos lumiĂšres⊠Je ne puis mâen remettre Ă vous⊠Je dois⊠il faut⊠il est nĂ©cessaire que je mâouvre de tout ceci Ă nos supĂ©rieurs. Mon appui vous sera de peu ! Dâautre part, vous devrez ne dissimuler rien. DĂšs lors⊠ah ! dĂšs lors !⊠qui sait quand vous lâemporterez enfin sur la dĂ©fiance des uns, la pitiĂ© des autres, la contradiction de tous ! Lâemporterez-vous mĂȘme jamais ? Me serais-je trompĂ© sur vous ? Ai-je encore trop attendu ! Un vieillard ne peut plus manquer sa vie. Mais jâaurai manquĂ© ma mort. LâabbĂ© Donissan sortit enfin de son silence. Loin de le confondre, ce dernier doute exprimĂ© lui rendait visiblement courage. Il objecta timidement â Je ne dĂ©sire rien tant que lâoubli, lâeffacement, la vie commune, mes devoirs dâĂ©tat. Si vous le vouliez, qui mâempĂȘcherait de redevenir ce que jâĂ©tais avant ? Qui se soucierait de moi ? Je nâattire lâattention de personne. Jâai la rĂ©putation que je mĂ©rite dâun prĂȘtre bien simple, bien borné⊠Ah ! si vous le permettiez, il me semble que jâarriverais Ă passer inaperçu, mĂȘme du bon Dieu et de ses anges ! â Inaperçu ! sâĂ©cria doucement lâabbĂ© Menou-Segrais il souriait, mais avec des yeux pleins de larmes⊠Toutefois il sâinterrompit aussitĂŽt. Lâescalier retentissait du pas singuliĂšrement prĂ©cipitĂ© de la gouvernante. La porte sâouvrit presque aussitĂŽt, et, trĂšs pĂąle, avec cette hĂąte des vieilles femmes Ă annoncer les mauvaises nouvelles â Mlle Malorthy vient de se pĂ©rir, dit-elle. Et, dĂ©jĂ satisfaite de lâeffet produit, elle ajouta â Elle sâa ouvert la gorge avec un rasoir⊠* * * On lira ci-dessous la lettre de Monseigneur au chanoine Gerbier MON CHER CHANOINE, Jâai des remerciements Ă vous faire pour le sang-froid, lâintelligence et le zĂšle discret dont vous avez fait preuve au cours de certains Ă©vĂ©nements bien douloureux Ă mon cĆur paternel. Le malheureux abbĂ© Donissan a quittĂ© cette semaine la maison de santĂ© de Vaubecourt, oĂč il a Ă©tĂ© traitĂ© avec le plus grand dĂ©vouement par le docteur Jolibois. Ce praticien, Ă©lĂšve du docteur Bernheim de Nancy, mâa entretenu hier du prĂ©sent Ă©tat de santĂ© de notre cher enfant. Il a tĂ©moignĂ© de cette largeur de vues et de cette tendre sollicitude que jâai eu lâoccasion dâadmirer dĂ©jĂ bien souvent chez des hommes de science que leurs Ă©tudes ont malheureusement dĂ©tournĂ©s de la foi. Il attribue ces troubles passagers Ă une grave intoxication des cellules nerveuses, probablement dâorigine intestinale. Sans manquer Ă la charitĂ©, qui doit ĂȘtre notre rĂšgle constante, je dĂ©plore avec vous la nĂ©gligence, pour ne pas dire plus, de M. le doyen de Campagne. En agissant nettement et vigoureusement, il nous eĂ»t sans doute Ă©vitĂ© de paraĂźtre momentanĂ©ment en conflit avec les autoritĂ©s civiles. Toutefois, grĂące Ă votre judicieuse intervention et aprĂšs un premier malentendu, vite dissipĂ©, M. le docteur Gallet a usĂ© vis-Ă -vis de nous de la plus haute courtoisie en nous aidant Ă limiter le scandale. Par ailleurs, son diagnostic a Ă©tĂ© confirmĂ© par son Ă©minent confrĂšre de Vaubecourt. Ces deux traits font autant dâhonneur Ă son caractĂšre quâĂ ses connaissances professionnelles. Le tĂ©moignage de Mlle Malorthy, les confidences faites en pleine dĂ©mence, ou dans la pĂ©riode de prĂ©agonie, nâeussent pas suffi sans doute Ă compromettre, dans la personne de M. Donissan, la dignitĂ© de notre ministĂšre. Mais sa prĂ©sence au chevet de la mourante, en dĂ©pit de la protestation formelle de M. Malorthy, ne devait ĂȘtre en aucun cas tolĂ©rĂ©e par M. le doyen de Campagne. Jâaccorde que ce qui a suivi ne pouvait ĂȘtre prĂ©vu dâun homme sensĂ©. Le dĂ©sir de cette jeune personne, manifestĂ© publiquement, dâĂȘtre conduite au pied de lâĂ©glise pour y expirer, ne devait pas ĂȘtre pris en considĂ©ration. Outre que le pĂšre et le mĂ©decin traitant sâopposaient Ă une telle imprudence, ce quâon sait du passĂ© et de lâindiffĂ©rence religieuse de Mlle Malorthy autorisait Ă croire que, dĂ©jĂ soignĂ©e jadis pour troubles mentaux, lâapproche de la mort bouleversait sa faible raison. Que dire de lâaltercation qui a suivi ! Des Ă©tranges paroles prononcĂ©es par le malheureux vicaire ! Que dire surtout du vĂ©ritable rapt commis par lui, lorsque, arrachant la malade aux mains paternelles, il lâa portĂ©e tout ensanglantĂ©e et moribonde Ă lâĂ©glise, heureusement voisine ! De tels excĂšs sont dâun autre Ăąge, et ne se qualifient point. GrĂące au ciel, le scandale a heureusement pris fin. De bonnes Ăąmes, plus zĂ©lĂ©es que sages, attiraient dĂ©jĂ lâattention sur cette conversion in articulo mortis, dont lâinvraisemblance nous eĂ»t couverts de ridicule. Jây ai mis bon ordre. Notre solution a contentĂ© tout le monde. Ă lâexception sans doute de M. le doyen de Campagne qui, en se renfermant dans un silence dĂ©daigneux, et en nous refusant son tĂ©moignage, sâest montrĂ©, pour le moins, singulier. Sur mes instructions, M. lâabbĂ© Donissan est entrĂ© Ă la Trappe de Tortefontaine. Il y restera jusquâĂ confirmation de sa guĂ©rison. Jâaccorde que sa parfaite docilitĂ© plaide en sa faveur, et quâil y a lieu dâespĂ©rer que nous pourrons un jour, ces faits regrettables tombĂ©s dans lâoubli, lui trouver dans le diocĂšse un petit emploi, en rapport avec ses capacitĂ©s. » Cinq ans plus tard, en effet, lâancien vicaire de Campagne Ă©tait nommĂ© curĂ© desservant dâune petite paroisse, au hameau de Lumbres. Ses Ćuvres y sont connues de tous. La gloire, auprĂšs de laquelle toute gloire humaine pĂąlit, alla chercher dans ce lieu dĂ©sert le nouveau curĂ© dâArs. La deuxiĂšme partie de ce livre, dâaprĂšs des documents authentiques et des tĂ©moignages que personne nâoserait rĂ©cuser, rapporte le dernier Ă©pisode de son extraordinaire vie. DEUXIĂME PARTIE LE SAINT DE LUMBRES. I. Il ouvrit la fenĂȘtre ; il attendait encore on ne sait quoi. Ă travers le gouffre dâombre ruisselant de pluie, lâĂ©glise luisait faiblement, seule vivante⊠Me voici », dit-il, comme en rĂȘve⊠La vieille Marthe, en bas, tirait les verrous. Au loin, lâenclume du marĂ©chal tinta. Mais dĂ©jĂ il nâĂ©coutait plus câĂ©tait lâheure de la nuit oĂč cet homme intrĂ©pide, soutien de tant dâĂąmes, chancelait sous le poids de son magnifique fardeau. Pauvre curĂ© de Lumbres ! disait-il en souriant, il ne fait rien de bon⊠il ne sait mĂȘme plus dormir ! » Il disait aussi Croyez-vous bien ? Jâai peur du noir !⊠» La lampe du sanctuaire dessinait peu Ă peu, dans la nuit, lâogive des grandes fenĂȘtres Ă trois meneaux. La vieille tour, construite entre le chĆur et la grande nef, Ă©levait juste au-dessus sa flĂšche en charpente, et son pesant beffroi. Il ne les voyait plus. Il Ă©tait debout, face aux tĂ©nĂšbres, seul, et comme Ă la proue dâun navire. La grande vague tĂ©nĂ©breuse roulait autour avec un bruit surhumain. Des quatre coins de lâhorizon accouraient vers lui les champs et les bois invisibles⊠et derriĂšre les champs et les bois, dâautres villages et dâautres bourgs, tous pareils, crevant dâabondance, ennemis des pauvres, pleins dâavares accroupis, froids comme des suaires⊠Et plus loin encore les villes, qui ne dorment jamais. â Mon Dieu ! Mon Dieu !⊠rĂ©pĂ©tait-il, ne pouvant pleurer ni prier⊠Comme au chevet dâun moribond, chaque minute tombait dans ces tĂ©nĂšbres, irrĂ©parables. Si courtes que soient les nuits, le jour vient trop tard CĂ©limĂšne a dĂ©jĂ mis son rouge, lâivrogne a cuvĂ© son vin. La sorciĂšre, retour du sabbat, toute chaude encore, sâest glissĂ©e dans ses draps blancs⊠Le jour vient trop tard⊠Mais la seule justice, dâun pĂŽle Ă lâautre, surprendra le monde. Il finit par glisser Ă genoux, comme on coule Ă pic. Cette justice, quâun peuple gĂ©nĂ©reux attend de M. le ministre des Finances, il ne la cherchait pas si loin â plutĂŽt lĂ -bas, au-dessous de lâhorizon, toute prĂȘte, pĂ©trie Ă lâaube prochaine, irrĂ©sistible, dans la nuit qui vole en Ă©clats. La main ouverte ne se fermera pas⊠la parole sĂ©chera sur les lĂšvres⊠le monstre Ăvolution, fixĂ© Ă jamais, cessera soudain de sâĂ©tendre et de bouillonner⊠Lâeffrayante aurore, qui se lĂšve au-dedans de lâhomme, donnera Ă la pensĂ©e la plus secrĂšte sa forme et son volume Ă©ternel, et le cĆur double et furtif ne pourra mĂȘme plus se renier⊠Consummatum est, câest-Ă -dire tout est dĂ©fini pour toujours. M. Loyolet, inspecteur dâAcadĂ©mie au titre dâagrĂ©gĂ© Ăšs lettres, a voulu voir le saint de Lumbres, dont tout le monde parle. Il lui a fait une visite, en secret, avec sa fille et sa dame. Il Ă©tait un peu Ă©mu. Je mâĂ©tais figurĂ© un homme imposant, dit-il, ayant de la tenue et des maniĂšres. Mais ce petit curĂ© nâa pas de dignitĂ© il mange en pleine rue, comme un mendiant⊠» Quel dommage, disait-il aussi, quâun tel homme puisse croire au diable ! » Le curĂ© de Lumbres y croit, et cette nuit mĂȘme il le craint. JâĂ©tais, a-t-il avouĂ© plus tard, Ă©prouvĂ© depuis des semaines, par une angoisse nouvelle pour moi jâavais passĂ© ma vie au confessionnal, et jâĂ©tais tout Ă coup accablĂ© du sentiment de mon impuissance ; je sentais moins de pitiĂ© que de dĂ©goĂ»t. Il faut nâĂȘtre quâun pauvre prĂȘtre pour savoir ce que câest que lâeffrayante monotonie du pĂ©chĂ© !⊠Je ne trouvais rien Ă dire⊠Je ne pouvais plus quâabsoudre et pleurer⊠» Au-dessus de lui, la nuĂ©e se dĂ©chire en lambeaux. Une, dix, cent Ă©toiles renaissent, une par une, Ă la cime de la nuit. Une pluie fine, une poussiĂšre dâeau retombe dâun nuage crevĂ© par le vent. Il respire lâair rafraĂźchi, dĂ©tendu par lâorage⊠Ce soir, il ne se dĂ©fendra plus il nâa plus rien Ă dĂ©fendre ; il a tout donnĂ© ; il est vide⊠Ce cĆur humain, il le connaĂźt bien, lui⊠Il y est entrĂ© avec sa pauvre soutane et ses gros souliers. Ce cĆur ! Ce vieux cĆur, quâhabite lâincomprĂ©hensible ennemi des Ăąmes, lâennemi puissant et vil, magnifique et vil. LâĂ©toile reniĂ©e du matin Lucifer, ou la fausse Aurore⊠Il sait tant de choses, pauvre curĂ© de Lumbres ! que la Sorbonne ne sait pas. Tant de choses qui ne sâĂ©crivent pas, qui se disent Ă peine, dont on sâarrache lâaveu, comme dâune plaie refermĂ©e â tant de choses ! Et il sait aussi ce quâest lâhomme un grand enfant plein de vices et dâennui. Quâapprendrait-il de nouveau, ce vieux prĂȘtre ? Il a vĂ©cu mille vies, toutes pareilles. Il ne sâĂ©tonnera plus ; il peut mourir. Il y a des morales toutes neuves, mais on ne renouvellera pas le pĂ©chĂ©. Pour la premiĂšre fois, il doute, non pas de Dieu, mais de lâhomme. Mille souvenirs le pressent il entend les plaintes confuses, les bĂ©gaiements pleins de honte, le cri de douleur de la passion qui se dĂ©robe et quâun mot a clouĂ©e sur place, que la parole lucide retourne et dĂ©pouille toute vive⊠Il revoit les pauvres visages bouleversĂ©s, les regards qui veulent et ne veulent pas, les lĂšvres vaincues qui se relĂąchent, et la bouche amĂšre qui dit non⊠Tant de faux rĂ©voltĂ©s, si Ă©loquents dans le monde, quâil a vus Ă ses pieds, risibles ! Tant de cĆurs fiers, oĂč pourrit un secret ! Tant de vieux hommes, pareils Ă dâaffreux enfants ! Et par-dessus tous, fixant le monde dâun regard froid, les jeunes avares, qui ne pardonnent jamais. Aujourdâhui comme hier, comme au premier jour de sa vie sacerdotale, les mĂȘmes⊠Il est au terme de son effort, et lâobstacle manque tout Ă coup. Ceux quâil a voulu dĂ©livrer, câĂ©taient ceux-lĂ mĂȘmes qui refusent la libertĂ© comme un fardeau, et lâennemi quâil a poursuivi jusquâau ciel rit au-dessous, insaisissable, invulnĂ©rable. Tous lâont bernĂ©. Nous cherchons la paix », disaient-ils. Non pas la paix, mais un court repos, une halte dans les tĂ©nĂšbres. Aux pieds du solitaire, ils venaient jeter leur Ă©cume ; et puis ils retournaient Ă leurs tristes plaisirs, Ă leur vie sans joie. Et il se comparait aussi Ă ces vieilles murailles insultĂ©es, oĂč le passant grave une ligne obscĂšne, et qui se dĂ©truisent lentement, pleines de secrets dĂ©risoires. Ceux quâil a tant de fois consolĂ©s ne le connaĂźtraient plus. Ă cette minute, une des plus tragiques de sa vie, il se sent pressĂ© de toutes parts, tout est remis en question. Certaines pensĂ©es plus perfides, longtemps repoussĂ©es, rĂ©apparaissent soudain, et il ne les reconnaĂźt plus. Il trouve Ă toutes choses un sens, et comme une saveur nouvelle⊠Pour la premiĂšre fois, il contemple sans amour, mais avec pitiĂ©, le lamentable troupeau humain, nĂ© pour paĂźtre et mourir. Il goĂ»te lâamer sentiment de sa dĂ©faite et de sa grandeur. Ă la limite de lâangoisse, la volontĂ© intrĂ©pide refuse de sâavouer vaincue ; elle veut retrouver son Ă©quilibre, coĂ»te que coĂ»te⊠Il est debout, maintenant ; il pose devant lui un regard inflexible⊠Que de nuits, pareilles Ă cette nuit, jusquâĂ la derniĂšre nuit ! Mais toujours, dans la foule, la grĂące divine frappera son coup ; toujours elle marquera quelquâun de ces hommes, vers qui monte la justice, Ă travers le temps, comme un astre. Lâastre docile accourt Ă leur voix. Il ne regarde plus la petite Ă©glise, il regarde au-dessus. Il est tout vibrant dâune exaltation sans joie. Il ne souffre presque plus, il est fixĂ© pour toujours. Il ne dĂ©sire rien ; il est vaincu. Par la brĂšche ouverte, lâorgueil rentre Ă flots dans son cĆur⊠â Je me damnais, sans y penser, disait-il plus tard ; je me sentais durcir comme une pierre. Le projet quâil a tant de fois formĂ© dâaller se cacher pour mourir dans une retraite au bord du monde, Chartreuse ou Trappe, revient se prĂ©senter Ă son esprit mais comme une image nouvelle, avec une crispation du cĆur, aiguĂ« et douce, un Ă©vanouissement mystĂ©rieux. Ă de telles minutes, jadis, le pasteur nâabandonnait point son troupeau ; il rĂȘvait de le porter avec soi, jusquâau lieu de sa pĂ©nitence, pour vivre encore et mĂ©riter pour lui. Mais Ă prĂ©sent ce souvenir mĂȘme sâefface, le dernier. Lâinfatigable ami des Ăąmes ne souhaite plus que le repos, et quelque chose, encore, dont la pensĂ©e secrĂšte dĂ©tend toutes ses fibres, le besoin de mourir, pareil au dĂ©sir des larmes⊠Et ce sont, en effet, des larmes qui baignent ses yeux, mais sans dĂ©charger son cĆur, et dans sa naĂŻvetĂ© le vieil homme ne les reconnaĂźt plus, sâĂ©tonne et ne peut donner un nom Ă ce vertige voluptueux. La tentation suprĂȘme, oĂč se sont abĂźmĂ©es avant lui tant de ces Ăąmes ardentes, qui traversent dâun coup le plaisir et trouvent le nĂ©ant, pour lâembrasser dâune dĂ©finitive Ă©treinte, il y va succomber, sans avoir ouvert les yeux. Ă la limite de son immense effort, la fatigue, tant de fois vaincue, refoulĂ©e, jaillit de lui, comme lâeffusion de son propre sang. Nul remords. Lâennemi plein de ruse le roule dans cette lassitude dĂ©sespĂ©rĂ©e, comme dans un suaire, avec une adresse infinie, lâaffreuse dĂ©rision des soins maternels⊠Câest en vain que le vieil homme accablĂ© dirige, Ă travers la nuit blanchissante, un regard oĂč sâĂ©lĂšve une derniĂšre lueur, et qui ne reflĂ©tera pas le jour levant. Il ne voit rien au-dedans de lui, aucune image oĂč fixer la tentation, aucun signe du travail qui le dĂ©truit lentement, sous les yeux dâun maĂźtre impassible. Ce nâest plus ce cloĂźtre quâil dĂ©sire, mais quelque chose de plus secret que la solitude, lâĂ©vanouissement dâune chute Ă©ternelle, dans les tĂ©nĂšbres refermĂ©es. Ă celui qui tint si longtemps sa chair esclave, la voluptĂ© dĂ©couvre Ă la fin son vrai visage, plein dâun rire immobile. Et ce nâest pas non plus cette image, ni aucune autre, qui troublera les sens du vieux solitaire, mais, dans son cĆur candide et tĂȘtu, lâautre concupiscence sâĂ©veille, ce dĂ©lire de la connaissance qui perdit la mĂšre des hommes, droite et pensive, au seuil du Bien et du Mal. ConnaĂźtre pour dĂ©truite, et renouveler dans la destruction sa connaissance et son dĂ©sir â ĂŽ soleil de Satan ! â dĂ©sir du nĂ©ant recherchĂ© pour lui-mĂȘme, abominable effusion du cĆur ! Le saint de Lumbres nâa plus de force que pour appeler ce repos effroyable ; la grĂące divine met un voile devant ces yeux tout Ă lâheure pleins encore du mystĂšre divin⊠Ce regard si clair hĂ©site Ă prĂ©sent, ne sait oĂč se poser⊠Une Ă©trange jeunesse, une aviditĂ© naĂŻve, pareille Ă la premiĂšre blessure des sens, Ă©chauffe le vieux sang, bat dans sa maigre poitrine⊠Il cherche Ă tĂątons, il caresse la mort, Ă travers tant de voiles, dâune main qui dĂ©faille. JusquâĂ cette minute solennelle, sa vie a-t-elle eu un sens ? Il lâignore. Il ne voit derriĂšre lui quâun paysage aride, et ces foules, quâil a traversĂ©es, en les bĂ©nissant. Mais quoi ! Le troupeau trotte encore sur ses talons, le poursuit, le presse, ne lui laisse aucun repos, insatiable, avec cette grande rumeur anxieuse, et ce piĂ©tinement de bĂȘtes blessĂ©es⊠Non ! Il ne tournera pas la tĂȘte, il ne veut pas. Ils font poussĂ© jusque-lĂ , jusquâau bord, et au-delà ⊠Î miracle ! il y a le silence, le vrai silence, lâincomparable silence, son repos. â Mourir, dit-il Ă voix basse, mourir⊠Il Ă©pelle le mot, pour sâen pĂ©nĂ©trer, pour le digĂ©rer dans son cĆur⊠Câest vrai quâil le sent maintenant au fond de lui, dans ses veines, ce mot, poison subtil⊠Il insiste, il redouble, avec une fiĂšvre grandissante ; il voudrait le vider dâun coup, hĂąter sa fin. Dans son impatience, il y a ce besoin du pĂ©cheur dâenfoncer dans son crime, toujours plus avant, pour sây cacher Ă son juge ; il est Ă cette minute oĂč Satan pĂšse de tout son poids, oĂč sâappliquent au mĂȘme point, dâune seule pesĂ©e, toutes les puissances dâen bas. Et câest en haut quâil lĂšve pourtant son regard, vers le carrĂ© de ciel grisĂątre, oĂč la nuit se dissipe en fumĂ©es. Jamais il nâa priĂ© avec cette volontĂ© dure, dâun tel accent. Jamais sa voix ne parut plus forte entre ses lĂšvres, murmure au-dehors, mais qui au-dedans retentit, pareille Ă un grondement prisonnier dans un bloc dâairain⊠Jamais lâhumble thaumaturge, dont on raconte tant de choses, ne se sentit plus prĂšs du miracle, face Ă face. Il semble que sa volontĂ© se dĂ©tend pour la premiĂšre fois, irrĂ©sistible, et quâune seule parole, articulĂ©e dans le silence, va le dĂ©truire Ă jamais⊠Oui, rien ne le sĂ©pare du repos quâun dernier mouvement de sa volontĂ© souveraine⊠Il nâose plus regarder lâĂ©glise ni, dans la brume de lâaube, les maisons de son petit troupeau ; une honte le retient, quâil a hĂąte de dissiper par un acte irrĂ©parable⊠à quoi bon sâembarrasser dâautres soins superflus ? Il baisse les yeux vers la terre, son refuge. II. Câest alors que par deux fois la porte basse, qui donne sur la route de Chavranches, claqua. Dans la courette, le poulailler tout entier battit des ailes. Le chien Jacquot secoua sa chaĂźne, et tous ces bruits ne firent quâune seule note claire, dans le clair matin. Les socques de la vieille Marthe claquaient dĂ©jĂ sur les marches â clic, clac, â et plus sourds, dans lâherbe humide â floc, floc. Puis la serrure grinça. Ă ce moment le saint de Lumbres sâĂ©veilla. Il nây a de silence absolu que de lâautre cĂŽtĂ© de la vie ; par la plus mince fissure, le rĂ©el glisse et rejaillit, reprend son niveau. Un signe nous rappelle, un mot tout bas murmurĂ© ressuscite un monde aboli, et tel parfum jadis respirĂ© est plus tenace que la mort⊠Les yeux du bonhomme se tournĂšrent dâinstinct vers le pauvre oignon dâargent, souvenir du grand sĂ©minaire, attachĂ© au mur Ă cette heure du matin, se dit-il, assurĂ©ment câest un malade. » Un malade, un de ses enfants ! De son regard si bref et si aigu, il revit le village Ă©pars et les fumĂ©es dans les arbres. Toute la petite paroisse, et tant dâĂąmes Ă travers le monde, dont il Ă©tait la force et la joie, lâappellent, le nomment⊠Il Ă©coute ; il a dĂ©jĂ rĂ©pondu ; il est prĂȘt. Quâest-ce qui lâattend, au bas de lâescalier â son perchoir â comme il aime Ă dire ? Quelles paroles ? Quel visage ? Et, tout Ă lâheure encore, quel nouveau combat ? Car il emporte en lui cette chose quâil ne peut nommer, accroupie dans son cĆur, si large et pesante, son angoisse, Satan. Il nâa pas recouvrĂ© la paix, il le sait. Avec lui respire un autre ĂȘtre. Parce que la tentation est comme la naissance dâun autre homme dans lâhomme, et son affreux Ă©largissement. Il traĂźne au-dedans ce fardeau il nâose le jeter, oĂč le jetterait-il ? Dans un autre cĆur. Mais le saint est toujours seul, au pied de la croix. Nul autre ami. â Monsieur le curĂ©, sâĂ©crie la vieille Marthe, monsieur le curĂ© ! Il a descendu les marches sans y penser, et il poursuit son rĂȘve Ă travers la cuisine, vers le jardin, les yeux mi-clos⊠La bonne femme le tire par la manche. â Dans la salle, monsieur le curĂ©, dans la salle⊠Et elle hausse un peu les Ă©paules, avec un sourire de pitiĂ©. Cette salle est une belle piĂšce, une trĂšs belle piĂšce, bien cirĂ©e. On y voit six chaises de paille, deux bĂ©cassines empaillĂ©es sur la cheminĂ©e de marbre gris, Ă cĂŽtĂ© dâun gros coquillage, et une monumentale statue de Notre-Dame de Lourdes, en plĂątre blanc, dâun terrible blanc bleutĂ© sĆur Saint-MĂ©morin lâa rapportĂ©e de Conflans-sur-Somme, aux derniĂšres vacances de PĂąques. Il y a aussi une Mise au tombeau, dans un cadre de chĂȘne, toute piquĂ©e de moisissure. Et encore, sur le papier aux ramages pĂąlis un vrai papier dâauberge, prĂšs de lâunique fenĂȘtre, une grande croix de bois noir sans Christ, toute nue. Et câest elle que M. le curĂ© a vue premiĂšrement, et il a aussitĂŽt dĂ©tournĂ© les yeux⊠â Monsieur le curĂ©, dit Marthe, voilĂ notâMaĂźtre du Plouy, rapport Ă son garçon malade⊠Le MaĂźtre du Plouy sâest levĂ©, a toussĂ© un bon coup, et crachĂ© dans les cendres. Devant lui, la tasse Ă cafĂ©, vide, fume encore. â Lequel ? demande Ă©tourdiment le vieux prĂȘtre. ⊠Et il sâarrĂȘte aussitĂŽt, rougit sous le regard de Marthe, et balbutie⊠Chacun sait, mon Dieu ! que le MaĂźtre du Plouy nâa quâun garçon ! Mais le voyageur ne sâĂ©tonne pas, et rectifie paisiblement â Câest Tiennot, notâgars. Ăa lâa pris, retour des vĂȘpres, comme on dirait une indigestion. Et puis des maux de tĂȘte Ă crier grĂące. Alors, au petit matin, voilĂ quâil dit Ă sa mĂšre MĂ©, je peux plus remuer. » CâĂ©tait vrai. Ni bras ni jambes, rien. Une paralysie. Et des yeux tout retournĂ©s. M. Gambillet me dit Mon pauvre ArsĂšne ! câest la fin. » Une mĂ©ningite, quâil a dit. Alors la mĂšre a entendu ; vous savez ce que câest ? On ne peut pas lui faire entendre raison. Va-tâen chercher le curĂ© de Lumbres », quâelle criait⊠Alors jâai attelĂ© le cheval, et me voici. Il regarde le saint de Lumbres dâun bon regard oĂč luit tout de mĂȘme, Ă travers les larmes, un peu dâironie. Dâhomme Ă homme, on sait ce que câest quâune idĂ©e de femme. Et puis ce saint dont on raconte tant dâhistoires, et qui ne connaĂźt pas encore le petit gars du Plouy, ce saint auquel on en remontre ! â Mon ami⊠mon bon ami⊠bredouille lâabbĂ©, je veux bien⊠câest-Ă -dire⊠je voudrais⊠je crains vraiment⊠Voyons, Voyons ! Luzarnes nâest pas ma paroisse, et M. le curĂ© de Luzarnes⊠Je suis trĂšs touchĂ© du souvenir de Mme Havret â pauvre femme ! â mais je dois⊠je devrais⊠Il craint surtout dâhumilier un confrĂšre susceptible. Et puis il est si bas, aujourdâhui, vraiment ! Mais le MaĂźtre du Plouy nâa quâune parole. Il a dĂ©jĂ roulĂ© son cache-nez, fermĂ© son manteau de drap. Et Marthe met entre les mains de son maĂźtre, avec autoritĂ©, un vieux chapeau verdi⊠Il faut partir⊠Il est parti. III. M. le curĂ© de Luzarnes est un homme simple. Il vit de peu ; dâun petit nombre de sentiments simples, que sa prudence nâexprime pas. Il est jeune encore, passĂ© cinquante ans, et il le sera toujours ; il nâa pas dâĂąge. Sa conscience est nette comme le feuillet dâun grand livre, sans ratures et sans pĂątĂ©s. Son passĂ© nâest pas vide ; il y retrouve quelques joies, il les compte, il sâĂ©tonne quâelles soient si bien mortes, en si bel ordre, Ă leur place, alignĂ©es comme des chiffres. Ătaient-elles des joies vraiment ? Ont-elles jamais respirĂ© ? Ont-elles jamais battu ?