Santorin les Cyclades et la mer EgĂ©e. L’üle magique de Santorin se trouve au milieu de la mer EgĂ©e, dans l’archipel grec des Cyclades, dont elle est certainement la reprĂ©sentante la plus connue, avec sa presque voisine, Mykonos.. Ce qui fait sa particularitĂ© – et sa beautĂ© Ă  couper le souffle -, c’est qu’elle entoure, avec deux autres Ăźles voisines, ce qu’on appelle une OĂčpartir en FĂ©vrier 2023 ? Si vous avez besoin de soleil et de chaleur, les dĂ©serts du Maroc, pour l'Afrique, ou le Mexique, pour le continent amĂ©ricain, vous attendent. En Afrique, une croisiĂšre sur le Nil vous apportera sa belle lumiĂšre et des nuits plus fraĂźches et reposantes.; Amateurs de grands espaces et de randonnĂ©es, arpentez les forĂȘts canadiennes ou allez en ChristopheColomb (en italien : Cristoforo Colombo ; en espagnol : CristĂłbal ColĂłn), nĂ© en 1451 sur le territoire de la rĂ©publique de GĂȘnes et mort le 20 mai 1506 Ă  Valladolid, est un navigateur gĂ©nois au service des Rois catholiques d'Espagne Isabelle de Castille et Ferdinand d'Aragon.ChargĂ© par la reine Isabelle d'atteindre l'Asie orientale (« les Indes ») en traversant Fast Money. Aller au contenu Homme libre, toujours tu chĂ©riras la mer ! La mer est ton miroir ; tu contemples ton Ăąme Dans le dĂ©roulement infini de sa lame, Et ton esprit n’est pas un gouffre moins amer. Tu te plais Ă  plonger au sein de ton image ; Tu l’embrasses des yeux et des bras, et ton coeur Se distrait quelquefois de sa propre rumeur Au bruit de cette plainte indomptable et sauvage. Vous ĂȘtes tous les deux tĂ©nĂ©breux et discrets Homme, nul n’a sondĂ© le fond de tes abĂźmes ; Ô mer, nul ne connaĂźt tes richesses intimes, Tant vous ĂȘtes jaloux de garder vos secrets ! Et cependant voilĂ  des siĂšcles innombrables Que vous vous combattez sans pitiĂ© ni remord, Tellement vous aimez le carnage et la mort, Ô lutteurs Ă©ternels, ĂŽ frĂšres implacables ! Charles Baudelaire Georges Bernanos SOUS LE SOLEIL DE SATAN 1926 Publication du groupe Ebooks libres et gratuits » – Table des matiĂšres PROLOGUE HISTOIRE DE MOUCHETTE. I. II. III. IV. PREMIÈRE PARTIE LA TENTATION DU DÉSESPOIR. I. II. III. IV. DEUXIÈME PARTIE LE SAINT DE LUMBRES. I. II. III. IV. V. VI. VII. VIII. IX. X. XI. XII. XIII. XIV. XV. À propos de cette Ă©dition Ă©lectronique PROLOGUE HISTOIRE DE MOUCHETTE. I. Voici l’heure du soir qu’aima Toulet. Voici l’horizon qui se dĂ©fait – un grand nuage d’ivoire au couchant et, du zĂ©nith au sol, le ciel crĂ©pusculaire, la solitude immense, dĂ©jĂ  glacĂ©e, – plein d’un silence liquide
 Voici l’heure du poĂšte qui distillait la vie dans son cƓur, pour en extraire l’essence secrĂšte, embaumĂ©e, empoisonnĂ©e. DĂ©jĂ  la troupe humaine remue dans l’ombre, aux mille bras, aux mille bouches ; dĂ©jĂ  le boulevard dĂ©ferle et resplendit
 Et lui, accoudĂ© Ă  la table de marbre, regardait monter la nuit, comme un lis. Voici l’heure oĂč commence l’histoire de Germaine Malorthy, du bourg de Terninques, en Artois. Son pĂšre Ă©tait un de ces Malorthy du Boulonnais qui sont une dynastie de meuniers et de minotiers, tous gens de mĂȘme farine, Ă  faire d’un sac de blĂ© bonne mesure, mais larges en affaires, et bien vivants. Malorthy le pĂšre vint le premier s’établir Ă  Campagne, s’y maria et, laissant le blĂ© pour l’orge, fit de la politique et de la biĂšre, l’une et l’autre assez mauvaises. Les minotiers de DƓuvres et de Marquise le tinrent dĂšs lors pour un fou dangereux, qui finirait sur la paille, aprĂšs avoir dĂ©shonorĂ© des commerçants qui n’avaient jamais rien demandĂ© Ă  personne qu’un honnĂȘte profit. Nous sommes libĂ©raux de pĂšre en fils », disaient-ils, voulant exprimer par lĂ  qu’ils restaient des nĂ©gociants irrĂ©prochables
 Car le doctrinaire en rĂ©volte, dont le temps s’amuse avec une profonde ironie, ne fait souche que de gens paisibles. La postĂ©ritĂ© spirituelle de Blanqui a peuplĂ© l’enregistrement, et les sacristies sont encombrĂ©es de celle de Lamennais. Le village de Campagne a deux seigneurs. L’officier de santĂ© Gallet, nourri du brĂ©viaire Raspail, dĂ©putĂ© de l’arrondissement. Des hauteurs oĂč son destin l’a placĂ©, il contemple encore avec mĂ©lancolie le paradis perdu de la vie bourgeoise, sa petite ville obscure, et le salon familial de reps vert oĂč son nĂ©ant s’est enflĂ©. Il croit honnĂȘtement mettre en pĂ©ril l’ordre social et la propriĂ©tĂ©, il le dĂ©plore et, se taisant ou s’abstenant toujours, il espĂšre ainsi prolonger leur chĂšre agonie. On ne me rend pas justice – s’est Ă©criĂ© un jour ce fantĂŽme, avec une sincĂ©ritĂ© poignante – voyons ! j’ai une conscience ! » Dans le mĂȘme temps, M. le marquis de Cadignan menait au mĂȘme lieu la vie d’un roi sans royaume. Tenu au courant des grandes affaires par les MondanitĂ©s » du Gaulois et la Chronique politique de la Revue des Deux Mondes, il nourrissait encore l’ambition de restaurer en France le sport oubliĂ© de la chasse au vol. Malheureusement, les problĂ©matiques faucons de NorvĂšge, achetĂ©s Ă  grands frais, de race illustre, ayant trompĂ© son espoir et pillĂ© ses garde-manger, il avait tordu le cou Ă  tous ces chevaliers teutoniques, et dressait plus modestement des Ă©mouchets au vol de l’alouette et de la pie. Entre temps, il courait les filles ; on le disait au moins, la malignitĂ© publique devant se contenter de mĂ©disances et de menus propos, car le bonhomme braconnait pour son compte, muet sur la voie comme un loup. II. Malorthy le pĂšre eut de sa femme une fille, qu’il voulut d’abord appeler LucrĂšce, par dĂ©votion rĂ©publicaine. Le maĂźtre d’école, tenant de bonne foi la vertueuse dame pour la mĂšre des Gracques, fit lĂ -dessus un petit discours, et rappela que Victor Hugo avait cĂ©lĂ©brĂ© avant lui cette grande mĂ©moire. Les registres de l’état civil s’ornĂšrent donc pour une fois de ce nom glorieux. Malheureusement le curĂ©, pris de scrupule, parla d’attendre un avis de l’archevĂȘque, et, bon grĂ© mal grĂ©, le fougueux brasseur dut souffrir que sa fille fĂ»t baptisĂ©e sous le nom de Germaine. – Je n’aurais pas cĂ©dĂ© pour un garçon, dit-il, mais une demoiselle
 La demoiselle atteignit seize ans. Un soir, Germaine entra dans la salle, Ă  l’heure du souper, portant un seau plein de lait frais
 À deux pas du seuil, elle s’arrĂȘta net, flĂ©chit sur ses jambes et pĂąlit. – Mon Dieu ! s’écria Malorthy, la petite tombe faible ! La pauvrette appuya ses deux mains sur son ventre, et fondit en larmes. Le regard aigu de la mĂšre Malorthy rencontra celui de sa fille. – Laisse-nous un moment, papa, dit-elle. Comme il arrive, aprĂšs mille soupçons confus, Ă  peine avouĂ©s, l’évidence Ă©clatait tout Ă  coup, faisait explosion. PriĂšres, menaces, et les coups mĂȘme, ne purent tirer de la fille obstinĂ©e autre chose que des larmes d’enfant. La plus bornĂ©e manifeste en de telles crises un sang-froid lucide, qui n’est sans doute que le sublime de l’instinct. OĂč l’homme s’embarrasse, elle se tait. En surexcitant la curiositĂ©, elle sait bien qu’elle dĂ©sarme la colĂšre. Huit jours plus tard, cependant, Malorthy dit Ă  sa femme, entre deux bouffĂ©es de sa bonne pipe – J’irai demain chez le marquis. J’ai mon idĂ©e. Je me doute de tout. – Chez le marquis ! fit-elle
 Antoine, l’orgueil te perdra, tu ne sais rien de sĂ»r ; tu vas te faire moquer. – On verra, rĂ©pondit le bonhomme. Il est dix heures ; couche-toi. Mais, quand il fut assis, le lendemain, au fond d’un grand fauteuil de cuir, et dans l’antichambre de son redoutable adversaire, il mesura d’un coup son imprudence. La colĂšre tombĂ©e J’irais trop loin
 », se dit-il. Car il s’était cru capable de traiter cette affaire, comme beaucoup d’autres, en paysan finaud, sans amour-propre. Pour la premiĂšre fois, la passion parlait plus haut, et dans une langue inconnue. Jacques de Cadignan avait alors atteint son neuviĂšme lustre. De taille mĂ©diocre, et dĂ©jĂ  Ă©paissie par l’ñge, il portait en toute saison un habit de velours brun qui l’alourdissait encore. Tel quel, il charmait cependant, par une espĂšce de bonne grĂące et de politesse rustique dont il usait avec un sĂ»r gĂ©nie. Comme beaucoup de ceux qui vivent dans l’obsession du plaisir, et dans la prĂ©sence rĂ©elle ou imaginaire du compagnon fĂ©minin, quelque soin qu’il prĂźt de paraĂźtre brusque, volontaire et mĂȘme un peu rude, il se trahissait en parlant ; sa voix Ă©tait la plus riche et nuancĂ©e, avec des Ă©clats d’enfant gĂątĂ©, pressante et tendre, secrĂšte. Et il avait aussi d’une mĂšre irlandaise des yeux bleu pĂąle, d’une limpiditĂ© sans profondeur, pleins d’une lumiĂšre glacĂ©e. – Bonsoir, Malorthy, dit-il, asseyez-vous. Malorthy s’était levĂ© en effet. Il avait prĂ©parĂ© son petit discours et s’étonnait de n’en plus retrouver un mot. D’abord il parla comme en rĂȘve, attendant que la colĂšre le dĂ©livrĂąt. – Monsieur le marquis, fit-il, il s’agit de notre fille. – Ah !
 dit l’autre. – Je viens vous parler d’homme Ă  homme. Depuis cinq jours qu’on s’est aperçu de la chose, j’ai rĂ©flĂ©chi, j’ai pesĂ© le pour et le contre ; il n’est que de parler pour s’entendre, et j’aime mieux vous voir avant d’aller plus loin. On n’est pas des sauvages, aprĂšs tout ! – Aller oĂč ?
 demanda le marquis. Puis il ajouta tranquillement, du mĂȘme ton – Je ne me moque pas de vous, Malorthy, mais, nom d’une pipe, vous me proposez une charade ! Nous sommes, vous et moi, trop grands garçons pour ruser et tourner autour du pot. Voulez-vous que je parle Ă  votre place ? HĂ© bien ! la petite est enceinte, et vous cherchez au petit-fils un papa
 Ai-je bien dit ? – L’enfant est de vous ! s’écria le brasseur, sans plus tarder. Le calme du gros homme lui faisait froid dans le dos. Des arguments qu’il avait repassĂ©s un par un, irrĂ©futables, il n’en trouvait pas qu’il eĂ»t osĂ© seulement proposer. Dans sa cervelle, l’évidence se dissipait comme une fumĂ©e. – Ne plaisantons pas, reprit le marquis. Je ne vous ferai pas d’impolitesse avant d’avoir entendu vos raisons. Nous nous connaissons, Malorthy. Vous savez que je ne crache pas sur les filles ; j’ai eu mes petites aventures, comme tout le monde. Mais, foi d’honnĂȘte homme ! il ne se fait pas un enfant dans le pays sans que vos sacrĂ©es commĂšres ne me cherchent des si et des mais, des il paraĂźt et des peut-ĂȘtre
 Nous ne sommes plus au temps des seigneurs le bien que je prends, on me l’a librement laissĂ© prendre. La RĂ©publique est pour tous, mille noms d’un chien ! La RĂ©publique ! » pensait le brasseur, stupĂ©fait. Il prenait cette profession de foi pour une bravade, bien que le marquis parlĂąt sans fard, et qu’en vrai paysan il se sentĂźt portĂ© vers un gouvernement qui prĂ©side aux concours agricoles et prime les animaux gras. Les idĂ©es du chĂątelain de Campagne sur la politique et l’histoire Ă©tant d’ailleurs, Ă  peu de chose prĂšs, celles du dernier de ses mĂ©tayers. – Alors ?
 fit Malorthy, attendant toujours un oui ou un non. – Alors, je vous pardonne de vous ĂȘtre laissĂ©, comme on dit, monter le coup. Vous, votre satanĂ© dĂ©putĂ©, enfin tous les mauvais gars du pays m’ont fait une rĂ©putation de Barbe-Bleue. Le marquis par-ci, le marquis par-lĂ , le servage, les droits fĂ©odaux – des bĂȘtises. Tout marquis que je suis, j’ai droit Ă  la justice, je pense ? Voulez-vous ĂȘtre juste, Malorthy, et loyal ? Dites-moi franchement quel est l’imbĂ©cile qui vous a conseillĂ© de venir ici, chez moi, pour me raconter une histoire dĂ©sagrĂ©able, et m’accuser par-dessus le marchĂ© ?
 Il y a une femme lĂ -dessous, hein ? Ah ! les garces ! Il riait maintenant d’un bon rire large, d’un rire de cabaret. Pour un peu, le brasseur eĂ»t ri Ă  son tour, comme aprĂšs un marchĂ© longtemps dĂ©battu, et dit Tope lĂ  ! Monsieur le marquis, allons boire !
 » Car le Français naĂźt cordial. – Voyons, monsieur de Cadignan, soupira-t-il, quand je n’aurais pas d’autre preuve, tout le pays sait que vous faisiez la cour Ă  la petite, et depuis longtemps. Tenez ! il y a un mois encore, passant le chemin de Wail, je vous ai vus tous les deux, au coin de la pĂąture Leclercq, lĂ , assis au bord du fossĂ©, cĂŽte Ă  cĂŽte. Je me disais c’est un peu de coquetterie, ça passera. Et puis elle s’était promise au gars Ravault ; elle a tant d’amour-propre ! Enfin le mal est fait. Un homme riche comme vous, un noble, ça ne badine pas sur la question de l’honneur
 Bien entendu, je ne vous demande pas de l’épouser ; je ne suis pas si bĂȘte. Mais il ne faut pas non plus nous traiter comme des gens de rien, prendre votre plaisir, et nous planter lĂ , pour faire rire de nous. En prononçant ces derniers mots, il avait repris, sans y penser, le ton habituel du paysan qui transige, et parlait avec une insinuante bonhomie, un peu geignarde. Il n’ose pas nier, se disait-il, il a une offre Ă  faire
 il la fera. » Mais son dangereux adversaire le laissait parler dans le vide. Le silence se prolongea une minute ou deux, pendant lesquelles on n’entendit plus qu’un tintement d’enclume, au loin
 C’était un bel aprĂšs-midi d’aoĂ»t, qui siffle et bourdonne. – HĂ© bien ? dit enfin le marquis. Pendant ce court rĂ©pit, le brasseur avait rassemblĂ© ses forces. Il rĂ©pondit – À vous de proposer, monsieur. Mais l’autre suivait son idĂ©e ; il demanda – Ce Ravault, l’a-t-elle revu depuis longtemps ? – Est-ce que je sais ! – On peut trouver lĂ  un indice, rĂ©pondit paisiblement le marquis, c’est un renseignement intĂ©ressant
 Mais les papas sont si bĂȘtes ! En deux heures, je vous aurais livrĂ© le coupable, moi, pieds et poings liĂ©s ! – Par exemple ! s’écria Malorthy, foudroyĂ©. Il ne connaissait pas grand-chose Ă  cette forme supĂ©rieure de l’aplomb que les beaux esprits nomment cynisme. – Mon cher Malorthy, continuait l’autre sur le mĂȘme ton, je n’ai pas de conseil Ă  vous donner d’ailleurs, dans un mauvais cas, un homme tel que vous n’en reçoit point. Je vous dis simplement ceci revenez dans huit jours ; d’ici lĂ , calmez-vous, rĂ©flĂ©chissez, n’ébruitez rien, n’accusez personne ; vous pourriez trouver moins patient que moi. Vous n’ĂȘtes plus un enfant, que diable ! Vous n’avez ni tĂ©moins, ni lettres, rien. Huit jours, c’est assez pour entendre parler les gens et faire d’une petite chose un grand profit ; on voit venir
 M’avez-vous compris, Malorthy ? conclut-il d’un ton jovial. – Peut-ĂȘtre bien, rĂ©pondit le brasseur. À ce moment, le tentateur hĂ©sita ; une seconde sa voix avait flĂ©chi. Il voudrait que je vide mon sac, pensa Malorthy, attention !
 » Ce signe de faiblesse lui rendit courage. Et d’ailleurs, il s’enivrait Ă  mesure de sentir monter sa colĂšre. – Renseignez-vous, dit encore Cadignan, et laissez la petite fille en paix. Au surplus, vous n’en tirerez rien. Ce joli gibier-lĂ , voyez-vous, c’est comme un rĂąle de genĂȘt dans la luzerne, ça vous piĂšte sous le nez du meilleur chien, ça rendrait fou un vieil Ă©pagneul. – C’est ce que je voulais dire, justement, dĂ©clara Malorthy, en appuyant chaque mot d’un hochement de tĂȘte. J’ai fait ce que j’ai pu, moi ; j’attendrai bien huit jours, quinze jours, autant qu’on voudra
 Malorthy ne doit rien Ă  personne, et si la fille tourne mal, elle en aura tout le reproche. Elle est assez grande pour fauter, elle peut bien aussi se dĂ©fendre
 – Allons ! Allons ! pas de paroles en l’air, s’écria le marquis. Mais l’autre n’hĂ©sita plus ; il croyait faire peur. – On ne se dĂ©barrasse pas d’une jolie fille aussi aisĂ©ment que d’un vieux bonhomme, monsieur de Cadignan, tout le monde sait ça
 Vous ĂȘtes bien connu, voyez-vous, et elle vous dira elle-mĂȘme son fait, mille diables ! Les yeux dans les yeux, en public, car elle a du sang sous les ongles, la petite !
 Au pis aller, nous aurons les rieurs pour nous
 – Je voudrais voir ça, ma foi, dit l’autre. – Vous le verrez, jura Malorthy. – Allez le lui demander, s’écria Cadignan, allez le lui demander vous-mĂȘme, l’ami ! Le brasseur revit un instant le pĂąle petit visage rĂ©solu, indĂ©chiffrable, et cette bouche si fiĂšre qui, depuis huit jours, refusait son secret
 Alors il cria – Malin des malins !
 Elle a tout dit Ă  son pĂšre ! Et il recula de deux pas. Le regard du marquis hĂ©sita une seconde, le toisa de la tĂȘte aux pieds, puis tout Ă  coup se durcit. Le bleu pĂąle des prunelles verdit. À ce moment, Germaine eĂ»t pu y lire son destin. Il alla jusqu’à la fenĂȘtre, la ferma, revint vers la table, toujours silencieux. Puis il secoua ses fortes Ă©paules, s’approcha de son visiteur Ă  le toucher, et dit seulement – Jure-le, Malorthy ! – C’est jurĂ© ! rĂ©pondit le brasseur. Ce mensonge lui parut sur-le-champ une ruse honnĂȘte. De plus, il eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ© de se dĂ©dire. Une idĂ©e seulement traversa toutefois sa cervelle, mais qu’il ne put fixer, et dont il ne sentit que l’angoisse. Entre deux routes offertes, il eut cette impression vague d’avoir choisi la mauvaise et de s’y ĂȘtre engagĂ© Ă  fond, irrĂ©parablement. Il s’attendait Ă  un Ă©clat ; il l’eĂ»t souhaitĂ©. Cependant le marquis dit avec calme – Allez-vous-en, Malorthy. Mieux vaut s’en tenir lĂ  pour aujourd’hui. Vous dans un sens, moi dans l’autre, nous sommes dupes d’une petite gueuse qui mentait avant de savoir parler. Attention !
 Les gens qui vous conseillent sont peut-ĂȘtre assez malins pour vous Ă©viter deux ou trois bĂȘtises, dont la plus grosse serait de vouloir m’intimider. Qu’on pense de moi ce qu’on voudra, je m’en fiche ! En somme, les tribunaux ne sont pas faits pour les chiens, si le cƓur vous en dit
 Bien le bonjour ! – Qui vivra verra ! rĂ©pondit noblement le brasseur. Et, comme il mĂ©ditait une autre rĂ©ponse, il se retrouva dehors, seul et quinaud. – Ce diable d’homme, dit-il plus tard, il donnerait de la drĂȘche pour de l’orge, qu’on lui dirait encore merci
 Il repassait en marchant tous les dĂ©tails de la scĂšne, se composant Ă  mesure, comme il est d’usage, un rĂŽle avantageux. Mais, quoi qu’il fĂźt, son bon sens devait convenir d’un fait accablant pour son amour-propre ; cette entrevue de puissance Ă  puissance, dont il espĂ©rait tant, n’avait rien conclu. Les derniĂšres paroles de Cadignan, toutes pleines d’un sens mystĂ©rieux, ne cessaient pas non plus de l’inquiĂ©ter pour l’avenir
 Vous dans un sens, moi dans l’autre, nous avons Ă©tĂ© gentiment dupĂ©s
 » Il semblait que cette petite fille les eĂ»t renvoyĂ©s dos Ă  dos. Levant les yeux, il vit dans les arbres sa belle maison de briques rouges, les bĂ©gonias de la pelouse, la fumĂ©e de la brasserie verticale dans l’air du soir, et ne se sentit plus malheureux. J’aurai ma revanche, murmurait-il, l’annĂ©e sera bonne. » Depuis vingt ans, il avait fait ce rĂȘve d’ĂȘtre un jour le rival du chĂątelain il l’était. Incapable d’une idĂ©e gĂ©nĂ©rale, mais douĂ© d’un sens aigu des valeurs rĂ©elles, il ne doutait plus d’ĂȘtre le premier dans sa petite ville, d’appartenir Ă  la race des maĂźtres, dont les lois et les usages de chaque siĂšcle reflĂštent l’image et la ressemblance – demi-commerçant, demi-rentier, possesseur d’un moteur Ă  gaz pauvre, symbole de la science et du progrĂšs modernes – Ă©galement supĂ©rieur au paysan titrĂ© et au mĂ©decin politique, qui n’est qu’un bourgeois dĂ©classĂ©. Il dĂ©cida d’envoyer sa fille Ă  Amiens, pour y faire ses couches. Faute de mieux, il Ă©tait au moins sĂ»r de la discrĂ©tion du marquis. Et d’ailleurs les notaires de Wadicourt et de Salins ne faisaient plus mystĂšre de la vente prochaine du chĂąteau. L’ambitieux brasseur escomptait cette revanche. Il ne rĂȘvait pas mieux, n’ayant pas assez d’imagination pour souhaiter la mort d’un rival. Il Ă©tait de ces bonnes gens qui savent porter la haine, mais que la haine ne porte pas. * * * 
 C’était un matin du mois de juin ; au mois de juin un matin si clair et sonore, un clair matin. – Va voir comment nos bĂȘtes ont passĂ© la nuit ! avait commandĂ© maman Malorthy car les six belles vaches Ă©taient au prĂ© depuis la veille
 Toujours Germaine reverrait cette pointe de la forĂȘt de Sauves, la colline bleue, et la grande plaine vers la mer, avec le soleil sur les dunes. L’horizon qui dĂ©jĂ  s’échauffe et fume, le chemin creux encore plein d’ombres, et les pĂątures tout autour, aux pommiers bossus. La lumiĂšre aussi fraĂźche que la rosĂ©e. Toujours elle entendra les six belles vaches qui s’ébrouent et toussent dans le clair matin. Toujours elle respirera la brume Ă  l’odeur de cannelle et de fumĂ©e, qui pique la gorge et force Ă  chanter. Toujours elle reverra le chemin creux oĂč l’eau des orniĂšres s’allume au soleil levant
 Et plus merveilleux encore, Ă  la lisiĂšre du bois, entre ses deux chiens Roule-Ă -Mort et Rabat-Joie, son hĂ©ros, fumant sa pipe de bruyĂšre, dans son habit de velours et ses grosses bottes, comme un roi. Ils s’étaient rencontrĂ©s trois mois plus tĂŽt, sur la route de Desvres, un dimanche. Ils avaient marchĂ© cĂŽte Ă  cĂŽte jusqu’à la premiĂšre maison
 Des paroles de son pĂšre lui revenaient Ă  mesure en mĂ©moire, et tant de fameux articles du RĂ©veil de l’Artois, scandĂ©s de coups de poing sur la table, – le servage, les oubliettes – et encore l’histoire de France illustrĂ©e, Louis XI en bonnet pointu derriĂšre, un pendu se balance, on voit la grosse tour du Plessis
 Elle rĂ©pondait sans pruderie, la tĂȘte bien droite, avec un gentil courage. Mais, au souvenir du brasseur rĂ©publicain, elle frissonnait tout de mĂȘme, d’un frisson Ă  fleur de peau, – un secret dĂ©jĂ , son secret !
 À seize ans, Germaine savait aimer non point rĂȘver d’amour, qui n’est qu’un jeu de sociĂ©té  Germaine savait aimer, c’est-Ă -dire qu’elle nourrissait en elle, comme un beau fruit mĂ»rissant, la curiositĂ© du plaisir et du risque, la confiance intrĂ©pide de celles qui jouent toute leur chance en un coup, affrontent un monde inconnu, recommencent Ă  chaque gĂ©nĂ©ration l’histoire du vieil univers. Cette petite bourgeoise au teint de lait, au regard dormant, aux mains si douces, tirait l’aiguille en silence, attendant le moment d’oser, et de vivre. Aussi hardie que possible pour imaginer ou dĂ©sirer, mais organisant toutes choses, son choix fixĂ©, avec un bon sens hĂ©roĂŻque. Bel obstacle que l’ignorance, lorsqu’un sang gĂ©nĂ©reux, Ă  chaque battement du cƓur, inspire de tout sacrifier Ă  ce qu’on ne connaĂźt pas ! La vieille Malorthy, nĂ©e laide et riche, n’avait jamais espĂ©rĂ© pour elle-mĂȘme d’autre aventure qu’un mariage convenable, qui n’est affaire que de notaire, vertueuse par Ă©tat, mais elle n’en gardait pas moins le sentiment trĂšs vif de l’équilibre instable de toute vie fĂ©minine, comme d’un Ă©difice compliquĂ©, que le moindre dĂ©placement peut rompre. – Papa, disait-elle au brasseur, il faut de la religion pour notre fille
 Elle eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ©e d’en dire plus, sinon qu’elle le sentait bien. Mais Malorthy ne se laissait pas convaincre – Qu’a-t-elle besoin d’un curĂ©, pour apprendre en confesse tout ce qu’elle ne doit pas savoir ? Les prĂȘtres faussent la conscience des enfants, c’est connu. Pour cette raison, il avait dĂ©fendu qu’elle suivĂźt le cours du catĂ©chisme, et mĂȘme qu’elle frĂ©quentĂąt l’un quelconque de ces bondieusards qui mettent dans les meilleurs mĂ©nages, disait-il, la zizanie ». Il parlait aussi, en termes sibyllins, des vices secrets qui ruinent la santĂ© des demoiselles, et dont elles apprennent au couvent la pratique et la thĂ©orie. Les nonnes travaillent les filles en faveur du prĂȘtre » Ă©tait une de ses maximes. Elles ruinent d’avance l’autoritĂ© du mari », concluait-il en frappant du poing sur la table. Car il n’entendait pas qu’on plaisantĂąt sur le droit conjugal, le seul que certains libĂ©rateurs du genre humain veulent absolu. Lorsque Mme Malorthy se plaignait encore que leur fille n’eĂ»t point d’amies, et ne quittĂąt guĂšre le petit jardin aux ifs taillĂ©s, funĂ©raire – Laisse-la en paix, rĂ©pondait-il. Les filles de ce sacrĂ© pays-ci sont pleines de malice. Avec son patronage, ses enfants de Marie et le reste, le curĂ© les tient une heure chaque dimanche. Gare lĂ -dessous ! Si tu voulais lui apprendre la vie, tu devais m’obĂ©ir et l’envoyer au lycĂ©e de Montreuil, elle aurait son brevet maintenant ! Mais Ă  son Ăąge, des amitiĂ©s de fillette, ça ne vaut rien
 je sais ce que je dis
 Ainsi parlait Malorthy, sur la foi du dĂ©putĂ© Gallet, que ces dĂ©licats problĂšmes d’éducation fĂ©minine ne laissaient pas indiffĂ©rent. Le pauvre petit homme, en effet, nommĂ© jadis mĂ©decin du lycĂ©e de Montreuil, en savait long sur les demoiselles, et ne le celait pas. – Du point de vue de la science
, disait-il parfois avec le sourire d’un homme revenu de beaucoup d’illusions, plein d’indulgence pour le plaisir d’autrui, et qui ne le recherche plus lui-mĂȘme. 




 Dans les jardins aux ifs taillĂ©s, sous la vĂ©randa, toute nue, qui sent le mastic grillĂ©, c’est lĂ  qu’elle s’est lassĂ©e d’attendre on ne sait quoi, qui ne vient jamais, la petite fille ambitieuse
 C’est de lĂ  qu’elle est partie, et elle est allĂ©e plus loin qu’aux Indes
 Heureusement pour Christophe Colomb, la terre est ronde ; la caravelle lĂ©gendaire, Ă  peine eut-elle engagĂ© son Ă©trave, Ă©tait dĂ©jĂ  sur la route du retour
 Mais une autre route peut ĂȘtre tentĂ©e, droite, inflexible, qui s’écarte toujours, et dont nul ne revient. Si Germaine, ou celles qui la suivront demain, pouvaient parler, elles diraient À quoi bon s’engager une fois dans votre bon chemin, qui ne mĂšne nulle part ?
 Que voulez-vous que je fasse d’un univers rond comme une pelote ? » Tel semblait nĂ© pour une vie paisible, qu’un destin tragique attend. Fait surprenant, dit-on, imprĂ©visible
 Mais les faits ne sont rien le tragique Ă©tait dans son cƓur. * * * Si son amour-propre eĂ»t Ă©tĂ© moins profondĂ©ment blessĂ©, Malorthy se fĂ»t dĂ©cidĂ© sans doute Ă  rendre bon compte Ă  sa femme de sa visite au chĂąteau. Il pensa mieux faire en dissimulant quelque temps encore son inquiĂ©tude et son embarras, dans un silence altier, plein de menaces. D’ailleurs, il voulait sa revanche et pensait l’obtenir aisĂ©ment, par un coup de théùtre domestique, dont sa fille eĂ»t fait les frais. Pour beaucoup de niais vaniteux que la vie déçoit, la famille reste une institution nĂ©cessaire, puisqu’elle met Ă  leur disposition, et comme Ă  portĂ©e de la main, un petit nombre d’ĂȘtres faibles, que le plus lĂąche peut effrayer. Car l’impuissance aime reflĂ©ter son nĂ©ant dans la souffrance d’autrui. C’est pourquoi, sitĂŽt le souper achevĂ©, Malorthy, tout Ă  coup, de sa voix de commandement – Fillette, dit-il, j’ai Ă  te parler
 Germaine leva la tĂȘte, reposa lentement son tricot sur la table, et attendit. – Tu m’as manquĂ©, continua-t-il sur le mĂȘme ton, gravement manqué  Une fille qui faute, dans la famille, c’est comme un failli
, tout le monde peut nous montrer demain du doigt, nous, des gens sans reproche, qui font honneur Ă  leurs affaires, et ne doivent rien Ă  personne. HĂ© bien ! au lieu de nous demander pardon, et d’aviser avec nous, comme ça se doit, qu’est-ce que tu fais ? Tu pleures Ă  t’en faire mourir, tu fais des oh ! et des ah ! voilĂ  pour les jĂ©rĂ©miades. Mais pour renseigner ton pĂšre et ta mĂšre, rien de fait. Silence et discrĂ©tion, bernique ! Ça ne durera pas un jour de plus, conclut-il en frappant du poing sur la table, ou tu sauras comment je m’appelle ! Assez pleurĂ© ! Veux-tu parler, oui ou non ? – Je ne demande pas mieux, rĂ©pondit la pauvrette, pour gagner du temps. La minute qu’elle attendait, en la redoutant, Ă©tait venue, elle n’en doutait pas ; et voilĂ  qu’à l’instant dĂ©cisif les idĂ©es qu’elle avait mĂ»ries en silence, depuis une semaine, se prĂ©sentaient toutes Ă  la fois, dans une confusion terrible. – J’ai vu ton amant tout Ă  l’heure, poursuivit-il ; de mes yeux vu
 Mademoiselle s’offre un marquis ; on rougit de la biĂšre du papa
 Pauvre innocente qui se croit dĂ©jĂ  dame et chĂątelaine, avec des comtes et des barons, et un page pour lui porter la queue de sa robe !
 Enfin nous avons eu un petit mot ensemble, lui et moi. Voyons si nous sommes d’accord tu vas me promettre de filer droit, et d’obĂ©ir les yeux fermĂ©s. Elle pleurait Ă  petits coups, sans bruit, le regard clair Ă  travers ses larmes. L’humiliation qu’elle avait crainte par avance ne l’effrayait plus. J’en mourrai de honte, sĂ»r ! » se rĂ©pĂ©tait-elle la veille encore, attendant d’heure en heure un Ă©clat. Et maintenant elle cherchait cette honte, et ne la trouvait plus. – M’obĂ©iras-tu ? rĂ©pĂ©tait Malorthy. – Que voulez-vous que je fasse ? fit-elle. Il rĂ©flĂ©chit un moment – M. Gallet sera demain ici. – Pas demain, interrompit-elle
, le jour du franc marchĂ© samedi. Malorthy la contempla une seconde, bouche bĂ©e. – Je n’y pensais plus, en effet, dit-il. Tu as raison, samedi. Elle avait fait cette remarque d’une voix nette et posĂ©e que son pĂšre ne connaissait pas. Au coin du feu la vieille mĂšre en reçut le choc, et gĂ©mit. – Samedi
 bon ! Je dis samedi, continua le brasseur, qui perdait le fil de discours. Gallet, c’est un garçon qui connaĂźt la vie. Il a des scrupules et du sentiment
 Garde tes larmes pour lui, ma fille ! Nous irons le trouver ensemble. – Oh ! non
, fit-elle. Parce que les dĂ©s Ă©taient jetĂ©s, en pleine bataille, elle se sentait si libre, si vivante ! Ce non, sur ses lĂšvres lui parut aussi doux et aussi amer qu’un premier baiser. C’était son premier dĂ©fi. – Par exemple ! tonna le bonhomme. – Voyons, Antoine ! disait maman Malorthy, laisse-lui le temps de respirer ! Que veux-tu qu’elle dise Ă  ton dĂ©putĂ©, cette jeunesse ? – La vĂ©ritĂ©, sacrebleu ! s’écria Malorthy. D’abord mon dĂ©putĂ© est mĂ©decin, une ! Si l’enfant naĂźt hors mariage, nous aurons un mot de lui pour une maison d’Amiens, deux ! D’ailleurs un mĂ©decin, c’est l’instruction, c’est la science
, ce n’est pas un homme. C’est le curĂ© du rĂ©publicain. Et puis vous me faites rire avec vos secrets ! Crois-tu que le marquis parlera le premier ? La petite n’avait pas l’ñge, Ă  l’époque, c’est peut-ĂȘtre un dĂ©tournement, ça pourrait le mener loin ! On l’y traĂźnera, en cour d’assises, tonnerre ! Ça garde des grands airs, ça vous prend pour un imbĂ©cile, ça nie l’évidence, ça ment comme ça respire, un marquis en sabots !