⊠Câest un bon prĂȘtre, assidu, ponctuel, qui nâaime pas quâon trouble sa vie, fidĂšle Ă sa classe, Ă son temps, aux idĂ©es de son temps, prenant ceci, laissant cela, tirant de toutes choses un petit profit, nĂ© fonctionnaire et moraliste, et qui prĂ©dit lâextinction du paupĂ©risme â comme ils disent â par la disparition de lâalcool et des maladies vĂ©nĂ©riennes, bref lâavĂšnement dâune jeunesse saine et sportive, en maillots de laine, Ă la conquĂȘte du royaume de Dieu. â Notre saint de Lumbres, dit-il parfois avec un fin sourire. Mais, dans le feu de la discussion, il dit aussi Votre Saint ! » dâune autre voix. Car, sâil reproche volontiers au gouvernement diocĂ©sain son formalisme et son scrupule, il nâen dĂ©plore pas moins le dĂ©sordre causĂ© dans une juridiction paisible par un de ces hommes miraculeux qui bouleversent tous les calculs. Monseigneur ne montrera jamais, en telle matiĂšre, trop de prudence et de discernement », conclut-il, prudent comme un chanoine, et dĂ©jĂ hĂ©rissĂ© de textes⊠Seigneur ! Un saint ne va pas sans beaucoup de dĂ©gĂąts, mais on doit faire la part du feu. Chaque tour de roue rapproche le curĂ© de Lumbres de ce censeur impitoyable. Au travers du brouillard, il voit dĂ©jĂ ses yeux gris, si vifs, narquois, jamais en repos, oĂč danse une petite flamme, toute grĂȘle. Ă six kilomĂštres de sa pauvre paroisse, au chevet dâun enfant riche Ă lâagonie, amenĂ© lĂ comme un thaumaturge, quelle ridicule affaire ! Quel scandale ! Il reçoit par avance, en pleine poitrine, la phrase de bienvenue, pleine de malice⊠Que lui veut-on ! EspĂšrent-ils un miracle de cette vieille main fripĂ©e qui tremble Ă chaque cahot, sur le drap de sa soutane, gris dâusure ?⊠Il regarde cette main paysanne, jamais nette, avec un effroi dâĂ©colier. Ah ! quâest-il, au milieu dâeux tous, quâun paysan pauvre et tĂȘtu, fidĂšle au labeur quotidien pas Ă pas dans le grand champ vide ? Chaque jour lui prĂ©sente une nouvelle tĂąche, comme un coin de terre Ă retourner, oĂč enfoncer ses gros souliers. Il va, il va, sans tourner la tĂȘte, jetant Ă droite et Ă gauche une parole sans art, et bĂ©nissant du signe de la croix, infatigable. Ainsi, dans le brouillard dâautomne, les ancĂȘtres jetaient lâorge et le blĂ©. Pourquoi viennent-ils de si loin, hommes et femmes, qui ne savent que son nom, et des rĂ©cits lĂ©gendaires ? Ă lui, plutĂŽt quâĂ dâautres, si bien parlants, curĂ©s de villes ou de gros villages, et qui connaissent leur monde ? Bien des fois, Ă la chute du jour, oppressĂ© de fatigue, il a retournĂ© cette idĂ©e dans sa tĂȘte, jusquâĂ lâobsession. Et puis, fermant les yeux, il finissait par sâendormir dans la pensĂ©e des incomprĂ©hensibles dons de Dieu, et de lâĂ©trangetĂ© de ses voies⊠Mais aujourdâhui ! DâoĂč vient que le sentiment de son impuissance Ă faire le bien lâhumilie sans lui rendre la paix ? Est-elle donc si rude Ă ses lĂšvres, la parole du renoncement fidĂšle ? Ă lâĂ©trange dĂ©tour du cĆur ! TantĂŽt il rĂȘvait dâĂ©chapper aux hommes, au monde, Ă lâuniversel pĂ©chĂ© ; le souvenir de son grand effort inutile, de la majestĂ© de sa vie, de son extraordinaire solitude allait jeter sur sa mort une derniĂšre joie, pleine dâamertume â et voilĂ quâil doute Ă prĂ©sent de cet effort mĂȘme, et que Satan le tire plus bas⊠Lâhomme de sacrifice, lui ? La victime dĂ©signĂ©e, marquĂ©e ?⊠Non pas ! Mais un maniaque ignorant exaltĂ© par le jeĂ»ne et lâoraison, un saint villageois, fait pour lâĂ©merveillement des oisifs et des blasĂ©s⊠Câest ainsi, câest ainsi !⊠» murmurait-il entre ses lĂšvres, Ă chaque cahot, les yeux vagues⊠Cependant la haie filait Ă droite et Ă gauche ; la carriole courait comme un rĂȘve, mais la terrible angoisse courait devant, et lâattendait Ă chaque borne. Car cet homme Ă©trange, oĂč tant dâautres se dĂ©posĂšrent comme un fardeau, eut le gĂ©nie de la consolation et ne fut jamais consolĂ©. On sait quâil sâen ouvrit parfois, aux rares moments oĂč il se dĂ©chargeait de sa peine, et pleurait dans les bras du P. Battelier, invoquant la pitiĂ© divine, avec des plaintes naĂŻves, dans un langage dâenfant. Au fond du pauvre confessionnal de Lumbres, qui sent les tĂ©nĂšbres et la moisissure, ses fils Ă genoux nâentendaient que la voix souveraine, au-dessus de lâĂ©loquence, qui crevait les cĆurs les plus durs, impĂ©rieuse, suppliante, et dans sa douceur mĂȘme, inflexible. De lâombre sacrĂ©e oĂč remuaient les lĂšvres invisibles, la parole de paix allait sâĂ©largissant jusquâau ciel et traĂźnait le pĂ©cheur hors de soi, dĂ©liĂ©, libre. Parole simple, reçue dans le cĆur, claire, nerveuse, elliptique Ă travers lâessentiel, puis pressante, irrĂ©sistible, faite pour exprimer tout le sens dâun commandement surhumain, oĂč ceux qui lâaimaient mieux reconnurent plus dâune fois lâaccent et comme lâĂ©cho de la plus violente des Ăąmes. HĂ©las ! tandis quâil se prodiguait ainsi au-dehors, le dispensateur de la paix ne trouvait en lui-mĂȘme que dĂ©sordre, cohue, la galopade des images emportĂ©es, un sabbat plein de grimaces et de cris⊠Suivi dâun affreux silence. Plusieurs ne comprirent jamais par quel miracle le mĂȘme que des milliers dâhommes choisirent pour arbitre aux plus redoutables conflits du devoir se montra toujours, dans sa propre querelle, inĂ©gal, presque timide. On sâamuse de moi, disait-il, on se sert de moi comme dâun jouet. » Câest ainsi quâil donnait Ă pleines mains cette paix dont il Ă©tait vide. IV. Nous voilĂ , dit le MaĂźtre du Plouy, en tendant son fouet vers une fumĂ©e, Ă travers les arbres. Un petit bonhomme, culottĂ© de bleu horizon, poussa la barriĂšre et prit les rĂȘnes. Ă lâentrĂ©e de la cour, maĂźtre Havret mit pied Ă terre. Son compagnon le suivit jusquâĂ la maison. M. le curĂ© de Luzarnes les accueillit sur le seuil, haute silhouette noire. â Mon cher confrĂšre, dit-il, vous ĂȘtes attendu ici comme un grand seigneur de jadis, en dĂ©tresse, attendait M. Saint-Vincent⊠Il souriait encore, jovial, mais avec une espĂšce de discrĂ©tion professionnelle, Ă deux pas du petit moribond. En mĂȘme temps, il corrigeait la plaisanterie dâune vigoureuse poignĂ©e de main, Ă la campagnarde. ⊠Mais dĂ©jĂ le curĂ© de Lumbres lâentraĂźnait au-dehors, Ă quelques pas, au milieu des poules effarouchĂ©es. â Je suis honteux, mon ami, vĂ©ritablement honteux, dit-il de sa voix la plus douce, je vous prie dâexcuser⊠lâignorance de cette pauvre dame⊠Je vous prie aussi⊠de me pardonner⊠Nous parlerons de ça plus tard, conclut-il sur un autre ton, et vous verrez que je suis⊠le plus coupable des deux⊠M. le curĂ© de Luzarnes sentait sur son bras lâĂ©treinte des doigts nerveux, un peu tremblants. Jusque dans lâhumiliation volontaire de cet homme surnaturel, le don quâil avait reçu rejaillissait au-dehors, et il agissait encore en maĂźtre. â Mon bon confrĂšre, rĂ©pondit lâancien professeur de chimie, dĂ©jĂ moins jovial, ne vous accusez pas devant moi⊠Je passe, Ă tort ou Ă raison, pour un esprit fort, et mĂȘme, auprĂšs de quelques-uns, pour un mauvais esprit⊠Formation scientifique, vous savez, voilĂ tout⊠des nuances, un vocabulaire un peu diffĂ©rent⊠Mais je nâen ai pas moins⊠la plus grande estime pour votre caractĂšre⊠Il parlait, les yeux baissĂ©s, avec un embarras grandissant. Il se sentait ridicule, odieux peut-ĂȘtre. Enfin, il se tut. Mais, avant de relever le front, il vit, comme en lui-mĂȘme, comme au plus profond miroir, le regard posĂ© sur le sien, et il dut le chercher malgrĂ© lui, il dut se livrer tout entier⊠Une seconde, il se sentit nu, devant son juge plein de pardon. Il ne voyait que le regard, dans la face tremblante, dĂ©tendue, livide. Ce regard qui lâappelait de si loin, suppliant, dĂ©sespĂ©rĂ©. Plus fort que deux bras tendus, plus pitoyable quâun cri, muet, noir, irrĂ©sistible⊠Que me veut-il ?⊠se demandait le bonhomme, avec une espĂšce dâhorreur sacrĂ©e⊠Je croyais le voir dans lâĂ©tang de feu ! » expliqua-t-il plus tard. Une inexplicable pitiĂ© lui crevait dans le cĆur. Un moment, sur son bras, il sentit la vieille main trembler plus fort. Priez pour moi⊠murmura le saint de Lumbres Ă son oreille. Mais, resserrant son Ă©treinte, puis sâĂ©cartant dâun geste brusque, il ajouta, dâune autre voix, rude, dâun homme qui dĂ©fend sa vie â Ne me tentez pas !⊠Et ils rentrĂšrent dans la maison, cĂŽte Ă cĂŽte sans plus rien dire. Ne me tentez, pas ! » Il nâavait jetĂ© que ce cri. Il aurait voulu expliquer⊠sâexcuserâŠ, dĂ©jĂ rouge de honte Ă la pensĂ©e quâil entrait dans cette maison en dispensateur des biens de la vie, dĂ©sespĂ©rant de se retirer de lĂ sans faute grave, et sans scandaliser le prochain⊠Et puis, soudain, dans un Ă©clair, les forces qui lâavaient assailli, tout au long de la nuit douloureuse, Ă©taient suscitĂ©es de nouveau, et la parole quâil allait dire, sa propre et secrĂšte pensĂ©e, se dissipa dâun coup dans lâunique rĂ©alitĂ© de lâangoisse. Si bas que lâeĂ»t traĂźnĂ© jamais lâingĂ©nieux ennemi, tout lien nâĂ©tait pas rompu, ni tout Ă©cho du dehors Ă©touffé⊠Mais cette fois, la forte main lâavait arrachĂ© tout vif, dĂ©raciné⊠Sauve-toi toi-mĂȘme, câest lâheure !⊠» disait aussi la voix jamais entendue, tonnante. Finies la lutte vaine et la monotone victoire ! Quarante ans de travail et de petit profit, quarante ans dâun dĂ©bat fastidieux, quarante ans dans lâĂ©table, Ă plat sur la bĂȘte humaine, au niveau de son cĆur pourri, quarante ans gravis, surmontĂ©s !⊠HĂąte-toi !⊠VoilĂ ton premier pas, ton unique pas hors du monde !⊠» Et cette voix disait mille choses encore, et nâen disait quâune, mille choses en une seule, et cette seule parole brĂšve comme un regard, infinie⊠Le passĂ© sâarrachait de lui, tombait en lambeaux. Ă travers la mouvante angoisse passait tout Ă coup, comme un Ă©clair, lâĂ©blouissement dâune joie terrible, un Ă©clat de rire intĂ©rieur Ă faire Ă©clater toute armure⊠Il se voyait petit prĂȘtre, dans le prĂ©au du sĂ©minaire, un jour de pluie⊠Dans la haute salle aux dĂ©cors de damas cerise, devant Sa Grandeur en camail et en rochet⊠Les premiers jours Ă Lumbres, le presbytĂšre en ruines, la muraille nue, le vent dâhiver dans le petit jardin⊠Et puis⊠Et puis⊠le travail immense, et maintenant cette foule impitoyable, pressĂ©e nuit et jour autour du confessionnal de lâhomme de Dieu comme dâun autre curĂ© dâArs, la sĂ©paration volontaire de tout secours humain ; oui, lâhomme de Dieu disputĂ© comme une proie. Nul repos, nulle paix que celle achetĂ©e par le jeĂ»ne et les verges, dans un corps enfin terrassĂ© ; les scrupules renaissants, lâangoisse de toucher sans cesse les plaies les plus obscĂšnes du cĆur humain, le dĂ©sespoir de tant dâĂąmes damnĂ©es, lâimpuissance Ă les secourir et Ă les Ă©treindre Ă travers lâabĂźme de chair, lâobsession du temps perdu, lâĂ©normitĂ© du labeur⊠Que de fois, et cette nuit mĂȘme, il a supportĂ© lâassaut de telles images !⊠Mais Ă cette heure une attente⊠une grande et merveilleuse attente lâĂ©claire au-dedans, finit de consumer lâhomme intĂ©rieur. Il est dĂ©jĂ lâhomme des temps nouveaux, un nouveau convive⊠Comme ce monde est dĂ©jĂ loin derriĂšre lui ! Loin derriĂšre, son troupeau rĂ©tif ! Il ne retrouve plus, il ne retrouvera plus jamais ce sentiment si vif de lâuniversel pĂ©chĂ©. Il nâest plus sensible quâĂ lâĂ©norme mystification du vice, Ă son grossier et puĂ©ril mensonge. Pauvre cĆur humain, Ă peine Ă©bauchĂ© ! Pauvre cervelle aride ! Peuple dâen bas, qui remues dans ta vase, inachevĂ© !⊠Il ne lui appartient plus, il ne le connaĂźt plus, il est prĂȘt Ă le renier sans haine. Il remonte au jour, pareil Ă un plongeur, tout son poids jetĂ© vers les bras tendus, et qui dans lâeau noire et vibrante ouvre dĂ©jĂ les yeux Ă la lumiĂšre dâen haut. â Tu tâes fait libre, disait lâautre un autre si semblable Ă lui-mĂȘme⊠Ta vie passĂ©e, ton inutile mais touchant labeur, ton jeĂ»ne, ta discipline, ta fidĂ©litĂ© un peu naĂŻve et grossiĂšre, lâhumiliation au-dehors et au-dedans, lâenthousiasme des uns, lâinjuste dĂ©fiance des autres, telle parole pleine de poison. Ah ! tout nâest quâun rĂȘve, et lâombre dâun rĂȘve ! Tout nâĂ©tait quâun rĂȘve, hors ta lente ascension vers le monde rĂ©el, ta naissance, ton Ă©largissement. Hausse-toi jusquâĂ ma bouche, entends le mot oĂč tient toute science. Et il prĂȘte lâoreille, il attend. Il est lĂ mĂȘme oĂč le voulut mener le vieil ennemi, qui nâa quâune ruse. Avili, foulĂ©, rĂ©pandu Ă terre comme une lie, Ă©crasĂ© dâun poids immense, brĂ»lĂ© de tous les feux invisibles, repris Ă la pointe du glaive, encore percĂ©, tronçonnĂ©, son dernier grincement couvert par le cri terrible des anges, ce vieux rebelle, Ă qui Dieu nâa laissĂ© pour dĂ©fense quâun unique et monotone mensonge⊠HĂ©las ! le mĂȘme mensonge aux coins dâune bouche avare, ou, dans la gorge avide et mourante oĂč rĂąle le plaisir fĂ©roce, le mĂȘme Tu sauras⊠Tu vas savoir⊠Voici la premiĂšre lettre au mot mystĂ©rieux⊠Entre ici⊠entre en moi⊠fouille la plaie vive⊠bois et mange⊠rassasie-toi ! » Car, aprĂšs tant de siĂšcles, câest encore vous quâil attendait, mille fois repeint et rajeuni, ruisselant de fard et de baume, luisant dâhuile, riant de toutes ses dents neuves, offrant Ă votre curiositĂ© cruelle son corps tari, tout son mensonge, oĂč votre bouche aride ne sucera pas une goutte de sang ! ⊠Je le vis, ou plutĂŽt nous le vĂźmes, Ă©crivait beaucoup plus tard Ă M. le chanoine Cibot le curĂ© de Luzarnes, ancien professeur au petit sĂ©minaire de Cambrai. Je le vis au milieu de nous, les yeux mi-clos, et pendant plusieurs minutes nous le regardĂąmes, sans vouloir rompre le silence. Lâexpression naturelle de son visage Ă©tait une bontĂ© pleine dâonction, Ă laquelle plusieurs personnes prudentes trouvaient dĂ©jĂ le caractĂšre dâune certaine simplicitĂ©. Mais sa figure osseuse nous parut Ă tous, en cet instant, comme pĂ©trifiĂ©e par un sentiment dâune extrĂȘme violence ; il avait lâair dâun homme qui donne tout son effort pour franchir un pas difficile. Je remarquai que sa taille sâĂ©tait incroyablement redressĂ©e et quâelle donnait, dans la vieillesse, lâimpression dâune vigueur peu commune, et mĂȘme de brutalitĂ©. Bien que mon esprit, formĂ© jadis Ă la sĂ©vĂšre mĂ©thode des sciences exactes, soit ordinairement peu sensible aux entraĂźnements de lâimagination, je fus tellement frappĂ© du spectacle de ce grand corps immobile, et comme foudroyĂ©, dans le paisible dĂ©cor dâun intĂ©rieur campagnard, que je doutai un moment du tĂ©moignage de mes sens, et quand je vis mon respectable ami sâagiter et parler de nouveau, jâen fus surpris comme dâun Ă©vĂ©nement inattendu. Il semblait dâailleurs sortir dâun rĂȘve. Je vous ai dit plus haut, mon trĂšs honorĂ© collĂšgue, que je mâĂ©tais portĂ© Ă la rencontre de notre cher curĂ© de Lumbres, et que je lâavais rejoint au bord de la route, Ă quelque distance de la maison. Certaines phrases, dont le sens prĂ©cis mâĂ©chappa peut-ĂȘtre, avaient ajoutĂ© Ă mon inquiĂ©tude. Jâessayais de rĂ©pondre ce quâune prudente amitiĂ© mâinspirait lorsque, me serrant le bras avec violence et plongeant son regard dans le mien Ne me tentez plus ! » dit-il⊠Notre premier entretien finit lĂ , nos pas nous ayant dĂ©jĂ portĂ©s jusquâau seuil de la maison Havret. Jâeus Ă cette minute le pressentiment dâun malheur⊠Il nâĂ©tait que trop vrai. Lâenfant, dont lâĂ©tat Ă©tait dâailleurs dĂ©sespĂ©rĂ©, sâĂ©tait Ă©teint pendant ma courte absence. La sage-femme, Mme Lambelin, avait scientifiquement constatĂ© le dĂ©cĂšs, sans erreur possible. Il est mort », nous dit cette personne Ă voix basse. Mais je ne sais si M. le curĂ© de Lumbres lâentendit. Il avait passĂ© le seuil, fait quelques pas, lorsque, par un mouvement bien touchant, et dont toute personne Ă©clairĂ©e peut, en y dĂ©plorant toutefois une certaine exagĂ©ration, due surtout Ă lâignorance, honorer la sincĂšre piĂ©tĂ©, la malheureuse mĂšre vint littĂ©ralement se jeter aux pieds de mon vĂ©nĂ©rable confrĂšre, et, dans lâemportement de son dĂ©sespoir, elle baisait sa vieille soutane, frappant le sol de son front avec un bruit qui retentissait dans mon cĆur. Au contact de la pauvre femme, et sans baisser sur elle les yeux, M. le curĂ© de Lumbres sâarrĂȘta net. Câest alors que nous le vĂźmes, pendant quelques longues minutes, immobile, au milieu de la piĂšce, comme une statue, et tel enfin que je vous le dĂ©peignais tout Ă lâheure. Puis, faisant sur la tĂȘte de Mme Havret le signe de la croix, et levant vers moi son regard Sortons ! » dit-il. HĂ©las ! mon cher et honorĂ© collĂšgue, telle est la faiblesse de notre esprit saisi par une impression trop vive que rien alors, il me semble, ne mâeĂ»t retenu de le suivre, et que, dans lâexcĂšs de son affliction, la mĂšre infortunĂ©e nous laissa aller sans rien dire. De nous tous, seule peut-ĂȘtre, Mme Lambelin avait gardĂ© son sang-froid. Il y a certes beaucoup Ă reprendre dans la conduite et la religion de cette personne, mais Dieu nous donnait par elle une leçon de bon sens et de raison. Sans aucun doute, jâĂ©tais, pendant cette effroyable matinĂ©e, comme un jouet entre les mains dâun malheureux homme quâun conseil salutaire, appuyĂ© sur lâexpĂ©rience et le savoir, aurait pu prĂ©server dâun affreux malheur⊠Dieu seul pourrait dire si je fus lâinstrument de sa colĂšre ou de sa misĂ©ricorde. Mais les tristes Ă©vĂ©nements qui suivirent font pencher la balance en faveur de la premiĂšre hypothĂšse. Le distinguĂ© chanoine prĂ©bendĂ©, mort depuis, semble revivre Ă chaque ligne de cette lettre vĂ©ritablement unique, judicieuses et discrĂštes formules, enfilĂ©es comme des marrons dâInde, oĂč les sots ne trouveront rien que de banal et de bas, mais quâenveloppe la magie dâun rĂȘve. Seul rĂȘve dâune pauvre vie qui ne connut jamais que ce cas de conscience et sây brisa, seul doute et seul enchantement ! Peu de mois avant sa mort, lâinnocente victime Ă©crivait Ă lâun de ses familiers ForcĂ© dâinterrompre un travail qui Ă©tait ma seule distraction, je ne puis dĂ©tourner ma pensĂ©e de certains souvenirs, et parmi ceux-lĂ du plus douloureux, la malheureuse et inexplicable fin de M. le curĂ© de Lumbres. Jây reviens sans cesse. Jây vois un de ces Ă©vĂ©nements, si rares en ce monde, qui passent la commune raison. Ma faible santĂ© subit le contre-coup de cette idĂ©e fixe, et jây vois la principale cause de mon affaiblissement progressif, et de la perte totale de lâappĂ©tit. Ces derniĂšres lignes rĂ©jouiront nâimporte lequel de ces dĂ©trousseurs de documents humains, que nous laissons aujourdâhui barbotants et reniflants dans les eaux basses. Mais, Ă les lire, sans curiositĂ© vile, en laissant retentir en soi-mĂȘme lâĂ©cho de cette plainte naĂŻve, on comprendra mieux ce quâil y a de dĂ©tresse sincĂšre dans cet aveu dâimpuissance, Ă©crit dâun style aussi soutenu. Le suprĂȘme effort de certains hommes simples, nĂ©s pour un labeur paisible, et quâune merveilleuse rencontre a jetĂ©s au cĆur des choses, dans un seul Ă©clair vite Ă©teint, â lorsquâon les voit sâappliquer, jusquâĂ la derniĂšre minute de leur incomprĂ©hensible vie, Ă rappeler et ressaisir ce qui jamais ne repasse et qui les a frappĂ©s dans le dos, â est un spectacle si tragique et dâune amertume si profonde et si secrĂšte quâon ne saurait rien y comparer que la mort dâun petit enfant. Câest en vain quâils retournent pas Ă pas, de souvenir en souvenir, quâils Ă©pellent leur vie, lettre Ă lettre. Le compte y est, et pourtant lâhistoire nâa plus de sens. Ils sont devenus comme Ă©trangers Ă leur propre aventure ; ils ne sây reconnaissent plus. Le tragique les a traversĂ©s de part en part, pour en tuer un autre Ă cĂŽtĂ©. Comment resteraient-ils insensibles Ă cette injustice du sort, Ă la malfaisance et Ă la stupiditĂ© du hasard ? Leur plus grand effort nâira pas plus avant que le frisson de la bĂȘte innocente et dĂ©sarmĂ©e ; ils subissent en mourant un destin quâils nâĂ©galent pas. Car si loin quâun esprit vulgaire puisse atteindre, et quand mĂȘme on imaginerait quâau travers des symboles et des apparences il a quelquefois touchĂ© le rĂ©el, il faut quâil nâait point dĂ©robĂ© la part des forts, et qui est moins la connaissance du rĂ©el que le sentiment de notre impuissance Ă le saisir et Ă le retenir tout entier, la fĂ©roce ironie du vrai. Quel autre mieux que ce prĂȘtre si distinguĂ© eĂ»t Ă©tĂ© capable de nous tracer le dernier chapitre dâune telle vie, consommĂ©e dans la solitude et le silence, Ă jamais scellĂ©e ? Malheureusement, lâancien curĂ© de Luzarnes nâa laissĂ© que quelques lettres incomplĂštes dont nous avons citĂ© les passages essentiels. Le reste a Ă©tĂ© soigneusement dĂ©truit aprĂšs la clĂŽture de lâenquĂȘte ordonnĂ©e par lâautoritĂ© Ă©piscopale, et dont les rĂ©sultats furent provisoirement tenus secrets. V. â Sortons, avait dit le curĂ© de Lumbres. Lâautre lâavait suivi, non pas fascinĂ©, comme il lâa cru depuis de bonne foi, mais par simple curiositĂ©, pour voir. Lâancien professeur connaissait peu de choses du vieux prĂȘtre, devenu tout Ă coup gardien dâun immense troupeau sans cesse accru. Par quel prodige ce bonhomme aux souliers crottĂ©s, toujours seul dans les chemins, et passant vite, avec son sourire triste, avait-il rassemblĂ© autour de son confessionnal un vĂ©ritable peuple, son peuple ? M. le curĂ© de Luzarnes, nouveau venu dans le diocĂšse, partageait jusquâĂ un certain point » la mĂ©fiance de quelques-uns de ses confrĂšres. Je me rĂ©serve », disait-il ingĂ©nument. Et voilĂ quâaujourdâhui, par hasard un autre mot quâil aimait, dâun premier pas il entrait dans la confidence de ce singulier esprit. Ils sortirent dans le petit jardin, clos de murs, derriĂšre la maison. Le beau soleil filtrait sur les romaines et les laitues. Des abeilles, dans le vent dâouest, filaient comme des flĂšches. Car la brise sâĂ©tait levĂ©e avec le jour. Tout Ă coup le curĂ© de Lumbres sâarrĂȘta et fit un pas vers son compagnon. En pleine lumiĂšre, son vieux visage apparut, marquĂ© de la flĂ©trissure de lâinsomnie, aussi reconnaissable que le masque dâun agonisant. Une minute, la pauvre bouche se dĂ©tendit, trembla ; puis, au regard curieux qui lâobservait, lâautre regard, vaincu, livra son secret, se livra⊠Le bonhomme pleurait. DĂ©jĂ le futur chanoine sâapitoyait, dressait en lâair sa petite main blonde. â En