 Malheureuse ! cria-t-il en se retournant vers sa fille, il a portĂ© la main sur ton pĂšre ! Il n’avait pas prĂ©mĂ©ditĂ© ce dernier mensonge, qui n’était qu’un trait d’éloquence. Le trait, d’ailleurs, manqua son but. Le cƓur de la petite rĂ©voltĂ©e battit plus fort, moins Ă  la pensĂ©e de l’outrage fait Ă  son seigneur maĂźtre, qu’à l’image entrevue du hĂ©ros, dans sa magnifique colĂšre
 Sa main ! Cette terrible main !
 Et d’un regard perfide, elle en cherchait la trace sur le visage paternel. – Laisse-moi un moment, dit alors la vieille Malorthy, quitte-moi parler !
 Elle prit la tĂȘte de sa fille entre ses deux mains. – Pauvre sotte, fit-elle, Ă  qui veux-tu avouer la vĂ©ritĂ©, sinon Ă  ton pĂšre et Ă  ta mĂšre ? Quand je me suis doutĂ©e de la chose, il Ă©tait dĂ©jĂ  trop tard, mais depuis ! À prĂ©sent, tu sais ce qu’elles valent, les promesses des hommes ? Tous des menteurs, Germaine ! La demoiselle Malorthy ?
 fi donc ! Je ne la connais pas ! Et tu ne serais pas assez fiĂšre pour lui faire rentrer son mensonge dans la gorge ? Tu laisseras croire que tu t’es donnĂ©e Ă  un gars de rien, Ă  un valet, Ă  un chemineau ? Allons, avoue-le ! Il t’a fait promettre de ne rien dire ?
 Il ne t’épousera pas, ma fille ! Veux-tu que je te dise, moi ? Son notaire de Montreuil a dĂ©jĂ  l’ordre de vente de la ferme des Charmettes, moulin et tout. Le chĂąteau y passera comme le reste. Un de ces matins, bernique ! Plus personne ! Et pour toi, la risĂ©e d’un chacun ?
 Mais rĂ©ponds-moi donc, tĂȘte de bois ! s’écria-t-elle. 
 Plus personne
 » Des mots entendus, elle ne retenait que ceux-lĂ . Seule
 abandonnĂ©e, dĂ©couronnĂ©e, retombĂ©e
 Seule dans le troupeau commun
 repentie !
 Que craindre au monde, sinon la solitude et l’ennui ? Que craindre, sinon cette maison sans joie ? Alors, en croisant les mains sur son cƓur, elle cherchait naĂŻvement ses jeunes seins, la petite poitrine profonde, dĂ©jĂ  blessĂ©e. Elle y comprima ses doigts sous l’étoffe lĂ©gĂšre, jusqu’à ce qu’une nouvelle certitude jaillĂźt de sa douleur, avec un cri de l’instinct. – Maman ! Maman ! J’aime mieux mourir ! – Assez, dit Malorthy ; tu choisiras entre lui ou nous. Aussi vrai que je m’appelle Antoine de mon nom, je te donne encore un jour
, entends-tu bien, mauvaise ! Pas une heure de plus ! Entre elle et son amant, elle voyait ce gros homme furieux, le scandale irrĂ©parable, l’affaire conclue, la seule porte refermĂ©e sur l’avenir et la joie
 Certes, elle avait promis le silence, mais il Ă©tait aussi sa sauvegarde
 Ce gros homme, Ă  prĂ©sent, qu’elle dĂ©testait. – Non ! Non ! dit-elle encore. – Elle est folle, Seigneur Dieu ! gĂ©missait maman Malorthy, en levant les bras au ciel, folle Ă  lier ! – Je le deviendrai, bien sĂ»r, reprit Germaine, pleurant plus fort. Pourquoi me faites-vous du mal, Ă  la fin ! DĂ©cidez ce qui vous plaira, battez-moi, chassez-moi, je me tuerai
 Mais je ne vous dirai rien, lĂ , tout de mĂȘme ! Et pour M. le marquis, c’est des mensonges ; il ne m’a seulement pas touchĂ©e. – Garce ! murmurait le brasseur entre ses dents. – À quoi bon m’interroger, si vous ne voulez pas me croire ? rĂ©pĂ©tait-elle, d’une voix d’enfant. Elle affrontait son pĂšre, elle le bravait Ă  travers ses larmes ; elle se sentait plus forte de toute sa jeunesse, de toute sa cruelle jeunesse. – Te croire ? fit-il. Te croire ? Il faut plus malicieuse que toi pour rouler papa lapin
 Veux-tu que je dise ? Il a fini par avouer, ton galant ! Je lui ai poussĂ© une botte, Ă  ma façon Niez si vous voulez, ai-je dit, la petite a tout racontĂ©. » – Oh ! ma
 man ! maman, bĂ©gaya-t-elle, il a
 osé , il a osĂ© ! Ses beaux yeux bleus, tout Ă  coup secs et brĂ»lants, devinrent couleur de violette ; son front pĂąlit, et elle remuait en vain des mots dans sa bouche aride. – Tais-toi, tu vas nous la tuer, rĂ©pĂ©tait la mĂšre Malorthy. MisĂšre de nous ! Mais, Ă  dĂ©faut de parole, les yeux bleus en avaient dĂ©jĂ  trop dit. Le brasseur reçut ce regard chargĂ© de mĂ©pris, furtif. Telle qui dĂ©fend ses petits est moins terrible et moins prompte que celle-lĂ  qui se voit arracher la chair de sa chair, son amour, cet autre fruit. – Sors d’ici, va-t’en ! bĂ©gayait le pĂšre outragĂ©. Elle attendit un moment, les yeux baissĂ©s, la lĂšvre tremblante, retenant l’aveu prĂȘt Ă  s’échapper comme une suprĂȘme injure. Puis elle ramassa son tricot, l’aiguille et sa pelote, et passa le seuil d’un pas fier, plus rouge qu’une lieuse de gerbes, un jour de moisson. Mais, sitĂŽt libre, elle franchit l’escalier en deux bonds de biche, et referma sa porte en coup de vent. Par la fenĂȘtre entrouverte, elle pouvait voir au bout de l’allĂ©e, entre deux hortensias, la grille de fonte peinte en blanc, qui fermait son petit univers, Ă  la limite d’un champ de poireaux
 Par-delĂ , d’autres maisonnettes de briques, Ă  l’alignement, jusqu’au dĂ©tour de la route, oĂč fume un mauvais toit de chaume sur quatre murs de torchis tout crevĂ©s, sĂ©jour du bonhomme Lugas, dernier mendiant de la commune
 Et ce chaume croulant, au milieu des belles tuiles vernies, c’est encore un autre mendiant, un autre homme libre. Elle s’étendit sur son lit, la joue au creux de l’oreiller. Elle tĂąchait de rassembler ses idĂ©es, de les remettre au net, et n’entendait plus, dans sa cervelle confuse, que le bourdonnement de la colĂšre
 Ah ! pauvrette ! dont le destin se dĂ©cide sur un lit d’enfant bien clair, qui sent l’encaustique et la toile fraĂźche ! Deux heures, Germaine remua dans sa tĂȘte assez de projets pour conquĂ©rir le monde, si le monde n’avait dĂ©jĂ  son maĂźtre, dont les filles n’ont nul souci
 Elle gĂ©mit, cria, pleura, sans pouvoir changer grand-chose Ă  l’évidence inexorable. Son aventure connue, la faute avouĂ©e, quelle chance de revoir assez tĂŽt son amant, de le revoir mĂȘme ? S’y prĂȘterait-il, seulement ? Il croit que j’ai trahi son secret, se disait-elle, il ne m’estimera plus. » Un de ces matins, bernique ! » s’était Ă©criĂ©e tout Ă  l’heure la mĂšre Malorthy
 Chose Ă©trange ! pour la premiĂšre fois, elle avait ressenti quelque angoisse, non pas Ă  la pensĂ©e de l’abandon, mais de sa future solitude. La trahison ne lui faisait pas peur, elle n’y avait jamais rĂȘvĂ©. Cette petite vie bourgeoise, respectable, l’honnĂȘte maison de briques, la brasserie bien achalandĂ©e avec le moteur Ă  gaz pauvre – la bonne conduite qui porte en elle sa rĂ©compense – les Ă©gards que se doit Ă  soi-mĂȘme une jeune personne, fille de commerçant notable, – oui, la perte de tous ces biens ensemble ne l’inquiĂ©tait pas une minute. Pour la voir en robe du dimanche, sagement peignĂ©e, pour entendre son rire vif et frais, le pĂšre Malorthy ne doutait point que sa demoiselle fĂ»t accomplie, Ă©levĂ©e comme une reine », disait-il parfois, non sans fiertĂ©. Il disait encore J’ai ma conscience, cela suffit. » Mais il ne confronta jamais que sa conscience et son grand livre. Le vent fraĂźchit au loin les fenĂȘtres Ă  petits carreaux flambĂšrent une Ă  une ; l’allĂ©e sablĂ©e ne fut plus au-dehors qu’une blancheur vague, et le ridicule petit jardin s’élargit et s’approfondit soudain sans mesure, Ă  la dimension de la nuit
 Germaine s’éveilla de sa colĂšre, comme d’un rĂȘve. Elle sauta du lit, vint Ă©couter Ă  la porte, n’entendit plus rien que l’habituel ronflement du brasseur et le solennel tic-tac de l’horloge, revint vers la fenĂȘtre ouverte, fit dix fois le tour de sa cage Ă©troit, sans bruit, souple et furtive, pareille Ă  un jeune loup
 HĂ© quoi ? Minuit dĂ©jĂ  ? Un profond silence, c’est dĂ©jĂ  le pĂ©ril et l’aventure, un beau risque ; les grandes Ăąmes s’y dĂ©ploient comme des ailes. Tout dort ; nul piĂšge
 Libre ! » dit-elle tout Ă  coup, de cette voix basse et rauque que son amant n’ignorait pas, avec un gĂ©missement de plaisir
 Elle Ă©tait libre, en effet. Libre ! Libre, rĂ©pĂ©tait-elle, avec une certitude grandissante. Et, certes, elle n’aurait su dire qui la faisait libre, ni quelles chaĂźnes Ă©taient tombĂ©es. Elle s’épanouissait seulement dans le silence complice
 Une fois de plus, un jeune animal fĂ©minin, au seuil d’une belle nuit, essaie timidement, puis avec ivresse, ses muscles adultes, ses dents et ses griffes. Elle quittait tout le passĂ© comme le gĂźte d’un jour. Elle ouvrit sa porte Ă  tĂątons, descendit l’escalier marche Ă  marche, fit grincer la clef dans la serrure, et reçut en plein visage l’air du dehors, qui jamais ne lui parut si lĂ©ger. Le jardin glissa comme une ombre
 ; la grille dĂ©passĂ©e
, la route, et le premier dĂ©tour de la route
 Elle ne respira qu’au-delĂ , laissant le village derriĂšre elle, dans les arbres, compact, obscur
 Alors elle s’assit sur le talus, toute frĂ©missante encore du plaisir de la dĂ©couverte
 Le chemin qu’elle avait fait lui parut immense. La nuit devant elle s’ouvrait comme un asile et comme une proie
 Elle ne formait aucun projet, elle sentait dans sa tĂȘte un vide dĂ©licieux
 Hors d’ici ! Va-t’en ! » disait tout Ă  l’heure le pĂšre Malorthy. Quoi de plus simple ? Elle Ă©tait partie. III. – C’est moi, dit-elle. Il se leva d’un bond, stupĂ©fait. Un cri de tendresse, un mot de reproche eĂ»t sans doute fait Ă©clater sa colĂšre. Mais il la vit toute droite et toute simple, sur le seuil de la porte, en apparence Ă  peine Ă©mue. DerriĂšre elle, sur le gravier, remuait son ombre lĂ©gĂšre. Et il reconnut tout de suite le regard sĂ©rieux, imperturbable qu’il aimait tant, et cette autre petite lueur aussi, insaisissable, au fond des prunelles pailletĂ©es. Ils se reconnurent tous les deux. – AprĂšs la visite du papa, la foudre suspendue sur ma tĂȘte – Ă  une heure du matin chez moi – tu mĂ©riterais d’ĂȘtre battue ! – Dieu ! que je suis fatiguĂ©e ! fit-elle. Il y a une orniĂšre dans l’avenue ; je suis tombĂ©e deux fois dedans. Je suis mouillĂ©e jusqu’aux genoux
 Donne-moi Ă  boire, veux-tu ? Jusqu’alors, une parfaite intimitĂ©, et mĂȘme quelque chose de plus, n’avait rien changĂ© au ton habituel de leur conversation. Monsieur », disait-elle encore. Et parfois monsieur le marquis ». Mais cette nuit elle le tutoyait pour la premiĂšre fois. – On ne peut pas nier, s’écria-t-il joyeusement, tu as de l’audace. Elle prit gravement le verre tendu et s’efforça de le porter Ă  sa bouche sans trembler, mais ses petites dents grincĂšrent sur le cristal, et ses paupiĂšres battirent sans pouvoir retenir une larme qui glissa jusqu’à son menton. – Ouf ! conclut-elle. Tu vois, j’ai la gorge serrĂ©e d’avoir pleurĂ©. J’ai pleurĂ© deux heures sur mon lit. J’étais folle. Ils auraient fini par me tuer, tu sais
 Ah ! oui, de jolis parents j’ai lĂ  ! Ils ne me reverront jamais. – Jamais ? s’écria-t-il, ne dis pas de bĂȘtises, Mouchette c’était son nom d’amitiĂ©. On ne laisse pas les filles courir Ă  travers les champs, comme un perdreau de la Saint-Jean. Le premier garde venu te rapportera dans sa gibeciĂšre. – Pensez-vous ? dit-elle. J’ai de l’argent. Qu’est-ce qui m’empĂȘche de prendre demain soir le train de Paris, par exemple ? Ma tante ÉglĂ© habite Montrouge – une belle maison, avec une Ă©picerie. Je travaillerai. Je serai trĂšs heureuse. – Petite sotte, es-tu majeure, oui ou non ? – Ça viendra, rĂ©pondit-elle, imperturbable. Il n’est que d’attendre. Elle dĂ©tourna les yeux un moment, puis, levant sur le marquis un regard tranquille – Gardez-moi, fit-elle. – Te garder, par exemple ! s’écria-t-il en marchant de long en large pour mieux cacher son embarras. Te garder ? Tu ne doutes de rien. OĂč te garder ? Crois-tu que je dispose ici d’une oubliette Ă  jolies filles ? On ne voit ça que dans les romans, finaude ! Avant demain soir ils nous seront tombĂ©s sur le dos, tous, ton pĂšre avec les gendarmes, la moitiĂ© du village, fourche en main
 Jusqu’au dĂ©putĂ© Gallet, mĂ©decin du diable, ce grand dĂ©pendeur d’andouilles ! Elle Ă©clata de rire, en battant des mains ; puis s’arrĂȘtant brusquement, tout Ă  coup sĂ©rieuse, elle remarqua d’une voix douce – Ah oui ! M. Gallet ? Je devais aller le trouver demain, avec papa. Une idĂ©e Ă  lui. – Une idĂ©e Ă  lui ! Une idĂ©e Ă  lui ! Comme elle dit ça ! Je l’ai rĂ©pĂ©tĂ© cent fois, Mouchette ; je ne suis pas un mĂ©chant homme, je sais mon tort. Mais nom d’un chien de nom d’un chien ! Je n’ai plus le sou. En vendant ici jusqu’à la derniĂšre barrique, il me restera de quoi ne pas crever de faim, une misĂšre ! J’ai des parents riches, oui, ma tante Arnoult, d’abord, mais solide Ă  soixante ans comme un fond de basane, riche comme une pierre Ă  fusil, une femme Ă  m’enterrer
 J’ai dĂ©jĂ  trop d’aventures. Il faut jouer serrĂ©, cette fois, Mouchette ; et d’abord gagner du temps. – Oh ! fit-elle, que c’est joli !
 Dieu que c’est joli ! Elle lui tournait le dos, caressant des deux mains une petite commode Louis XV de laque Ă  pagodes, ornĂ©e de bronzes dorĂ©s. Du bout des doigts, elle traçait des signes mystĂ©rieux, dans la poussiĂšre, sur le marbre de brĂšche violette. – Laisse la commode tranquille, dit-il. De ces vieilleries-lĂ , j’ai le grenier plein. Tu pourrais peut-ĂȘtre me faire l’honneur de me rĂ©pondre ? – RĂ©pondre quoi ? Et elle le regardait en face, du mĂȘme regard paisible. – RĂ©pondre quoi !
 commença-t-il. Mais il ne put s’empĂȘcher de dĂ©tourner les yeux. – Ne plaisantons pas, ma fille, et mettons les points sur les i. D’ailleurs, je ne veux pas me fĂącher. Tu dois comprendre que nous sommes intĂ©ressĂ©s tous les deux Ă  laisser passer l’orage. Puis-je te conduire demain Ă  la mairie, oui ou non ? Alors ? Tu ne prĂ©tends pas, j’imagine, rester ici Ă  la barbe du papa ? Ma foi, nous en verrions de belles ! Il est une heure et demie, conclut-il en tirant sa montre ; je m’en vas atteler Bob, et te mener grand train jusqu’au chemin des Gardes. Tu seras rentrĂ©e chez toi avant le jour. Ni vu ni connu. Et tu opposeras demain Ă  Malorthy un front d’airain. Quand le moment sera venu nous aviserons. C’est promis. Allons ! ouste ! – Oh ! non ! fit-elle. Je ne retournerai pas Ă  Campagne ce soir. – OĂč coucheras-tu, tĂȘte de bois ? – Ici. Sur la route. N’importe oĂč. Qu’est-ce que cela me fait ? Cette fois il perdit patience, et commença de jurer Ă  tort et Ă  travers, mais vainement. Ainsi la tarasque grogne et grince au bout de la laisse de mousse. Em un prim seden de moupo L’embourgino, l’adus que broupo
 – Je suis bien bon d’espĂ©rer convaincre une entĂȘtĂ©e. Va donc, si tu veux, coucher avec les alouettes. Est-ce ma faute aprĂšs tout ? J’aurais pu faire mieux, mais il fallait me laisser le temps un mois de plus, la vieille boĂźte Ă©tait vendue, j’étais libre. Aujourd’hui ton pĂšre tombe chez moi comme une bombe, et me menace du gendarme ; bref, un scandale des mille diables. Demain, j’aurais tout le canton sur les bras ; il ne faut que cette vieille chouette pour rassembler cent corbeaux. Et pourquoi ? À qui la faute ? Parce qu’une petite fille qui fait aujourd’hui l’entĂȘtĂ©e a pris peur, et nous a livrĂ©s pieds et poings liĂ©s, advienne que pourra ! On a dit tout Ă  papa, comme Ă  confesse
 et puis, dĂ©brouille-toi, mon ami ! Je ne te reproche rien, ma belle, mais tout de mĂȘme !
 Allons ! Allons ! ne pleure plus, ne pleure pas. Elle appuyait son front sur la vitre et pleurait sans bruit. Et, croyant l’avoir convaincue, il lui semblait dĂ©jĂ  moins difficile de s’apitoyer et de la plaindre. Car il est naturel Ă  l’homme de haĂŻr sa propre souffrance dans la souffrance d’autrui. Il essaya de tourner vers lui la petite tĂȘte obstinĂ©e ; il pressait des deux mains la nuque blonde. – Pourquoi pleures-tu ? Je ne pensais pas un mot de ce que je disais
 AprĂšs tout, je vois ça d’ici le papa Malorthy et son grand air de conseiller gĂ©nĂ©ral, un jour de comice
 RĂ©pondez-moi, malheureuse !
 Dites la vĂ©ritĂ© Ă  votre pĂšre
 » Il aurait fini par te battre
 Il ne t’a pas battue, au moins ? – Oh ! non, dit-elle entre deux sanglots. – Mais lĂšve donc le nez, Mouchette, c’est une affaire enterrĂ©e. – Il ne sait rien du tout, s’écria-t-elle en fermant les poings. Je n’ai rien dit ! – Par exemple ! fit-il. Certes, il ne comprenait pas grand-chose Ă  cette explosion de l’orgueil blessĂ©. Mais il voyait avec plus d’étonnement encore se dresser devant lui une Germaine inconnue, les yeux mauvais, le front barrĂ© d’un pli de colĂšre viril, et la lĂšvre supĂ©rieure un peu retroussĂ©e, laissant voir toutes les dents blanches. – Allons ! conclut-il, tu devais le dire plus tĂŽt. – Vous ne m’auriez pas crue, rĂ©pondit-elle, aprĂšs un silence, la voix frĂ©missante, mais le regard dĂ©jĂ  clair et froid. Il la regardait, non sans mĂ©fiance. Ce caprice, cette humeur vive et hardie, ces discours aussi brusques que le crochet d’un liĂšvre lui Ă©taient devenus familiers. Mais, dans l’ardeur de la poursuite, il n’y avait vu bonnement, jusqu’alors, que les menues dĂ©fenses d’une jolie fille rusĂ©e qu’un dernier scrupule entretient dans cette illusion d’ĂȘtre encore libre au moment qu’elle ne se refuse plus. La robuste maturitĂ© inspire aisĂ©ment une confiance aveugle, et l’expĂ©rience la plus cynique est plus prĂšs qu’on ne pense, en amour, d’une naĂŻvetĂ© presque candide. La souris va et vient devant le chat, disait-il parfois, mais elle est bientĂŽt rattrapĂ©e. » Il ne doutait pas de l’avoir, en effet, rattrapĂ©e. Que d’amants prennent ainsi entre leurs bras une Ă©trangĂšre, la parfaite et souple ennemie ! Un moment mĂȘme le bonhomme tout simple et tout net eut, pour la premiĂšre fois, le pressentiment d’un danger proche, inexplicable. La grande salle en dĂ©sordre, pleine de meubles entassĂ©s, descendus rĂ©cemment des combles oĂč ils achevaient de pourrir, lui parut tout Ă  coup dĂ©mesurĂ©e, vide. Et il ouvrit les yeux pour apercevoir, hors du cercle de la lampe, la fine silhouette immobile, l’unique et silencieuse prĂ©sence
 Puis il Ă©clata d’un rire heureux. – Alors ?
, cette parole d’honneur du papa Malorthy ? Une blague ? – Quelle parole ? demanda-t-elle. – Rien ; une plaisanterie pour moi seul
 Retourne-toi seulement, et ferme la fenĂȘtre. DerriĂšre elle, la porte, en effet, s’était brusquement ouverte, mais sans bruit. Une petite bise au goĂ»t de sel, venue de la haute mer, mais chargĂ©e en passant de toute la buĂ©e fade des Ă©tangs, fit voler jusqu’au plafond les feuillets Ă©pars sur une table, et tira du verre de la lampe une longue flamme rouge qui retomba en suie. Le vent fraĂźchissait encore. D’une seule voix, d’un bout du parc Ă  l’autre bout, les sapins rĂ©veillĂ©s mugirent. Elle tourna la clef dans la serrure, et revint, maussade. – Approche-toi, voyons, fit Cadignan. Mais, s’écartant de deux pas encore, elle mit par un dĂ©tour adroit la table entre elle et son amant, puis s’assit au bord d’une chaise, en petite fille. – Allons-nous passer la nuit comme ça, Mouchette ? Fi ! la boudeuse, s’écria t-il avec un rire forcĂ©. Il prenait sans doute aisĂ©ment son parti d’un entĂȘtement dont il savait bien qu’il ne serait pas maĂźtre, mais plus que le dĂ©sir d’une caresse, dont il Ă©tait las, la pensĂ©e d’un risque Ă  courir gonflait son cƓur. Demain viendra bien assez vite », songeait-il avec une espĂšce de joie. Car le repos est bon, mais plus dĂ©licieux encore un court rĂ©pit. D’ailleurs, il Ă©tait Ă  cet Ăąge oĂč le tĂȘte-Ă -tĂȘte fĂ©minin devient vite intolĂ©rable. – Un moment, veux-tu ? dit froidement Mouchette, sans lever les yeux. Il ne voyait d’elle que son front poli, obstinĂ©ment baissĂ©. Mais la petite voix aigre retentissait drĂŽlement dans le silence. – Je te donne cinq minutes ! s’écria-t-il plaisamment, pour cacher son trouble, car cette froide impertinence avait dĂ©concertĂ© sa belle humeur. Ainsi le chien cordial et pataud reçoit sur le nez une griffe alerte. – Tu ne me crois pas ? reprit-elle, aprĂšs avoir longuement mĂ©ditĂ©, comme si elle donnait cette conclusion Ă  un monologue intĂ©rieur. – Je ne te crois pas ? – Ne cherche pas Ă  me tromper, va ! J’ai bien rĂ©flĂ©chi depuis huit jours, mais depuis un quart d’heure il me semble que je comprends tout, la vie, quoi ! Tu peux rire ! D’abord, je ne me connaissais pas du tout moi-mĂȘme – moi – Germaine. On est joyeux sans savoir, d’un rien, d’un beau soleil
 des bĂȘtises
 Mais enfin tellement joyeux, d’une telle joie Ă  vous Ă©touffer, qu’on sent bien qu’on dĂ©sire autre chose en secret. Mais quoi ? et, toutefois, dĂ©jĂ  nĂ©cessaire. Ah ! sans elle, le reste n’est rien ! Je n’étais pas si bĂȘte que de te croire fidĂšle. Penses-tu ! Filles et garçons, nous n’avons pas nos yeux dans nos poches ; on apprend plus au long des haies qu’au catĂ©chisme du curĂ© ! Nous disions de toi Ma chĂšre, les plus belles, il les a !
 » Je pensais Pourquoi pas moi ! » C’est bien mon tour
 Et de voir Ă  prĂ©sent que les gros yeux de papa t’ont fait peur
 Oh ! je te dĂ©teste ! – Ma parole, elle est Ă  lier, s’écria Cadignan, stupĂ©fait. Tu n’as pas un grain de bon sens, Mouchette, avec tes phrases de roman. Il bourra lentement sa pipe, l’alluma, et dit – ProcĂ©dons par ordre. Quel ordre ? Combien d’autres avant lui nourrirent cette illusion de prendre en dĂ©faut une jolie fille de seize ans, tout armĂ©e ? Vingt fois vous l’aurez cru piper au plus grossier mensonge, qu’elle ne vous aura pas mĂȘme entendu, seulement attentive aux mille riens que nous dĂ©daignons, au regard qui l’évite, Ă  telle parole inachevĂ©e, Ă  l’accent de votre voix – cette voix de mieux en mieux connue, possĂ©dĂ©e, – patiente Ă  s’instruire, faussement docile, s’assimilant peu Ă  peu l’expĂ©rience dont vous ĂȘtes si fier, moins par une lente industrie que par un instinct souverain, tout en Ă©clairs et illuminations soudaines, plus habile Ă  deviner qu’à comprendre, et jamais satisfaite qu’elle n’ait appris Ă  nuire Ă  son tour. – ProcĂ©dons par ordre Que me reproches-tu ? T’ai-je jamais cachĂ© que dans ma vieille bicoque Ă  poivriĂšres je n’étais pas moins gueux qu’un croquant ? Pouvons-nous tenir le coup, oui ou non ? Qu’on ferme les yeux sur les embĂȘtements futurs, rien de mieux, et, dans l’amourette, le chanteur n’est pas le dernier Ă  se prendre Ă  sa chanson. Mais promettre ce qu’on sait bien ne pouvoir tenir, c’est vraiment duperie de goujat. Vois-tu la tĂȘte du curĂ© et celle de son grand diable de vicaire si nous nous prĂ©sentions dimanche Ă  la messe, la main dans la main ? Mon moulin de Brimaux vendu, les dettes payĂ©es, il me restera bien quinze cents louis, nom d’une pipe ! VoilĂ  du solide. Concluons quinze cents louis, deux tiers pour moi, le dernier pour toi. C’est dit. Topons-lĂ  ! – Oh ! lĂ , lĂ  ! fit-elle en riant mais les yeux pleins de larmes, quel sermon ! Il rougit de dĂ©sappointement, et fixa sur l’étrange fille Ă  travers la fumĂ©e de sa pipe un regard oĂč la colĂšre pointait dĂ©jĂ . Mais elle le soutint bravement. – Vous pouvez les garder, vos cinq cents louis ; ils vous font plus besoin qu’à moi ! Et certes, elle eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ©e de justifier son singulier plaisir, et de donner un nom Ă  tous les sentiments confus qui gonflaient son cƓur intrĂ©pide. Mais Ă  cet instant elle ne dĂ©sira rien de plus que d’humilier son amant dans sa pauvretĂ©, et le tenir Ă  sa merci. Avoir, une heure plus tĂŽt, franchi la nuit d’un trait vers l’aventure, dĂ©fiĂ© le jugement du monde entier, pour trouver au but, ĂŽ rage ! un autre rustre, un autre papa lapin ! Sa dĂ©ception fut si forte, son mĂ©pris si prompt et si dĂ©cisif qu’en vĂ©ritĂ© les Ă©vĂ©nements qui vont suivre Ă©taient dĂ©jĂ  comme Ă©crits en elle. Hasard, dit-on. Mais le hasard nous ressemble. Qu’un niais s’étonne du brusque essor d’une volontĂ© longtemps contenue, et qu’une dissimulation nĂ©cessaire, Ă  peine consciente, a dĂ©jĂ  marquĂ© de cruautĂ©, revanche ineffable du faible, Ă©ternelle surprise du fort, et piĂšge toujours tendu ! Tel s’applique Ă  suivre pas Ă  pas, dans son capricieux dĂ©tour, la passion, plus forte et plus insaisissable que l’éclair, qui se flatte d’ĂȘtre un observateur attentif, et ne connaĂźt d’autrui, dans son miroir, que sa pauvre grimace solitaire ! Les sentiments les plus simples naissent et croissent dans une nuit jamais pĂ©nĂ©trĂ©e, s’y confondent ou s’y repoussent selon de secrĂštes affinitĂ©s, pareils Ă  des nuages Ă©lectriques, et nous ne saisissons Ă  la surface des tĂ©nĂšbres que les brĂšves lueurs de forage inaccessible. C’est pourquoi les meilleures hypothĂšses psychologiques permettent peut-ĂȘtre de reconstituer le passĂ©, mais non point de prĂ©dire l’avenir. Et, pareilles Ă  beaucoup d’autres, elles dissimulent seulement Ă  nos yeux un mystĂšre dont l’idĂ©e seule accable l’esprit. AprĂšs un dernier effort, la brise essoufflĂ©e s’était tue. Les bosquets de lauriers qui faisaient Ă  la vieille maison une triple ceinture s’étaient depuis longtemps rendormis qu’au fond du parc les puissants arbres au feuillage noir, les pins de soixante pieds, frĂ©missaient encore de la cime, en grondant comme des ours. La lumiĂšre de la lampe brillait plus fort, tiĂšde, familiale, au bout de la table de noyer, avec un grĂ©sillement monotone. Et si prĂšs de la nuit, vue dans les vitres d’un noir opaque, l’air tiĂšde et un peu lourd semblait doux Ă  respirer. – Tiens ! rage si tu veux, Mouchette, dit tranquillement le marquis ; tu ne me mettras pas en colĂšre ce soir. Parole d’honneur ! c’est plaisir de te voir ci-dedans ! Il tassa les cendres de sa pipe d’un doigt minutieux, et reprit, mi-sĂ©rieux, mi-plaisant – On peut refuser cinq cents louis, mignonne. Mais on ne crache pas dans la main d’un pauvre diable qui offre loyalement le fond de sa bourse. De toi Ă  moi, ce bout d’explication suffit. La misĂšre ne me fait pas honte, petite
 Aux derniers mots, Germaine rougit. – Je n’en ai pas honte non plus, fit-elle. Ai-je jamais rien demandĂ©, d’abord ? – Non pas
 non pas
 Mouchette. Mais Malorthy, ton pĂšre
 Il s’arrĂȘta net, ayant parlĂ© sans malice, en voyant trembler la bouche de sa maĂźtresse, et le cou prĂ©cieux, gonflĂ© d’un sanglot d’enfant. – HĂ© bien quoi ! Malorthy, Malorthy ? Qu’est-ce que cela me fait Ă  la fin ! C’est trop fort ! Il est faux que je t’aie dĂ©noncĂ©, c’est un mensonge ! Ah ! quand hier soir
 devant moi
 il a osĂ© dire
 J’étais folle de rage ! Tiens ! Je me serais enfoncĂ© mes ciseaux dans la gorge, je me serais Ă©gorgĂ©e devant lui, exprĂšs, sur la nappe ! Vous ne me connaissez pas, tous les deux. Va ! les malheurs ne font que commencer ! Elle tĂąchait d’enfler sa voix frĂȘle, frappant du poing sur la table, Ă  petits coups secs et rĂ©pĂ©tĂ©s, un peu risible dans sa colĂšre, avec ce rien d’emphase dont les plus sincĂšres des femmes s’étourdissent, avant d’oser prendre parti. Cadignan, sans l’interrompre, l’admirait au contraire pour la premiĂšre fois. Un autre sentiment que le dĂ©sir, une espĂšce de sympathie paternelle jamais Ă©prouvĂ©e jusqu’alors, l’inclinait vers l’enfant rĂ©voltĂ©e, plus Ăąpre et plus fiĂšre que lui, son compagnon fĂ©minin
 Quoi !
 Peut-ĂȘtre un jour ?