vĂ©ritĂ©, mon cher confrĂšre⊠Il dit beaucoup de choses, en hĂąte, au hasard, comme il convient dans un cas si grave, se raffermissant Ă mesure au son de sa propre voix. Il regardait en parlant, pour ĂȘtre plus sĂ»r de le convaincre, le prĂȘtre tout chancelant que son infaillible Ă©loquence allait tout Ă lâheure redresser. Cette crise dâexaltation, mon pieux ami, nâest quâune Ă©preuve passagĂšre, et un avertissement de la Providence qui nâapprouve peut-ĂȘtre pas toujours les excĂšs de votre zĂšle, ces rigueurs de pĂ©nitence, ces jeĂ»nes, ces veilles⊠» Il allait, il allait, pressĂ© de conclure, donnant Ă pleines mains son emplĂątre et ses baumes, quand une voix, dâun accent si singulier, ah ! certes une voix si singuliĂšre, si peu attendue, dâun homme qui nâavait point Ă©coutĂ©, qui nâĂ©couterait plus, dont la seule plainte restituait au nĂ©ant lâĂ©loquence déçue. â Mon ami, mon ami, je nâen puis plus. Je suis Ă bout. Une autre parole trembla sur ses lĂšvres, quâil nâacheva pas. Mais le vigilant confrĂšre, un moment dĂ©concertĂ© â Ce dĂ©sespoirâŠ, commença-t-il. Le curĂ© de Lumbres posait dĂ©jĂ sur la sienne une main impĂ©rieuse, fĂ©brile. Ăcartons-nous un peu, dit-il, je vous en prie, jusque-lĂ . Ils sâarrĂȘtĂšrent au pied dâun mur tout croulant. Quelle joyeuse vie bourdonnait autour ! â Je suis Ă bout, reprit la voix lamentable. Ah ! par pitiĂ©, mon ami, Ă prĂ©sent mon unique ami, que votre charitĂ© ne vous Ă©gare pas. Soyez dur ! Je ne suis quâun prĂȘtre indigne, un pauvre prĂȘtre, une Ăąme aride, un aveugle, un misĂ©rable aveugle⊠â Non pas⊠non pasâŠ, rectifia poliment le futur chanoine, non pas vous, mais peut-ĂȘtre quelques esprits tĂ©mĂ©raires qui abusant de votre cré⊠de votre bonne foi⊠Il est si aisĂ© de croire Ă tout le bien quâon dit de nous ! Il sourit, Ă©cartant de sa main une guĂȘpe importune la guĂȘpe, et cette bouche Ă©merveillĂ©e, pleine de discours, deux bĂȘtes bourdonnantes⊠Mais, pĂ©remptoire â Je vous Ă©coute, dit-il. Le curĂ© de Lumbres glisse Ă ses pieds, tombe Ă genoux. â Dieu me remet entre vos mains, fait-il, me donne Ă vous ! â Quel enfantillage ! sâĂ©crie le futur chanoine. Relevez-vous, mon ami. Votre imagination enfle dĂ©mesurĂ©ment une simple impression de fatigue, de surmenage. Oh ! je ne suis quâun homme ordinaire, mais une certaine expĂ©rienceâŠ, conclut-il avec un sourire. Le curĂ© de Lumbres rĂ©pond Ă ce sourire par un autre sourire navrĂ©. Quâimporte ! il ne veut voir en celui-lĂ quâun ami, avant le suprĂȘme dĂ©tour, non choisi, mais reçu, visiblement reçu de Dieu, son dernier ami. Ah ! certes, il nâespĂšre plus retourner en arriĂšre, retrouver la paix, revivre. Il est dĂ©jĂ trop loin sur la route maudite. Il ira, il ira, jusquâĂ bout de souffle, avec ce seul compagnon. â HĂ©las ! sâĂ©crie-t-il, tel jâĂ©tais au grand sĂ©minaire, tel je suis restĂ©, une tĂȘte dure, un cĆur sec, sans aucun Ă©lan, pour tout dire un homme vil dont la Providence sâest servie. Le bruit fait autour de moi, lâobstination Ă me poursuivre, lâamitiĂ© de tant de pĂ©cheurs, autant de signes et dâĂ©preuves dont je nâentendais ni le sens ni le but. Un saint mĂ»rit dans le silence, et le silence mâĂ©tait refusĂ©. Tout Ă lâheure encore jâaurais dĂ» me taire⊠Je nâaurais pas Ă prĂ©sent Ă vous faire un aveu⊠Oui⊠mon cĆur saignait de quitter en un pareil moment cette pauvre femme Ă genoux â si durement â oui, durement frappĂ©e⊠Ce nâĂ©tait pas sans raison⊠pas sans raison⊠Car⊠Mon ami, alors que jâĂ©tais dĂ©jĂ sur le seuil de la porte⊠une pensĂ©e⊠une telle pensĂ©e mâest venue⊠â Laquelle ? demanda M. le curĂ© de Luzarnes. Dâun geste involontaire, il sâest penchĂ© vers lui, jusquâĂ sa bouche dâoĂč ne sort maintenant quâun murmure confus⊠Puis, il se relĂšve, atterré⊠â Oh ! mon ami⊠sâĂ©crie-t-il⊠Î mon ami ! Il lĂšve les bras au ciel, et les croise sur sa poitrine, laissant retomber ses larges Ă©paules, avec accablement. Le vieux prĂȘtre est toujours Ă genoux, tĂȘte basse. On ne voit que sa nuque grise courbĂ©e par la honte. â Ainsi, Ă©pelle M. le curĂ© de Luzarnes, cette pensĂ©e vous est venue, tout Ă coup, pour la premiĂšre fois ? â Pour la premiĂšre fois. â Et jamais avant ?⊠â Mon Dieu ! sâĂ©crie le curĂ© de Lumbres, jamais avant ! Je ne suis quâun malheureux. Depuis des annĂ©es, je ne sais plus ce que câest quâune heure de paix. Comment pouvez-vous croire⊠Quoi ! jusque sous les pieds de Satan ! Un miracle, moi !⊠Mon ami, en vĂ©ritĂ©, je nâai peut-ĂȘtre pas fait, dans toute ma vie, un seul acte dâamour divin, mĂȘme imparfait, mĂȘme incomplet⊠Non ! il a fallu lâaffreux travail de cette derniĂšre nuit⊠Mot Ă mot, je ne mâappartiens plus⊠JâĂ©tais dans les convulsions du dĂ©sespoir⊠Et câest alors⊠alors, comme par dĂ©rision⊠que cette pensĂ©e mâest venue⊠â Il fallait lâĂ©carter, dit lâautre. â Comprenez-moi, reprit le bonhomme, humblement⊠Je dis Cette pensĂ©e mâest venue. Câest mal dit. Non pas une pensĂ©e, mais une certitude⊠Ah ! les mots me manquent ; ils mâont toujours manquĂ©, sâĂ©crie-t-il avec une impatience naĂŻve⊠Je dois aller jusquâau bout, mon bien-aimĂ© frĂšre, jusquâĂ ce dernier aveu⊠MĂȘme Ă genoux devant vous, plongĂ© dans lâangoisse, doutant mĂȘme de mon salut⊠je crois⊠je dois croire⊠invinciblement⊠que cette certitude venait de Dieu. â Avez-vous eu â comment dirais-je ? â un signe matĂ©riel⊠â Quel signe ? fait le curĂ© de Lumbres, candide. â Mais que sais-je ?⊠Avez-vous vu ou entendu ?⊠â Rien⊠Seulement cette voix intĂ©rieure. Si un ordre mâeĂ»t Ă©tĂ© donnĂ©, aussi net, jâaurais obĂ©i sur-le-champ. Mais câĂ©tait moins un ordre que la simple assurance, la certitude que cela serait⊠si je voulais. Dieu mâest tĂ©moin que lâaveu que je vous fais mâarrache le cĆur, je devrais en mourir de honte⊠Je savais⊠Je sais⊠toujours⊠je suis sĂ»r⊠quâun mot de moi eĂ»t⊠mon Dieu !⊠eĂ»t ressuscité⊠oui ! ressusciterait ce petit mort ! â Regardez-moi, dit le curĂ© de Luzarnes, aprĂšs un long silence, avec autoritĂ©. Il le relevait des deux mains. Quand il le vit debout, prĂšs de lui, les genoux crottĂ©s, la tĂȘte basse, il lâaima⊠â Regardez-moi, dit-il encore⊠RĂ©pondez-moi franchement. Qui vous a retenu dâĂ©prouver⊠dâĂ©prouver votre pouvoir, Ă lâinstant mĂȘme ? â Je ne sais pas, fit le vieux prĂȘtre⊠CâĂ©tait une terrible chose⊠Lorsque lâinstrument est trop vil, Dieu le jette, aprĂšs sâen ĂȘtre servi. â Mais votre⊠conviction reste intacte ? â Oui, dit encore le curĂ© de Lumbres. â Et prĂ©sentement, que dĂ©cidez-vous ? â DâobĂ©ir, rĂ©pondit cet homme Ă©trange. Le futur chanoine retira vivement son binocle, et le brandit. â Je ne vous conseillerai rien que de simple, dit-il. PremiĂšrement, vous allez rentrer derriĂšre moi, vous vous excuserez de votre mieux. Votre dĂ©part si brusque a dĂ» paraĂźtre bien extraordinaire, peu dĂ©licat. Tandis que je remplirai ce devoir de politesse, vous irez â entendez-moi bien â vous irez dans la chambre mortuaire faire vos dĂ©votions â de votre mieux â comme il vous plaira⊠Je ne voudrais laisser aucun doute dans votre esprit, dĂ©jĂ si bouleversé⊠Je prends tout sur moi, conclut-il aprĂšs une imperceptible hĂ©sitation, mais par un geste tranchant, dĂ©cisif. Câest ainsi quâil dĂ©robait Ă ses propres yeux la faiblesse dâun mouvement de curiositĂ© Ă peine consciente, inavouĂ©e. Car parfois le plus vulgaire des hommes, Ă©garĂ© dans une salle de jeu, est pris au rythme de tous ces cĆurs rapides, jette un louis sur le tableau, et dĂ©couvre un peu de soi-mĂȘme. Puis, ramenant son binocle Ă la hauteur des yeux â AprĂšs quoi, mon ami, vous irez sagement prendre un peu de repos. â Jâessaierai, dit humblement le vieux prĂȘtre. â Cela dĂ©pend de vous. Lâacte du repos, affirment les spĂ©cialistes, est un acte volontaire. Chez beaucoup de malades, lâinsomnie mĂȘme nâest quâune des mille formes de lâaboulie. Croyez-en un homme Ă qui ces questions sont familiĂšres. Une crise morale telle que celle-ci nâest sans doute que la rĂ©action naturelle dâun organisme surmenĂ©. Entre nous, mon cher confrĂšre, parlons net. Neuf fois sur dix, la paix que vous allez chercher si loin est Ă votre portĂ©e ; une bonne hygiĂšne vous la rendra. Certes, dans la bouche dâun prĂȘtre, ces vĂ©ritĂ©s sont parfois dangereuses, ou dâun maniement dĂ©licat. Mais dâun esprit supĂ©rieur, comme est le vĂŽtre, je nâai pas Ă craindre une de ces interprĂ©tations excessivesâŠ, que certaines Ăąmes scrupuleuses⊠â Vous me croyez fou, dit le curĂ© de Lumbres, avec douceur. Il levait sur lui son regard, tout Ă lâheure baissĂ©, plein dâune tendresse mystĂ©rieuse. Puis il reprit â HĂ©las ! il y a peu de temps, je lâeusse encore souhaitĂ©. Ă certaines heures, voir est Ă soi seul une Ă©preuve si dure, quâon voudrait que Dieu brisĂąt le miroir. On le briserait, mon ami⊠Car il est dur de rester debout au pied de la Croix, mais plus dur encore de la regarder fixement⊠Quel spectacle, mon ami, que celui de lâinnocence Ă lâagonie ! Mais, aprĂšs tout, cette mort nâest rienâŠ, on pourrait peut-ĂȘtre la donner dâun coup, lâachever, remplir de terre la bouche ineffable, Ă©touffer son cri⊠Non ! La main qui le serre est plus savante et plus forte ; le regard qui se rassasie de lui nâest pas un regard humain. Ă la haine effroyable qui couve le juste expirant, tout est donnĂ©, tout est livrĂ©. La chair divine nâest pas seulement dĂ©chirĂ©e, elle est forcĂ©e, profanĂ©e, par un sacrilĂšge absolu, jusque dans la majestĂ© de lâagonie⊠La dĂ©rision de Satan, mon ami ! Le rire, lâincomprĂ©hensible joie de Satan !⊠⊠Pour un tel spectacle, dit-il aprĂšs un silence, notre boue est encore trop pure⊠» â Le drame du Calvaire, commença le futur chanoine⊠Il nâacheva pas. DĂšs ce moment, ce prĂȘtre cartĂ©sien cessa de voir clair en lui. LâĂ©minent philosophe, dont les discours rĂ©vĂ©lĂšrent jadis Ă tant de belles curieuses un autre univers sensible, et qui, par un dosage savant de mathĂ©matique et dâesprit, fit du problĂšme de lâĂȘtre un divertissement dâhonnĂȘtes gens â sâil eĂ»t un jour entendu parler lâun de ses singuliers animaux, tout en ressorts, leviers et pignons â ne se serait pas trouvĂ© plus accablĂ© que le prĂȘtre malheureux, jusquâalors si ferme, et qui, subitement tirĂ© hors de lui-mĂȘme, ne se reconnaĂźt plus. Le curĂ© de Lumbres pose sur le front du futur chanoine un doigt aigu. â Malheureux sommes-nous, dit-il dâune voix rauque et lente, malheureux sommes-nous qui nâavons ici quâun peu de cervelle, et lâorgueil de Satan ! Quâai-je Ă faire de votre prudence ? Ă prĂ©sent mon sort est fixĂ©. Quelle paix jâai cherchĂ©e, quel silence ? Il nây a pas de paix ici-bas, vous dis-je, aucune paix, et dans un seul instant de vrai silence ce monde pourri se dissiperait comme une fumĂ©e, comme une odeur. Jâai priĂ© Notre-Seigneur de mâouvrir les yeux ; jâai voulu voir sa Croix ; je lâai vue ; vous ne savez pas ce que câest⊠Le drame du Calvaire, dites-vous⊠Mais il vous crĂšve les yeux, il nây a rien dâautre⊠Tenez ! moi qui vous parle, Sabiroux, jâai entendu â oui â jusque dans la chaire de la cathĂ©drale⊠des choses⊠je ne peux pas dire⊠Ils parlent de la mort de Dieu comme dâun vieux conte⊠Ils lâembellissent⊠ils en rajoutent. OĂč vont-ils chercher tout ça ? Le drame du Calvaire ! Prenez bien garde, Sabiroux⊠â Mon cher ami⊠mon cher ami, bĂ©gayait lâautre Ă bout de forces⊠une telle exaltation⊠une telle violence⊠si Ă©loignĂ©e de votre caractĂšre⊠Et, certes, la parole elle-mĂȘme lâeffrayait moins que cette voix devenue si dure. Mais le pis, câĂ©tait son propre nom, les trois syllabes en plein vent, jetĂ©es comme un ordre Sabiroux⊠Sabiroux⊠» â Prenez bien garde, Sabiroux, que le monde nâest pas une mĂ©canique bien montĂ©e. Entre Satan et Lui, Dieu nous jette, comme son dernier rempart. Câest Ă travers nous que depuis des siĂšcles et des siĂšcles la mĂȘme haine cherche Ă lâatteindre, câest dans la pauvre chair humaine que lâineffable meurtre est consommĂ©. An ! Ah ! si haut, si loin que nous enlĂšvent la priĂšre et lâamour, nous lâemportons avec nous, attachĂ© Ă nos flancs, lâaffreux compagnon, tout Ă©clatant dâun rire immense ! Prions ensemble, Sabiroux, pour que lâĂ©preuve soit courte et la misĂ©rable foule humaine Ă©pargnĂ©e⊠MisĂ©rable foule !⊠Sa voix se brise dans sa gorge, et il couvre ses yeux de ses mains frĂ©missantes. Tout autour, le clair petit jardin siffle et chante. Mais ils ne lâentendaient plus. MisĂ©rable foule ! » rĂ©pĂšte-t-il tout bas. Au souvenir de ceux quâil avait tant aimĂ©s, sa bouche trembla, une espĂšce de sourire monta lentement sur sa face et sây rĂ©pandit avec une majestĂ© si douce que Sabiroux craignit de le voir tomber lĂ , devant lui, mort. Il lâappela deux fois, timidement. Alors, comme un homme qui sâĂ©veille â Je devais parler ainsi. Cela va mieux. Je crois quâil mâĂ©tait permis, Sabiroux, de rectifier un peu votre jugement sur moi. Il me serait pĂ©nible de vous laisser croire que jâaie jamais Ă©tĂ© favorisĂ© de⊠de visions⊠dâapparitions⊠enfin de tentations peu communes. Cela nâĂ©tait pas fait pour moi. Non ! Ce que jâai vu, mon ami, je lâai vu dans ma petite sacristie, assis sur ma chaise de paille, aussi clairement que je vous vois. Voyez-vous, on ne sait pas ce que câest quâun pĂ©cheur. Quâest-ce quâune voix dans le noir dâun confessionnal, qui ronronne, se hĂąte, se hĂąte, et ne se pose que sur les premiĂšres syllabes au mea culpa ? Bon pour les enfants, ça, pauvres petits ! Mais il faut voir, il faut voir les visages oĂč tout se peint, et les regards. Des yeux dâhomme, Sabiroux ! On a toujours Ă dire lĂ -dessus. Certes ! jâai assistĂ© bien des mourants ; ce nâest rien ; ils nâeffraient plus. Dieu les recouvre. Mais les misĂ©rables que jâai vus devant moi â et qui discutent, sourient, se dĂ©battent, mentent, mentent, mentent â jusquâĂ ce quâune derniĂšre angoisse les jette Ă nos pieds comme des sacs vides ! Cela fait encore figure dans le monde, allez ! Ăa piaffe devant les filles. Ăa blasphĂšme agrĂ©ablement⊠Ah ! longtemps, je nâai pas compris ; je ne voyais que des Ă©garĂ©s, que Dieu ramasse en passant. Mais il y a quelque chose entre Dieu et lâhomme, et non pas un personnage secondaire⊠Il y a⊠il y a cet ĂȘtre obscur, incomparablement subtil et tĂȘtu, Ă qui rien ne saurait ĂȘtre comparĂ©, sinon lâatroce ironie, un cruel rire. Ă celui-lĂ Dieu sâest livrĂ© pour un temps. Câest en nous quâIl est saisi, dĂ©vorĂ©. Câest de nous quâIl est arrachĂ©. Depuis des siĂšcles le peuple humain est mis sous le pressoir, notre sang exprimĂ© Ă flots afin que la plus petite parcelle de la chair divine soit de lâaffreux bourreau lâassouvissement et la risĂ©e⊠Oh ! notre ignorance est profonde ! Pour un prĂȘtre Ă©rudit, courtois, politique, quâest-ce que le diable, je vous demande ? Ă peine ose-t-on le nommer sans rire. Ils le sifflent comme un chien. Mais quoi ! pensent-ils lâavoir rendu familier ? Allez ! Allez ! câest quâils ont lu trop de livres, et nâont pas assez confessĂ©. On ne veut que plaire. On ne plaĂźt quâaux sots, quâon rassure. Nous ne sommes pas des endormeurs, Sabiroux ! Nous sommes au premier rang dâune lutte Ă mort et nos petits derriĂšre nous. Des prĂȘtres ! Mais ils ne lâentendent donc pas, le cri de la misĂšre universelle ! Ils ne confessent donc que leurs bedeaux ! Ils nâont donc jamais tenu devant eux, face Ă face, un visage bouleversĂ© ? Ils nâont donc jamais vu se lever un de ces regards inoubliables, dĂ©jĂ pleins de la haine de Dieu, auxquels on nâa plus rien Ă donner, rien ! Lâavare rongĂ© par son cancer, le luxurieux comme un cadavre, lâambitieux plein dâun seul rĂȘve, lâenvieux qui toujours veille. HĂ© quoi ! quel prĂȘtre nâa jamais pleurĂ© dâimpuissance devant le mystĂšre de la souffrance humaine, dâun Dieu outragĂ© dans lâhomme, son refuge !⊠Ils ne veulent pas voir ! Ils ne veulent pas voir ! âŠâŠâŠâŠâŠ Ă mesure que lâĂąpre voix sâĂ©levait dans le vent et le soleil, le vigoureux petit jardin la dĂ©fiait de toute sa forte vie. La brise de mai, roulant au ciel ses nuages gris, bloquait parfois au-dessous de lâhorizon leur immense troupeau. Câest alors quâun jet de lumiĂšre Ă©blouissante, pareil Ă lâĂ©clair dâun sabre, rasant toute la plaine assombrie, venait Ă©clater dans la haie splendide. Je me sentais, Ă©crivait plus tard lâabbĂ© Sabiroux, comme sur une cime isolĂ©e, exposĂ© sans dĂ©fense aux coups dâun invisible ennemi⊠Et lui, redevenu silencieux, fixait le mĂȘme point dans lâespace. Il avait lâair dâattendre un signe, qui ne vint pas. VI. Il faut que nous rendions la parole au tĂ©moin dont nous tenons le meilleur de ce rĂ©cit, et qui fut choisi par un plus habile et plus puissant pour assister le vieil homme de Lumbres Ă son dernier combat. Comme les citations prĂ©cĂ©dentes, celles-ci furent tirĂ©es du volumineux rapport adressĂ© Ă ses supĂ©rieurs par le scrupuleux chanoine. AssurĂ©ment, on y verra la crainte et lâamour-propre sây exprimer parfois avec une ruse innocente. Mais il nây a rien de tout Ă fait vil dans le plaidoyer dâun malheureux qui dĂ©fend son prĂ©jugĂ©, son repos, sa vanitĂ©, ses raisons de vivre. Certes, il est bien difficile de se reprĂ©senter avec assez de force un Ă©vĂ©nement dĂ©jĂ ancien, mais une conversation comme celle que jâessaie de rapporter ici est, pour ainsi dire, insaisissable, et la mĂ©moire la plus fidĂšle nâen saurait retracer Ă distance lâattitude, le ton, mille petits faits qui modifient Ă mesure le sens des mots et nous disposent Ă nâentendre plus que ceux-lĂ qui sâaccordent Ă notre sentiment secret. Il faut que le respect que je dois Ă lâordre formel de mes supĂ©rieurs et mon dĂ©sir de les Ă©clairer triomphent de ma rĂ©pugnance et de mon scrupule. Jâessaierai donc, moins de rapporter les termes, que dâen reproduire le sens gĂ©nĂ©ral, et lâimpression singuliĂšre que jâen ressentis. â Prenez garde, Sabiroux ! sâĂ©tait Ă©criĂ© tout Ă coup mon malheureux confrĂšre, dâune voix qui me cloua sur place. Ses yeux lançaient des flammes. Une fois ou deux, je tentai de me faire entendre sans quâil daignĂąt seulement baisser son regard. Devrais-je lâavouer encore ? JâĂ©tais sous le charme, si lâon peut appeler charme une affreuse contraction des nerfs, une curiositĂ© dĂ©vorante. Aussi longtemps quâil parla, je ne doutai plus dâĂȘtre en prĂ©sence dâun homme vĂ©ritablement surnaturel, en pleine extase. Mille choses, auxquelles je nâavais jamais pensĂ©, et qui mâapparaissent aujourdâhui pleines de contresens et dâobscuritĂ©s, ou mĂȘme dâimaginations puĂ©riles, Ă©clairĂšrent alors ensemble mon cĆur et ma raison. Je crus pĂ©nĂ©trer dans un nouveau monde. Comment reproduire de sang froid ces phrases singuliĂšres oĂč, suppliant et menaçant tour Ă tour, tantĂŽt pĂąle de rage, tantĂŽt ruisselant de larmes, avec un accent dĂ©chirant, il dĂ©sespĂ©rait du salut des Ăąmes, retraçait leur inutile martyre, sâemportant contre le mal et la mort comme sâil eĂ»t serrĂ© Satan Ă la gorge. Satan ! le nom revenait sans cesse sur ses lĂšvres, et il le prononçait avec un accent extraordinaire, qui vous perçait le cĆur. Sâil Ă©tait permis Ă des yeux humains dâentrevoir lâange rebelle, Ă qui la sainte naĂŻvetĂ© de nos pĂšres attribuait tant de merveilles, aujourdâhui mieux connues, de telles paroles lâeussent Ă©voquĂ©, car dĂ©jĂ son ombre Ă©tait entre nous deux, humbles prĂȘtres, dans le petit jardin. Non ! messieurs, un pareil discours ne peut ĂȘtre repris de sang-froid ! Il faudrait entendre cet homme vĂ©nĂ©rable, transfigurĂ© par lâhorreur, et comme transportĂ© de haine, Ă©voquant les souvenirs les plus secrets de son saint ministĂšre, dâeffroyables aveux, le travail du pĂ©chĂ© dans les Ăąmes, et jusquâaux visages des infortunĂ©s, devenus la proie du dĂ©mon, oĂč son regard visionnaire voyait se retracer ligne Ă ligne lâagonie de Notre-Seigneur sur la Croix. Une espĂšce dâenthousiasme me transportait. Je nâĂ©tais plus un de ces ministres de la morale chrĂ©tienne mais un homme inspirĂ©, un de ces exorcistes lĂ©gendaires, prĂȘts Ă arracher aux puissances du mal les brebis de leur troupeau. Miracle de lâĂ©loquence ! Je prononçais des paroles sans suite, jâaurais voulu mâĂ©lancer, braver des dangers, peut-ĂȘtre le martyre. Pour la premiĂšre fois, il me parut que jâentrevoyais le but vĂ©ritable de ma vie et la majestĂ© du sacerdoce. Je me jetai, oui, je me jetai aux genoux de M. le curĂ© de Lumbres. Bien plus ! Je pressai entre mes mains les plis de sa pauvre soutane, jây imprimai mes lĂšvres, je lâarrosai de mes larmes, et mâĂ©criant, hĂ©las ! dans la surabondance de ma joie, je jetai ces paroles plutĂŽt que je ne les prononçai Vous ĂȘtes un saint !⊠Vous ĂȘtes un saint !⊠» Non pas une fois, mais vingt fois le chanoine terrassĂ© rĂ©pĂ©ta ce mot, et il le bĂ©gayait avec ivresse. La terre brĂ»lait ses gros souliers, lâhorizon tournait comme une roue. Il se sentait plus lĂ©ger quâun homme de liĂšge, merveilleusement libre et lĂ©ger, dans lâair Ă©lastique. Je me crus dĂ©gagĂ© des liens mortels », note-t-il. Quelle parole fut donc assez forte pour Ă©lever si haut ce poids pesant, ou quel plus miraculeux silence ? Que lui disait-il Ă lâoreille, ce tragique vieillard, que la tentation remuait alors jusquâau fond, et qui, repoussĂ© de tous, et de Dieu mĂȘme, forcĂ©, rendu, se tournait en mourant vers un regard ami ? Mais cela, nous ne le saurons point⊠â Ah ! Satan nous tient sous ses pieds, dit-il enfin, dâune voix douce et dĂ©sarmĂ©e. Le curĂ© de Luzarnes, dâĂ©tonnement, bĂ©gaye â Mon ami, mon frĂšre, je vous ai mĂ©connu⊠Je ne savais pas⊠Dieu vous a fait pour ĂȘtre lâhonneur du diocĂšse, de lâĂglise, de la chaire de VĂ©rité⊠Et, possĂ©dant de si admirables dons, quoi ! vous soupirez encore, vous vous voyez vaincu ! Vous ! Laissez-moi au moins vous exprimer ma reconnaissance, mon Ă©motion, pour le bien que vous mâavez fait, pour lâenthousiasme⊠â Vous ne mâavez pas compris, dit simplement le curĂ© de Lumbres. Il sait quâil doit se taire, il parlera cependant. La faiblesse a sa logique et sa pente, comme lâhĂ©roĂŻsme. Et toutefois le vieil homme hĂ©site, avant de porter ses derniers coups. â Je ne suis pas un saint, reprend-il. Allons ! laissez-moi dire. Je suis peut-ĂȘtre un rĂ©prouvé⊠Oui ! regardez-moi⊠Ma vie passĂ©e sâĂ©claire, et je la vois comme un paysage, comme en haut de ChenneviĂšres le bourg du Pin, sous mes pieds. Je travaillais Ă me dĂ©tacher du monde, je le voulais, mais lâautre est plus fort et plus rusĂ© ; il mâaidait Ă user en moi lâespĂ©rance. Comme jâai souffert, Sabiroux ! Que de fois jâai ravalĂ© ma salive ! Jâentretenais en moi ce dĂ©goĂ»t ; câest comme si jâavais serrĂ© sur mon cĆur le diable enfant. JâĂ©tais Ă bout de forces quand cette crise a fini de tout briser. BĂȘte que jâĂ©tais ! Dieu nâest pas lĂ , Sabiroux ! Il hĂ©site encore, devant lâinnocente victime ce prĂȘtre fleuri, aux yeux candides. Et puis, avec rage, il frappe et redouble â Un saint ! Vous avez tous ce mot dans la bouche. Des saints ! savez-vous ce que câest ? Et vous-mĂȘme, Sabiroux, retenez ceci ! Le pĂ©chĂ© entre en nous rarement par force, mais par ruse. Il sâinsinue comme lâair. Il nâa ni forme, ni couleur, ni saveur qui lui soit propre, mais il les prend toutes. Il nous use par-dedans. Pour quelques misĂ©rables quâil dĂ©vore vifs et dont les cris nous Ă©pouvantent, que dâautres sont dĂ©jĂ froids, et qui ne sont mĂȘme plus des morts, mais des sĂ©pulcres vides. Notre-Seigneur lâa dit quelle parole, Sabiroux ! LâEnnemi des hommes vole tout, mĂȘme la mort, et puis il sâenvole en riant. La mĂȘme flamme repasse dans ses yeux fixes, comme un reflet sur un mur. â Son rire ! voici lâarme du prince du monde. Il se dĂ©robe comme il ment, il prend tous les visages, mĂȘme le nĂŽtre. Il nâattend jamais, il ne fait ferme nulle part. Il est dans le regard qui le brave, il est dans la bouche qui le nie. Il est dans lâangoisse mystique, il est dans lâassurance et la sĂ©rĂ©nitĂ© du sot⊠Prince du monde ! Prince du monde ! Pourquoi cette colĂšre ? Contre qui ?