 Il la regarda bien en face, et sourit. Mais elle se crut bravĂ©e. – J’ai tort de me fĂącher, dit-elle froidement. Cela devait ĂȘtre. Oui, j’aurais fini par mourir dans leur maison de briques et leur jardin de poupĂ©e
 Mais vous, Cadignan lui jetant son nom comme un dĂ©fi, je vous aurais cru un autre homme. Elle se raidissait pour achever la phrase avant que sa voix ne se brisĂąt. Si hardie et confiante qu’elle s’efforçùt de paraĂźtre, elle ne voyait depuis un moment nulle autre issue que la trappe du logis paternel, bientĂŽt retombĂ©e, l’inĂ©vitable souriciĂšre qu’elle avait fuie deux heures plus tĂŽt, dans un dĂ©lire d’espĂ©rance. Il m’a déçue », songeait-elle. Mais en conscience, elle n’eĂ»t su dire comment ni pourquoi. DĂ©jĂ  la maĂźtresse et l’amant, encore face Ă  face, ne se reconnaissent plus. Le bonhomme Ă  son dĂ©clin croit faire assez en payant naĂŻvement des fĂ©licitĂ©s bourgeoises d’un dernier Ă©cu que la petite sauvage eĂ»t plus dĂ©testĂ© que la misĂšre et la honte
 Qu’était-elle venue demander, Ă  travers cette premiĂšre libre nuit, Ă  ce gaillard dĂ©jĂ  bedonnant qui ne tenait que de sa race paysanne et militaire une Ă©nergie toute physique, et comme une espĂšce de grossiĂšre dignitĂ© ? Elle s’était Ă©chappĂ©e, voilĂ  tout ; elle frĂ©missait de se sentir libre. Elle avait couru Ă  lui comme au vice, Ă  l’illusion longtemps caressĂ©e de faire une fois le pas dĂ©cisif, de se perdre pour tout de bon. Tel livre, telle mauvaise pensĂ©e, telle image entrevue les yeux clos, au ronron du poĂȘle, les mains jointes sur l’ouvrage oubliĂ©, se reprĂ©sentaient tout Ă  coup Ă  son souvenir, avec une affreuse ironie. Le scandale qu’elle avait rĂȘvĂ©, un scandale Ă  faire tourner les tĂȘtes, Ă©tait ramenĂ© tout doucement aux proportions d’un coup de tĂȘte d’écoliĂšre. Le retour au logis, l’accouchement discret, des mois de solitude, l’honneur retrouvĂ© au bras d’un sot
, et des annĂ©es, des annĂ©es encore, toutes grises, au milieu d’un peuple de marmots, elle vit cela dans un Ă©clair et gĂ©mit. HĂ©las ! comme un enfant, parti le matin pour dĂ©couvrir un nouveau monde, fait le tour du potager, et se retrouve auprĂšs du puits, ayant vu pĂ©rir son premier rĂȘve, ainsi n’avait-elle fait que ce petit pas inutile hors de la route commune. Rien n’est changĂ©, murmurait-elle, rien de nouveau
 » Mais contre l’évidence, une voix intĂ©rieure, mille fois plus nette et plus sĂ»re, tĂ©moignait de l’écroulement du passĂ©, d’un vaste horizon dĂ©couvert, de quelque chose de dĂ©licieusement inattendu, d’une heure irrĂ©parablement sonnĂ©e. À travers son bruyant dĂ©sespoir, elle sentait monter la grande joie silencieuse, pareille Ă  un pressentiment. Qu’elle trouvĂąt quelque part, ici ou lĂ , un asile, qu’importe ! Qu’importe un asile Ă  qui sut franchir une fois le seuil familier et trouve la porte Ă  refermer derriĂšre soi si lĂ©gĂšre ? Ce dĂ©bauchĂ© de marquis craignait l’opinion du bourg, qu’elle affectait de braver ? Tant pis ! Elle n’en sentait pas moins sa propre force, en ayant trouvĂ© la mesure dans la faiblesse d’autrui. DĂšs ce moment, son proche destin se pouvait lire au fond de ses yeux insolents. Ils s’étaient tu tous les deux. Au milieu de la haute fenĂȘtre sans rideaux la lune apparut tout Ă  coup, Ă  travers la vitre, nue, immobile, toute vivante et si proche qu’on eĂ»t voulu entendre le frĂ©missement de sa lumiĂšre blonde. Alors, par une plaisante rencontre, la mĂȘme question posĂ©e quelques heures plus tĂŽt par Malorthy se retrouva sur les lĂšvres de Cadignan – À toi de proposer, Mouchette. Mais, comme elle l’interrogeait d’un battement de ses paupiĂšres, sans parler – Demande hardiment, fit-il. – EmmĂšne-moi, dit-elle. Elle ajouta, aprĂšs l’avoir mesurĂ© des yeux, pesĂ©, Ă©valuĂ© au plus juste, absolument comme une mĂ©nagĂšre fait d’un poulet – À Paris
 n’importe oĂč ! – Ne parlons pas de ça encore, veux-tu ? Ni oui, ni non
 Tes couches faites ; le moutard au monde
 DĂ©jĂ  elle se dressait Ă  demi, la bouche ouverte, avec un geste de surprise d’une vraisemblance parfaite, irrĂ©sistible – Tes couches ? Le moutard ?
 Alors elle Ă©clata de rire, les deux mains pressĂ©es sur sa gorge nue, le col renversĂ© en arriĂšre, s’enivrant de son dĂ©fi sonore, jetant aux quatre coins de la vieille salle, comme un cri de guerre, la seule note de cristal. Le visage de Cadignan s’empourpra. Toujours riant, elle dit, essoufflĂ©e – Mon pĂšre s’est moquĂ© de vous
 L’avez-vous cru ? L’audace du mensonge Ă©loignait tout soupçon. L’invraisemblable se passe de preuves. Le marquis ne douta pas qu’elle eĂ»t dit vrai. D’ailleurs la colĂšre l’étranglait. – Tais-toi ! s’écria-t-il en frappant du poing sur la table. Mais elle riait encore Ă  coups mesurĂ©s, prudemment, les paupiĂšres mi-closes, ses deux petits pieds rassemblĂ©s sous sa chaise, prĂȘte Ă  s’échapper d’un bond. – Tonnerre de nom d’un chien ! Tonnerre ! rĂ©pĂ©tait la pauvre dupe, secouant la banderille invisible. Un moment son regard rencontra celui de sa maĂźtresse, et tout de mĂȘme il flaira le piĂšge. – Nous verrons bien qui dit vrai, conclut-il, bourru. Si ton benĂȘt de pĂšre s’est moquĂ© de moi, je lui casse les reins ! Et maintenant, la paix ! Mais elle ne dĂ©sirait que le voir bien en face, l’épier sous ses longs cils, jouir de sa confusion, toute pĂąle de se sentir si dangereuse et si rusĂ©e, aussi forte qu’un homme. Une minute, il tira nerveusement sa moustache, songeant L’histoire est singuliĂšre
 lequel me trompe ?
 » D’ailleurs, jamais parole menteuse ne fut si aisĂ©ment profĂ©rĂ©e, plus librement, sans y songer, pareille Ă  un geste de dĂ©fense, aussi spontanĂ©e qu’un cri. – Grosse ou non, je ne me dĂ©dis pas, Mouchette, dit-il enfin
 SitĂŽt la bicoque vendue, je trouverai bien un coin pour deux, une maison de garde-chasse, Ă  mi-chemin de la riviĂšre et du bois, oĂč vivre tranquille. Et mille noms d’une pipe, le mariage est peut-ĂȘtre au bout
 Le bonhomme s’attendrissait ; elle rĂ©pondit tranquillement – Allons-nous-en demain ? – Oh ! la sotte, s’écria-t-il, vraiment Ă©mu. Tu parles de ça, ma parole ! comme un dimanche soir d’un tour en ville
 Tu es mineure, Mouchette, et la loi ne badine pas. Aux trois quarts sincĂšre, mais de trop vieille race paysanne pour s’engager imprudemment, il attendait un cri de joie, une Ă©treinte, des larmes, enfin la scĂšne Ă©mouvante qui l’eĂ»t tirĂ© d’embarras. Mais la rusĂ©e le laissait dire, dans un silence moqueur. – Oh ! fit-elle, je n’attendrai pas si longtemps une maison de garde-chasse
 Ă  mon Ăąge ! Une belle mine que je ferais entre votre riviĂšre et votre bois ?
 Si personne ne veut plus de moi, je vais peut-ĂȘtre me gĂȘner ? – Ça pourrait peut-ĂȘtre mal finir, riposta dĂ©daigneusement le marquis. – Je me moque bien de finir, s’écria-t-elle en battant des mains
 Et d’ailleurs, j’ai mon idĂ©e
 moi. Mais, Cadignan ayant seulement haussĂ© les Ă©paules, elle continua, piquĂ©e au vif – Un amant tout trouvé  – Peut-on savoir ? – Qui ne me refusera rien, celui-lĂ , et riche
 – Et jeune ? – Plus que vous
 Allez ! toujours assez jeune pour devenir blanc comme la nappe, si je le touche seulement du pied sous la table, lĂ  ! – Voyez-vous
 – Un homme instruit, savant mĂȘme
 – J’y suis !
 dĂ©puté  – Tu l’as dit ! s’écria-t-elle toute rose, et le regard anxieux. Elle attendait un Ă©clat, mais il se contenta de rĂ©pondre, en secouant sa pipe – Grand bien te fasse ! Un beau parti, pĂšre de deux enfants, et mari d’une femme long-jointĂ©e, qui le surveille de prĂšs
 Cependant, sa voix tremblait
 Le persiflage ne trompa point la prudente petite fille, qui suivait tous ses mouvements d’un Ɠil attentif – mesurant la largeur de la table qui la sĂ©parait de son amant – son cƓur battant bien fort, et les paumes moites et glacĂ©es. Mais elle se sentait lĂ©gĂšre comme une biche. Certes, Cadignan eĂ»t fait bon marchĂ© jadis d’une maĂźtresse ou deux. La veille encore, il avait Ă©tĂ© plus sensible Ă  la honte d’ĂȘtre pris en flagrant dĂ©lit de mensonge par un ridicule adversaire qu’à la crainte de perdre une Mouchette blonde. Il ne doutait point non plus qu’elle l’eĂ»t livrĂ© et, dans son Ă©goĂŻsme ingĂ©nu, il lui reprochait cette faiblesse comme un crime, et ne l’avait point pardonnĂ©e. Toutefois le nom de l’homme qu’il haĂŻssait le plus, d’une solide haine de rustre, l’avait remuĂ© jusqu’au fond. – Pour une gamine, dit-il, tu ne te laisses pas prendre sans vert
 Bon sang ne peut mentir, aprĂšs tout. Le papa vend de la mauvaise biĂšre, et la fille
 On vend ce qu’on a. Elle essaya de secouer la tĂȘte d’un air de bravade ; mais encore mal aguerrie, l’ignoble injure, frappĂ©e de prĂšs, la fit un instant plier elle sanglota. – Tu en entendras bien d’autres, si tu vis longtemps, continua paisiblement le marquis. La maĂźtresse de Gallet !
 À la barbe du papa, sans doute ? – À Paris, quand je voudrai, bĂ©gaya-t-elle Ă  travers ses larmes
 oui ! Ă  Paris. Les dix petites griffes grinçaient sur la table, oĂč elle appuyait ses mains. La rumeur des idĂ©es dans sa cervelle l’étourdissait ; mille mensonges, une infinitĂ© de mensonges y bourdonnaient comme une ruche. Les projets les plus divers, tous bizarres, aussitĂŽt dissipĂ©s que formĂ©s, y dĂ©roulaient leur chaĂźne interminable, comme dans la succession d’un rĂȘve. De l’activitĂ© de tous les sens jaillissait une confiance inexprimable, pareille Ă  une effusion de la vie. Une minute, les limites mĂȘmes du temps et de l’espace parurent s’abaisser devant elle, et les aiguilles de l’horloge coururent aussi vite que sa jeune audace
 N’ayant jamais connu d’autre contrainte qu’un puĂ©ril systĂšme d’habitudes et de prĂ©jugĂ©s, n’imaginant pas d’autre sanction que le jugement d’autrui, elle ne voyait pas de bornes au merveilleux rivage oĂč elle abordait en naufragĂ©e. Si longtemps qu’on en ait goĂ»tĂ© la dĂ©lectation amĂšre et douce, la mauvaise pensĂ©e n’est point capable d’émousser par avance l’affreuse joie du mal enfin saisi, possĂ©dĂ© – d’une premiĂšre rĂ©volte pareille Ă  une seconde naissance. Car le vice pousse au cƓur une racine lente et profonde, mais la belle fleur pleine de venin n’a son grand Ă©clat qu’un seul jour. – À Paris ? dit Cadignan. Elle vit bien qu’il brĂ»lait de pousser plus avant l’interrogatoire, sans l’oser. – À Paris, rĂ©pĂ©ta-t-elle, les joues encore luisantes, et les yeux secs. Oui
 Ă  Paris, chez moi – une jolie chambre – et libre
 Tous ces messieurs dĂ©putĂ©s ont ainsi leurs amies, ajouta-t-elle avec une gravitĂ© imperturbable
 c’est connu
 Est-ce qu’ils ne la font pas, eux, la loi ? Entre nous deux, allez, la chose est entendue
, et depuis longtemps ! Il est vrai que le triste lĂ©gislateur de Campagne, dont une mauvaise bile travaillait la moelle, et qu’une femme austĂšre, elle-mĂȘme dĂ©vorĂ©e d’envie, Ă©puisait sans l’assouvir, avait manifestĂ© plus d’une fois, Ă  la fille du brasseur, ces sentiments paternels sur le vĂ©ritable sens desquels une fille avisĂ©e ne se trompe pas. C’était tout
 Mais, sur ce pauvre thĂšme, la perfide Mouchette se sentait de force Ă  mentir jusqu’à l’aube. Chaque mensonge Ă©tait un nouveau dĂ©lice dont sa gorge Ă©tait resserrĂ©e comme d’une caresse ; elle eĂ»t menti cette nuit sous les injures, sous les coups, au pĂ©ril mĂȘme de sa vie ; elle eĂ»t menti pour mentir. Elle se souvint plus tard de cet Ă©trange accĂšs comme de la plus folle dĂ©pense qu’elle eĂ»t jamais faite d’elle-mĂȘme, un cauchemar voluptueux. Pourquoi pas ? » pensait Cadignan. – Voyez-vous, cette niaise, conclut-il tout haut, la voyez-vous qui croit sur parole un Jean-foutre de renĂ©gat, un marchand de phrases, la pire espĂšce d’arlequin ! Il en fera de toi comme de ses Ă©lecteurs, ma fille ! Bonne amie d’un dĂ©putĂ©, fichtre ! – Riez toujours, dit Mouchette, on a vu pis. » Le nez du rustre, ordinairement rose et jovial, Ă©tait plus blĂȘme que ses joues. Un moment, remĂąchant sa colĂšre, il marcha de long en large, les deux mains dans son ample vareuse de velours ; puis il fit quelques pas vers sa maĂźtresse attentive qui, pour l’éviter, tournant Ă  gauche, laissa prudemment la table entre elle et son dangereux adversaire. Mais il passa les yeux baissĂ©s, alla droit vers la porte, la ferma, et mit la clef dans sa poche. Puis il regagna son fauteuil, et dit sĂšchement – Ne m’échauffe plus les oreilles, fillette. Tu l’as voulu ; je te garde ici jusqu’à demain, pour rien, pour le plaisir
 C’est Ă  mon risque. Et maintenant sois sage, et rĂ©ponds-moi, si tu peux. Des blagues, tout ça ? Elle Ă©tait elle-mĂȘme aussi pĂąle que son petit col. Elle rĂ©pondit Non ! » les dents jointes. – Allons ! reprit-il
 veux-tu me faire croire ?
 – Il est mon amant, lĂ  ! Elle se dĂ©livrait de ce nouveau mensonge, ainsi qu’on crache une liqueur Ăąpre et brĂ»lante. Et quand elle n’entendit plus l’écho de sa propre voix, elle sentit son cƓur dĂ©faillir, comme Ă  la descente de l’escarpolette. Pour un peu, son accent l’eĂ»t trompĂ©e elle-mĂȘme et, tandis qu’elle jetait au marquis ce mot d’amant, elle croisa les deux bras sur les seins, d’un geste Ă  la fois naĂŻf et pervers, comme si ces deux syllabes magiques l’eussent dĂ©pouillĂ©e, montrĂ©e nue. – Nom de Dieu ! s’écria Cadignan. Il s’était levĂ© d’un bond, et si vite que le premier Ă©lan de la pauvrette, mal calculĂ©, la porta presque dans ses bras. Ils se rencontrĂšrent au coin de la salle, et restĂšrent un moment face Ă  face, sans rien dire. DĂ©jĂ  elle Ă©chappait, sautait sur une chaise qui s’effondrait, puis de lĂ  sur la table ; mais ses hauts talons glissĂšrent sur le noyer cirĂ© ; en vain elle Ă©tendit les mains. Celles du marquis l’avaient saisie Ă  la taille, la tiraient vivement en arriĂšre. La violence du choc l’étourdit ; le gros homme l’emportait comme une proie. Elle se sentit rudement jetĂ©e sur le canapĂ© de cuir. Puis une minute encore elle ne vit plus que deux yeux d’abord fĂ©roces, oĂč peu Ă  peu montait l’angoisse, puis la honte. 