⊠se demande le curĂ© de Luzarnes, bonnement. â Ah ! sâĂ©crie-t-il, des hommes tels que vous⊠Mais le saint de Lumbres ne le laisse pas finir ; il marche dessus, Ă lâaccoler. â Des hommes tels que moi ! Le saint Livre vous le dit, Sabiroux ; ils sâĂ©vanouissent dans leur sagesse. Puis il lui demande soudain, de sa voix coupante â Prince du monde⊠que pensez-vous de ce monde-lĂ , vous ? â Ma foi, sans douteâŠ, siffle le bonhomme entre ses dents. â Prince du monde ; voilĂ le mot dĂ©cisif. Il est prince de ce monde, il lâa dans ses mains, il en est roi. ⊠Nous sommes sous les pieds de Satan, reprend-il aprĂšs un silence. Vous, moi plus que vous, avec une certitude dĂ©sespĂ©rĂ©e. Nous sommes dĂ©bordĂ©s, noyĂ©s, recouverts. Il ne prend mĂȘme pas la peine de nous Ă©carter, chĂ©tifs, il fait de nous ses instruments ; il se sert de nous, Sabiroux. Ă cette minute, que suis-je moi-mĂȘme ? Un scandale pour vous, une Ă©pine quâil vous enfonce dans le cĆur. Pardonnez-moi, au nom de la pitiĂ© divine ! Jâai portĂ© cette pensĂ©e, chaque jour mĂ»rie, en silence, toute ma vie. Je ne la contiens plus ; elle mâa dĂ©vorĂ©. Câest moi qui suis en elle, mon enfer ! Jâai connu trop dâĂąmes, Sabiroux, jâai trop entendu la parole humaine, quand elle ne sert plus Ă dĂ©guiser la honte, mais Ă lâexprimer ; prise Ă sa source, pompĂ©e comme le sang dâune blessure. Moi aussi, jâai cru pouvoir lutter, sinon vaincre. Au dĂ©but de notre vie sacerdotale nous nous faisons du pĂ©cheur une idĂ©e si singuliĂšre, si gĂ©nĂ©reuse. RĂ©volte, blasphĂšme, sacrilĂšge, cela a sa grandeur sauvage, câest une bĂȘte quâon va dompter⊠Dompter le pĂ©cheur ! ĂŽ la ridicule pensĂ©e ! Dompter la faiblesse et la lĂąchetĂ© mĂȘmes ! Qui ne se lasserait de soulever une masse inerte ? Tous les mĂȘmes ! Dans lâeffusion de lâaveu, dans lâĂ©largissement du pardon, menteurs encore, toujours ! Ils jouent lâhomme fort et ombrageux qui a pris le mors aux dents Ă travers les convenances, la morale et le reste, ils implorent une poigne solide. Ah ! misĂšre ! ils sont fourbus ! Jâen ai vu, tenez, jâen ai vu quâun nom de femme jetait dans les convulsions de la rage et qui, dĂ©chirĂ©s de crainte, de remords et dâenvie, rampaient Ă mes pieds comme des bĂȘtesâŠ, jâen ai vu. Non ! Non ! cette immense duperie, ce rire cruel, cette maniĂšre de profaner ce quâil tue, voilĂ Satan vainqueur ! Mâavez-vous compris, Sabiroux ? » Les yeux dâazur du professeur soutiennent son regard avec une curiositĂ© candide, une bienveillance infinie, Ă©ternelle. Ah ! quâon le brise enfin, cet Ă©mail bleu ! Et le vieil athlĂšte, en face du gros enfant Ă©panoui, rougit et pĂąlit tour Ă tour. Son cĆur bat Ă grands coups rĂ©guliers dans sa poitrine oĂč la puissante volontĂ©, jamais tout Ă fait assujettie, se roidit dĂ©jĂ , brise son frein. Il pousse Sabiroux contre le mur, il lui crie dans lâoreille, et dâun inoubliable accent â Nous sommes vaincus, vous dis-je ! Vaincus ! Vaincus ! Une minute, une longue minute, il Ă©coute son propre blasphĂšme, comme la derniĂšre pelletĂ©e de terre sur une tombe. Celui qui renia trois fois son maĂźtre, un seul regard a pu lâabsoudre, mais quelle espĂ©rance a celui-lĂ qui sâest reniĂ© lui-mĂȘme ? â Mon ami ! Mon ami ! sâĂ©crie le curĂ© de Luzarnes. Mais le saint de Lumbres lui repousse doucement les mains â Laissez-moi, dit-il, laissez-moi⊠ne mâĂ©coutez plus. â Vous laisser ! reprend lâautre dâune voix Ă©clatante, vous laisser ! Je nâai jamais rien vu qui vous ressemblĂąt. Pardonnez-moi plutĂŽt dâavoir doutĂ© de vous. Je suis prĂȘt Ă vous servir de tĂ©moin dans lâĂ©preuve que vous avez mĂ©ditĂ©e⊠Rien nâest impossible ni incroyable dâun homme tel que vous⊠Allez ! Allez ! Je vous suis ; câest Dieu qui vous inspirait tout Ă lâheure. Allons ! retournons ensemble Ă la maison. Allez rendre Ă sa mĂšre le petit mort. Le curĂ© de Lumbres le regarde avec stupeur, passe sa main sur son front, cherche Ă comprendre⊠MĂȘme pour un moraliste, le tragique, lâĂ©tonnant oubli !⊠HĂ© quoi ! Il ne se souvient plus ?⊠â Voyons, mon ami, mon vĂ©nĂ©rable ami, rĂ©pĂšte-t-il, est-ce Ă moi de vous rappeler ce que tout Ă lâheure, Ă cette place ?⊠Il sâest souvenu. Le dernier appel de la misĂ©ricorde, la promesse Ă©blouissante qui lâeĂ»t sauvĂ©, et quâil nâa entendue quâavec mĂ©fiance, au lieu dâobĂ©ir comme lâenfant dont les petites mains font de grandes choses quâil ignore, est-il possible ? Il faut quâun autre la rappelle. LâidĂ©e fixe Ă laquelle depuis deux jours et deux nuits, le misĂ©rable enchaĂźnait sa pensĂ©e â ĂŽ rage ! â peut-ĂȘtre au moment de la dĂ©livrance, et par quelle main ! sâest emparĂ©e de lui tout entier. Ă la minute dĂ©cisive, Ă la minute unique de son extraordinaire vie â dĂ©rision souveraine, absolue â il nâĂ©tait plus quâun pauvre animal humain, puissant seulement pour souffrir et crier. Ah ! le naufragĂ© qui, dans la brume du matin, ne retrouve plus la voile vermeille ; lâartiste qui, sa veine Ă©puisĂ©e, meurt vivant ; la mĂšre qui voit dans les yeux de son fils Ă lâagonie le regard glisser hors de sa prĂ©sence, nâĂ©lĂšvent pas au ciel un cri plus dur. Sous un tel coup cependant, lâhĂ©roĂŻque vieillard nâa pas pliĂ© les genoux. Il ne prie plus. Il mesure froidement la profondeur de sa chute ; il repasse une derniĂšre fois la tactique supĂ©rieure de lâennemi qui lâa vaincu. Jâai haĂŻ le pĂ©chĂ©, se dit-il, puis la vie mĂȘme, et ce que je sentais dâineffable, dans les dĂ©lices de lâoraison, câĂ©tait peut-ĂȘtre ce dĂ©sespoir qui me fondait dans le cĆur. » Une Ă une, les images Ă©puisent sur nous leur dessin, puis, en plein dĂ©sordre de la conscience, la raison vient qui nous achĂšve. Autant que lâinstinct mĂȘme, la haute facultĂ© dont nous sommes fiers a sa panique. Le curĂ© de Lumbres lâĂ©prouve Il consomme la pensĂ©e qui le tue. Quoi donc ! au moment mĂȘme oĂč je me croyais⊠quoi ! jusque dans lâivresse de lâamour divin !⊠» â Dieu sâest-il jouĂ© de moi ? sâĂ©crie-t-il. Dans la dissipation dâun rĂȘve qui nous parut toujours la rĂ©alitĂ© mĂȘme, et auquel notre destin sâĂ©tait liĂ©, lorsque le dĂ©sastre est complet â atteint son point de perfection, â quelle autre force nous sollicite encore, sinon lâĂąpre dĂ©sir de provoquer le malheur, de le hĂąter, de le connaĂźtre, enfin ? â Allons, dit le curĂ© de Lumbres. VII. Il traverse Ă grands pas le jardin, quâun nuage assombrit. Il reparaĂźt sur le seuil. â Le voilĂ ! sâĂ©crie celle qui lâattendait, le cĆur battant. Elle sâavance vers lui, sâarrĂȘte, frappĂ©e jusque dans son espĂ©rance Ă la vue de ce visage altĂ©rĂ©, oĂč elle ne lit quâune volontĂ© farouche, visage de hĂ©ros, non de saint. Mais lui, sans baisser sur elle son regard, va droit vers la porte fermĂ©e, derriĂšre la grande table de chĂȘne, et, la main sur la poignĂ©e, dâun signe, arrĂȘte sur place son confrĂšre intimidĂ©. La porte sâouvre sur la chambre obscure et muette, dont les persiennes sont closes. Une seconde, la bougie vacille au fond. Il entre et sâenferme avec le mort. La piĂšce, aux murs blanchis Ă la chaux, est Ă©troite et profonde ; câest lâarriĂšre-cuisine, oĂč le docteur a voulu quâon transportĂąt le malade parce quâelle est plus vaste, percĂ©e de deux fenĂȘtres au levant, face au jardin, aux bois de Sennecourt, aux coteaux de Beauregard, pleins de haies fleuries. Sur le carrelage rouge, on a jetĂ© un mauvais tapis. Lâunique cierge Ă©claire Ă peine les murs nus. Et ce qui pĂ©nĂštre de jour â on ne sait comment, â par des fissures invisibles, sâamasse et flotte autour des draps blancs, sans plis, roides et qui retombent bien Ă©galement, jusquâĂ terre, de chaque cĂŽtĂ© du petit garçon, Ă prĂ©sent merveilleusement sage et tranquille. Une mouche, affairĂ©e, bourdonne. Le curĂ© de Lumbres se tient debout, au pied du lit, et regarde, sans prier, le crucifix sur la toile nette. Il nâespĂšre pas quâil entendra de nouveau lâordre mystĂ©rieux. Mais la promesse a Ă©tĂ© faite, lâordre entendu ; cela suffit. Voici le serviteur infidĂšle, lĂ mĂȘme oĂč lâattendit en vain son maĂźtre, et qui Ă©coute, impassible, le jugement quâil a mĂ©ritĂ©. Il Ă©coute. Au-dehors, derriĂšre les persiennes closes, le jardin flambe et siffle sous le soleil, comme un fagot de bois vert dans le feu. Au-dedans, lâair est lourd du parfum des lilas, de la cire chaude, et dâune autre odeur solennelle. Le silence, qui nâest plus celui de la terre, que les bruits extĂ©rieurs traversent sans le rompre, monte autour dâeux, de la terre profonde. Il monte, comme une invisible buĂ©e, et dĂ©jĂ se dĂ©font et se dĂ©lient les formes vivantes, vues au travers ; dĂ©jĂ les sons sây dĂ©tendent, dĂ©jĂ sây recherchent et sây rejoignent mille choses inconnues. Pareilles au glissement lâun sur lâautre de deux fluides dâinĂ©gale densitĂ©, deux rĂ©alitĂ©s se superposent, sans se confondre, dans un Ă©quilibre mystĂ©rieux. Ă ce moment, le regard du saint de Lumbres rencontra celui du mort, et sây fixa. Le regard dâun seul de ces yeux morts, lâautre clos. AbaissĂ©s trop tĂŽt, sans doute, et par une main tremblante, la rĂ©traction du muscle a soulevĂ© un peu la paupiĂšre, et lâon voit sous les cils tendus la prunelle bleue, dĂ©jĂ flĂ©trie, mais Ă©trangement foncĂ©e, presque noire. Du visage blĂȘme au creux de lâoreiller, on ne voit quâelle, au milieu dâun cerne Ă©largi comme dâun trou dâombre. Le petit corps, dans son linceul jonchĂ© de lilas, a dĂ©jĂ cette raideur et ces angles du cadavre autour duquel notre air, si amoureux des formes vivantes, paraĂźt solidifiĂ© comme un bloc de glace. Le lit de fer, avec son froid petit fardeau, ressemble Ă un merveilleux navire, qui a jetĂ© lâancre pour toujours. Il nây a plus que ce regard en arriĂšre â un long regard dâexilĂ© â aussi net quâun signe de la main. Certes, le curĂ© de Lumbres ne le craint pas, ce regard ; mais il lâinterroge. Il essaie de lâentendre. Tout Ă lâheure, dans une espĂšce de dĂ©fi, il a passĂ© le seuil de la porte, prĂȘt Ă jouer entre ces quatre murs blancs une partie dĂ©sespĂ©rĂ©e. Il a marchĂ© vers le mort sans attendrissement, sans pitiĂ©, comme sur un obstacle Ă franchir, une chose Ă Ă©branler, trop pesante⊠Et voici que le mort lâa devancĂ© câest lui qui lâattend, pareil Ă un adversaire rĂ©solu, sur ses gardes. Il fixe cet Ćil entrouvert avec une attention curieuse, oĂč la pitiĂ© sâefface Ă mesure, puis avec une espĂšce dâimpatience cruelle. Certes, il a contemplĂ© la mort aussi souvent que le plus vieux soldat ; un tel spectacle est familier. Faire un pas, Ă©tendre la main, clore des doigts la paupiĂšre, recouvrir la prunelle qui le guette, que rien ne dĂ©fend plus, quoi de plus simple ? Nulle terreur ne le retient aujourdâhui, nul dĂ©goĂ»t. PlutĂŽt le dĂ©sir, lâattente inavouĂ©e dâune chose impossible, qui va sâaccomplir en dehors de lui, sans lui. Sa pensĂ©e hĂ©site, recule, avance de nouveau. Il tente ce mort, comme tout Ă lâheure sans le savoir il tentera Dieu. Encore un coup, il essaie de prier, remue les lĂšvres, dĂ©contracte sa gorge serrĂ©e. Non ! encore une minute, une petite minute encore⊠La crainte folle, insensĂ©e, quâune parole imprudente Ă©carte Ă jamais une prĂ©sence invisible, devinĂ©e, dĂ©sirĂ©e, redoutĂ©e, le cloue sur place, muet. La main, qui Ă©bauchait en lâair le signe de la croix, retombe. La large manche, au passage, fait vaciller la flamme du cierge, et la souffle. Trop tard ! Il a vu, deux fois, les yeux sâouvrir et se fermer pour un appel silencieux. Il Ă©touffe un cri. La chambre obscure est dĂ©jĂ plus paisible quâavant. La lumiĂšre du dehors glisse Ă travers les volets, flotte alentour, dessine chaque objet sur un fond de cendre, et le lit au milieu dâun halo bleuĂątre. Dans la cuisine, lâhorloge sonne dix coups⊠Le rire dâune fille monte dans le clair matin, vibre longtemps⊠Allons ! Allons !⊠» dit le saint de Lumbres, dâune voix mal assurĂ©e. Il se fouille avec un empressement comique, cherche le briquet dâamadou, cadeau de M. le comte de SalpĂšne mais quâil oublie toujours sur sa table, dĂ©couvre une allumette, la rate, rĂ©pĂšte Allons⊠allons », les dents serrĂ©es. En vidant ses poches, il a dĂ©posĂ© Ă terre son couteau Ă manche de corne, des lettres, son mouchoir de coton dâun si beau rouge ! et il tĂąte en vain le carreau, çà et lĂ , sans les retrouver. Le lit tout proche fait une ombre plus dense. Mais en haut, par contraste, la buĂ©e lumineuse, autour des volets clos, sâĂ©largit, sâĂ©tale. DĂ©jĂ le visage du mort apparaĂźt⊠par degrĂ©s⊠remonte⊠lentement⊠jusquâĂ la surface des tĂ©nĂšbres. Le bonhomme se penche Ă le toucher, regarde⊠Les deux yeux, Ă prĂ©sent grands ouverts, le regardent aussi. Une minute encore, il soutient ce regard, avec une folle espĂ©rance. Mais aucun pli ne bouge des paupiĂšres retroussĂ©es. Les prunelles, dâun noir mat, nâont plus de pensĂ©e humaine⊠Et pourtant⊠Une autre pensĂ©e peut-ĂȘtre ?⊠Une ironie bientĂŽt reconnue, dans un Ă©clair⊠Le dĂ©fi du maĂźtre de la mort, du voleur dâhommes⊠Câest lui. â Câest toi. Je te reconnais, sâĂ©crie le misĂ©rable vieux prĂȘtre dâune voix basse et martelĂ©e. En mĂȘme temps, il lui semble que tout le sang de ses veines retombe sur son cĆur en pluie glacĂ©e. Une douleur fulgurante, indicible, le traverse dâune Ă©paule Ă lâautre, dĂ©jĂ diffuse dans le bras gauche, jusquâaux doigts gourds. Une angoisse jamais sentie, toute physique, fait le vide dans sa poitrine, comme dâune monstrueuse succion Ă lâĂ©pigastre. Il se raidit pour ne pas crier, appeler. Toute sĂ©curitĂ© vitale a disparu la mort est proche, certaine, imminente. Lâhomme intrĂ©pide lutte contre elle avec une Ă©nergie dĂ©sespĂ©rĂ©e. Il trĂ©buche, fait un pas pour rattraper son Ă©quilibre, sâaccroche au lit, ne veut pas tomber. Dans ce simple faux pas, quarante ans dâune volontĂ© magnanime, Ă sa plus haute tension, se dĂ©pensent en une seconde, pour un dernier effort, surhumain, capable de fixer un moment la destinĂ©e. Il est donc vrai que, jusquâĂ ce que la nuit le dĂ©robe, le recouvre Ă son tour, le tenace bourreau qui sâamuse des hommes comme dâune proie lâentoure de ses prestiges, lâappelle, lâĂ©gare, ordonne ou caresse, retire ou rend lâespĂ©rance, prend toutes les voix, ange ou dĂ©mon, innombrable, efficace, puissant comme un Dieu. Comme un Dieu ! Ah ! quâimporte lâenfer et sa flamme, pourvu que soit Ă©crasĂ©e, une fois, rien quâune fois, la monstrueuse malice ! Est-il possible, Dieu veut-il que le serviteur qui lâa suivi trouve Ă sa place le roi risible des mouches, la bĂȘte sept fois couronnĂ©e ? Ă la bouche qui cherche la Croix, aux bras qui la pressent, donnera-t-on cela seulement ? Ce mensonge ?⊠Est-ce possible ? rĂ©pĂšte le saint de Lumbres Ă voix basse, est-ce possible ?⊠» Et tout aussitĂŽt â Vous mâavez trompĂ©, sâĂ©crie-t-il. La douleur aiguĂ« qui le ceignait dâun effroyable baudrier desserre un peu son Ă©treinte, mais sa respiration sâembarrasse. Son cĆur bat lentement, comme noyĂ©. Je nâai plus quâun moment », se dit le malheureux homme, soulevant de terre, lâun aprĂšs lâautre, ses pieds de plomb. Mais rien nâarrĂȘte celui qui, les mĂąchoires jointes et se rassemblant tout entier dans une seule pensĂ©e, avance Ă lâennemi vainqueur et mesure son coup. Le saint de Lumbres glisse ses mains sous les petits bras raides, tire Ă demi au-dehors le lĂ©ger cadavre. La tĂȘte retombe et roule sur lâune et lâautre Ă©paule, puis glisse en arriĂšre, immobile. Elle a lâair de dire Non !⊠Non ! » avec le joli geste las des enfants gĂątĂ©s. Mais quâimporte au rude paysan forcĂ© jusque dans sa suprĂȘme espĂ©rance, et que retient debout une colĂšre surhumaine, un de ces sentiments Ă©lĂ©mentaires, dâenfant ou de demi-dieu ? Il Ă©lĂšve le petit garçon comme une hostie. Il jette au ciel un regard farouche. Comment espĂ©rer reproduire le cri de dĂ©tresse, la malĂ©diction du hĂ©ros, qui ne demande pitiĂ© ni pardon, mais justice ! Non, non ! il nâimplore pas ce miracle, il lâexige. Dieu lui doit, Dieu lui donnera, ou tout nâest quâun songe. De lui ou de Vous, dites quel est le maĂźtre ! Ă la folle, folle parole, mais faite pour retentir jusquâau ciel, et briser le silence ! Folle parole, amoureux blasphĂšme !⊠à celui qui fit entrer la mort dans la famille humaine la puissance est peut-ĂȘtre dispensĂ©e de dĂ©truire la vie mĂȘme, de la restituer au nĂ©ant dont elle est tirĂ©e. Quâil ait souffert en vain, soit ! Mais il a cru. Montrez-Vous, sâĂ©crie-t-il, de cette voix intĂ©rieure, oĂč se manifeste au monde invisible lâincomprĂ©hensible pouvoir de lâhomme, montrez-Vous, avant de mâabandonner pour toujours !⊠» Ă le misĂ©rable vieux prĂȘtre, qui jette au vent ce quâil a pour obtenir un signe dans le ciel ! Et ce signe ne lui sera pas refusĂ©, car la foi qui transporte des montagnes peut bien ressusciter un mort⊠Mais Dieu ne se donne quâĂ lâamour. VIII. Nous ne tenons du saint de Lumbres lui-mĂȘme quâun rĂ©cit trĂšs court, ou plutĂŽt des notes Ă©crites Ă la hĂąte, et dans un dĂ©sordre dâesprit voisin du dĂ©lire. La rĂ©daction en est maladroite, si naĂŻve quâil est impossible de les transcrire, sans les modifier. Rien nây rappelle lâhomme extraordinaire sur qui furent essayĂ©es toutes les sĂ©ductions du dĂ©sespoir ; mais on y retrouve, au contraire, lâancien curĂ© de Lumbres, avec son humilitĂ© candide, son respect des supĂ©rieurs et mĂȘme une dĂ©fĂ©rence un peu basse, la crainte servile du bruit, une parfaite dĂ©fiance de soi, jointe a un accablement profond, sans remĂšde et qui fait trop prĂ©voir sa fin. Toutefois, quelques-unes de ces lignes mĂ©ritent dâĂȘtre tirĂ©es de lâoubli. Ce sont celles oĂč, soucieux seulement de noter bien exactement la succession des faits dont il fut le seul tĂ©moin, il transcrit pour ainsi dire mot Ă mot les derniers instants de sa merveilleuse histoire. Les voici telles quelles Je tins une minute ou deux le petit cadavre entre mes bras, Ă©crit-il, puis je tĂąchai de lâĂ©lever vers la Croix. Si lĂ©ger quâil fĂ»t, jâavais grand mal Ă le retenir, tant mon bras gauche Ă©tait faible et douloureux. Jây parvins cependant. Alors, fixant Notre-Seigneur et rappelant avec force Ă ma pensĂ©e la pĂ©nitence et les fatigues de ma pauvre vie, le bien que jâai pu faire parfois, les consolations que jâai reçues, je donnai tout, sans rĂ©serves, pour que lâennemi qui mâavait poursuivi sans repos, et qui me dĂ©robait Ă prĂ©sent jusquâĂ lâespĂ©rance du salut, fĂ»t enfin humiliĂ© devant moi par un plus puissant que lui⊠à mon pĂšre, jâaurais sacrifiĂ© Ă ceci jusquâĂ la vie Ă©ternelle !⊠⊠Mon pĂšre, il est trop vrai ; le diable, qui avait de moi pris possession, est assez fort et assez subtil pour tromper mes sens, Ă©garer mon jugement, mĂȘler le vrai au faux. Jâaccepte, je reçois par avance votre dĂ©cision souveraine. Mais le prodige est encore dans les yeux qui lâont vu, dans les mains qui lâont touché⊠Oui pendant un espace de temps que je nâai pu fixer, le cadavre a paru revivre. Je lâai senti tout chaud sous mes doigts, tout palpitant. La petite tĂȘte renversĂ©e en arriĂšre sâest retournĂ©e vers moi⊠Jâai vu les paupiĂšres battre et le regard sâanimer⊠Je lâai vu. Dans ce moment une voix intĂ©rieure me rĂ©pĂ©tait la parole Numquid cognoscentur in tenebris mirabilia tua, et justitia tua in terra oblivionis ? Jâouvrais la bouche pour la prononcer lorsque cette mĂȘme douleur aiguĂ«, indicible, que je ne peux comparer Ă rien, me terrassa de nouveau. Une seconde encore, jâessayai de retenir le petit corps qui mâĂ©chappait. Je le vis retomber sur le lit. Câest alors que retentit derriĂšre moi un cri terrible. » Il lâavait entendu, en effet, ce cri terrible suivi dâun plus affreux rire. Alors il sâĂ©tait enfui de la chambre, comme un voleur, droit vers la porte ouverte et le jardin plein de soleil, sans tourner la tĂȘte, sans rien voir, que des ombres, quâil repoussait sans les reconnaĂźtre, de ses deux bras tendus⊠DerriĂšre lui, les voix sâĂ©teignirent une Ă une, pour se confondre dans une seule rumeur vague, bientĂŽt recouverte⊠Il fit encore quelques pas, reprit son souffle, ouvrit les yeux. Il Ă©tait assis sur le talus de la route de Lumbres, son chapeau tombĂ© prĂšs de lui, le regard encore ivre. Une carriole roulait au grand trot, dans la poussiĂšre dorĂ©e, lâhomme en passant fit mĂȘme un large sourire et salua du fouet⊠Ai-je donc rĂȘvĂ© ? » se disait le malheureux prĂȘtre, le cĆur battant⊠Le curĂ© de Luzarnes Ă©tait devant lui. Un curĂ© de Luzarnes pĂąle, essoufflĂ©, bĂ©gayant, mais retrouvant peu Ă peu son prestige et son assurance, Ă la vue du malheureux qui se relevait Ă grand-peine, sâefforçait de se tenir debout, tĂȘte nue, ses cheveux gris en dĂ©sordre, pareil Ă un vieil Ă©colier. â Malheureux ! sâexclama le futur chanoine, aussitĂŽt quâil fut sĂ»r de parler avec la fermetĂ© convenable, malheureux ! Votre Ă©tat peut faire pitiĂ© ; je vous plains. Mais je me plains encore dâavoir cĂ©dĂ© Ă votre folie, attirĂ© sur cette pauvre maison un autre malheur affreux, compromis notre dignitĂ© Ă tous â oui ! â Ă tous, par une manifestation ridicule⊠Et cette fuite ! Ah ! mon cher confrĂšre, ce dĂ©faut de courage mâĂ©tonne de vous⊠Et maintenant reprit-il aprĂšs un silence, oĂč il sâĂ©coutait encore les yeux clos, et maintenant, quâallez-vous faire ? â Que voulez-vous que je fasse ? rĂ©pondit le saint de Lumbres. Jâai commis une faute dont je soupçonne Ă peine la gravitĂ©. Dieu la connaĂźt. Je mĂ©rite bien votre mĂ©pris. Il ajouta tout bas quelques mots confus, hĂ©sita longtemps, puis, humblement, la tĂȘte penchĂ©e vers le sol, dâune voix presque inintelligible â Et maintenant⊠et maintenant⊠si vous voulez me dire⊠ce petit mort ; que jâai tenu dans mes bras ?⊠â Ne parlez pas de lui ! rĂ©pondit le curĂ© de Luzarnes, avec une brutalitĂ© calculĂ©e. Ă ce coup, il frĂ©mit sans rĂ©pondre, mais jeta sur son juge un regard singulier. â La comĂ©die presque sacrilĂšge que vous avez jouĂ©e sans mauvaise intention, mon pauvre ami ! a eu un dĂ©nouement que vous ne semblez pas connaĂźtre⊠Soyons sĂ©rieux ! Il nâest pas possible que vous nâayez vu ni entendu⊠â Entendu⊠rĂ©pondit le saint de Lumbres⊠entendu⊠Quâai-je entendu ?