 De nouveau, elle Ă©tait libre ; debout, en pleine lumiĂšre, les cheveux dĂ©nouĂ©s, un pli de sa robe dĂ©couvrant son bas noir, cherchant en vain du regard le maĂźtre dĂ©testĂ©. Mais elle distinguait Ă  peine un grand trou d’ombre et le reflet de la lampe sur le mur, aveuglĂ©e par une rage inouĂŻe, souffrant dans son orgueil plus que dans un membre blessĂ©, d’une souffrance physique, aiguĂ«, intolĂ©rable
 Lorsqu’elle l’aperçut enfin, le sang rentra comme Ă  flots dans son cƓur. – Allons ! Mouchette, allons ! disait le bonhomme inquiet. Parlant toujours, il s’approchait Ă  petits pas, les bras tendus, cherchant Ă  la reprendre, sans violence ainsi qu’il eĂ»t fait d’un de ses farouches oiseaux. Mais cette fois elle Ă©chappa. – Qu’est-ce qui te prend, Mouchette ? rĂ©pĂ©tait Cadignan, d’une voix mal assurĂ©e. Elle l’épiait de loin, sa jolie bouche dĂ©formĂ©e par un rictus sournois. RĂȘve-t-elle ? » pensait-il encore
 Car ayant cĂ©dĂ© Ă  un de ces emportements de colĂšre, d’oĂč naĂźt soudain le dĂ©sir, il se sentait moins de remords que de confusion, n’ayant jamais beaucoup plus Ă©pargnĂ© ses maĂźtresses qu’un loyal compagnon qui tient sa partie dans un jeu brutal. Il ne la reconnaissait plus. – RĂ©pondras-tu ! s’écria-t-il, exaspĂ©rĂ© par son silence. Mais elle reculait devant lui, Ă  pas lents. Comme elle fuyait vers la porte, il essaya de lui barrer la route en poussant son fauteuil Ă  travers l’étroit passage, mais elle Ă©vita l’obstacle d’un saut lĂ©ger, avec un cri de frayeur si vive qu’il en demeura sur place, haletant. Une seconde plus tard, alors qu’il se retournait pour la suivre, il la vit dans un Ă©clair, Ă  l’autre extrĂ©mitĂ© de la salle, dressĂ©e sur la pointe de ses petits pieds, s’efforçant d’atteindre quelque chose au mur, de ses bras tendus. – HĂ© lĂ  ! Ă  bas les pattes ! enragĂ©e ! En deux bonds il l’eĂ»t sans doute rejointe et dĂ©sarmĂ©e, mais une fausse honte le retint. Il s’approchait d’elle sans hĂąte et du pas d’un homme qu’on n’arrĂȘtera pas aisĂ©ment. Car il voyait son propre hammerless – un magnifique Anson – entre les mains de sa maĂźtresse. – Essaie voir ! disait-il en avançant toujours et comme on menace un chien dangereux. La folle Mouchette ne rĂ©pondit que par une espĂšce de gĂ©missement de terreur et de colĂšre ; en mĂȘme temps elle levait l’arme Ă  bout de bras. – ImbĂ©cile ! il est chargĂ© ! voulut-il dire encore
 Mais le dernier mot fut comme Ă©crasĂ© sur ses lĂšvres par l’explosion. La charge l’avait atteint sous le menton, faisant voler la mĂąchoire en Ă©clats. Le coup avait Ă©tĂ© tirĂ© de si prĂšs que la bourre de feutre suiffĂ©e traversa le cou de part en part, et fut retrouvĂ©e dans sa cravate. Mouchette ouvrit la fenĂȘtre et disparut. IV. M. le docteur Gallet, sa lettre achevĂ©e, traçait l’adresse sur l’enveloppe, de son Ă©criture menue, aux jambages adroits. Alors, derriĂšre lui, son jardinier TimolĂ©on – Mademoiselle Germaine fait dire Ă  Monsieur
 Mlle Malorthy apparut alors sur le seuil, sanglĂ©e dans l’étroit manteau noir, et son parapluie Ă  la main. Elle Ă©tait entrĂ©e si vite que l’écho de son pas rapide sur les dalles n’était pas encore, derriĂšre elle, retombĂ©. Elle Ă©clata de rire, au nez du jardinier, qui rit aussi. La fenĂȘtre entrouverte laissait passer l’odeur du soir, toujours complice ; et la lueur fauve, au bord du fauteuil, dans le mĂȘme instant, s’éteignit. – Que puis-je pour votre service, mademoiselle Germaine ? demanda le docteur Gallet. Il se hĂątait de fermer l’enveloppe. – Papa devait vous annoncer lui-mĂȘme que la prochaine rĂ©union du Conseil est remise au 9 courant ; alors
 puisque je passais par ici
, rĂ©pondit-elle avec son calme habituel, en appuyant si drĂŽlement sur les mots conseil » et remise au 9 courant » que TimolĂ©on rit encore sans savoir pourquoi. – Allez ! Allez ! fit rudement M. Gallet, en lui tendant la lettre. Il le suivit des yeux jusqu’à ce que la porte se fĂ»t refermĂ©e. Puis – Qu’est-ce que cela signifie ? dit-il. – Tu veux le savoir tout de suite ? rĂ©pondit-elle en posant en travers du fauteuil son parapluie. HĂ© bien, je suis enceinte, voilĂ  tout ! – Tais-toi, Mouchette, finit-il par murmurer, d’une voix dĂ©jĂ  Ă©tranglĂ©e, ou plus bas. – Je te dĂ©fends de m’appeler Mouchette, rĂ©pliqua sĂšchement Mlle Malorthy. Mouchette, non ! Elle jeta son manteau sur une chaise et se tint debout devant lui. – Tu peux te rendre compte, dit-elle. On ne croit jamais ça d’emblĂ©e. – Depuis
 depuis quand ? – Environ trois mois. Elle commençait de dĂ©grafer tranquillement sa jupe, Ă©pingle entre les dents. – Et tu ne m’as
 tu avoues maintenant
 – Oh ! Oh ! avouer ! fit-elle en essayant de rire sans lĂącher l’épingle. Tu as des mots ! Les lĂšvres closes, ses yeux riaient d’un rire d’enfant. – Tu ne vas pas te dĂ©vĂȘtir ici, voyons ! remarqua le docteur de Campagne, faisant un grand effort pour rattraper son sang-froid ; passe au moins dans mon cabinet. – Qu’est-ce que ça fait ? dit Germaine Malorthy. Donne seulement un tour de clef. Dans ton cabinet, je grelotte. Il haussa dĂ©daigneusement les Ă©paules mais dĂ©jĂ  l’observait de biais, la gorge sĂšche. Elle, une de ses jambes sur l’accoudoir du fauteuil, l’autre repliĂ©e, dĂ©laçait tranquillement sa bottine. – Je profite de l’occasion, remarqua-t-elle, vois-tu ? Elles me font un mal horrible ; j’ai couru tout le jour avec. Tu me donneras les petits souliers de daim que j’ai laissĂ©s ici mardi, oui ! sur la planche du cabinet de toilette, derriĂšre la caisse. Et puis, sais-tu ? Je ne m’en irai pas ce soir. J’ai dit Ă  papa que j’irais sans doute Ă  Caulaincourt, chez ma tante Malvina
 Ta femme rentre demain, je pense ? Il l’écoutait bouche bĂ©e, sans remarquer dans l’étonnante mobilitĂ© du petit visage quelque chose d’immobile et de contractĂ©, un pli de fatigue et d’obsession, qui grimaçait jusque dans le sourire. – Tu finiras par tout casser avec tes imprudences, reprit-il d’un ton plaintif. Au dĂ©but, je ne te voyais qu’à Boulogne ou Saint-Pol, et maintenant tu ne sais qu’inventer
 As-tu vu TimolĂ©on ? Pour moi
 – Qui risque rien n’a rien, conclut-elle gravement. Va toujours chercher mes souliers, veux-tu ? Et prends garde de refermer la porte derriĂšre toi. Elle suivit des yeux son Ă©trange amant glissant sur ses pantoufles de feutre, serrĂ© dans sa jaquette aux pauvres basques, au col Ă©troit, luisante aux coudes. À quoi songeait-elle ? Ou ne songeait-elle Ă  rien ? Le ridicule et l’odieux de ce cafard Ă  dents jaunes ne l’étonnaient mĂȘme plus. Pis, elle l’aimait. Autant qu’elle pouvait aimer, elle l’aimait. Depuis qu’une nuit, d’un geste irrĂ©parable, elle avait tuĂ©, en mĂȘme temps que l’inoffensif marquis, sa propre image trompeuse, la petite Malorthy, Mlle Malorthy, se dĂ©battait vainement contre son ambition déçue. Fuir, Ă©chapper, l’eĂ»t accusĂ©e trop clairement ; elle avait dĂ» reprendre sa place dans la maison, mendier le pardon paternel avec un front d’airain et, plus humble et plus silencieuse que jamais sous les regards de intolĂ©rable pitiĂ©, tramer autour d’elle le mensonge, fil Ă  fil. Demain, se disait-elle, le cƓur dĂ©vorĂ©, demain l’oubli sera fait, je serai libre. » Mais demain ne venait jamais. Lentement, les liens autrefois brisĂ©s resserraient autour d’elle leurs nƓuds. Par une amĂšre dĂ©rision, la cage Ă©tait devenue un asile, et elle ne respirait plus que derriĂšre les barreaux, jadis dĂ©testĂ©s. Le personnage qu’elle affectait d’ĂȘtre dĂ©truisait l’autre peu Ă  peu, et les rĂȘves qui l’avaient portĂ©e tombaient un par un, rongĂ©s par le ver invisible l’ennui. L’obscure petite ville qu’elle avait bravĂ©e l’avait reprise, se refermait sur elle, la digĂ©rait. Jamais chute fut moins prompte, ni plus irrĂ©vocable. Et repassant dans sa mĂ©moire chaque incident de la nuit criminelle, Mouchette n’y voyait rien qui justifiĂąt le souvenir qu’elle en avait gardĂ© comme d’un effort immense, tout Ă  coup dĂ©liĂ©, d’un trĂ©sor anĂ©anti. Ce qu’elle avait voulu, la proie visĂ©e, manquĂ©e du premier bond, disparue Ă  jamais, elle ne savait plus quel nom lui donner. L’avait-elle d’ailleurs jamais nommĂ©e ? Ah ! ce n’était pas ce gros bonhomme Ă©tendu
 Mais quelle proie ? Que d’autres filles rampent et meurent sous les tilleuls, dont la vie n’a durĂ© qu’une heure ou cent ans ! La vie un moment ouverte, dĂ©ployĂ©e de toute l’envergure, le vent de l’espace frappant en plein
, puis repliĂ©e, retombant Ă  pic comme une pierre. Mais celles-lĂ  n’ont point commis le meurtre, ou peut-ĂȘtre en rĂȘve. Elles n’ont aucun secret. Elles peuvent dire Que j’étais folle ! » en lissant leurs bandeaux gris sous le bonnet Ă  ruches. Elles ignoreront toujours qu’étirant leurs jeunes griffes, un soir d’orage, elles auraient pu tuer en jouant. AprĂšs son crime, l’amour de Gallet Ă©tait pour Germaine un autre secret, un autre silencieux dĂ©fi. Elle s’était d’abord jetĂ©e au bras du goujat sans Ăąme et se cramponnait Ă  cette autre Ă©pave. Mais l’enfant rĂ©voltĂ©e, d’une ruse trĂšs sĂ»re, eut vite fait d’ouvrir ce cƓur, comme un abcĂšs. Autant par dĂ©lectation du mal, certes, que par un jeu dangereux, elle avait fait d’un ridicule fantoche une bĂȘte venimeuse, connue d’elle seule, couvĂ©e par elle, pareille Ă  ces chimĂšres qui hantent le vice adolescent, et qu’elle finissait par chĂ©rir comme l’image mĂȘme et le symbole de son propre avilissement. Toutefois de ce jeu, dĂ©jĂ , elle Ă©tait lasse. – VoilĂ , dit-il, en jetant sur la carpette les deux souliers. Et il fut aussitĂŽt Ă©tonnĂ© du silence. D’un regard, toujours coulĂ© de biais, il entrevit dans l’ombre le petit corps Ă©tendu sur le fauteuil, les genoux repliĂ©s, la tĂȘte inclinĂ©e sur l’épaule, un coin des lĂšvres imperceptiblement retroussĂ©es vers le haut, les joues pĂąlies. – Mouchette, appela-t-il, Mouchette ! En mĂȘme temps, il s’approchait vivement, caressait des doigts les paupiĂšres closes. Elles s’entrouvrirent lentement, mais sur un regard encore sans pensĂ©e. Puis elle tourna la tĂȘte, et gĂ©mit. – Je ne sais ce qui m’a pris, dit-elle ; j’ai froid
 Alors, il vit qu’elle Ă©tait nue dans son lĂ©ger manteau de laine. – HĂ© bien ? dit-il. Dors-tu ? Quoi de neuf ? Il restait debout, la tĂȘte penchĂ©e en avant, riant toujours de son rire aigre. – La crise est terminĂ©e, fit-il encore
 il lui prit la main. Le pouls un peu vif ; c’est l’habitude. Rien de grave. Tu ne sais pas vivre
 tu vas
 tu vas
 Quelle pitiĂ© ! Tousses-tu ? Il s’assit Ă  son cĂŽtĂ©, Ă©cartant vivement le col Ă  demi clos. L’incomparable Ă©paule fuyante, d’une grĂące animale, un instant dĂ©couverte, frĂ©mit. Mais elle le repoussait sans rudesse. – Quand tu voudras, fit-il. Avoue cependant que je ne puis me prononcer sans une exploration prĂ©alable des voies respiratoires. C’est ton point faible. D’ailleurs ton hygiĂšne est dĂ©plorable. Il poursuivit quelque temps encore. Alors seulement il s’aperçut qu’elle pleurait. Les yeux grands ouverts et fixes, son petit visage aussi calme, l’arc de sa bouche toujours tendu, elle pleurait, sans mĂȘme un soupir. Un moment, il resta bouche bĂ©e. Une curiositĂ© bien au-dessus de sa nature, la recherche et l’effroi, dans un autre si prĂšs de lui-mĂȘme, d’un sentiment inaccessible l’ennoblit pour un instant. Mais l’exclamation attendue resta sur ses lĂšvres ; il rougit, dĂ©tourna les yeux, et se tut. – M’aimes-tu ? dit-elle tout Ă  coup d’une voix oĂč la plainte se faisait Ă©trangement grave et dure. Puis elle ajouta aussitĂŽt – Je te demande ça Ă  cause d’une idĂ©e que j’ai dans la tĂȘte. – Quelle idĂ©e ? – M’aimes-tu ? reprit-elle soudain de la mĂȘme voix. En mĂȘme temps, elle se levait, toute vibrante, ridiculement nue dans son manteau entrouvert, nue et menue, et dans les yeux ce mĂȘme regard d’oĂč l’orgueil Ă©tait tombĂ©. –
 RĂ©ponds-moi ! dit-elle encore, rĂ©ponds-moi vite ! – Voyons
 Germaine
 – Rien de ça ! s’écria-t-elle
 Pas de ça ! Dis-moi seulement je t’aime !
 oui
 Comme ça ! Elle renversait la tĂȘte, et fermait les yeux. Entre les lĂšvres tremblantes, il voyait les dures dents blanches, et l’haleine y faisait un lĂ©ger sifflement, encore perceptible, dans le silence. – HĂ© bien quoi ? fit-elle, c’est tout ? Tu n’oses pas dire ? Elle se laissa glisser Ă  ses pieds et rĂ©flĂ©chit une minute, le menton dans ses deux mains jointes
 Puis elle leva vers lui, de nouveau, ses yeux pleins de ruse. –
 Va
 va
 va toujours, dit-elle en hochant la tĂȘte
 Je sais que tu me hais
 Moins que moi ! fit-elle encore gravement. Et elle ajouta aussitĂŽt – Seulement, toi
 tu ne sais mĂȘme pas ce que c’est. – Ce que c’est, quoi ? – HaĂŻr et mĂ©priser, dit-elle. Alors elle commença de parler avec une volubilitĂ© extrĂȘme, comme elle faisait chaque fois qu’un mot jetĂ© au hasard rĂ©veillait au fond d’elle-mĂȘme ce dĂ©sir Ă©lĂ©mentaire, non pas la joie ou le tourment de cette petite Ăąme obscure, mais cette Ăąme mĂȘme. Et dans la vibration de ce corps frĂȘle et dĂ©jĂ  flĂ©tri sous son Ă©clatant linceul de chair, dans le rythme inconscient des mains ouvertes et refermĂ©es, dans l’élan retenu des Ă©paules et des hanches infatigables, respirait quelque chose de la majestĂ© des bĂȘtes. – Vraiment ? tu n’as jamais senti
 comment dire ? Cela vous vient comme une idĂ©e
 comme un vertige
 de se laisser tomber, glisser
 d’aller jusqu’en bas, – tout Ă  fait, – jusqu’au fond, – oĂč le mĂ©pris des imbĂ©ciles n’irait mĂȘme pas vous chercher
 Et puis, mon vieux, lĂ  encore, rien ne vous contente
 quelque chose vous manque encore
 Ah ! jadis
 que j’avais peur ! – d’une parole
 d’un regard
 de rien. Tiens ! cette vieille dame Sangnier
 mais si ! tu la connais c’est la voisine de M. Rageot
 m’a-t-elle fait du mal, un jour ! – un jour que je passais sur le pont de Planques – en Ă©cartant de moi, bien vite, sa petite niĂšce Laure
 HĂ© quoi ! suis-je donc la peste », je me disais
 Ah ! maintenant ! maintenant
 maintenant
 maintenant, son mĂ©pris je voudrais aller au-devant ! Quel sang ont-elles dans les veines ces femmes qu’un regard fait hĂ©siter – oui – dont un regard empoisonnerait le plaisir, et qui se donnent l’illusion d’ĂȘtre d’honnĂȘtes nitouches jusque dans les bras de leur amant
 On a honte ? Bien sĂ»r, si tu veux, on a honte ! Mais, entre nous, depuis le premier jour, est-ce qu’on cherche autre chose ? Cela qui vous attire et vous repousse
 Cela qu’on redoute et qu’on fuit sans hĂąte – qu’on retrouve chaque fois avec la mĂȘme crispation du cƓur – qui devient comme l’air qu’on boit – notre Ă©lĂ©ment – la honte ! C’est vrai que le plaisir doit ĂȘtre recherchĂ© pour lui-mĂȘme
 lui seul ! Qu’importe l’amant ! Qu’importe le lieu ou l’heure ! Quelquefois
 quelquefois
 la nuit
 À deux pas de ce gros homme qui ronfle, seule
 seule dans ma petite chambre la nuit
 Moi que tous accusent ! m’accuser de quoi, je te demande ? Je me lĂšve
 j’écoute
 je me sens si forte ! – Avec ce corps de rien du tout, ce pauvre petit ventre plat, ces seins qui tiennent dans le creux des mains, j’approche de la fenĂȘtre ouverte, comme si on m’appelait du dehors ; j’attends
 je suis prĂȘte
 Pas une voix seulement m’appelle, tu sais ! Mais des cent ! des mille ! Sont-ce lĂ  des hommes ? AprĂšs tout, vous n’ĂȘtes que des gosses – pleins de vices, par exemple ! – mais des gosses ! Je te jure ! Il me semble que ce qui m’appelle – ici ou lĂ , n’importe !
 dans la rumeur qui roule
 un autre
 Un autre se plaĂźt et s’admire en moi
 Homme ou bĂȘte
 Hein, je suis folle ?
 Que je suis folle !
 Homme ou bĂȘte qui me tient
 Bien tenue
 Mon abominable amant ! Son rire Ă  pleine gorge se brisa tout Ă  coup et, le regard qu’elle tenait fixĂ© sur les yeux de son compagnon se vidant de toute lumiĂšre, elle resta debout par miracle, semblable Ă  une morte. Puis elle plia les genoux. – Mouchette, dit gravement l’homme de l’art, qui s’était levĂ©, une derniĂšre fois, ton hyperĂ©motivitĂ© m’effraie. Je te conseille le calme. Il aurait pu poursuivre longtemps sur le mĂȘme ton, car Mouchette ne l’entendait plus. D’un mouvement presque insensible, son buste s’était inclinĂ© en avant, ses Ă©paules avaient roulĂ© sur le divan et, lorsqu’il prit la petite tĂȘte entre ses deux mains, il vit d’abord un pĂąle visage de pierre. – Sapristi ! fit-il. En vain il tenta de desserrer les mĂąchoires, faisant grincer sur les dents jointes une spatule d’ivoire. La lĂšvre retroussĂ©e saigna. Il alla vers sa pharmacie, ouvrit la porte, tĂątonna parmi les flacons, choisit, flaira, cependant l’oreille attentive et le regard inquiet, gĂȘnĂ© par cette prĂ©sence silencieuse, derriĂšre lui, attendant sans se l’avouer un cri, un soupir, un signe dans le on ne sait quoi qui romprait le charme
 Enfin il se retourna. La tĂȘte droite Ă  prĂ©sent, sagement assise sur le tapis, Mouchette le regardait un sourire triste. Il ne lisait rien, dans ce sourire, qu’une inexplicable pitiĂ©, dispensĂ©e de si haut, d’une suavitĂ© surhumaine. La lumiĂšre de la lampe tombant Ă  plein sur le front blanc, le bas du visage dans l’ombre, ce sourire, Ă  peine demeurait Ă©trangement immobile et secret. Et d’abord il crut qu’elle dormait. Mais elle dit, tout Ă  coup, de sa voix tranquille – Qu’est-ce que tu fais, tout droit, avec cette bouteille dans la main ? Pose-la ! Non, pose-la, je t’en prie ! Écoute-moi j’ai Ă©tĂ© malade ? Évanouie ? Non ! C’est vrai ? quand mĂȘme, si j’étais morte, lĂ , chez toi !
 Ne me touche pas ! Ne me touche pas surtout ! Il s’assit drĂŽlement au bord d’une chaise, son flacon tenu toujours entre ses mains. Cependant son visage reprenait peu Ă  peu son expression habituelle d’entĂȘtement sournois, parfois fĂ©roce. Il finit par hausser les Ă©paules. – Tu peux te moquer, reprit-elle de sa voix toujours calme c’est comme ça. Quand je me suis emballĂ©e
 emballĂ©e
 emballĂ©e
, j’ai horriblement peur qu’on me touche
, il me semble que je suis en verre. Oui, c’est bien ça
 une grande coupe vide. – HyperesthĂ©sie, c’est normal aprĂšs un choc nerveux. – Hyper
 quoi ? Quel drĂŽle de mot ! Ainsi tu connais ça ? Tu as soignĂ© des femmes comme moi ? – Des centaines, rĂ©pondit-il avec fiertĂ©, des centaines
 Au lycĂ©e de Montreuil j’ai vu des cas autrement graves. Ces crises ne sont pas rares chez des jeunes filles qui vivent en commun. De bons observateurs vont mĂȘme jusqu’à soutenir
 – Ainsi, fit-elle, tu penses avoir connu des femmes comme moi ? Elle se tut. Puis tout Ă  coup – HĂ© bien ! tu mens ! tu as menti ! Elle se pencha vers lui, prit ses deux mains, inclina doucement la joue
 et dans la mĂȘme seconde il sentit Ă  son poignet, et jusqu’à son cƓur, la morsure aiguĂ« des dents. Mais dĂ©jĂ  la souple petite bĂȘte roulait avec lui sur les coussins de cuir, et il ne voyait plus au-dessus de sa tĂȘte renversĂ©e que le regard immense oĂč mĂ»rissait sa propre joie
 Avant lui, elle Ă©tait debout. – LĂšve-toi donc, disait-elle en riant. LĂšve-toi donc ! Si tu te voyais ? Tu souffles comme un chat. Tes yeux ne sont pas encore d’aplomb
 Des femmes comme moi, mon vieux !
 Il n’y en a pas une – pas une autre – capable de faire de toi un amant
 Elle couvait du regard ce vice Ă©panoui. Depuis des semaines, en effet, rĂ©chauffant dans ses bras le lĂ©gislateur de Campagne, elle lui avait donnĂ© une autre vie. Notre dĂ©putĂ© profite », disaient les bonnes gens. Car le pauvre diable, de mine si plate, eĂ»t dĂ©couragĂ© jadis la hargne de toute autre compagne que la sienne ; mais il prenait du ventre. La voluptĂ©, la jubilation du plaisir, loin de l’apaiser, lui faisait cette graisse neuve, et, dans la nĂ©cessitĂ© de tenir secrĂšte sa joie d’avare, il s’en gavait, n’en perdant rien en paroles vaines, la digĂ©rant tout entiĂšre. Sa dissimulation constante, quotidienne, Ă©tonnait jusqu’à sa maĂźtresse. Sans connaĂźtre peut-ĂȘtre pleinement l’étendue de son pouvoir, elle en trouvait la mesure dans la profondeur, la tĂ©nacitĂ©, la minutie du mensonge. Dans ce mensonge le malheureux se dĂ©lectait ; le pusillanime en Ă©tait Ă  chercher parfois le risque, Ă  le tĂąter ; il y goĂ»tait son Ăąpre revanche. La longue humiliation de sa vie conjugale y crevait comme une bulle de boue. La pensĂ©e, jadis haĂŻe ou redoutĂ©e, de son impitoyable compagne Ă©tait devenue un des Ă©lĂ©ments de sa joie. La malheureuse allait, venait, glissait de la cave au grenier, verte d’un soupçon chronique. Elle semblait encore reine et maĂźtresse entre ces quatre murs dĂ©testĂ©s. Je suis maĂźtresse chez moi, peut-ĂȘtre ! » Ă©tait un de ses dĂ©fis. Mais qu’importe ! Elle ne l’était plus
 L’air mĂȘme qu’elle respirait, il lui avait bien volĂ© c’était leur air qu’elle respirait. – Je t’aime, dit l’homme de l’art. Avant de t’aimer, je ne savais rien. – Parle pour toi, fit-elle. Et elle riait de nouveau, de ce rire, hĂ©las ! chaque jour plus tendu, plus dur. Moi, tu sais, je n’ai jamais eu beaucoup d’appĂ©tit
 un petit appĂ©tit
 Oh ! je sais bien
 Car il l’écoutait d’un air de reproche et d’ironie, voulu lĂ©ger. Tu es si bĂȘte ! Tu me prends pour une dĂ©vergondĂ©e ! Quelle blague ! Elle avait beau rire un animal orgueil respirait dans sa voix qu’elle avait haussĂ©e Ă  peine. Son regard, encore un coup, dĂ©viait vers le dedans, s’échappait. Et il ne gardait vraiment d’humain qu’une expression, Ă  peine sensible, de vanitĂ©, d’entĂȘtement, d’un rien de sottise candide qui Ă©tait un tribut Ă  son sexe. – Cependant
 voulut-il objecter. Elle lui ferma la bouche. Il sentit sur les lĂšvres ses cinq doigts – Oh ! qu’il est plaisant d’ĂȘtre belle ! L’homme qui nous recherche est toujours beau. Mais mille fois plus beau celui-lĂ  dont nous sommes la faim et la soif de chaque jour. Et toi, mon vieux, tu as les yeux de cet homme-lĂ . Elle lui renversa la tĂȘte en arriĂšre pour plonger son regard jusque sous les paupiĂšres molles. Jamais cette flamme unique ne brilla plus visiblement, ne monta plus haut, follement vaine. Un moment, le lĂ©gislateur de Campagne se crut vraiment un autre homme. La tragique volontĂ© de sa maĂźtresse fut comme visible et palpable, et c’est vers elle qu’il tendit les bras, avec une espĂšce de gĂ©missement. – Mou
 Mouchette, supplia-t-il
 ma petite Mouchette ! Elle se laissa saisir. Mais du creux de son giron elle dardait son regard des mauvais jours. – Bon
 Bon
 tu m’aimes
 – Voyons, fit-il, tout Ă  l’heure
 – Attends un moment, dit-elle, je vais me rhabiller. Je gĂšle. Quand elle parla de nouveau, il la vit, dĂ©jĂ  blottie, son manteau boutonnĂ©, les pieds sagement joints, les mains croisĂ©es sur les genoux. – AprĂšs tout ça, mon vieux, tu ne m’as seulement pas examinĂ©e ? – Quand tu voudras. – Non ! Non ! s’écria-t-elle. À quoi bon ? Ce sera pour une autre fois. D’ailleurs, j’en sais lĂ -dessus plus long que personne ; dans six mois je serai mĂšre, comme on dit. Jolie mĂšre ! M. Gallet suivait des yeux le dessin du tapis. – La nouvelle me surprend, fit-il enfin avec une gravitĂ© comique. J’allais tout Ă  l’heure m’expliquer. Cette grossesse est invraisemblable. Laisse-moi t’avouer, non sans graves raisons
 Mais tu vas t’emporter de nouveau. – Non, dit Germaine. – Nous n’avons, toi et moi, dans les choses de l’amour, ni prĂ©jugĂ©s ni scrupules. Comment croire Ă  une morale qu’une science aussi exacte que la mathĂ©matique – l’hygiĂšne – dĂ©ment chaque jour ? L’institution du mariage Ă©volue, comme le reste, et le terme de cette Ă©volution, nous l’appelons, nous autres mĂ©decins, l’Union libre. Je ne ferai donc aucune allusion indiscrĂšte, respectant en toi la femme libre et maĂźtresse de ses destinĂ©es. Je parlerai du passĂ© avec toute la rĂ©serve possible. Mais j’ai de graves raisons de diagnostiquer une grossesse plus ancienne. Je suis persuadĂ© que l’examen – si tu le permettais – confirmerait ce diagnostic a priori. Je te demande seulement cinq minutes. – Non ! fit-elle. J’ai changĂ© d’avis. – Bien. J’en resterai donc lĂ , provisoirement. Il attendit vainement un cri de colĂšre, une protestation, ou mĂȘme une moue de dĂ©pit. Mais, une fois de plus, un long silence acheva de le dĂ©concerter. L’ayant Ă©coutĂ©, impassible, sa maĂźtresse rĂ©flĂ©chissait Ă  prĂ©sent de tout son cƓur, et, dans ces moments-lĂ , le visage de Mouchette Ă©tait candide. – C’est beau, la science, dĂ©clara-t-elle enfin. On ne pourrait rien vous cacher. Cependant je n’ai pas menti
 Regarde toi-mĂȘme ; ça ne se voit pas encore
 Ainsi ! En tout cas, tu ne me laisseras pas dans l’embarras, je suis sĂ»re. – Qu’est-ce que tu racontes lĂ  ? fit-il. – Je n’accoucherai ni dans trois mois, ni dans six. Je n’accoucherai jamais. Il dit en riant – Tu m’étonnes ! Mais elle leva de nouveau vers lui son regard aigu – Je ne suis pas si bĂȘte, va ! Je sais comme ça vous est aisĂ©, Ă  vous autres. Une, deux, trois, pfutt ! fini, envolĂ©, plus rien
 – Ce que tu me demandes lĂ  de commettre, mon petit, est un acte grave, rĂ©primĂ© par la loi. Comme d’habitude, j’ai lĂ -dessus mon franc-parler. Mais un homme dans ma situation doit tenir compte d’opinions – ou, si tu veux, de prĂ©jugĂ©s – peut-ĂȘtre respectables, certainement puissants
 La loi est la loi. Car il pensait bien dĂšs lors que la dĂ©marche imprudente de Mouchette l’avait trahie. Qu’une amante est plus lĂ©gĂšre, quand elle a livrĂ© son secret ! – Tu ne saurais m’apprendre mon mĂ©tier, petite, ajouta-t-il, complaisant. L’amour ne me fera jamais perdre la tĂȘte au point d’en oublier des prĂ©cautions Ă©lĂ©mentaires
 D’ailleurs peut-ĂȘtre interprĂštes-tu de travers des symptĂŽmes que tu connais mal. Mais si tu es enceinte, Mouchette, tu ne l’es pas de moi. – N’en parlons plus, s’écria-t-elle en riant. J’irai jusqu’à Boulogne, voilĂ  tout. Croirait-on pas que je te demande la lune ? – La simple honnĂȘtetĂ© m’impose encore un devoir
 – Lequel ? – Je dois t’avertir qu’une intervention chirurgicale est toujours dangereuse, parfois mortelle
 VoilĂ . – VoilĂ  ! fit-elle. Puis s’étant levĂ©e, elle gagna la porte, d’un pas discret, presque humble. Mais c’est en vain qu’elle tourna la poignĂ©e, d’un geste d’abord hĂ©sitant, puis de plus en plus nerveux, puis affolĂ©. Par distraction sans doute, Gallet l’avait refermĂ©e Ă  double tour. Elle fit quelques pas en arriĂšre, jusqu’au bureau, oĂč elle s’arrĂȘta, toute pĂąle. Elle se parlait Ă  elle-mĂȘme ; elle rĂ©pĂ©ta plusieurs fois d’une voix blanche – Cela me rappelle quelque chose, mais quoi ? Fut-ce le bruit de la pluie sur les vitres ? Ou l’ombre tout Ă  coup Ă©paissie ? Ou quelque cause plus secrĂšte ? Gallet courut Ă  la porte, la tira, l’ouvrit toute grande. Il l’ouvrit. Et moins Ă  sa maĂźtresse qu’à sa peur, Ă  son propre pĂ©ril – il ne savait quoi – qui Ă©tait dans son air, Ă  sa portĂ©e – la parole qui allait ĂȘtre dite et qu’il ne fallait pas entendre, – Ă  l’aveu mystĂ©rieux que les lĂšvres – dĂ©jĂ  tremblantes – ne retiendraient plus longtemps. Et son geste fut si brusque, si instinctif, que, dans l’ombre du corridor, se retournant vers la lumiĂšre, il s’étonnait d’ĂȘtre lĂ , face Ă  sa maĂźtresse immobile. La peur du ridicule lui rendit cependant la voix – Si tu es si pressĂ©e de partir, ma fille, je ne te retiens pas. Excuse-moi seulement d’avoir tout Ă  l’heure bouclĂ© la serrure, ajouta-t-il par un raffinement de politesse dont il se sut grĂ©. Je l’ai fait sans y penser, par distraction. Elle l’écoutait les yeux baissĂ©s, sans sourire. Puis elle passa devant lui, et s’éloigna, du mĂȘme pas humble, tĂȘte basse. Cette soumission si peu attendue acheva de dĂ©concerter le mĂ©decin de Campagne. Pareil Ă  beaucoup d’imbĂ©ciles qui, dans un cas grave, ont toujours quelque chose Ă  dire et s’en avisent trop tard, un simple et silencieux dĂ©nouement de leur querelle Ă©tait fait pour l’écƓurer. Dans le temps si court que Mlle Malorthy mit Ă  gagner la porte de la rue, la petite cervelle de Gallet ne put achever de mĂ»rir la phrase dĂ©cisive, habile et ferme Ă  la fois, qui, sans compromettre sa dignitĂ©, eĂ»t ramenĂ© Mouchette compatissante jusqu’au fauteuil de reps vert. Mais quand la petite main bien-aimĂ©e toucha la poignĂ©e, quand il vit la noire silhouette dĂ©jĂ  dressĂ©e sur le seuil, tout son pauvre corps n’eut qu’un cri – Germaine ! Il la saisit sous les bras, la tint pliĂ©e sur sa poitrine et, repoussant violemment la porte du pied, la jeta dans le fauteuil vide. Puis aussitĂŽt, comme si ce grand effort eĂ»t dissipĂ© en un moment tout son courage, il s’assit au hasard sur la premiĂšre chaise rencontrĂ©e, blĂȘme. Et dĂ©jĂ , elle rampait vers lui, ses cheveux dĂ©nouĂ©s, ses mains jetĂ©es en avant, plus suppliante encore que ses yeux pĂąlis d’angoisse. – Ne me laisse pas, rĂ©pĂ©tait-elle. Ne me laisse pas. Ne me mets pas dehors aujourd’hui
 J’ai fait tout Ă  l’heure un rĂȘve
 Oh ! quel rĂȘve
 – On a fermĂ© la porte de la cuisine. TimolĂ©on est sorti
 Il y a lĂ  quelqu’un
, murmura, en Ă©cartant doucement sa maĂźtresse, le hĂ©ros vaincu. Mais elle liait ses bras autour de sa poitrine. – Garde-moi ! Je suis folle ! Je n’ai jamais peur. C’est la premiĂšre fois. C’est fini. Il l’écarta de nouveau, l’étendit sur le divan. Elle se redressa tout de suite. Ses joues Ă©taient dĂ©jĂ  roses. Elle rĂ©pĂ©tait machinalement C’est fini
 C’est fini
 » mais d’un autre accent. Cependant Gallet avait quittĂ© la place. Il revint presque aussitĂŽt, soucieux. – Je n’y comprends rien, fit-il. La porte de la buanderie est ouverte, et la fenĂȘtre de la cuisine aussi. Cependant TimolĂ©on n’est pas rentrĂ© ; j’ai vu ses deux sabots sur les marches
 Il haussa le ton pour dire Ă  sa maĂźtresse avec une affreuse grimace – Quelles folies tu me fais faire ! Elle sourit. – C’est la derniĂšre. Je vais ĂȘtre sage. – SacrĂ© TimolĂ©on ! La maison est comme un moulin, ma parole ! – De qui as-tu peur ? – J’ai cru un moment que c’était ma femme, rĂ©pondit naĂŻvement le grand homme de Campagne. Il crut plus digne d’ajouter aussitĂŽt – Elle rentre ainsi quelquefois sans crier gare. – Laisse ta femme en paix, rĂ©pondit Mouchette, dĂ©cidĂ©ment calmĂ©e. Nous l’aurions vue. Je veux aussi te demander pardon j’ai Ă©tĂ© si dĂ©sagrĂ©able, mon pauvre chat ! Tu aurais bien fait de me laisser partir. Je serais revenue. J’ai besoin de toi, mon minet
 Oh ! pas pour ce que tu penses, s’écria-t-elle en lui prenant la main ; nous n’allons pas nous brouiller pour un gosse de rien du tout, et qui ne viendra jamais au monde, je t’en donne ma parole ! Je ne veux pas de scandale ici. Pour le risque, je m’en fiche ! Non. J’ai besoin de toi, parce que tu es le seul homme Ă  prĂ©sent auquel je puis parler sans mentir. Comme il haussait les Ă©paules – Tu crois que ça n’est rien, reprit Mouchette. Elle parlait vite, vite, avec une fiĂšvre charmante. HĂ© bien ! mon chĂ©ri, on voit que tu ne me ressembles guĂšre ! Quand j’étais petite, je mentais souvent sans plaisir. À prĂ©sent, c’est plus fort que moi. Devant toi, je suis ce que je veux. La sale crampe, non pas de jouer son rĂŽle, mais justement le rĂŽle qui dĂ©goĂ»te ! Pourquoi ne sommes-nous pas comme les bĂȘtes qui vont, viennent, mangent, meurent sans jamais penser au public ? À la porte de la boucherie centrale, tu vois des bƓufs manger leur foin Ă  deux pas du mandrin, devant le boucher aux bras rouges, qui les regarde en riant. J’envie ça, moi ! Et mĂȘme, je te dirai plus
 – Ta-ra-tata ? interrompit le mĂ©decin de Campagne. Dis-moi plutĂŽt, lĂ , franchement, pourquoi, tout Ă  l’heure ?