⊠â Quâai-je entendu ! sâĂ©cria lâancien professeur. Expliquez-vous ! Vous ĂȘtes bien capable, aprĂšs tout, de nâavoir prĂȘtĂ© vos oreilles quâĂ des voix imaginaires. Je ne veux pas croire quâun homme tel que vous, un ministre de paix, ait laissĂ© derriĂšre lui sans remords une femme, une mĂšre, que votre odieuse mise en scĂšne a failli tuer[1], et qui est, Ă la minute oĂč je parle, en plein accĂšs de dĂ©mence ? Mais comme le vieux prĂȘtre le considĂ©rait avec une stupeur Ă©videmment sincĂšre, il baissa le ton pour continuer, avec lâempressement des sots Ă se vider dâun mauvais et tragique rĂ©cit â Ainsi, vous ignorez donc ! Vous ne savez pas que la malheureuse sâĂ©tait glissĂ©e dans la chambre, derriĂšre vous ? Que sâest-il passĂ© ? Vous devez le savoir mieux que moi⊠Nous avons entendu un cri, un Ă©clat de rire⊠Puis vous avez traversĂ© la piĂšce comme un Ă©garé⊠Elle voulait vous suivre ; nous la retenions Ă grand-peine ; câĂ©tait un spectacle affreux⊠HĂ©las ! pourquoi mâĂ©tonnerais-je quâune faible femme dans le malheur ait subi lâentraĂźnement de votre Ă©loquence, la contagion de vos gestes, de votre imagination exaltĂ©e, puisque moi-mĂȘme⊠un cerveau comme le mien⊠tout Ă lâheure⊠en Ă©tait Ă douter du vrai et du faux⊠Elle rĂ©pĂ©tait Il vit ! Il vit !⊠Il va revivre !⊠» Elle voulait quâon courĂ»t, quâon vous ramenĂąt⊠MisĂ©ricorde ! Il sâarrĂȘte un moment, souffle, et demande, les bras croisĂ©s â Voici les faits⊠Quâen pensez-vous ? â Je suis perdu, rĂ©pondit le curĂ© de Lumbres, avec calme, se redressant de toute sa hauteur. Puis il parut poursuivre du regard, dans le ciel vide, son invisible ennemi. â Je suis perdu, reprit-il⊠JâĂ©tais fou⊠un dangereux fou⊠Je mâexĂ©cuterai moi-mĂȘme â oui â je dois me rendre moi-mĂȘme inoffensif⊠Une espĂ©rance me reste, câest que le temps mâest mesurĂ©, trĂšs mesuré⊠Jâai senti tout Ă lâheure, mon ami, la premiĂšre attaque dâun mal que jâattribuais⊠enfin une douleur bien Ă©trange et qui, je le sens, redoublera dâune minute Ă lâautre, pour mâemporter⊠Il me dĂ©crivit fort nettement, rapporte le curĂ© de Luzarnes dans les notes dĂ©jĂ citĂ©es, une crise classique dâangine de poitrine. Je le lui dis sans mĂ©nagements. Jâaurais dĂ©sirĂ© ajouter quelques conseils dâexpĂ©rience, hĂ©las ! ma vĂ©nĂ©rable mĂšre Ă©tant morte de cette redoutable maladie. Mais, aprĂšs mâavoir fait rĂ©pĂ©ter deux fois ce mot dâangor pectoris quâil ignorait, je le vis ramasser par terre son chapeau, lâessuyer de sa manche, et partir sans vouloir mâentendre, Ă grands pas. IX. Quâelle est longue la route du retour, la longue route ! Celle des armĂ©es battues, la route du soir, qui ne mĂšne Ă rien, dans la poussiĂšre vaine !⊠Il faut aller, cependant, il faut marcher, tant que bat ce pauvre vieux cĆur, â pour rien, pour user la vie, â parce quâil nây a pas de repos tant que dure le jour, tant que lâastre cruel nous regarde, de son Ćil unique, au-dessus de lâhorizon. Tant que bat le pauvre vieux cĆur. Voici la premiĂšre maison du village, puis le raccourci, entre deux haies inĂ©gales, Ă travers prĂ©s et pommiers, qui dĂ©bouche Ă lâentrĂ©e du cimetiĂšre, dans lâombre mĂȘme de lâĂ©glise. Voici lâĂ©glise de Lumbres, comme une ombre. Le curĂ© de Lumbres est entrĂ©, sans ĂȘtre vu, par la petite porte qui sâouvre dans la sacristie mĂȘme. Il sâest laissĂ© tomber sur une chaise, le regard aux briques du sol, pĂ©trissant son chapeau dans ses mains, encore incapable de fixer Ă rien sa mĂ©moire en dĂ©route, Ă©coutant seulement le choc rĂ©gulier du sang aux artĂšres de son cou, avec une attention stupide. Certes, il ne reste rien du grand vieillard, en pleine rĂ©volte, en plein dĂ©fi ! Pas une seconde, jusquâĂ la fin, il ne trouvera la force nĂ©cessaire pour rassembler ses souvenirs, ou les dĂ©mĂȘler. LâidĂ©e seule dâun discernement si douloureux lui est odieuse, insupportable. Ah ! quâil entretienne plutĂŽt en lui ce demi-sommeil ! Lâeffort a Ă©tĂ© trop rude et il est tombĂ© de trop haut ; les tentations ordinaires ne sont que des rĂȘves dâenfant, une rumination monotone, un ressassement, pareil au bavardage insidieux dâun juge. Mais lui, câest le bourreau qui lâa questionnĂ©. Il garde, par un geste inconscient, la main pressĂ©e sur sa poitrine, Ă la place mĂȘme oĂč la douleur endormie a sa racine. Plus que la terreur, cependant, dâune agonie nouvelle, la crainte lâoppresse dâabord du jugement de ses confrĂšres, de leurs discours, des rĂ©primandes et des sanctions de lâarchevĂȘque. Les larmes lui montent aux yeux. Il traĂźne sa chaise auprĂšs dâune petite table et, la tĂȘte vide, le cĆur lĂąche, le dos arrondi sous la menace, il sâefforce dâĂ©crire bien lisiblement, bien proprement, pour une enquĂȘte possible, dâune belle Ă©criture dâĂ©colier, cette espĂšce de rapport dont nous avons citĂ© plus haut quelques lignes. Il Ă©crit, rature, dĂ©chire. Mais, Ă mesure quâil en fixe le dĂ©tail sur le papier, sa miraculeuse aventure se dissipe dans son esprit, sâefface. Il ne la reconnaĂźt plus ; il y est comme Ă©tranger. Lâeffort mĂȘme quâil fait pour la ressaisir brise en lui la derniĂšre, la fragile trame du souvenir, et le laisse les coudes sur la table, les yeux vagues, insensible. Combien dâheures restera-t-il ainsi, regardant sans la voir une Ă©troite fenĂȘtre grillĂ©e, dans lâĂ©paisseur de la pierre, oĂč repasse au-dehors la branche dâun sureau balancĂ©e par le vent, au soleil, tantĂŽt noire et tantĂŽt verte ? Lâhomme qui vint Ă midi sonner lâAngelus aperçut Ă travers la petite lucarne de la porte, dans lâombre, son chapeau tombĂ© Ă terre, et son brĂ©viaire, dont il vit les images et les signets Ă©parpillĂ©s sur le sol. Ă cinq heures, un Ă©lĂšve du catĂ©chisme de PremiĂšre Communion, SĂ©bastien Mallet, venu pour rechercher un livre oubliĂ©, trouva la porte close, mais, nâentendant rien, sâen fut. Je nâosai pas frapper trop fort, ni appeler, dit-il ensuite, car lâĂ©glise Ă©tait dĂ©jĂ pleine de monde, et jâavais bien peur quâon ne mâinterrogeĂąt. » CâĂ©tait lâheure en effet oĂč la foule des pĂšlerins que la diligence automobile de Piessis-Baugrenan amĂšne chaque jour Ă Lumbres se pressait au confessionnal du saint, dans la chapelle des Anges. Foule singuliĂšre, oĂč lâon vit coude Ă coude tant de personnages tragiques ou comiques, tant de marionnettes illustres que la chaleur dâune grande Ăąme Ă©levait un moment au-dessus du banal mensonge, restituait au rĂšgne humain ! Ce soir-lĂ , plus nombreuse encore, Ă©nervĂ©e par lâattente, ou peut-ĂȘtre agitĂ©e dâun pressentiment obscur, dans la vieille Ă©glise en rumeur⊠à chaque battement de la grand-porte, les visages inquiets â ces visages tendus que les familiers du pĂšlerinage nâoublieront jamais â se tournaient vers le seuil un instant lumineux, puis rentraient dans lâombre tous ensemble. Les chuchotements discrets, les toux nerveuses quâon Ă©touffe de la main, mille petits gestes divers dâimpatience ou de curiositĂ©, finissaient par se confondre en un seul bruit Ă©trange, comparable au piĂ©tinement dâun troupeau dans lâorage et la pluie. Soudain, ce bruit mĂȘme cessa. Tout se tut. La porte de la sacristie grinçait dans un silence solennel. Le curĂ© de Lumbres parut. â Dieu, quâil est pĂąle ! dit une voix de femme, au loin, dans la nef. Ce cri, entendu nettement, rompit le charme. Le troupeau retrouva son maĂźtre et respira. DĂ©jĂ le vieux prĂȘtre gagnait son confessionnal, lentement, la tĂȘte un peu penchĂ©e sur lâĂ©paule droite, la main toujours pressĂ©e sur son cĆur. Au premier pas, il crut tomber. Mais un remous de la foule lâavait dĂ©jĂ portĂ© au but ; elle se refermait sur lui. Encore un coup, il Ă©tait leur proie. Il ne leur Ă©chappera plus. Il reste debout, dans lâĂ©paisse nuit, sa haute taille pliĂ©e en deux, la nuque au plafond de chĂȘne, cherchant son haleine. Il abandonne Ă la souffrance un corps inerte, humiliĂ©, sa dĂ©pouille. Sa stupide patience lasserait le bourreau. Mais qui pourra lasser jamais celui-lĂ qui lâobserve, invisible, et se satisfait de son agonie ? Il faut que le misĂ©rable vieillard, un moment rebelle, presque vainqueur, sente sur lui jusquâĂ la fin cette puissance quâil a bravĂ©e⊠PlĂ»t Ă Dieu quâil reconnĂ»t au moins, face Ă face, son ennemi ! Mais ce nâest pas cette voix quâil entendra, ce dernier dĂ©fi⊠Voici quâĂ travers la douleur aiguĂ« la conscience lui revient, par degrĂ©s, quâil Ă©coute⊠Il Ă©coute un murmure bientĂŽt plus distinct⊠monotone⊠inexorable. Il le reconnaĂźt⊠Ce sont eux. Un par un, hommes et femmes, les voilĂ tous, dont il sent le souffle monter vers lui, moins dĂ©testable que leur parole impure, mornes litanies du pĂ©chĂ©, mots souillĂ©s depuis des siĂšcles, ignoblement ternis par lâusage, passant de la bouche des pĂšres dans celle des fils, pareils aux pages les plus lues dâun mauvais livre, et que le vice a marquĂ©es de son signe â contresignĂ©es â dans la crasse de milliers de doigts. Elle monte, cette parole ; elle recouvre peu Ă peu le saint de Lumbres encore debout. Comme ils se hĂątent ! Comme ils vont vite !⊠Mais, sitĂŽt le souffle revenu, vous les verrez â ah ! vous les verrez ces affreux enfants ! â chercher, tĂąter des lĂšvres la hideuse mamelle que Satan presse pour eux, gonflĂ©e du poison chĂ©ri !⊠JusquâĂ la mort, lĂšve la main, pardonne, absous, homme de la Croix vaincu dâavance ! Il Ă©coute, il rĂ©pond comme en rĂȘve, mais avec une extrĂȘme luciditĂ©. Jamais son cerveau ne fut plus libre, son jugement plus prompt, plus net, tandis que sa chair nâest attentive quâĂ la douleur grandissante, au point fixe dâoĂč la souffrance aiguĂ« sâirradie, pousse en tous sens ses merveilleux rameaux, ou court sous la trame des nerfs, pareille Ă une navette agile. Elle a pĂ©nĂ©trĂ© si avant quâelle semble atteindre la division du corps et de lâesprit, faire deux parts du mĂȘme homme⊠Le saint de Lumbres Ă lâagonie nâa plus commerce quâavec les Ăąmes. Il les voit, de ce regard sur lequel la paupiĂšre est dĂ©jĂ retombĂ©e, â elles seules⊠CrispĂ© Ă la cloison sonore, les reins douloureusement pressĂ©s sur la stalle oĂč il nâose sâasseoir, la bouche ouverte pour aspirer lâair Ă©pais, ruisselant de sueur, il nâentend que ce murmure Ă peine distinct, la voix de ses fils Ă genoux, pleine de honte. Ah ! quâils parlent ou se taisent, la grande Ăąme impatiente a dĂ©jĂ devancĂ© lâaveu, ordonne, menace, supplie ! Lâhomme de la Croix nâest pas lĂ pour vaincre, mais pour tĂ©moigner jusquâĂ la mort de la ruse fĂ©roce, de la puissance injuste et vile, de lâarrĂȘt inique dont il appelle Ă Dieu. Regardez ces enfants, Seigneur, dans leur faiblesse ! leur vanitĂ©, aussi lĂ©gĂšre et aussi prompte quâune abeille, leur curiositĂ© sans constance, leur raison courte, Ă©lĂ©mentaire, leur sensualitĂ© pleine de tristesseâŠ, entendez leur langage, Ă la fois fruste et perfide, qui nâembrasse que les contours des choses, riche de la seule Ă©quivoque, assez ferme quand il nie, toujours lĂąche pour affirmer, langage dâesclave ou dâaffranchi, fait pour lâinsolence et la caresse, souple, insidieux, dĂ©loyal. Pater, dimitte illis, non enim sciunt quid facient ! X. â HĂ©las ! prĂ©cisait le curĂ© de Luzarnes, jâai payĂ© jadis mon expĂ©rience assez cher ! Mon infortunĂ© confrĂšre a failli mourir devant moi dâune crise dâangine de poitrine, et vous en conviendrez tout Ă lâheure⊠Ce disant, il marchait Ă grands pas sur la route de Lumbres, suivi du jeune mĂ©decin de Chavranches, au trot. Ce praticien encore imberbe, Ă©tabli depuis peu de mois, jouissait dâune rĂ©putation professionnelle Ă peine au-dessus de ses mĂ©rites. Lâaplomb de son bavardage, ses audaces de carabin et, par-dessus tout, son mĂ©pris de la clientĂšle, lui avaient gagnĂ© tous les cĆurs. Nulle bourgeoise qui ne rĂȘvĂąt, pour sa demoiselle, un aveu de cette bouche insolente, et le secours de ses deux mains expertes, aussi capables que la lance fameuse de guĂ©rir les blessures quâelles font. Pas un mourant qui nâambitionnĂąt dâentendre Ă son lit funĂšbre quelquâune de ces paroles consolantes, pimentĂ©es, mezzo voce, dâune plaisanterie de cannibale. Car le muscadin ne fait plus le compte de ceux qui, par ses soins â et pour imiter son langage, â trĂ©passĂšrent Ă la rigolade. â Mon Dieu ! câest bien possible, lâabbĂ©, rĂ©pondit-il dâun ton conciliant. AppelĂ© en grande hĂąte et sur le conseil de M. le curĂ© de Luzarnes, il avait trouvĂ© la maĂźtresse du Plouy en pleine crise de dĂ©lire, Ă laquelle lâĂ©puisement seul mit fin. Mais, vers le soir, et la malade endormie â Mon cher docteur, sâĂ©tait-il Ă©criĂ©, jâai Ă vous demander comme un service personnel Votre automobile, dites-vous, doit vous reprendre ici vers sept heures ? Il en est cinq Ă peine. Accompagnez-moi tout doucement jusquâĂ Lumbres. Une fois lĂ -bas, qui vous empĂȘche de tĂ©lĂ©phoner Ă votre mĂ©canicien de Chavranches, qui viendra vous y chercher ? Entre temps, vous aurez examinĂ© sĂ©rieusement mon pauvre confrĂšre, et je connaĂźtrai votre avis. â Vous le connaissez depuis longtemps ! dit le jeune praticien, non sans gaietĂ©. Nourriture peu substantielle, pas dâexercice, le sĂ©jour dans un presbytĂšre vermoulu, lâĂ©glise humide, le confessionnal sans lumiĂšre et sans air, une hygiĂšne du XIIIe siĂšcle, ma parole !⊠Angor pectoris Ă part, il nâen faut pas plus pour achever un organisme dĂ©jĂ surmenĂ© !⊠Mais quâest-ce que vous voulez bien que jây fasse ? â Jâai mon ministĂšre, vous avez le vĂŽtre, rĂ©pondit le curĂ© de Luzarnes, noblement. Notre raison dâĂȘtre, câest la pitiĂ© pour les faibles, lâhumanitĂ©. Que mon pauvre collĂšgue soit ceci ou cela, que vous importe ? Et, si vous dites vrai, ce ne serait encore quâun de ces cas de dĂ©formation professionnelle, qui mĂ©ritent lâattention de lâobservateur, et les soins du praticien⊠â Bon ! Bon ! jâirai⊠concĂ©da-t-il. Et dâailleurs, il y a du plaisir Ă discuter avec un prĂȘtre comme vous, ajouta le docteur de Chavranches. Câest ainsi quâils dĂ©cidĂšrent de faire ensemble â et dans un sentiment peu diffĂ©rent â le pĂšlerinage de Lumbres. Ă lâentrĂ©e du village une pluie fine se mit Ă tomber ; la route blanche, sous leurs pas, se teignit dâocre ; un brouillard au goĂ»t de lierre flottait au-dessus. On les vit hĂąter le pas. Lâherbe du cimetiĂšre ruisselait dâeau ; la grille, sans cesse ouverte et refermĂ©e, grinçait lamentable et le haut porche de pierre grise fouettĂ© par lâaverse semblait, dans lâombre mourante, se tendre et palpiter comme une voile. Puis ils entrĂšrent cĂŽte Ă cĂŽte, dans lâĂ©glise dĂ©jĂ presque vide. LĂ , M. le curĂ© de Luzarnes, reposant paternellement la main sur lâĂ©paule de son compagnon â Monsieur Gambillet, dit-il Ă voix basse, je vous aurais Ă©pargnĂ© volontiers cette visite au sanctuaire, peut-ĂȘtre embarrassante pour vous, mais nâattendrez-vous pas plus agrĂ©ablement ici que dans une salle de presbytĂšre, aussi froide et aussi nue quâun parloir de dames Clarisses ? Dâailleurs, le gros de la foule est heureusement dispersĂ©. Lâabord du confessionnal me paraĂźt libre, et, si mon vĂ©nĂ©rĂ© confrĂšre prend quelque repos Ă la sacristie, il ne fera pas difficultĂ©, jâespĂšre, Ă nous suivre aussitĂŽt chez lui ! Ayant ainsi parlĂ©, il disparut. Le jeune Chavranchais, toujours immobile auprĂšs du bĂ©nitier, nâentendit plus un moment que lâĂ©cho de sa voix lointaine, le claquement dâune porte, la glissade des gros souliers sur les dalles. Devant lui, une Ă une, les dĂ©votes attardĂ©es, dâun pas menu, leur main furtive au bord de la vasque de marbre, passĂšrent Ă le toucher, laissant tomber sur lui un regard de leurs yeux graves. Puis le sacristain paysan souffla les derniĂšres lampes. Enfin le curĂ© de Luzarnes reparut. â Chose bien surprenante ! fit-il. Mon confrĂšre a dĂ» quitter lâĂ©glise ; nous ne lây trouvons plus. Les confessions dâailleurs, Ă ce quâon mâa dit, sont terminĂ©es depuis quarante minutes au moins⊠Il faut se rendre Ă lâĂ©vidence, monsieur Gambillet⊠Par la porte du cimetiĂšre, sans doute, il a dĂ» regagner la maison⊠Faites ce dernier petit effort, ajouta-t-il de ce ton familier auquel on ne refuse rien. â Quâest-ce que cela me fait ? rĂ©pondit obligeamment le docteur de Chavranches. Mon auto me prend ici vers dix-neuf heures ; jâai le temps⊠Mais pour un moribond, lâabbĂ©, votre ami est bien ingambe⊠Il acheva dâexprimer sa pensĂ©e par un sifflement distrait. Car, attendant sans impatience, avec une mĂąle fermetĂ©, le moment de passer Ă son tour au premier plan, il eĂ»t jugĂ© peu digne dâen paraĂźtre Ă©mu. Mais ce fut en vain quâils interrogĂšrent la vieille Marthe, dans le parloir aux deux bĂ©cassines ; elle nâavait pas revu son maĂźtre, et ne lâattendait pas si tĂŽt. â Pauvre cher homme qui dĂźne Ă des heures impossibles, et passe plus dâune fois la nuit tout entiĂšre Ă genoux sur le pavĂ©, dans la chapelle des Saints-Anges ! â Il y est encore, messieurs, sĂ»r comme vous voilĂ ! Vous le trouverez dans le petit retrait de la muraille, derriĂšre la table Ă burettes â une place quâil aime, â aussi seul quâen plein bois de Bargemont. â Ladislas ! dit-elle au sacristain qui parut alors sur le seuil, une pile de linge aux bras, lâas-tu vu, toi, en faisant la ronde ? Mais le bonhomme secoua la tĂȘte. â On ferme les portes de lâĂ©glise, expliqua-t-elle, Ă six heures, et Ladislas ne les ouvrira quâĂ neuf heures, Ă la priĂšre du soir et au salut. Câest le moment que notre curĂ© se rĂ©serve pour mettre un peu dâordre lĂ -bas, voyez-vous, et ranger Ă sa mode⊠Pensez ! Il a obtenu de Monseigneur que le Saint-Sacrement serait exposĂ© toute la nuit !⊠Donnes-tu les clefs Ă ces messieurs ? demanda-t-elle Ă Ladislas, avec un peu dâembarras. â Jâaime autant les accompagner moi-mĂȘme, rĂ©pondit le sacristain, bourru. Jâai une consigne, aprĂšs tout, la mĂšre ! Le temps de casser une croĂ»te, et de boire un verre de vin. La bonne femme, derriĂšre son dos, branla sa cornette. â Je mâen doutais bien, messieurs, fit-elle. Mais il aura tĂŽt fait de souper, car il ne mange guĂšre. Câest un mal disant, voyez-vous, mais sans plus de mĂ©chancetĂ© quâun enfant. â Nous lâattendrons donc, dit le curĂ© de Luzarnes dâun air pincĂ©, interrogeant du regard son compagnon. â Et⊠Et jâai encore une proposition Ă vous faire, commença la vieille Marthe, aprĂšs avoir toussĂ© pour sâĂ©claircir la voix. Il y a dans la piĂšce Ă cĂŽtĂ© celle que notre saint du bon Dieu appelle son oratoire, rapport Ă ce quâil y confesse aussi un grand monsieur venu de loin, tout exprĂšs, pour notre curĂ©, un vieux avec la LĂ©gion dâhonneur, bien honnĂȘte, ma foi ! bien gentil, et qui doit trouver le temps long. Le docteur de Chavranches fit des deux mains le geste qui jetait au diable le vieux et sa croix dâhonneur. â Quelque gĂ©nĂ©ral en retraite ?⊠proposa lâancien professeur de chimie, avec un sourire complice. â La carte est sur la table â oui, lĂ devant vous, messieurs, â dit-elle, dĂ©couragĂ©e. Mais il a des yeux si doux, si caressants. Non ! ça nâest pas ça, un militaire ! Le carrĂ© de bristol Ă©tait dĂ©jĂ sous le nez de Gambillet, qui rougit comme un enfant. â Oh ! oh ! cela change dâaspect ! fit-il du ton dâun connaisseur⊠Il tendit la carte au curĂ© de Luzarnes, qui chancela. â Antoine Saint-Marin⊠bredouilla le futur chanoine, la bouche humide. â De lâAcadĂ©mie française, rĂ©pondit lâautre, comme un Ă©cho. Le jeune praticien prit une pose, et parut chercher un moment quelque chose⊠â Introduisez-nous ! dit-il enfin. XI. Lâillustre vieillard exerce, depuis un demi-siĂšcle, la magistrature de lâironie. Son gĂ©nie, qui se flatte de ne respecter rien, est de tous le plus docile et le plus familier. Sâil feint la pudeur ou la colĂšre, raille ou menace, câest pour mieux plaire Ă ses maĂźtres, et, comme une esclave obĂ©issante, tour Ă tour mordre ou caresser. Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sĂ»rs sont pipĂ©s, la vĂ©ritĂ© mĂȘme est servile. Une curiositĂ©, dont lâĂąge nâa pas encore Ă©moussĂ© la pointe, et qui est lâespĂšce de vertu de ce vieux jongleur, lâentraĂźne Ă se renouveler sans cesse, Ă se travailler devant le miroir. Chacun de ses livres est une borne oĂč il attend le passant. Aussi bien quâune fille instruite et polie par lâĂąpre expĂ©rience du vice, il sait que la maniĂšre de donner vaut mieux que ce quâon donne, et, dans sa rage Ă se contredire et Ă se renier, il arrive Ă prĂȘter chaque fois au lecteur un homme tout neuf. Les jeunes grammairiens qui lâentourent portent aux nues sa simplicitĂ© savante, sa phrase aussi rouĂ©e quâune ingĂ©nue de théùtre, les dĂ©tours de sa dialectique, lâimmensitĂ© de son savoir. La race sans moelle, aux reins glacĂ©s, reconnaĂźt en lui son maĂźtre. Ils jouissent, comme dâune victoire remportĂ©e sur les hommes, au spectacle de lâimpuissance qui raille au moins ce quâelle ne peut Ă©treindre, et rĂ©clament leur part de la caresse infĂ©conde. Nul ĂȘtre pensant nâa dĂ©florĂ© plus dâidĂ©es, gĂąchĂ© plus de mots vĂ©nĂ©rables, offert aux goujats plus riche proie. De page en page, la vĂ©ritĂ© quâil Ă©nonce dâabord avec une moue libertine, trahie, bernĂ©e, brocardĂ©e, se retrouve Ă la derniĂšre ligne, aprĂšs une suprĂȘme culbute, toute nue, sur les genoux de Sganarelle vainqueur⊠Et dĂ©jĂ la petite troupe, bientĂŽt grossie dâun public hagard et dĂ©vot, salue dâun rire discret le nouveau tour du gamin bientĂŽt centenaire. â Je suis le dernier des Grecs, dit-il de lui-mĂȘme, avec un rictus singulier. AussitĂŽt vingt niais, hĂątivement instruits dâHomĂšre par ce quâils en ont pu lire en marge de M. Jules LemaĂźtre, cĂ©lĂšbrent ce nouveau miracle de la civilisation mĂ©diterranĂ©enne, et courent rĂ©veiller, de leurs cris aigus, les Muses consternĂ©es. Car câest la coquetterie du hideux vieillard, et sa grĂące la plus cynique, de feindre attendre la gloire sur les genoux de lâaltiĂšre dĂ©esse, bercĂ© contre la chaste ceinture oĂč il Ă©gare ses vieilles mains⊠Ătrange, effroyable nourrisson ! Depuis longtemps, il avait dĂ©cidĂ© de visiter Lumbres, et ses disciples ne cachaient plus aux profanes quâil y porterait lâidĂ©e dâun nouveau livre. Les hasards de la vie, confiait-il Ă son entourage, sur ce ton dâimpertinence familiĂšre avec lequel il prĂ©tend dispenser les trĂ©sors dâun scepticisme de boulevard, baptisĂ© pour lui sagesse antique, les hasards de la vie mâont permis dâapprocher plus dâun saint, pourvu quâon veuille donner ce nom Ă ces hommes de mĆurs simples et dâesprit candide, dont le royaume nâest pas de ce monde, et qui se nourrissent, comme nous tous, du pain de lâillusion, mais avec un exceptionnel appĂ©tit. Toutefois ceux-lĂ vivent et meurent, reconnus de peu de gens, et sans avoir Ă©tendu bien loin la contagion de leur folie. Quâon me pardonne dâĂȘtre revenu si tard Ă des rĂȘves dâenfant. Je voudrais, de mes yeux, voir un autre saint, un vrai saint, un saint Ă miracles et, pour tout dire, un saint populaire. Qui sait ? Peut-ĂȘtre irai-je Ă Lumbres pour y achever de mourir entre les mains de ce bon vieillard ? » Ce propos, dâautres encore, furent longtemps tenus pour une aimable fantaisie, bien quâils exprimassent, avec une espĂšce de pudeur comique, un sentiment sincĂšre, bas mais humain, une crainte sordide de la mort. Lâillustre Ă©crivain, pour son malheur, nâest que vil, non pas mĂ©diocre. Sa forte personnalitĂ©, douloureusement Ă lâĂ©troit dans ses livres, sâest dĂ©livrĂ©e dans le vice. Câest en vain quâil sâefforce de cacher Ă tous, redoublant de scepticisme et dâironie, le secret hideux qui sue parfois Ă travers les mots. Ă mesure quâil avance en Ăąge, le misĂ©rable se voit traquĂ©, forcĂ© dans son mensonge, de jour en jour moins capable de tromper en hors-dâĆuvre et bagatelles sa voracitĂ© grandissante. Impuissant Ă se surmonter, conscient du dĂ©goĂ»t quâil inspire, ne trouvant quâĂ force de ruse et dâindustrie de rares occasions de se satisfaire, il se jette en glouton sur ce qui passe Ă portĂ©e de ses gencives et, lâĂ©cuelle vide, pleure de honte. LâidĂ©e dâun obstacle Ă vaincre, et du retardement quâimpose la comĂ©die de la sĂ©duction, mĂȘme Ă©courtĂ©e, la crainte du flĂ©chissement physique toujours possible, le caprice de ses fringales, le dĂ©couragent par avance des rendez-vous hasardeux. Aux gouvernantes quâil entretenait jadis avec un certain dĂ©cor succĂšdent aujourdâhui des gothons et des servantes, qui sont ses tyrans domestiques. Il excuse de son mieux leur langue familiĂšre, affecte une bonhomie navrante, dĂ©tourne lâattention dâun rire qui sonne faux, tandis quâil suit du regard, Ă la dĂ©robĂ©e, le cotillon court sur lequel, tout Ă lâheure, il ira rouler sa tĂȘte blanche. Mais hĂ©las ! cette morne dĂ©bauche lâĂ©puise sans le rassasier ; il nâimagine rien de plus bas, il touche le fond de son grotesque enfer. Au dĂ©sir, jamais plus Ăącre et plus pressant, succĂšde un trop court plaisir, furtif, instable. Lâheure est venue oĂč le besoin survit Ă lâappĂ©tit, derniĂšre Ă©nigme du sphinx charnel⊠Câest alors quâentre ce vieux corps inerte et la voluptĂ© vainement pressĂ©e la mort se leva, comme un troisiĂšme camarade. Celle quâil avait tant de fois caressĂ©e dans ses livres, et dont il croyait avoir Ă©puisĂ© la douceur, la mort, â dâailleurs partout visible Ă travers sa froide ironie, comme un visage sous une eau claire et profonde, â cent fois rĂȘvĂ©e, savourĂ©e, il ne la reconnut pas. Il la voyait dĂ©sormais de trop prĂšs, bouche Ă bouche. Il avait choisi lâimage dâune lente vieillesse, Ă la pente douce et fleurie, et qui sâendort contente, au dernier pas. Mais il nâattendait point cette surprise en plein jour, cette effraction⊠HĂ© quoi ? dĂ©jĂ ? Il sâefforce dâen chasser la pensĂ©e, de la dĂ©guiser au moins ; il dĂ©pense Ă ce jeu misĂ©rable des ressources infinies. Ă peine ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse, et ils ne lâentendent quâĂ demi ; nul ne veut voir, dans les yeux du grand homme, le regard tragique oĂč sâexprime une terreur dâenfant. Au secours ! » dit le regard. Et lâauditoire sâĂ©crie Quel merveilleux causeur ! » XII. M. Gambillet sâavança vers le cĂ©lĂšbre auteur du Cierge pascal, et se prĂ©senta lui-mĂȘme, non sans esprit, car il ne manque tout Ă fait ni de malice ni dâĂ -propos. Puis, se tournant vers son compagnon, et lui donnant la parole â M. le curĂ© de Luzarnes, fit-il, est plus qualifiĂ© que moi pour vous souhaiter la bienvenue dans ce miraculeux pays de Lumbres, Ă deux pas de la petite Ă©glise que vous ĂȘtes venu visiter. Antoine Saint-Marin pencha vers lâabbĂ© Sabiroux sa longue face blĂȘme, le considĂ©rant de haut en bas, avec ennui. â Cher et illustre maĂźtre, dit alors celui-ci dâun ton mesurĂ©, je ne mâattendais pas Ă vous voir jamais dâaussi prĂšs. Le ministĂšre que jâexerce au fond de ces campagnes nous condamne tous Ă lâisolement jusquâĂ la mort, et câest un grand malheur que le clergĂ© de France soit ainsi tenu Ă lâĂ©cart de lâĂ©lite intellectuelle du pays. Quâil soit au moins permis Ă lâun de ses plus humbles reprĂ©sentants⊠Saint-Marin secoua de haut en bas cette fine main blanche quâimmortalise le tableau de Clodius Nyvelin. â LâĂ©lite intellectuelle du pays, monsieur lâabbĂ©, est une sociĂ©tĂ© bien bruyante et bien dĂ©sagrĂ©able que je vous conseillerais plutĂŽt de tenir Ă©loignĂ©e de vos presbytĂšres. Et pour lâisolement, ajouta-t-il avec un petit rire, puissĂ©-je y avoir Ă©tĂ© jadis condamnĂ© comme vous ! Lâancien professeur de chimie, un moment dĂ©concertĂ©, choisit de sourire aussi. Mais le jeune docteur de Chavranches, dĂ©jĂ familier â Allons, allons ! lâabbĂ©, vous voilĂ comme un bourgmestre Ă lâentrĂ©e du roi dans sa bonne ville. Lâillustre maĂźtre nâa pas fait cent lieues pour sâentendre louer. Dois-je lâavouer, monsieur, continua-t-il en sâinclinant vers Saint-Marin, je suis prĂȘt moi-mĂȘme Ă commettre envers vous une faute plus grave. â Ne vous gĂȘnez pas, rĂ©pondit le romancier dâune voix douce. â Permettez-moi seulement de vous demander pour quel motif⊠â Nâajoutez plus un mot, si vous tenez Ă mon estime ! sâĂ©cria lâauteur du Cierge pascal. Je devine que vous dĂ©sirez connaĂźtre la raison qui mâa dĂ©terminĂ© Ă entreprendre ce petit voyage ? Or, grĂące Ă Dieu, je nâen sais pas lĂ -dessus plus long que vous. Le travail de composition, jeune homme, est le plus ennuyeux et le plus ingrat de tous ; câest bien assez de composer mes livres, je ne compose pas ma vie. Cette page-ci est une page blanche. â JâespĂšre que vous lâĂ©crirez, cependant, soupira le curĂ© de Luzarnes, et jâose dire que vous nous la devez. Le regard toujours un peu vague de lâillustre maĂźtre tomba de haut sur son benoĂźt quĂ©mandeur, et lâeffleura sans se poser. Puis il demanda, les yeux mi-clos â Ainsi nous attendons tous les trois le bon plaisir dâun saint ? â Les clefs du sanctuaire dâabord, remarqua lâenfant terrible de Chavranches, a le bon plaisir du sacristain Ladislas. â Comment cela ? fit Saint-Marin, sans daigner voir le geste du curĂ© de Luzarnes demandant la parole. Mais Gambillet, plus prompt, fit Ă sa maniĂšre le rĂ©cit des Ă©vĂ©nements de la journĂ©e, vingt fois repris par son sourcilleux compagnon, quâun lĂ©ger mouvement dâimpatience de lâillustre maĂźtre rejetait chaque fois au nĂ©ant. Lorsquâil eut tout entendu â Ma foi, monsieur, dit le romancier, je nâespĂ©rais pas tant dâune journĂ©e mal commencĂ©e. Ă la rafraĂźchissante surprise dâun peu de surnaturel et de miraculeux ! â Surnaturel et miraculeux ? protesta dâune voix grave le curĂ© de Luzarnes. â Pourquoi pas ? demanda brusquement Saint-Marin, se retournant tout dâune piĂšce vers son inoffensif ennemi. Si bas que le grand homme soit tombĂ©, la bĂȘtise toute nue lui fait honte. Mais il redoute par-dessus tout de rencontrer son image dans la sottise ou la lĂąchetĂ© dâautrui, comme dans un tragique miroir. â Pourquoi pas ? rĂ©pĂ©ta-t-il, plutĂŽt sifflant quâĂ©pelant chaque mot entre ses longues dents jointes. Nous espĂ©rons tous un miracle, monsieur, et le triste univers lâappelle avec nous. Aujourdâhui, ou dans un millier de siĂšcles, que mâimporte, si quelque Ă©vĂ©nement libĂ©rateur doit faire brĂšche un jour dans le mĂ©canisme universel ? Jâaime autant lâattendre pour demain et mâendormir content. De quel droit la brute polytechnique viendrait-elle mâĂ©veiller de mon rĂȘve ? Surnaturel et miraculeux sont des adjectifs pleins de sens, monsieur, et quâun honnĂȘte homme ne prononce quâavec envie⊠De son aveu, jamais le curĂ© de Luzarnes ne se sentit plus injustement mortifiĂ©. â M. Saint-Marin, confia-t-il Ă son ami Gambiller, mâa paru plus poĂšte que philosophe et capable dâinterprĂ©ter Ă sa guise les paroles dâautrui. Mais quelle raison de se mettre en colĂšre ? Lâauteur du Cierge pascal lui-mĂȘme eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ© de rĂ©pondre. Car il hait dâinstinct ce qui lui ressemble et goĂ»te, sans lâavouer, lâamĂšre ivresse de se mĂ©priser chez les autres. Mieux que personne, il sait par quelle nuance lĂ©gĂšre et fragile lâhomme qui ne fait profession que dâesprit se distingue du sot, et dans certains niais bien disants le vieux cynique flaire avec rage un petit de la mĂȘme portĂ©e. â Si vous nâavez point vu lâermite, reprit le docteur de Chavranches pour rompre le silence, au moins connaissez-vous lâermitage ? Quelle curieuse maison ! Quelle solitude ! â JâĂ©tais tout Ă lâheure sous le charme, dit Saint-Marin. Il nây a de vraiment prĂ©cieux dans la vie que le rare et le singulier, la minute dâattente et de pressentiment. Je lâai connue ici. M. Gambillet hocha la tĂȘte, approuva dâun sourire prudent. Cependant le grand vieillard, sâapprochant de la fenĂȘtre, commença de promener ses longs doigts sur les vitres. La lumiĂšre de la lampe faisait danser son ombre, au mur, la diminuant et lâallongeant tour Ă tour. Au-dehors, les yeux ne distinguaient rien que la tache blĂȘme de la route. Et dans le profond silence le docteur de Chavranches entendait le lĂ©ger grincement des ongles sur le verre poli. La voix de Saint-Marin le fit tout Ă coup sursauter â Ce diable de sacristain, dit-il, veut nous tuer de mĂ©lancolie. Je suis une grande bĂȘte dâattendre et de bĂąiller ici, quand jâai devant moi tout un jour. Car je ne quitterai Lumbres que demain. Et puis, ma parole ! je suis bizarrement rompu. â Dâailleurs, remarqua M. Gambillet, si les imaginations de lâabbĂ© Sabiroux ont quelque rĂ©alitĂ©, son pauvre confrĂšre sera hors dâĂ©tat de vous entretenir ce soir. â Pour cette fois, dâailleurs, rĂ©pondit lâillustre maĂźtre, câest assez de connaĂźtre ce presbytĂšre campagnard un lieu unique. Il dĂ©signait la piĂšce aux quatre murs nus dâun geste caressant, comme un rarissime bibelot Ă tenter le collectionneur. Cette simple phrase fut Ă lâamour-propre du curĂ© de Luzarnes comme un baume. â Je dois vous faire remarquer, dit-il, que cette salle est improprement dĂ©signĂ©e sous le nom dâoratoire mon vĂ©nĂ©rĂ© confrĂšre sây tient rarement. Ă vrai dire, il ne quitte guĂšre sa chambre. â Ouais ? fit lâauteur du Cierge pascal, intĂ©ressĂ©. â Je me ferai une joie de vous y conduire, sâempressa le futur chanoine. M. le curĂ© de Lumbres, jâen suis sĂ»r, vous donnerait volontiers cette marque dâĂ©gards, et je ne ferai quâinterprĂ©ter sa pensĂ©e. Il prit la lampe, lâĂ©leva au-dessus de sa tĂȘte, puis, marquant un petit temps, la main sur le bouton de la porte â Si ces messieurs veulent me suivre ? Au premier Ă©tage, le curĂ© de Luzarnes, dĂ©signant Ă lâextrĂ©mitĂ© dâun long couloir une porte entrouverte â Permettez-moi de vous prĂ©cĂ©der, fit-il. Ils entrĂšrent aprĂšs lui. La lampe, tenue Ă bout de bras, Ă©clairait une longue salle mansardĂ©e, peinte Ă la chaux, et qui parut dâabord absolument vide. Le parquet de sapin, rĂ©cemment lavĂ©, exhalait une odeur tenace. Quelques meubles, ingĂ©nument rangĂ©s contre la muraille, apparurent, dĂ©noncĂ©s par leurs ombres deux chaises de paille, un prie-Dieu, une courte table chargĂ©e de livres⊠â Cela ressemble Ă nâimporte quel grenier dâĂ©tudiant pauvre, dit Saint-Marin, déçu. Mais le futur chanoine, infatigable, les entraĂźnait plus loin, penchant vers le sol son lumignon fumant. â VoilĂ son lit, dit cet homme incomparable, avec une espĂšce de fiertĂ©. Lâenfant terrible de Chavranches, et lâĂ©crivain, pourtant tous deux sans vergogne, Ă©changĂšrent par-dessus le large dos un sourire gĂȘnĂ©. La paillasse, ridiculement Ă©troite et menue, couverte dâun amas de hardes, faisait Ă elle seule un spectacle dâune assez pitoyable mĂ©lancolie. Cependant, Saint-Marin la vit Ă peine ; il regardait deux gros souliers bĂ©ants, verdis par lâĂąge, lâun debout, drĂŽlement campĂ©, lâautre Ă plat, montrant ses clous rouillĂ©s, son cuir gondolĂ©, le retroussis de sa semelle, deux pauvres vieux souliers, pleins dâune lassitude infinie, plus misĂ©rables que des hommes. â Quelle image ! dit-il Ă voix basse ; quelle ridicule et merveilleuse image ! Il pensait Ă la fuite circulaire de toute vie humaine, au chemin vainement parcouru, au suprĂȘme faux pas. QuâĂ©tait-il allĂ© chercher si loin, ce vagabond magnanime ? La mĂȘme chose quâil attendait lui-mĂȘme, au milieu des objets familiers, ses chĂšres estampes, ses livres, ses maĂźtresses et ses courtisans, dans lâhĂŽtel de la rue de Verneuil, oĂč mourut Mme de JanzĂ©. Jamais le patriarche du nĂ©ant, Ă ses meilleures heures, ne sâĂ©leva plus haut quâun lyrique dĂ©goĂ»t de vivre, un nihilisme caressant. NĂ©anmoins, sa gorge se serra, son cĆur battit plus vite. Alors, il parla dâabondance. â Nous sommes ici, dit-il, dans un lieu consacrĂ©, aussi vĂ©nĂ©rable quâun temple Si le vaste monde est un champ clos, la place vaut dâĂȘtre marquĂ©e oĂč fut donnĂ© le grand effort, tentĂ©e la plus folle espĂ©rance. Les anciens eussent considĂ©rĂ© sans doute notre saint de Lumbres avec mĂ©pris ; mais une longue expĂ©rience du malheur nous a rendus moins sĂ©vĂšres pour cette espĂšce de sagesse, un peu barbare, qui troue dans lâĂ©lan mĂȘme de lâaction sa raison dâĂȘtre et sa rĂ©compense. La diffĂ©rence est moins grande quâon imagine entre celui qui veut tout Ă©treindre et celui qui repousse tout. Il y a une grandeur sauvage que la sagesse antique nâa pas connue⊠La belle voix grave de lâillustre Ă©crivain resta comme perchĂ©e sur la derniĂšre syllabe, tandis que son regard se fixait Ă lâangle du mur oĂč le diligent Sabiroux promenait Ă ce moment la lumiĂšre de sa lampe. Dans une sorte de renfoncement, formĂ© par lâarĂȘte extĂ©rieure du toit, une planchette grossiĂšrement clouĂ©e supportait un crucifix de mĂ©tal. Au-dessous, jetĂ©e sur le sol, dans le coin le plus obscur, une laniĂšre repliĂ©e, de celles que les toucheurs de bĆufs nomment coutelas », aiguĂ« Ă sa pointe, large de trois doigts Ă sa base, pareille Ă un plat serpent noir. Mais ni le crucifix ni le fouet ne retenaient le regard du maĂźtre. CâĂ©tait, Ă hauteur dâhomme, une singuliĂšre Ă©claboussure, couvrant presque un pan de la muraille, faite de mille petites traces si rapprochĂ©es vers le centre quâelles nây formaient plus quâune masse unique, dâun roux pĂąli, quelques-unes plus fraĂźches, dâun rose encore vif, dâautres Ă peine visibles, dans lâĂ©paisseur de la chaux, comme absorbĂ©es, dessĂ©chĂ©es, dâune couleur indĂ©finissable. La croix, le fouet de cuir, la muraille rougie⊠Cette grandeur sauvage que la sagesse antique⊠LâĂ©minent musicien nâeut pas le courage de plaquer son dernier accord, et cessa brusquement sa chanson. Immobile, M. Gambillet bredouilla plusieurs fois dans sa moustache les mots de folie mystique, guettant en dessous Saint-Marin muet. LâirrĂ©sistible confident de la sociĂ©tĂ© chavranchaise, si vif Ă retourner un drap sur des nuditĂ©s lamentables, et qui se vanta souvent de tout regarder et de tout entendre avec un front dâairain, eut, comme il lâavoua plus tard, froid dans le dos. Le plus Ă©pais des hommes ne voit pas sans trouble violer devant lui lâhumble secret dâun grand amour, la part rĂ©servĂ©e du pauvre, son seul trĂ©sor, et quâil emporte avec lui. M. le curĂ© de Luzarnes, dĂ©tournant la lampe, dit aussitĂŽt, avec un naturel parfait â Mon vĂ©nĂ©rable ami, messieurs, se maltraite et compromet gravement sa santĂ© ! Dieu me garde de blĂąmer son zĂšle ! Mais je dois dire que ces violences contre soi-mĂȘme, non pas prescrites, seulement tolĂ©rĂ©es, furent nĂ©anmoins regardĂ©es par plusieurs comme un dangereux moyen de sanctification, et trop souvent le scandale des faibles ou la risĂ©e des impies. Lâancien professeur appuya ce dernier mot dâun geste familier, le pouce et lâindex joints, le petit doigt levĂ©, du ton dâun homme qui prĂ©cise un point contestĂ©. Lâembarras du docteur, le silence de lâautre, lui parurent une preuve assez flatteuse de leur bienveillante attention. Il le marqua dâun sourire, puis partit content, car le prĂȘtre mĂ©diocre est, entre tous, impĂ©nĂ©trable. Que ce grand homme est donc nerveux ! » se disait Gambillet, marchant sur les talons de Saint-Marin, et regardant curieusement la longue main dâivoire crispĂ©e sur la canne, dont elle frappait parfois le sol Ă petits coups. Depuis quelques instants lâauteur du Cierge pascal faisait, en effet, pour cacher son trouble et se surmonter, effort presque hĂ©roĂŻque. Sans doute, il nâĂ©tait pas restĂ© insensible Ă cette lugubre poĂ©sie de la maison du pauvre, mais il y a beau temps que le romancier nâest plus dupe dâaucun battement de son vieux cĆur ! LâĂ©motion Ă peine formĂ©e, et comme Ă lâĂ©tat naissant, est aussitĂŽt mise en ordre, utilisĂ©e ; câest la matiĂšre premiĂšre quâaccommode au goĂ»t de lâacheteur son industrieux gĂ©nie. Le vieux comĂ©dien nâest accessible que par les sens ; la tache rousse, sur le mur, dans lâaurĂ©ole de la lampe, avait mis ses nerfs Ă nu. On connaĂźt de lui, on sait de mĂ©moire vingt pages effrontĂ©es oĂč, de toutes les ressources de son art, le malheureux sâexerce Ă conjurer son intraitable fantĂŽme. Nul nâa parlĂ© plus librement de la mort, avec plus de nonchalance et dâamoureux mĂ©pris. Nul Ă©crivain de notre langue ne semble lâavoir observĂ©e dâun regard si candide, raillĂ©e dâune moue si moqueuse et si tendre⊠Pour quelle mystĂ©rieuse revanche, la plume posĂ©e, la craint-il comme une bĂȘte, comme une brute ? Ă lâidĂ©e de la chute inexorable, ce nâest pas sa raison qui cĂšde au vertige, câest la volontĂ© qui flĂ©chit, menace de se rompre. Ce raffinĂ© connaĂźt avec dĂ©sespoir le soulĂšvement de lâinstinct, lâodieuse panique, le recul et le hĂ©rissement de lâanimal qui, Ă lâabattoir, vient flairer le mandrin du tueur. Ainsi jadis, si lâon en croit Goncourt, le pĂšre du naturalisme et des Rougon-Macquart, rĂ©veillĂ© en pleine nuit par les mĂȘmes affres, se jetait au bas du lit, donnant le spectacle dâun accusateur en banniĂšre et tremblant de peur Ă son Ă©pouse consternĂ©e. Debout, sur la premiĂšre marche, le visage tournĂ© vers la cage obscure, les tempes serrĂ©es, la gorge sĂšche, il respire Ă grands coups, seul remĂšde Ă de telles crises. DerriĂšre lui, Gambillet, bloquĂ©, sâĂ©tonne, Ă©coute avec inquiĂ©tude le souffle irrĂ©gulier, profond, du maĂźtre. Il appuie lĂ©gĂšrement la main sur son Ă©paule â Seriez-vous souffrant ? dit-il. Saint-Marin se dĂ©tourne avec peine, et rĂ©pond dâune voix fausse â Non pas ! Non pas⊠un malaise⊠une lĂ©gĂšre suffocation⊠Cela va mieux⊠tout Ă fait bien⊠Mais il se sent encore si faible et si lĂąche que la banale sympathie du mĂ©decin de Chavranches est incroyablement douce Ă son cĆur. Dans lâeuphorie de la dĂ©tente nerveuse, il est ainsi souvent tentĂ© de parler, de donner son secret, de mendier au plus prĂšs un conseil et un appui. Par bonheur, lâamour-propre engourdi le rĂ©veille toujours Ă temps de son mauvais rĂȘve. â Docteur, dit-il avec un sourire paternel, lâexpĂ©rience vous fera connaĂźtre que les voyages ne peuvent plus former la vieillesse, mais seulement hĂąter sa fin. Avantage encore prĂ©cieux ! Car, au dernier dĂ©tour, lorsquâun vieux bonhomme souhaite et redoute le petit faux pas qui le prĂ©cipite au nĂ©ant, un rien de brusquerie est quelquefois nĂ©cessaire. â Le nĂ©ant ! proteste poliment le curĂ© de Luzarnes, voilĂ , maĂźtre, un bien gros mot ? Saint-Marin, par-dessus lâĂ©paule du Chavranchais, considĂšre une seconde son insupportable galant. â Quâimporte le mot ? fait-il. A-t-on le choix ? â Il y a des mots si dĂ©sespĂ©rĂ©s⊠si douloureux⊠sâĂ©crie le pauvre prĂȘtre, dĂ©jĂ pĂąlissant. â Permettez ! poursuit lâauteur du Cierge pascal, je nâespĂšre pas quâune syllabe de plus ou de moins va me confĂ©rer lâimmortalitĂ© ! â Je me fais mal comprendre, riposte le futur chanoine, enragĂ© de conciliation. Sans doute, un esprit comme le vĂŽtre se fait⊠de la vie future⊠une autre imageâŠ, probablement⊠que le commun de nos fidĂšles⊠mais je ne puis croire que⊠votre haute intelligence⊠accepte sans rĂ©volteâŠ, lâidĂ©e dâune dĂ©chĂ©ance absolue, irrĂ©mĂ©diable, dâune dissipation dans le nĂ©ant ? Les derniers mots sâĂ©tranglent dans sa gorge, tandis quâil implore des yeux, avec une Ă©mouvante confusion, lâindulgence, la pitiĂ© du grand homme. La fĂ©rocitĂ© du mĂ©pris que Saint-Marin tĂ©moigne aux sots Ă©tonne dâabord, car il affecte volontiers par ailleurs un scepticisme complaisant. Mais câest ainsi quâil peut manifester au-dehors, avec un moindre risque, sa haine naturelle des infirmes et des faibles. â Je vous remercie, dit-il au curĂ© de Luzarnes, de me rĂ©server un autre paradis que celui de votre vicaire et de vos chantres. Les dieux me prĂ©servent cependant dâaller chercher lĂ -haut une nouvelle AcadĂ©mie, quand la seule française mâennuie assez ! â Si jâentends bien votre raillerie, rĂ©pond le futur chanoine, vous mâaccusez⊠â Je ne vous accuse pas, sâĂ©crie Saint-Marin tout Ă coup, avec une extraordinaire violence. Sachez seulement que je craindrais moins le nĂ©ant que vos ridicules Champs ĂlysĂ©es ! â Champs ĂlysĂ©es⊠Champs ĂlysĂ©es, ronchonne le bonhomme abasourdi⊠Loin de moi la pensĂ©e de dĂ©figurer lâenseignement⊠Je voulais seulement mettre Ă votre portĂ©e⊠parlant votre langage⊠â Ma portĂ©e⊠mon langage ! rĂ©pĂšte lâauteur du Cierge pascal, avec un sourire empoisonnĂ©. Il sâarrĂȘte un moment, reprend haleine. La lampe, qui tremble dans les mains du curĂ© de Luzarnes, Ă©claire en plein son visage blĂȘme. La bouche mauvaise sâabaisse aux coins, comme pour un haut-le-cĆur. Et câest son cĆur, en effet, son vrai cĆur, que le vieux comĂ©dien va jeter, va cracher une fois pour toutes, aux pieds de ce prĂȘtre stupide. â Je sais ce que mâoffrent les plus Ă©clairĂ©s de vos pareils, lâabbĂ©, lâimmortalitĂ© du sage, entre Mentor et TĂ©lĂ©maque, sous un bon Dieu raisonneur. Jâaime autant celui de BĂ©renger en uniforme de garde national ! LâantiquitĂ© de M. Renan, la priĂšre sur lâAcropole, la GrĂšce de collĂšge, des blagues ! Je suis nĂ© Ă Paris, lâabbĂ©, dans une arriĂšre-boutique du Marais, dâun papa beauceron et dâune mĂšre tourangelle. Jâai rĂ©pondu la messe comme un autre. Si jâavais Ă me mettre Ă genoux, jâirais encore tout droit Ă ma vieille paroisse de Saint-Sulpice, on ne me verrait pas faire des grimaces aux pieds de Pallas-AthĂ©nĂ©, comme un professeur ivre ! Mes livres ! Je me moque bien de mes livres ! Un dilettante, moi ! Un bec fin ? Jâai pris de la vie tout ce que jâai pu prendre, entendez-vous, Ă grandes lampĂ©es, la gorge pleine ! Je lâai bue Ă la rĂ©galade advienne que pourra ! Il faut en prendre son parti, lâabbĂ©. Qui jouit craint la mort. Autant sâessayer Ă la regarder en face que se distraire aux bouquins des philosophes, ainsi quâun patient chez le dentiste feuillette les journaux illustrĂ©s. Un sage couronnĂ© de roses, moi ! Un bonhomme antique ! Ah !⊠il y a tel moment oĂč lâadoration des niais vous fait envier le pilori ! Le public ne nous lĂąche plus, veut toujours la mĂȘme grimace, nâapplaudit quâelle, et demain nous traitera de menteurs et de baladins. HĂ© ! HĂ© ! si les bigots savaient peindre ! Au fond, nous sommes dupes, lâabbĂ©, repics et capots ! Un gĂącheur de plĂątre, qui ne songe quâĂ se remplir les tripes, montre plus de malice que moi ; jusquâĂ la derniĂšre minute, il peut espĂ©rer boire et manger son saoul. Mais nous !⊠On sort du collĂšge avec des visions de poĂšte. On ne voit rien de plus dĂ©sirable au monde quâun beau flanc de marbre vivant. On se jette aux femmes Ă corps perdu. Ă quarante ans, on couche avec des duchesses, Ă soixante il faut dĂ©jĂ se contenter dâaller riboter avec des filles. Et plus tard⊠Plus tard⊠HĂ© ! HĂ© ! plus tard⊠on porte envie Ă des hommes comme votre saint de Lumbres qui eux au moins savent vieillir !⊠La voulez-vous, ma pensĂ©e ? La pensĂ©e de lâillustre maĂźtre, ma pensĂ©e toute crue ? Quand on ne peut plus⊠Il acheva sa phrase, toute crue en effet, dans une vĂ©ritable explosion de dĂ©goĂ»t. Les traits si fins eurent alors cette expression dâhĂ©bĂ©tude, le rictus sournois, lâeffrayante immobilitĂ© du vice sur un visage de vieillard. Gambillet lâobservait en dessous avec un sourire cruel. Le curĂ© de Luzarnes avait reculĂ© de deux pas. Sa dĂ©tresse Ă ce moment eĂ»t attendri le baron Saturne de lâimmortel Villiers. â Voyons⊠Voyons⊠maĂźtre⊠bĂ©gaya-t-il. La religion dont je suis le ministre⊠a des trĂ©sors dâindulgence⊠de charité⊠Le scrupule touchant le dogme⊠peut⊠doit en quelque mesure⊠sâaccorder avec une paternelle sollicitude⊠une bienveillance particuliĂšre mĂȘme⊠pour certaines Ăąmes exceptionnelles⊠Je ne croyais pas quâun effort sincĂšre de conciliation⊠de synthĂšse⊠une certaine largeur de vues⊠La vie future⊠selon lâenseignement de lâĂglise. Les arguments se pressaient dans sa pauvre cervelle confuse ; il eĂ»t voulu les donner Ă la fois, sa pensĂ©e sautant de lâun Ă lâautre, comme lâaiguille affolĂ©e dâune boussole⊠Alors, le robuste vieil homme marcha vers lui, le masquant de ses larges Ă©paules â La vie future ? Lâenseignement de lâĂglise ? sâĂ©cria-t-il en le dĂ©fiant de ses yeux pĂąles, y croyez-vous ? là ⊠Y croyez-vous sans barguigner ? Tout bĂȘtement ? Oui ou non ?⊠Et, certes, il y avait dans la voix de lâauteur du Cierge pascal peut-ĂȘtre autre chose que lâaccent dâun injurieux dĂ©fi⊠Mais qui peut espĂ©rer tenir le curĂ© de Luzarnes dans les deux branches de la pince ? Il nâa jamais doutĂ© sĂ©rieusement des vĂ©ritĂ©s quâil enseigne, simplement parce quâil nâa jamais doutĂ© de lui-mĂȘme, de son critĂšre infaillible. Il hĂ©site pourtant. Il cherche en hĂąte une formule heureuse, un de ces mots adroits⊠HĂ©las ! son redoutable adversaire le serre dĂ©cidĂ©ment de trop prĂšs⊠Il lĂšve vers lui une main qui demande grĂące. Comprenez-moi bien⊠» commence-t-il dâune voix mourante. Saint-Marin lui jette un regard vĂ©ritablement flambant de haine. Puis il lui tourne le dos. LâinfortunĂ© sâefforce en vain ; la phrase commencĂ©e sâĂ©trangle dans sa gorge, tandis que montent Ă ses yeux de vraies, de honteuses larmes. M. Gambillet ne comprit jamais par quel miracle une conversation dâabord paisible, haussant de ton par degrĂ©s, pĂ»t sâachever dans un tel dĂ©sordre quâils sâen revirent un moment, tous les trois, sous la lumiĂšre de la lampe, face Ă face, ainsi que dâirrĂ©conciliables ennemis. Câest quâils vivaient une de ces minutes singuliĂšres oĂč la parole et lâattitude ont chacune un sens diffĂ©rent, lorsque les tĂ©moins sâinterpellent sans plus sâentendre, poursuivent leur monologue intĂ©rieur et, croyant sâindigner contre autrui, sâaniment seulement contre eux-mĂȘmes, contre leur propre remords, comme les chats mystĂ©rieux jouent avec leur ombre. Dans le silence qui suivit, gros dâun nouvel orage, la porte extĂ©rieure sâouvrit tout Ă coup, et les marches de lâescalier craquĂšrent une Ă une, sous un pas pesant. Leur surexcitation Ă©tait telle quâils se regardĂšrent avec une espĂšce de terreur sacrĂ©e. Mais, en reconnaissant le calme visage de Marthe, lâabbĂ© Sabiroux, le premier, respira â En voilĂ bien dâune affaire ! marmottait la vieille, essoufflĂ©e. Puis, sur la derniĂšre marche, frappant Ă petits coups son tablier pour le dĂ©friper, elle observa les trois hommes dâun regard rapide. â Ladislas vous attend, messieurs, dit-elle. Ils la suivirent jusquâĂ la porte du jardin, docilement, sans parler. Le ciel Ă©tait plein dâĂ©toiles. â Ladislas aura pris les devants, reprit la servante, en montrant du doigt une lanterne balancĂ©e dans lâombre, Ă travers le cimetiĂšre. Jâentends son pas. Vous trouverez lâĂ©glise ouverte. Un instant, elle retint le curĂ© de Luzarnes par sa manche et, dressĂ©e sur la pointe de ses galoches, lui glissa ces mots Ă lâoreille â Faites-lui entendre raison, au moins ; depuis hier au soir, il nâa pas mangĂ© ! Si câest Dieu possible ! Elle disparut sans attendre la rĂ©ponse. Le futur chanoine rattrapa ses deux compagnons sous le porche. Au-dessus dâeux, la haute Ă©glise sâenlevait dans la nuit, incomparablement vive et claire. On entendait au-dedans les souliers ferrĂ©s du sacristain traĂźnant sur les dalles. â Nous continuerons donc Ă courir ensemble notre aventure, dit aimablement Saint-Marin Ă lâancien professeur, auquel le sourire du grand homme rendit la vie. Je nâaurais pas le cĆur de dĂźner avant que vous nâayez remis la main sur votre insaisissable saint ; et dâailleurs il ne faut pas moins que cette intervention dâen haut pour clore ce soir nos petites querelles. La fraĂźcheur de lâair aprĂšs lâaverse dissipait sa mauvaise humeur. Hors de la pauvre chambre du curĂ© de Lumbres, et du cercle enchantĂ© de la lampe sur le mur, son accĂšs de fureur nâĂ©tait guĂšre plus quâun mĂ©chant rĂȘve. â Entrons donc⊠dit simplement Sabiroux mais avec quel regard de gratitude ! DĂšs quâil les aperçut, Ladislas se hĂąta vers eux. Le futur chanoine lâaccueillit dâun ton gaillard â HĂ© bien, Ladislas, dit-il, quoi de neuf ? Le visage du bonhomme exprimait une stupĂ©faction profonde. â Notre curĂ© nâest point lĂ , dit-il. â Par exemple ! sâĂ©cria Sabiroux, dâune voix dont lâĂ©cho roula longtemps sous les voĂ»tes. Il croisait les bras, rĂ©voltĂ©. â Soyons sĂ©rieux ! reprit-il⊠Ătes-vous si sĂ»r que ?⊠â Jâai tout visitĂ©, rĂ©pondit Ladislas, coin par coin. Je pensais bien le trouver Ă la chapelle des Anges ; il y va chaque jour, aprĂšs souper, dans un petit coin quâil faut connaĂźtre⊠Mais ni lĂ ni ailleurs⊠Jâai fouillĂ© jusquâĂ la tribune, ainsi⊠â Mais que supposez-vous ? intervint Gambillet. Un homme ne se perd pas, que diable ! Le futur chanoine approuva dâun signe de tĂȘte. â Pour moi, dit Ladislas, M. le curĂ© a pu sortir par la sacristie, gagner la route de Verneuil, jusquâau calvaire du RoĂ». Câest une promenade quâil aime Ă faire, la nuit tombante, en rĂ©citant son chapelet. â Ah ! Ah ! soupira bruyamment le docteur de Chavranches. â Laissez-moi finir, reprit le sacristain ; Ă lâheure oĂč nous voilĂ , vingt minutes avant le salut du Saint-Sacrement, il serait rentrĂ©, rentrĂ© depuis longtemps⊠Jâai bien rĂ©flĂ©chi lĂ -dessus⊠Il Ă©tait ce soir si faible, si pĂąle⊠à jeun depuis hier soir⊠à mon idĂ©e, il a pu tomber de faiblesse⊠â Je commence Ă le craindre, dit Sabiroux. Il rĂ©flĂ©chit un moment, les bras toujours croisĂ©s, plus dâaplomb que jamais, gonflant ses joues. Tout Ă coup son parti fut pris â Je suis dĂ©solĂ©, mon cher maĂźtre⊠dâĂȘtre⊠indirectement⊠la cause dâun dĂ©rangement⊠â Aucun⊠aucun dĂ©rangement, protesta le cher maĂźtre, dĂ©cidĂ©ment radouci. Je dirais presque, en somme, que lâhistoire mâamuse, si je ne devais partager votre inquiĂ©tude⊠Je ne vous proposerai pas toutefois dâaller plus loin, sur mes vieilles jambes⊠Je prĂ©fĂšre vous attendre ici⊠â La course ne sera pas longue, jâespĂšre, conclut lâancien professeur. MathĂ©matiquement, nous devons le trouver lĂ -bas⊠M. Gambillet voudra bien mâaccompagner ; son assistance mâest plus nĂ©cessaire que jamais. Venez avec nous, Ladislas, dit-il au sacristain, et prenez en passant le fils du marĂ©chal. Si notre malheureux ami doit ĂȘtre transporté⊠La voix sâĂ©teignit peu Ă peu dans lâĂ©loignement. La porte se referma sur elle. Lâillustre auteur du Cierge pascal se trouva seul et sourit. XIII. Sourire magique ! La vieille Ă©glise, attiĂ©die par le jour, respire autour de lui, dâune lente haleine ; une odeur de pierre antique et de bois vermoulu, aussi secrĂšte que celle de la futaie profonde, glisse au long des piliers trapus, erre en brouillard sur les dalles mal jointes ou sâamasse dans les coins sombres, pareille Ă une eau dormante. Un renfoncement du sol, lâangle dâun mur, une niche vide la recueille comme dans une orniĂšre de granit. Et la lueur rouge de la veilleuse, au loin, vers lâautel, ressemble au fanal sur un Ă©tang solitaire. Saint-Marin flaire avec dĂ©lice cette nuit campagnarde, entre des murailles du XVIe siĂšcle, pleines du parfum de tant de saisons. Il a gagnĂ© le cĂŽtĂ© droit de la nef, se ramasse Ă lâextrĂ©mitĂ© dâun banc de chĂȘne, dur et cordial ; une lampe de cuivre, au bout dâun fil de fer, se balance au-dessus, avec un grincement lĂ©ger. Par intervalles une porte bat. Et, lorsque tout va faire silence, peut-ĂȘtre, ce sont les vitraux poussiĂ©reux qui grelottent dans leur rĂ©sille de plomb, au trot dâun cheval, sur la route. Ă cette heure, se dit-il, le docteur chavranchais et son insupportable compagnon trottent je ne sais oĂč, sâĂ©cartent juste assez pour me permettre de jouir en paix dâune heure parfaite⊠! » Car il croit volontiers Ă ces politesses du hasard, Ă des accords mystĂ©rieux. Cette Ă©glise, ce silence, les jeux de lâombre⊠Voyons ! tout est Ă lui⊠tout lâattendait. Au moins, quâils ne reviennent pas trop tĂŽt, souhaite-t-il. Ils ne reviendront pas trop tĂŽt. Les mourants connaissent bien leurs dĂ©sirs, mais ils se taisent sur toutes choses, disait MĂ©cislas Golberg, ce vieux juif. Lâangoisse de lâĂ©minent maĂźtre sâest dissipĂ©e peu Ă peu dans le grand silence intĂ©rieur quâil a si rarement connu. Mille souvenirs sây allument, pareils aux petites lumiĂšres dâune ville nocturne. Sa mĂ©moire les repasse et jouit de leur confusion, de leur dĂ©sordre enivrant. Ă travers les limites tracĂ©es par nos calendriers, comme les ans, les jours, les heures, sâappellent et se rĂ©pondent !⊠Un clair matin de vacances, oĂč retentit le beau son de cuivre dâune bassine Ă confituresâŠ, un soir oĂč coule une eau limpide et glacĂ©e, sous un feuillage immobileâŠ, le regard surpris dâune cousine blonde, Ă travers la table familiale, et la petite poitrine haletante⊠et puis tout Ă coup â le demi-siĂšcle franchi dâun bond â les premiĂšres morsure, de la vieillesse, un rendez-vous dĂ©nouĂ©âŠ, le grand amour, chĂšrement gardĂ©, pas Ă pas dĂ©fendu, disputĂ©, jusquâĂ la derniĂšre minute, lorsque les lĂšvres du vieil amoureux pressent une bouche mobile et furtive, demain fĂ©roce⊠Câest lĂ sa vie â tout ce que le temps Ă©pargne â qui dans son passĂ© garde encore forme et figure ; le reste nâest rien, son Ćuvre, ni la gloire. Lâeffort de cinquante annĂ©es, sa carriĂšre illustre trente livres cĂ©lĂšbres⊠HĂ© quoi ! cela compte-t-il si peu ?⊠Que de niais vont sâĂ©criant que lâart⊠Quel art ? Le merveilleux jongleur en connaĂźt seulement les servitudes. Il lâa portĂ© comme un fardeau. Lâharmonieux bavard qui nâa parlĂ© que de lui ne sâest pas exprimĂ© une fois. Lâunivers, qui croit lâaimer, ne sait que ce qui le dĂ©guise. Il est exilĂ© de ses livres, et par avance, dĂ©possĂ©dé⊠Tant de lecteurs, pas un ami Il nâen Ă©prouve dâailleurs nul regret. La certitude quâil Ă©chappe ainsi pour toujours, quâon nâaura de lui quâun simulacre, fait briller son regard malicieux. Le meilleur de son Ćuvre ne mĂ©rite pas dâautre conclusion que cette plaisanterie in extremis. Il ne souhaite aucun disciple. Ceux qui lâentourent sont des ennemis. Impuissants Ă renouveler un charme, une gentillesse dont leur maĂźtre eut le secret, ils se contentent de pasticher adroitement son style. Leurs plus grandes audaces sont dans lâordre de la grammaire. Ils dĂ©montent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter. » La jeunesse dĂ©cimĂ©e, qui vit PĂ©guy couchĂ© dans les chaumes, Ă la face de Dieu, sâĂ©loigne avec dĂ©goĂ»t du divan oĂč la supercritique polit ses ongles. Elle laisse Ă Narcisse le soin de raffiner encore sur sa dĂ©licate impuissance. Mais elle hait dĂ©jĂ , de toutes les forces de son gĂ©nie, les plus robustes et les mieux venus du troupeau qui briguent la succession du mauvais maĂźtre, distillent en grimaçant leurs petits livres compliquĂ©s, grincent au nez des plus grands, et nâont dâautre espoir en ce monde que de pousser leur crotte aigre et difficile au bord de toutes les sources spirituelles oĂč les malheureux vont boire. Cependant, quâimporte Ă lâauteur du Cierge pascal le grignotement dans son ombre de tant de quenottes assidues ? Il a rongĂ© plutĂŽt par nĂ©cessitĂ© que par goĂ»t, avec ennui. Place aux jeunes rats mieux dentĂ©s ! Ce soir, il pourrait rĂȘver dâeux sans colĂšre. Il songe, en frissonnant de plaisir, Ă la grande ville lointaine, Ă sa foule bouillonnante, sous lâĂ©norme ciel noir. La reverra-t-il jamais ? Existe-t-elle encore seulement, quelque part, lĂ -bas, dans la nuit si douce ? Presque au-dessus de sa tĂȘte, lâhorloge bat Ă petits coups, comme un cĆur. Il ferme un moment les yeux pour mieux lâentendre, vivre et respirer avec elle, lâantique aĂŻeule sans Ăąge, qui dispense Ă regret, depuis des siĂšcles, lâimpitoyable avenir. Ce bruit quâil Ă©coute, perceptible Ă peine dans la charpente sonore, ce ronron monotone, seulement interrompu par la voix grave des heures, durera plus que lui, cheminera des annĂ©es et des annĂ©es encore, Ă travers de nouveaux espaces le silence, jusquâau jour⊠Quel jour ? Quel jour aura marquĂ© pour la derniĂšre fois, du coup de minuit, les deux aiguilles rouillĂ©es, les deux commĂšres, avant de sâarrĂȘter pour jamais ? Il ouvre les yeux. Devant lui une plaque de marbre grisĂątre, scellĂ©e au mur, porte une inscription dont il dĂ©chiffre lentement les larges lettres dĂ©dorĂ©es. Ă la mĂ©moireâŠ, de⊠Jean-Baptiste Heame, notaire royal 1690-1711⊠et de MĂ©lanie-Hortense Le Pean, son Ă©pouse⊠de Pierre Antoine Dominique⊠de Jean-Jacques Heame, seigneur dâHemecourt⊠de Paul-Louis-François⊠et ainsi jusquâau bas de la liste, jusquâau dernier Jean-CĂ©sar Heame dâHemecourt, capitaine de cavalerie, ancien marguillier de la paroisse, dĂ©cĂ©dĂ© Ă Cannes⊠en 1889⊠Bienfaiteur de cette Ă©glise⊠Priez pour cette Famille entiĂšrement Ă©teinte⊠demande encore la vieille pierre, humblement, comme pour sâexcuser dâĂȘtre lĂ . â Fameuse perte !⊠murmure lâauteur du Cierge pascal entre ses dents. Mais il sourit dâun bon sourire de sympathie protectrice. Le copieux morceau de marbre, consciencieusement gravĂ©, rehaussĂ© dâor fin, aussi cossu que nâimporte quelle autre piĂšce de mobilier bourgeois ! Rien de plus triste quâune tombe de pierre blanche, aux quatre bornes enchaĂźnĂ©es, fouettĂ©e par la pluie, un jour dâhiver. Mais Ă lâabri du froid et du chaud, face au banc dâĆuvre oĂč le dĂ©funt marguillier reçut le pain bĂ©nit, cette pierre, aussi lisse et polie quâau premier jour, cirĂ©e chaque semaine par un sacristain diligent, quelle consolante image de la mort ! La sensibilitĂ© de lâĂ©crivain sâĂ©meut pour ce confortable posthume. Il Ă©pelle tous ces noms, comme des noms dâamis, dont le voisinage le rassure. Avec cette dynastie des Heame, que dâautres encore, sous les dalles aux lettres effacĂ©es, çà et lĂ , jusquâau pied de lâautel, bonnes gens qui voulurent dormir sous un toit, durer aussi longtemps que la sĂ»re assise ! On peut rĂȘver dormir lĂ , de compagnie⊠Jamais le cĂ©lĂšbre romancier ne se sentit si rĂ©signĂ©, si docile. Une fatigue exquise dĂ©tend jusquâĂ ses derniĂšres fibres, fait flotter devant ses yeux lâimage de la profonde Ă©glise endormie, dĂ©sormais sans secret, amicale, familiĂšre. Il goĂ»te une paix jamais sentie, un extrĂȘme bien-ĂȘtre, presque religieux⊠Il se dorlote, il sâĂ©tire ; il Ă©touffe un bĂąillement, comme une priĂšre. Au-dehors, le ciel sâobscurcit ; un dernier vitrail du transept sâĂ©teint tout Ă fait. DĂ©sormais, la porte sâouvre et se referme sur un fond de velours noir, oĂč le monde extĂ©rieur ne se dĂ©nonce plus que par son parfum. Des ombres Ă©parses se rapprochent, sâassemblent. Un chuchotement discret court au long des travĂ©es, de banc de chĂȘne en banc de chĂȘne, des petits pas impatients gagnent le seuil, lâĂ©glise se vide peu Ă peu de son menu peuple invisible. Lâheure du salut quotidien est passĂ©e depuis longtemps, la sacristie reste close, trois lampes sur douze Ă©clairent seules lâimmense vaisseau. Que se passe-t-il ? Quâattendre encore ?⊠On se cherche Ă tĂątons, on sâappelle de loin, dâune petite toux caressante, on discute entre initiĂ©s. Car, avec la derniĂšre diligence automobile de Vaucours, les curieux et les curieuses ont disparu Lumbres ne garde si tard que ses vieux amis. Les derniers sâĂ©loignent cependant. Saint-Marin va rester seul. XIV. Pour lui seul, ce grand joujou un peu funĂšbre, mais charmant tout de mĂȘme â pour le seul auteur du Cierge pascal â pour lui seul ! Il suit amoureusement du regard les nervures de la voĂ»te, rĂ©unies en rosace, et qui retombent trois Ă trois sur les pilastres des murailles latĂ©rales, dâun mouvement si souple, dâune grĂące vivante, presque animale. Le maĂźtre-maçon qui, jadis, traça leur course aĂ©rienne, nâa-t-il pas, sans le savoir, travaillĂ© pour rĂ©jouir les yeux du gĂ©nie vieillissant ? Quâattendent de plus les dĂ©vots et les dĂ©votes, et mĂȘme ce prĂȘtre paysan, lorsquâils lĂšvent le nez vers leur ciel vide, quâun relĂąchement de leurs liens, une courte paix, la provisoire acceptation de la destinĂ©e ? Ce quâils appellent naĂŻvement grĂące de Dieu, don de lâEsprit, efficace du Sacrement, câest ce mĂȘme rĂ©pit quâil goĂ»te dans ce lieu solitaire. Pauvres gens, dont la candeur sâembarrasse de tant dâinutiles discours ! Brave saint campagnard qui croit consommer chaque matin la Vie Ă©ternelle, et dont les sens ne connaissent pourtant quâune illusion assez grossiĂšre, comparable Ă peine au rĂȘve lucide, Ă lâillusion volontaire du merveilleux Ă©crivain. Que ne suis-je venu plus tĂŽt, se dit-il, respirer lâair dâune Ă©glise rustique !⊠Nos grand-mĂšres 1830 savaient des secrets que nous avons perdus ! » Il regrette la visite au presbytĂšre, qui pensa lâĂ©garer, le sot pĂšlerinage Ă la chambre du saint ce pan de mur dont la vue fit chanceler un moment sa raison, spectacle en somme un peu barbare, et fait pour un public moins dĂ©licat⊠La saintetĂ©, sâavoue-t-il, comme toutes choses en ce monde, nâest belle Ă voir quâen scĂšne ; lâenvers du dĂ©cor est puant et laid. » Sa cervelle en rumeur bourdonne de mille pensĂ©es nouvelles, hardies ; une jeune espĂ©rance, confuse encore, Ă©meut jusquâĂ ses muscles ; il ne sâest pas senti, depuis bien des jours, si souple, si vigoureux. â Il y a une joie dans le vieillir, sâĂ©crie-t-il, presque Ă voix haute, qui mâest rĂ©vĂ©lĂ©e aujourdâhui. Lâamour mĂȘme â oui, lâamour mĂȘme ! â peut ĂȘtre quittĂ© sans rudesse. Jâai recherchĂ© la mort dans les livres, ou dans les ignobles cimetiĂšres citadins, tantĂŽt dĂ©mesurĂ©e, comme une vision formĂ©e dans les rĂȘves, tantĂŽt rabaissĂ©e Ă la taille dâun homme en casquette, qui tient en bon Ă©tat, disent-ils, la clĂŽture des tombes, enregistre, administre. Non ! câest ici, ou dans dâautres sĂ©jours semblables, quâil faut lâaccueillir avec bonhomie, ainsi que le froid et le chaud, la nuit et le jour, la marche insensible des astres, le retour des saisons, Ă lâexemple des sages et des bĂȘtes. Combien le philosophe peut apprendre de choses prĂ©cieuses, incomparables, du seul instinct de quelque vieux prĂȘtre tel que celui-ci, tout proche de la nature, hĂ©ritier de ces solitaires inspirĂ©s dont nos pĂšres firent jadis les divinitĂ©s des champs. Ă lâinconscient poĂšte, qui, cherchant le royaume du ciel, trouve au moins le repos, une humble soumission aux forces Ă©lĂ©mentaires, la profonde paix⊠En Ă©tendant le bras, lâillustre maĂźtre pourrait toucher du doigt le confessionnal oĂč le saint de Lumbres dispense Ă son peuple les trĂ©sors de sa sagesse empirique. Il est lĂ , entre deux piliers, badigeonnĂ© dâun affreux marron, vulgaire, presque sordide, fermĂ© de deux rideaux verts. Lâauteur du Cierge pascal dĂ©plore tant de laideur inutile, et quâun prophĂšte villageois rende ses oracles au fond dâune boĂźte de sapin ; mais il considĂšre toutefois avec curiositĂ© le grillage de bois derriĂšre lequel il imagine le calme visage du vieux prĂȘtre, souriant, attentif, les yeux clos, la main levĂ©e pour bĂ©nir. Quâil lâaime mieux ainsi que tout sanglant, lĂ -haut, face Ă la muraille nue, le fouet Ă la main, dans son cruel dĂ©lire ! Les plus doux rĂȘveurs, pense-t-il, ont sans doute besoin de ces secousses un peu vives qui raniment dans leur cerveau les images dĂ©faillantes. Ce que dâautres demandent Ă la morphine ou Ă lâopium, celui-ci lâobtient des morsures dâune laniĂšre sur son dos et ses flancs. » Au bout du fil de fer, la lampe de cuivre oscille doucement, passe et repasse. Ă chaque retour lâombre se dĂ©ploie jusquâaux voĂ»tes, puis, chassĂ©e de nouveau, sâembusque au noir des piliers, sây replie, pour se dĂ©ployer encore. Ainsi passons-nous du froid au chaud, rĂȘve Saint-Marin, tantĂŽt bouillants dâardeur, effervescents, tantĂŽt froids et las, selon des lois mĂ©connues, et sans doute inconnaissables. Jadis, notre scepticisme Ă©tait encore un dĂ©fi. LâindiffĂ©rence mĂȘme, oĂč nous croyons plus tard tout atteindre, nâest bientĂŽt quâune pose assez fatigante Ă garder. Quelle crampe, Seigneur ! derriĂšre le sourire Ă©picurien. Mais nos petits-neveux ne rĂ©ussiront pas mieux que nous. Lâesprit humain fait varier sans cesse la forme et la courbure de son aile, attaque lâair sous tous les angles, du nĂ©gatif au positif, et ne vole jamais. Quoi de plus dĂ©criĂ© que ce nom de dilettante, portĂ© jadis avec honneur ? La nouvelle gĂ©nĂ©ration fut manifestement marquĂ©e dâun autre signe ; on a su lequel depuis câĂ©tait celui de son sacrifice, sort honorable, enviĂ© par les militaires. Jâai vu, tout frĂ©missant dâune impatience sacrĂ©e, le jeune Lagrange pareil Ă un pressentiment vivant⊠Il goĂ»te avant moi le repos quâil a dĂ©testĂ©. Croyants ou libertins, de quelque mot quâon nous nomme, ce nâest pas assez que notre recherche soit vaine ; chaque effort hĂąte notre fin. Lâair mĂȘme que nous respirons brĂ»le au-dedans, nous consume. Douter nâest pas plus rafraĂźchissant que nier. Mais dâĂȘtre un professeur de doute, quel supplice chinois ! Encore, dans la force de lâĂąge, la recherche des femmes, lâobsession du sexe congestionne habituellement les cerveaux, refoule la pensĂ©e. Nous vivons dans le demi-dĂ©lire de la dĂ©lectation morose, coupĂ© dâaccĂšs de dĂ©sespoir lucide. Mais dâannĂ©e en annĂ©e les images perdent leur force, nos artĂšres filtrent un sang moins Ă©pais, notre machine tourne Ă vide. Nous remĂąchons dans la vieillesse des abstractions de collĂšge, qui tenaient de lâardeur de nos dĂ©sirs toute leur vertu ; nous rĂ©pĂ©tons des mots non moins Ă©puisĂ©s que nous-mĂȘmes ; nous guettons aux yeux des jeunes gens les secrets que nous avons perdus. Ah ! lâĂ©preuve la plus dure est de comparer sans cesse Ă sa propre dĂ©chĂ©ance lâardeur et lâactivitĂ© dâautrui, comme si nous sentions glisser inutilement sur nous la puissante vague de fond qui ne nous lĂšvera plus⊠à quoi bon tenter ce qui ne peut ĂȘtre tentĂ© quâune fois ? Ce bonhomme de prĂȘtre a fait moins sottement qui sâest retirĂ© de la vie avant que la vie ne se retirĂąt. Sa vieillesse est sans amertume. Ce que nous regrettons de perdre, il souhaite en ĂȘtre au plus tĂŽt dĂ©livrĂ© ; quand nous nous lamentons de ne plus sentir de pointe au dĂ©sir, il se flatte dâĂȘtre moins tentĂ©. Je jurerais quâĂ trente ans il sâĂ©tait fait des fĂ©licitĂ©s de vieillard, sur quoi lâĂąge nâa pu mordre. Est-il trop tard pour lâimiter ? Un paysan mystique, nourri de vieux livres et des leçons de maĂźtres grossiers, dans la poudre des sĂ©minaires, peut sâĂ©lever par degrĂ©s Ă la sĂ©rĂ©nitĂ© du sage, mais son expĂ©rience est courte, sa mĂ©thode naĂŻve et parfois saugrenue, compliquĂ©e dâinutiles superstitions. Les moyens dont dispose, Ă la fin de sa carriĂšre, mais dans la pleine force de son gĂ©nie, un maĂźtre illustre, ont une autre efficace. Emprunter Ă la saintetĂ© ce quâelle a dâaimable ; retrouver sans roideur la paix de lâenfance ; se faire au silence et Ă la solitude des champs ; sâĂ©tudier moins Ă ne rien regretter quâĂ ne se souvenir de rien ; observer par raison, avec mesure, les vieux prĂ©ceptes dâabstinence et de chastetĂ©, assurĂ©ment prĂ©cieux ; jouir de la vieillesse comme de lâautomne ou du crĂ©puscule ; se rendre peu Ă peu la mort familiĂšre, nâest-ce pas un jeu difficile, mais rien quâun jeu, pour lâauteur de beaucoup de livres, dispensateur dâillusion ? Ce sera ma derniĂšre Ćuvre, conclut lâĂ©minent maĂźtre, et je ne lâĂ©crirai que pour moi, acteur et public tour Ă tour⊠» Mais ce dernier livre est celui-lĂ quâon nâĂ©crit pas, Ă peine entrevu dans les songes. De le rĂȘver seulement est un signe fatal. Ainsi les vieux chats qui vont mourir caressent encore des griffes la laine du tapis, et traĂźnent sur les belles couleurs un regard plein dâune tendresse obscure. Câest ce mĂȘme regard que lâauteur du Cierge pascal fixe au mince treillage de bois derriĂšre lequel il imagine son hĂ©ros bĂ©nisseur, patriarche au rire indulgent, Ă la langue savoureuse et drue, riche de lâexpĂ©rience des Ăąmes. Il lâaime dĂ©jĂ de tout le bien quâil peut en attendre. Pour ĂȘtre un saint on nâen est pas moins sensible Ă une certaine forme rare de la courtoisie, cette sympathie attentive, pĂ©nĂ©trante, qui est la suprĂȘme politesse dâun grand seigneur de lâintelligence. Celui que la flatterie rebute goĂ»te mieux les formes supĂ©rieures de la louange. HĂ© ! HĂ© ! dâautres que lâillustre Saint-Marin se sont agenouillĂ©s ici, ont Ă©coutĂ© le bon vieillard, et sont partis moins lourds. Pourquoi pas ? Dans la confession, lâexpĂ©rience du pĂ©chĂ© est-elle jamais complĂšte ? Nây a-t-il pas, dans la honte de lâaveu, mĂȘme incomplet, dĂ©loyal, une sensation Ăąpre et forte qui ressemble au remords, un remĂšde un peu rude et singulier Ă lâaffadissement du vice ? Et dâailleurs les maniaques de la libre pensĂ©e sont bien sots de dĂ©daigner Ă lâĂ©glise une mĂ©thode de psychothĂ©rapie quâils jugent excellente et nouvelle chez un neurologiste en renom. Ce professeur, dans sa clinique, fait-il autre chose quâun simple prĂȘtre au confessionnal provoquer, dĂ©clencher la confidence pour suggestionner ensuite, Ă loisir, un malade apaisĂ©, dĂ©tendu ? Combien de choses pourrissent dans le cĆur, dont ce seul effort dĂ©livre ! Lâhomme cĂ©lĂšbre, qui vit dans son ombre, se voit dans tous les yeux, sâentend sur toutes les lĂšvres, se reconnaĂźt jusque dans la haine et lâenvie qui le pressent, peut bien tenter dâĂ©chapper Ă sa propre obsession, de rompre le cercle enchantĂ©. Il ne sâouvre jamais Ă lâinfĂ©rieur, il ment toujours Ă son Ă©gal. Sâil laisse aprĂšs lui des mĂ©moires vĂ©ridiques, sa dissimulation naturelle se double dâun de ces effrayants accĂšs de vanitĂ© posthume que le public connaĂźt assez. Rien nâest moins quâune parole dâoutre-tombe. Alors⊠Alors, il est beau quâune fois, par hasard, ce don prĂ©cieux de lui-mĂȘme, quâil a toujours refusĂ©, il le fasse au premier venu, comme on jette une poignĂ©e dâor Ă un mendiant. Pas une minute cet homme pourtant subtil qui, Ă dĂ©faut de goĂ»t vĂ©ritable, ressent au moins la grossiĂšretĂ© dâautrui comme une contrainte physique, nâĂ©chappe au piĂšge de sa propre bassesse. Il remue ces idĂ©es pĂȘle-mĂȘle, avec une assurance naĂŻve, se flatte de nâavoir quâĂ faire un choix entre tant de solides raisons. Il a fini par regarder les marches de bois, usĂ©es par les genoux, avec autant de curiositĂ© que dâenvie⊠Une fois lĂ , le reste va de soi. Qui le retiendrait ? Ce qui fut donnĂ© si souvent Ă cette mĂȘme place, aux vieilles filles illettrĂ©es, ne sera pas refusĂ© sans doute Ă lâobservateur le plus retors, et qui garde mieux son sang-froid, dĂ©licieux railleur ! Il ne faut quâun petit effort, aprĂšs avoir sucĂ©, vidĂ© tant de sensations rares et difficiles, parlĂ© tant de langages, fait tant de savantes grimaces, pour finir dans la peau dâun philosophe campagnard, dĂ©sabusĂ©, pacifiĂ©, Ă point dĂ©vot. Depuis lâempereur qui planta des raves, on a vu plus dâun grand de ce monde sâassurer une mort bucolique. En argot de coulisse, cela sâappelle entrer dans son rĂŽle, pour se prendre soi-mĂȘme Ă son jeu. Câest ainsi quâau terme dâune consciencieuse Ă©tude tel comĂ©dien, gras Ă souhait, rouge de plaisir, avale son bock, referme son livre, et sâĂ©crie Je tiens mon Polyeucte !⊠» XV. Je tiens mon saint ! » pourrait dire Ă ce moment lâillustre maĂźtre, sâil Ă©tait dâhumeur Ă plaisanter. Et il le tient en effet, ou va le tenir. Il songe, candide, quâaprĂšs avoir tĂątĂ© dâune dent dĂ©daigneuse les fruits plus prĂ©cieux cueillis au jardin des rois, il peut mordre encore avec appĂ©tit au morceau de gros pain arrachĂ© de la bouche du pauvre, car telle est la curiositĂ© du gĂ©nie, toujours neuve. Câest une belle chose de goĂ»ter si tard les joies de lâinitiation ! De Paris Ă Lumbres, il est vrai que la route est longue ; mais du presbytĂšre tout proche Ă lâĂ©glise paisible, quel autre espace il a franchi ! Tout Ă lâheure encore, inquiet, anxieux, sans autre espoir que de rentrer bientĂŽt, tĂȘte basse, au petit hĂŽtel de la rue de Verneuil, pour y mourir un jour, inutile, oubliĂ©, au bras dâune servante qui murmure Ă la cantonade que le pauvre Monsieur a bien du mal Ă passer », maintenant dĂ©livrĂ©, libre, avec un projet en tĂȘte â ĂŽ dĂ©lices ! â une petite fiĂšvre Ă fleur de peau⊠En six semaines tout peut ĂȘtre dĂ©cidĂ©, conclu. Il trouvera quelque part, Ă la lisiĂšre dâun bois, une de ces maisons mi-paysannes, mi-bourgeoises, entre deux humides pelouses vertes. La conversion de Saint-Marin, sa retraite Ă Lumbres⊠le cri de triomphe des dĂ©vots⊠la premiĂšre interview⊠une dĂ©licate mise au point⊠qui sera comme le testament du grand homme une suprĂȘme caresse Ă la jeunesse, Ă la beautĂ©, au plaisir perdus, non point reniĂ©s, puis le silence, le grand silence, oĂč le public ensevelit pieusement, cĂŽte Ă cĂŽte, dans leur solitude de Lumbres, le philosophe et le saint. Lâobsession devient si forte quâil croit rĂȘver, perd un moment contact, frissonne en se retrouvant seul. Ce rĂ©veil trop brusque a rompu lâĂ©quilibre, le laisse agitĂ©, nerveux. Il regarde avec mĂ©fiance le confessionnal vide, si proche. La porte close au rideau vert lâinvite⊠HĂ© quoi ! quelle meilleure occasion de voir plus que le pauvre logis du bonhomme, son grabat, sa discipline le lieu mĂȘme oĂč il se manifeste aux Ăąmes ? Lâauteur du Cierge pascal est seul et dâailleurs il sâinquiĂšte peu dâĂȘtre vu. Ă soixante-dix ans, sa premiĂšre impulsion est toujours nette, franche, irrĂ©sistible, dangereux privilĂšge des Ă©crivains dâimagination⊠Sa main tĂątonne, trouve une poignĂ©e, ouvre dâun coup. LâhĂ©sitation a suivi le geste, au lieu de le devancer ; la rĂ©flexion vient trop tard. Un remords indĂ©finissable, le regret dâavoir agi si vite, au hasard ; la crainte, ou la honte, de surprendre un secret mal dĂ©fendu, lui fait un instant baisser les yeux ; mais dĂ©jĂ le reflet de la lampe sur les dalles a trouvĂ© lâouverture bĂ©ante, sây glisse, monte lentement⊠Son regard monte avec lui⊠⊠SâarrĂȘte⊠à quoi bon ? On ne recouvre plus ce que la lumiĂšre dĂ©couvre une fois, pour toujours. ⊠Deux gros souliers, pareils Ă ceux trouvĂ©s lĂ -haut ; le pli dâune soutane bizarrement troussĂ©e⊠une longue jambe maigre dans un bas de laine, toute roide, un talon posĂ© sur le seuil, voilĂ ce quâil a vu dâabord. Puis⊠petit Ă petit⊠dans lâombre plus dense⊠une blancheur vague, et tout Ă coup la face terrible, foudroyĂ©e. Antoine Saint-Marin sait montrer dans les cas extrĂȘmes une bravoure froide et calculĂ©e. Dâailleurs, mort ou vif, ce bonhomme inattendu lâirrite au moins autant quâil lâeffraie. En somme, on lâinterrompt tout Ă coup, au bon moment, en plein rĂȘve ; le dernier mot reste, au fond de sa boĂźte obscure, Ă ce tĂ©moin singulier, au cadavre vertical. Un professeur dâironie trouve son maĂźtre, et sâĂ©veille, quinaud, dâun songe un peu niais, attendrissant. Il ouvre largement la porte, recule dâun pas, mesure du regard son Ă©trange compagnon, et sans oser encore le dĂ©fier, lâaffronte. â Beau miracle ! siffle-t-il entre ses dents, un peu rageur. Le brave prĂȘtre est mort ici sans bruit, dâune crise cardiaque. Tandis que ces imbĂ©ciles trottent Ă sa recherche sur les chemins, il est lĂ , bien tranquille, telle une sentinelle, tuĂ©e dâune balle dans sa guĂ©rite, Ă bout portant !⊠DressĂ© contre la paroi, les reins soutenus par lâĂ©troit siĂšge sur lequel il sâest renversĂ© au dernier moment, arc-boutĂ© de ses jambes roides contre la mince planchette de bois qui barre le seuil, le misĂ©rable corps du saint de Lumbres garde, dans une immobilitĂ© grotesque, lâattitude dâun homme que la surprise met debout. âŠâŠâŠâŠâŠ Que dâautres soient, dâune main amie, sous un frais drap blanc, disposĂ©s pour le repos ; celui-ci se lĂšve encore dans sa nuit noire, Ă©coute le cri de ses enfants⊠Il a encore quelque chose Ă dire⊠Non ! son dernier mot nâest pas dit⊠Le vieil athlĂšte percĂ© de mille coups tĂ©moigne pour de plus faibles, nomme le traĂźtre et la trahison⊠Ah ! le diable, lâautre, est sans doute un adroit, un merveilleux menteur, ce rebelle entĂȘtĂ© dans sa gloire perdue, plein de mĂ©pris pour le bĂ©tail humain lourd et pensif que les mille ressources de sa ruse excitent ou retiennent Ă son grĂ©, mais son humble ennemi lui fait front, et sous la huĂ©e formidable remue sa tĂȘte obstinĂ©e. De quelle tempĂȘte de rires et de cris le joyeux enfer acclame la parole naĂŻve, Ă peine intelligible, la dĂ©fense confuse et sans art ! Quâimporte ! un autre encore lâentend, que les cieux ne cĂšleront pas toujours ! Seigneur, il nâest pas vrai que nous vous ayons maudit ; quâil pĂ©risse plutĂŽt, ce menteur, ce faux tĂ©moin, votre rival dĂ©risoire ! Il nous a tout pris, nous laisse tout nus, et met dans notre bouche une parole impie. Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre Ă©lection, hĂ©ritĂ©e de nos pĂšres, plus active que le feu chaste, incorruptible⊠Notre intelligence est Ă©paisse et commune, notre crĂ©dulitĂ© sans fin, et le suborneur subtil, avec sa langue dorĂ©e⊠Sur ses lĂšvres, les mots familiers prennent le sens quâil lui plaĂźt, et les plus beaux nous Ă©garent mieux. Si nous nous taisons, il parle pour nous et, lorsque nous essayons de nous justifier, notre discours nous condamne. Lâincomparable raisonneur, dĂ©daigneux de contredire, sâamuse Ă tirer de ses victimes leur propre sentence de mort. PĂ©rissent avec lui les mots perfides ! Câest par son cri de douleur que sâexprime la race humaine, la plainte arrachĂ©e Ă ses flancs par un effort dĂ©mesurĂ©. Vous nous avez jetĂ©s dans lâĂ©paisseur comme un levain. Lâunivers, que le pĂ©chĂ© nous a ĂŽtĂ©, nous le reprendrons pouce par pouce, nous vous le rendrons tel que nous le reçûmes, dans son ordre et sa saintetĂ©, au premier matin des jours. Ne nous mesurez pas le temps, Seigneur ! Notre attention ne se soutient pas, notre esprit se dĂ©tourne si vite ! Sans cesse le regard Ă©pie, Ă droite ou Ă gauche, une impossible issue ; sans cesse lâun de vos ouvriers jette son outil et sâen va. Mais votre pitiĂ©, elle, ne se lasse point, et partout vous nous prĂ©sentez la pointe du glaive ; le fuyard reprendra sa tĂąche, ou pĂ©rira dans la solitude⊠Ah ! lâennemi qui sait tant de choses ne saura pas celle-lĂ ! Le plus vil des hommes emporte avec lui son secret, celui de la souffrance efficace, purificatrice⊠Car ta douleur est stĂ©rile, Satan !⊠Et pour moi, me voici oĂč tu mâas menĂ©, prĂȘt Ă recevoir ton dernier coup⊠je ne suis quâun pauvre prĂȘtre assez simple, dont la malice sâest jouĂ©e un moment, et que tu vas rouler comme une pierre⊠Qui peut lutter de ruse avec toi ? Depuis quand as-tu pris le visage et la voix de mon MaĂźtre ? Quel jour ai-je cĂ©dĂ© pour la premiĂšre fois ? Quel jour ai-je reçu avec une complaisance insensĂ©e le seul prĂ©sent que tu puisses faire, trompeuse image de la dĂ©rĂ©liction des saints, ton dĂ©sespoir, ineffable Ă un cĆur dâhomme ? Tu souffrais, tu priais avec moi, ĂŽ lâaffreuse pensĂ©e ! Ce miracle mĂȘme⊠Quâimporte ! Quâimporte ! DĂ©pouille-moi ! Ne me laisse rien ! AprĂšs moi un autre, et puis un autre encore, dâĂąge en Ăąge, Ă©levant le mĂȘme cri, tenant embrassĂ©e la Croix⊠Vous ne sommes point ces saints vermeils Ă barbe blonde que les bonnes gens voient peints, et dont les philosophes eux-mĂȘmes envieraient lâĂ©loquence et la bonne santĂ©. Notre part nâest point ce que le monde imagine. AuprĂšs de celle-ci, la contrainte mĂȘme du gĂ©nie est un jeu frivole. Toute belle vie, Seigneur, tĂ©moigne pour vous ; mais le tĂ©moignage du saint est comme arrachĂ© par le fer. Telle fut sans doute, ici-bas, la plainte suprĂȘme du curĂ© de Lumbres, Ă©levĂ©e vers le juge, et son reproche amoureux. Mais, Ă lâhomme illustre qui lâest venu chercher si loin, il a autre chose Ă dire. Et, si la bouche noire, dans lâombre, qui ressemble Ă une plaie ouverte par lâexplosion dâun dernier cri, ne profĂšre plus aucun son, le corps tout entier mime un affreux dĂ©fi â TU VOULAIS MA PAIX, SâĂCRIE LE SAINT, VIENS LA PRENDRE !âŠ
Envie de vacances Ă la plage ? Besoin dâentendre le bruit des vagues et de nager dans des eaux dâazur ? On a ce quâil vous faut. Ătre au bord de la mer a un effet calmant immĂ©diat la brise iodĂ©e, le bruit des vagues et lâhorizon sans limite font du bien Ă lâĂąme. Quoi de mieux pour dĂ©connecter et oublier le stress du quotidien ? Câest parti dĂ©couvrez des plages et criques en France et Ă lâĂ©tranger, mais toutes Ă moins de 3 heures de vol de lâHexagone. Pas besoin de prendre un long-courrier pour se retrouver sur un littoral de rĂȘve ! Nous avons Ă©tabli une liste des 10 meilleures destinations pour des vacances Ă la mer, et elles sont pratiquement sur le pas de votre porte. Plage de Bernardi, PyrĂ©nĂ©es-Orientales SituĂ©e sur la CĂŽte Vermeille Ă 3 km de la petite commune de Port-Vendres, la jolie plage de Bernardi est situĂ©e dans une anse paradisiaque Ă lâambiance toute mĂ©diterranĂ©enne. Ses eaux rivalisent de nuances turquoise, et il est possible de partir faire de belles balades sur le sentier du littoral. Vous y croiserez des figuiers de Barbarie et les fameux pins parasol si distinctifs de cette partie de la cĂŽte. Ambiance mĂ©diterranĂ©enne Ă la plage de Bernardi © Seaphotoart/ Conseil dâhĂ©bergement SĂ©journez Ă lâhĂŽtel des Elmes de Banyuls Ă partir de 69 ⏠par nuit et profitez dâun emplacement idĂ©al avec vue sur la mer. Le bonus ? Il y a mĂȘme une piscine ! Ploumanacâh, Bretagne Le bourg breton de Ploumanacâh, sur la cĂŽte de granit rose, a Ă©tĂ© Ă©lu village prĂ©fĂ©rĂ© des Français » en 2015. Et lorsque vous vous y rendrez, vous comprendrez immĂ©diatement ce qui a tant charmĂ© les visiteurs lâendroit est un vĂ©ritable havre de paix. Explorez ses criques et plages et faites un tour sur son port animĂ©. Ne manquez pas la plage de Saint-Guirec oĂč un oratoire, petite niche dĂ©diĂ© au saint local, est entourĂ© des flots Ă marĂ©e haute. La Bretagne authentique Ă Ploumanacâh © ricok/ HĂ©bergement Ă partir de 52⏠Conseil dâhĂ©bergement Profitez dâune vue sur la mer et le village Ă lâhĂŽtel Saint Guirec et de la plage Ă partir de 81 ⏠par nuit. Et au restaurant, vous pourrez dĂ©guster de dĂ©licieux fruits de mer. Bon appĂ©tit ! Plage de Gigaro, Var La longue plage de Gigaro, prĂšs de la Croix-Valmer, est un endroit privilĂ©giĂ© pour admirer un coucher de soleil incroyable sur les eaux de la MĂ©diterranĂ©e. Pourquoi ne pas vous y rendre en fin de journĂ©e, et profiter dâun verre Ă lâune des petites buvettes en bord de mer en admirant ce festival de couleurs ? Si vous ĂȘtes plutĂŽt dâhumeur promeneuse, vous pourrez faire une trĂšs belle promenade jusquâau cap Lardier. Baignade dans le Sud Ă la plage de Gigaro © Shutterschock/ Conseil dâhĂ©bergement Ă lâhĂŽtel Souleias, vous pourrez siroter un verre au bord de la piscine ou faire un peu dâexercice sur le court de tennis. La plupart des chambres ont des balcons avec vue sur la mer. Ambiance romantique garantie. Vous cherchez lâhĂŽtel parfait pour visiter la ville, faire du shopping ou sortir en soirĂ©e ? Utilisez les cartes dâhĂŽtels KAYAK pour effectuer une recherche selon vos envies. Cliquez simplement sur Ouvrir la carte » en haut Ă gauche de la page de rĂ©sultats, puis choisissez une catĂ©gorie. Essayez par exemple Vie nocturne » pour voir les endroits les plus animĂ©s et les hĂŽtels qui les entourent. Caneiros, Algarve, Portugal SituĂ© Ă seulement une demi-heure de lâaĂ©roport de Faro, il est surprenant que Caneiros ne regorge pas de touristes. Mais les rochers et falaises qui entourent la plage expliquent peut-ĂȘtre le calme de cette destination câest un secret protĂ©gĂ© des regards indiscrets par la nature. Vous serez donc totalement tranquille pour piquer une tĂȘte dans les eaux rafraĂźchissantes de la rĂ©gion. Une des plus belles plages du Portugal la plage de Caneiros © LianeM/ Conseil dâhĂ©bergement DĂ©tendez-vous au Pestana Alvor Praia Beach & Golf Hotel, un hĂŽtel 5 Ă©toiles tout confort qui propose des prix trĂšs raisonnables, Ă partir de 85 ⏠par nuit. Plage de Podrace, Brela, Croatie Au Sud de Split, sur la sublime cĂŽte dalmate et Ă proximitĂ© de la petite ville touristique de Brela, se trouve la plage de Podrace. Il y aura sans doute dĂ©jĂ quelques autres baigneurs en train dây bronzer, mais ses eaux cristallines, son restaurant en bord de mer et ses excellentes installations expliquent lâengouement pour ce petit coin de paradis. Trouvez une place sur le sable et câest parti pour la farniente ! Eau turquoise et paysage splendide Ă la plage de Podrace © Anna Lurye/ Conseil dâhĂ©bergement RĂ©servez une chambre au Bluesun Hotel Soline pour ĂȘtre au plus prĂšs de la plage. Les clients ont Ă©galement apprĂ©ciĂ© le service et les installations de bien-ĂȘtre. Calo des Moro, Majorque, Espagne Pour atteindre la plage de Calo des Moro il vous faudra passer outre une pancarte âPropriĂ©tĂ© privĂ©eâ et descendre des marches pour le moins prĂ©caires⊠mais le jeu en vaut la chandelle. Seuls les voyageurs tĂ©mĂ©raires et les habitants bien informĂ©s connaissent le tuyau cette crique rocheuse est simplement parfaite pour nager et admirer lâĂźle depuis les flots. La beautĂ© des plages espagnoles en toute tranquillitĂ© Calo des Moro © pixelliebe/ Conseil dâhĂ©bergement lâexcellente Casa de la Vida, Ă partir de 47 ⏠par nuit, est situĂ©e Ă 15 minutes Ă pied de Calo des Moro, dans le petit village trĂšs calme de Cala Llombards. Ă vous la tranquillitĂ© ! Chia, Sardaigne, Italie La plage de Chia est longue de 750 mĂštres et peut atteindre jusquâĂ 90 mĂštres de large Ă certains endroits. MĂȘme lors de la haute saison en juillet et aoĂ»t, vous nâaurez donc pas de peine Ă trouver un coin rien que pour vous sur cette vaste Ă©tendue de sable. Admirez les genĂ©vriers environnants et essayez de repĂ©rer les flamants roses qui viennent parfois faire un somme sur la plage. Câest ça, la vraie dolce vita ! Une des plages les plus populaires de Sardaigne la plage de Chia © pointbreak/ Conseil dâhĂ©bergement Le luxueux hĂŽtel Aquadulci est Ă quelques pas seulement de la plage et dispose dâune trĂšs belle piscine en extĂ©rieur, ainsi que dâun jardin luxuriant. Plage de Petani, CĂ©phalonie, GrĂšce Moins connue que la fameuse plage de Myrtos, Petani est tout aussi belle que sa grande soeur mais nâest pas envahie de touristes en train de cuire au soleil. Câest une charmante Ă©tendue de sable dorĂ© parsemĂ©e de petits galets, et les falaises environnantes sont superbes. Les habitants aiment y venir se baigner le soir pour apprĂ©cier la couleur changeante de la mer lors du coucher du soleil⊠Imitez-les, vous ne serez pas déçu ! Eaux cristallines Ă la plage de Petani © Adisa/ Conseil dâhĂ©bergement LâĂ©tablissement 4 Ă©toiles Petani Bay Hotel est un vĂ©ritable havre de paix avec une vue imprenable sur les eaux azur de la mer Ionnienne. Envie de plus dâidĂ©es pour des vacances balnĂ©aires en GrĂšce ? DĂ©couvrez 7 Ăźles paradisiaques que seuls les locaux connaissent. Platja de Migjorn, Formentera, Espagne Formentera est le penchant plus calme de la trĂšs animĂ©e Ăźle dâIbiza, et ses plages sont parfaites pour les vacanciers en quĂȘte de tranquillitĂ©. La longue plage de Migjorn ne manque pas dâinstallations qui vous permettront de passer une journĂ©e farniente dans les meilleures conditions. Entre deux baignades, louez un transat et sirotez une boisson face Ă la mer en observant les joueurs de beach-volley. Sable fin et eaux claires Ă la plage de Migjorn © holbox/ Conseil dâhĂ©bergement SituĂ© juste au-dessus de la plage, lâInsotel Hotel Formentera Playa a tout le luxe quâon attend dâun 4 Ă©toiles en bord de mer. DĂ©tente assurĂ©e ! Praia da Adraga, Sintra, Portugal La Praia da Adraga est un joyau cachĂ© conseillĂ©e aux baigneurs les plus dĂ©terminĂ©s. Elle ne se rejoint en effet quâen voiture, mais pourquoi ne pas louer un vĂ©hicule ? Depuis lâaĂ©roport de Lisbonne, le trajet ne dure que 50 minutes. Le contraste entre le sable fin et les rochers noirs qui parsĂšment la plage est tout simplement magnifique. Ne manquez pas le restaurant Azenhas Do Mar, construit Ă flanc de falaise, qui offre des vues Ă©blouissantes et propose une cuisine de qualitĂ©. Vagues fabuleuses sur la plage de Adraga © Beketoff/ Conseil dâhĂ©bergement Vue exceptionnelle garantie au Arribas Sintra Hotel, Ă partir de 55 ⏠par nuit. Les clients y ont Ă©galement apprĂ©ciĂ© le service attentif. Et vous, quelle est votre destination favorite pour profiter de la mer ? Dites-nous tout ! Remarque Les tarifs sont basĂ©s sur des recherches effectuĂ©es sur le 11/07/2017. Tous les prix sâentendent en euros. Les prix des vols sâentendent pour un aller-retour en classe Ă©conomique. Les prix dâhĂŽtels correspondent au tarif de base pour une nuit en chambre double. Les prix sont sujet Ă Ă©volution et peuvent ne plus ĂȘtre disponibles.
c est la mer allée avec le soleil