 Voyons ! tu parais te rendre trĂšs sagement, loyalement, Ă  mes raisons ; tu parais rĂ©signĂ©e Ă  demander Ă  d’autres – je ne veux pas les connaĂźtre, je ne veux pas savoir leurs noms – l’acte dangereux, discutable, dont je ne puis accepter la responsabilitĂ© ; tu t’en vas sans colĂšre, avec une mine de chien battu, mais docile
 et soudain
 – oh ! oh ! je te parais curieux, mais tu ne peux pas savoir c’est ce que nous appelons un cas, un cas trĂšs intĂ©ressant
 – soudain pour une serrure fermĂ©e, une porte qui ne cĂšde pas tout de suite, voilĂ  que tu fais une crise de dĂ©lire, de vĂ©ritable dĂ©lire !
 L’imitant J’ai fait tout Ă  l’heure un rĂȘve
 Oh ! quel rĂȘve !
 » Je t’ai rattrapĂ©e au vol. Tu avais une mine si singuliĂšre ! OĂč allais-tu ? – Tu veux le savoir ? Mais tu ne me croiras pas. – Dis toujours. – J’allais me tuer, rĂ©pondit tranquillement Mouchette. Il frappa violemment ses genoux du plat de la main. – Tu te moques de moi ! – Ou si tu veux, poursuivit-elle, imperturbable, je voyais comme je te vois un coin de la mare du Vauroux, prĂšs de la ferme, sous deux saules, oĂč j’allais me jeter. DerriĂšre, entre les arbres, on aperçoit les ardoises du chĂąteau. Que veux-tu que je te dise ? Ce sont des bĂȘtises. Je sais bien
, j’étais folle. – Sacrebleu ! s’écria le mĂ©decin de Campagne, en se prĂ©cipitant vers la porte, cette fois-ci on a marchĂ© lĂ -haut ! C’est son pas ! Et, comme elle Ă©clatait de rire, il la menaça du regard si terriblement, qu’elle crut devoir Ă©touffer le reste de sa gaietĂ© dans son petit mouchoir. Elle entendit glisser ses savates jusqu’à l’escalier ; les premiĂšres marches grincĂšrent, puis le silence retomba. Il Ă©tait de nouveau devant elle. – C’est ZĂ©lĂ©da, dit-il. J’ai vu son sac de voyage dans le couloir du premier. Elle aura pris le train de 20h 30, pour Ă©pargner la dĂ©pense d’une nuit d’hĂŽtel. Comment n’ai-je pas prĂ©vu ! Elle est lĂ  depuis dix minutes, vingt minutes peut-ĂȘtre, sait-on ?
 File ! Il trĂ©pignait d’impatience, bien que dans l’excĂšs de son humiliation il essayĂąt de se composer une attitude. Mais Mouchette lui rĂ©pondit froidement – C’est ton tour d’ĂȘtre fou ! Que crains-tu ? C’est papa qui m’envoie. Je ne puis me sauver comme une voleuse, ce serait trop bĂȘte. D’ailleurs, la fenĂȘtre de ta chambre donne sur la rue des Égraulettes ; elle me verra. AprĂšs trois jours d’absence, grimper sans mot dire, ça n’est pas naturel, ça. Nous a-t-elle entendus ? Tant mieux. On n’entend jamais rien de prĂ©cis Ă  travers la porte. Ne discute pas. Ris-lui au nez ! Quand elle viendra, nous lui dirons gentiment bonjour
 Il l’écoutait, convaincu. En un instant, sous les mains agiles de Mouchette, chaque objet reprit sa place accoutumĂ©e. Les coussins retrouvĂšrent leur rondeur Ă©lastique, les fauteuils tournĂšrent sagement le dos au mur, la pharmacie ferma ses portes, la lampe brilla tranquille, sous son bonhomme d’abat-jour vert. Lorsque Mlle Malorthy se rassit, les murs eux-mĂȘmes mentaient. – Attendons maintenant, dit-elle. – Attendons, rĂ©pĂ©ta Gallet. Son regard fit une derniĂšre fois le tour de la piĂšce, et il le reporta, rassurĂ©, sur sa maĂźtresse. À distance respectueuse de l’homme de science dans l’exercice de son sacerdoce, la jeune malade, attentive, se tenait prĂȘte Ă  recevoir l’oracle infaillible. – Comment ose-t-elle croiser si haut les genoux ? remarqua seulement Gallet, perplexe. À prĂ©sent qu’elle s’était tue, il sentait bien qu’il avait Ă©tĂ© tout Ă  l’heure sensible, moins aux raisons de sa maĂźtresse qu’à sa voix et Ă  son accent. C’est enfantin, se rĂ©pĂ©tait-il, enfantin. Sa prĂ©sence ici peut se justifier cent fois !
 » Mais Ă  la pensĂ©e de suivre bientĂŽt la capricieuse enfant dans son mensonge, de tenir son rĂŽle devant l’ennemie sceptique et sournoise, sa langue collait au palais. C’est alors que tout Ă  coup, cherchant encore le regard de Mouchette, il ne le trouva plus. Les yeux perfides considĂ©raient le mur au-dessus de lui, dĂ©jĂ  mĂ»rs d’un nouveau secret. Il eut le pressentiment, la certitude d’un malheur dĂ©sormais inĂ©vitable. Son vice Ă©tait lĂ , devant lui, en pleine lumiĂšre, Ă©vident, Ă©clatant, et il avait voulu prĂšs de lui ce tĂ©moin irrĂ©cusable ! Si la peur ne l’eĂ»t clouĂ© sur place, il eĂ»t sans doute Ă  ce moment, jetĂ© Mouchette par la fenĂȘtre. Il eĂ»t sautĂ© dessus, comme on piĂ©tine une mĂšche allumĂ©e, prĂšs de la soute aux poudres. Mais il Ă©tait trop tard. L’affreuse rĂ©signation du lĂąche le livrait sans dĂ©fense Ă  sa familiĂšre ennemie. Et, avant qu’elle eĂ»t prononcĂ© une parole, il l’entendit pourtant la voix qui rompit le silence fut claire et suave – Crois-tu Ă  l’enfer, mon chat ? – C’est bien le moment de parler de bĂȘtises, rĂ©pondit-il, conciliant ; je t’en prie garde au moins pour une meilleure occasion tes incomprĂ©hensibles plaisanteries. – Ah ! lĂ , lĂ  ! voyez-vous ! Non ! La crise est passĂ©e ; rassure-toi. Tu finiras par m’enrager avec tes airs d’attendre le bourreau. Que risques-tu maintenant ? Rien du tout. – Je ne crains que toi, dit Gallet. Oui, tu n’es pas un compagnon trĂšs sĂ»r
 Elle dĂ©daigna de rĂ©pondre, et sourit. Puis, aprĂšs un long silence, la mĂȘme voix calme et suave redit encore – RĂ©ponds-moi tout de suite, mon chat Crois-tu Ă  l’enfer ? – Bien sĂ»r que non ! s’écria-t-il, exaspĂ©rĂ©. – Jure-le. Il se rĂ©signa. – Oui, je le jure. – Je savais bien, fit-elle. Tu ne crains pas l’enfer et tu crains ta femme ! Es-tu bĂȘte ! – Mouchette, tais-toi, supplia-t-il, ou va-t’en
 – Ou va-t’en ! Hein ? tu regrettes bien de l’avoir, tout Ă  l’heure, retenue, Mouchette ? Elle y serait Ă  prĂ©sent, dans la mare aux grenouilles, sa chĂšre petite bouche pleine de boue, bien muette
 Ne pleure pas, gros bĂ©bĂ©. Tu vois bien ; je parle tout bas, exprĂšs. Vilain lĂąche d’homme ! Tu as peur d’elle, et tu n’as pas peur de moi ! Il supplia – Quel intĂ©rĂȘt prends-tu Ă  faire du mal ? – Aucun, en vĂ©ritĂ©, aucun. Je ne te veux absolument aucun mal. Seulement pourquoi n’as-tu pas peur de moi ? – Tu es une bonne fille, Mouchette. – Sans doute ; une bonne fille. Avec elle, tu ne partageras que le plaisir. L’as-tu prouvĂ© tout Ă  l’heure, oui ou non ? Un enfant de Mouchette, fi donc ! – Il n’est pas de moi, s’écria-t-il, hors de lui. – Supposons-le. Je ne te demande pas de le reconnaĂźtre. – Non ils parlaient bas, tu exigeais seulement de moi un acte que ma conscience rĂ©prouve. – Nous parlerons de ta conscience dans un moment, rĂ©pondit Mouchette. En refusant de me rendre service, tu as fini de m’ouvrir les yeux. N’attends pas que je te cherche querelle. Je ne t’aime ni pour ta beautĂ© – regarde-toi – ni pour ta gĂ©nĂ©rositĂ© ; sans reproche, tu es plutĂŽt rat ! Qu’est-ce que j’aime donc en toi ? Ne me regarde pas avec ces yeux ronds ! Ton vice
 Tu vas dire c’est une phrase de roman ?
 Si tu savais
 ce que tu sauras bientĂŽt
, tu comprendrais que j’étais justement tombĂ©e tout en bas, Ă  ton niveau
 Nous sommes au fond du mĂȘme trou
 Pour toi, je n’ai pas besoin de mentir
 Non ! tu ne lis pas dans mon cƓur ; tu crois que je me venge
 Non ! mon petit. Mais je puis ĂȘtre aujourd’hui tout Ă  fait, tout Ă  fait sincĂšre. HĂ© bien ! voilĂ  le moment de parler ou jamais. Je te tiens dans l’angle du mur, mon pauvre chat, tu ne peux m’échapper. Je te dĂ©fie mĂȘme d’élever la voix
 Ainsi ! Elle parlait elle-mĂȘme si bas qu’il penchait machinalement la tĂȘte, d’un geste ingĂ©nu. L’éloquence familiĂšre, ce demi-silence, le pas tranquille de ZĂ©lĂ©da au-dessus d’eux, la voix de TimolĂ©on fredonnant Ă  ses casseroles le refrain d’une chanson bĂȘte, achevaient de le rassurer. Toutefois, il n’osait pas encore lever les yeux vers le regard qu’il sentait posĂ© sur lui
 Quel embĂȘtement ! » songeait-il. Mais le signe fatal Ă©tait dĂ©jĂ  Ă©crit au mur. Mouchette respira fortement et reprit – Si je parle Ă  prĂ©sent, d’ailleurs, c’est pour toi, c’est pour ton bien
 Vois nous nous aimons depuis des semaines, et personne ne sait, personne
 Mlle Germaine par-ci
 M. le dĂ©putĂ© par-là
 hein ? Sommes-nous bien cachĂ©s ? bien clos ? M. Gallet fait l’amour avec une fille de seize ans. Qui s’en doute ? Et ta femme elle-mĂȘme ? Avoue-le, vieux scĂ©lĂ©rat, tu la trompes ici, Ă  son nez, Ă  sa moustache elle en a !, c’est la moitiĂ© de ton bonheur. Je te connais. Tu n’aimes pas l’eau claire. Ainsi, dans ma fameuse mare de Vauroux, je vois des bĂȘtes trĂšs drĂŽles, trĂšs singuliĂšres ; ça ressemble un peu Ă  des mille-pattes, mais plus longs
 Un instant tu les verras flotter Ă  la surface limpide de l’eau. Puis ils s’enfoncent tout Ă  coup et, Ă  leur place, monte un nuage de boue. HĂ© bien ! ils nous ressemblent. Entre les imbĂ©ciles et nous, il y a aussi ce petit nuage. Un secret. Un gros secret
 Quand tu le sauras, comme on s’aimera ! Elle se rejeta aussitĂŽt en arriĂšre, riant d’un rire silencieux. – Cocasse ! dit Gallet. Elle fit du bout des lĂšvres une grimace enfantine, et le fixa un moment, d’un air inquiet. Puis son visage s’éclaira de nouveau – C’est vrai que je parle trop, avoua-t-elle ; par peur, au fond. Je parle pour ne rien dire. Si ZĂ©lĂ©da entrait maintenant, serais-je seulement contente, ou fĂąchĂ©e ? Attends ! Attends ! Écoute-moi bien d’abord Le papa, ce n’est pas toi. Non ! Devine ?
 C’est le marquis
 oui
 oui
 M. le marquis de Cadignan
 – Cocasse ! rĂ©pĂ©ta Gallet. Les lĂšvres de Mouchette tremblĂšrent. – Baise-moi la main, dit-elle tout Ă  coup
 Oui
 embrasse-moi la main
 je veux que tu me baises la main ! Sa voix avait flĂ©chi, exactement comme celle d’un acteur qui manque l’effet prĂ©vu, perd pied, s’entĂȘte. En mĂȘme temps elle appuyait sa paume sur la bouche de son amant. Puis elle s’écarta brusquement, et dit avec une extraordinaire emphase – Tu viens de baiser la main qui l’a tuĂ©. – Tout Ă  fait cocasse ! rĂ©pĂ©ta pour la troisiĂšme fois, M. Gallet. Mouchette essaya d’un rire de mĂ©pris ; mais l’éclat contenu en fut si cruel et si dĂ©chirant qu’elle se tut. – C’est de la dĂ©mence, dit posĂ©ment le docteur de Campagne. Un autre que moi en reconnaĂźtrait ici les symptĂŽmes. Mais tu es une fille nerveuse, d’hĂ©rĂ©ditĂ© alcoolique, pubĂšre depuis deux ou trois ans, souffrant d’une grossesse prĂ©coce en un tel cas, ces accidents ne sont pas rares. Excuse-moi de parler ainsi je m’adresse Ă  ta raison, Ă  ton bon sens, parce que je sais que ces sortes de malades ne sont jamais absolument dupes de leur propre dĂ©lire. Conviens-en c’est une plaisanterie ? Seulement un peu poussĂ©e, une plaisanterie comme tout le monde peut en faire ? Une mauvaise plaisanterie. – Une plaisanterie, finit-elle par bĂ©gayer
 Une colĂšre Ă©norme battait Ă  grands coups dans sa poitrine, mais elle l’étouffa. Le feu de l’orgueil déçu acheva de consumer ce qui restait en elle de la folle et cruelle adolescence ; elle se sentit tout Ă  coup, dans son sein, le cƓur insurmontable et, dans sa tĂȘte, l’intelligence froide et positive d’une femme, sƓur tragique de l’enfant. – Ne va pas me manquer en un pareil moment, s’écria-t-elle, ou ce sera ton tour de pleurer. Crois ce que tu veux ; peut-ĂȘtre suis-je lasse de retenir ce secret, peut-ĂȘtre le remords ? ou simplement la peur
 Pourquoi n’aurais-je pas peur comme tout le monde ? Crois ce que tu veux, mais ne refuse pas ta part. D’ailleurs, j’en ai trop dit maintenant. Oui ! C’est moi qui l’ai tuĂ©. Quel jour ? Le 27
 Quelle heure ? Trois quarts passĂ© minuit. Je vois encore l’aiguille

 J’ai dĂ©crochĂ© son fusil, il Ă©tait pendu au mur, sous la glace
 Non ! Je n’étais peut-ĂȘtre pas absolument sĂ»re qu’il fĂ»t chargĂ©. Il l’était. J’ai tirĂ© quand le bout du canon l’a touchĂ©. Il a failli tomber sur moi. Mes souliers Ă©taient pleins de sang ; je les ai lavĂ©s dans la mare. J’ai aussi lavĂ© mes bas, Ă  la maison, dans ma cuvette
 VoilĂ  ! Es-tu sĂ»r maintenant ? conclut-elle avec une assurance naĂŻve ? Veux-tu encore d’autres preuves ? Elle n’en avait donnĂ© aucune. Je t’en donnerai. Interroge-moi seulement. Chose incroyable ! Pas un instant, Gallet ne douta qu’elle eĂ»t dit vrai. DĂšs les premiers mots, il l’avait crue, tant le regard en dit plus long que les lĂšvres. Mais la premiĂšre surprise fut si forte qu’elle paralysa jusqu’à ces manifestations de la terreur que Mouchette Ă©piait dĂ©jĂ  sur le visage de son amant. La dĂ©tresse du lĂąche, Ă  son paroxysme, si elle n’éclate au dehors, surexcite au dedans toutes les forces de l’instinct, donne Ă  la brute Ă  demi lucide une puissance presque illimitĂ©e de dissimulation, de mensonge. Ce n’était pas l’horreur du crime qui clouait Gallet sur place, mais en un Ă©clair il s’était vu liĂ© pour toujours Ă  son affreuse amie, complice non de l’acte, mais du secret. Comment livrer ce secret, sans se livrer ? Puisqu’il Ă©tait trop tard pour en arrĂȘter l’aveu, il dirait non ! Quelle autre ressource ?
 Non et non ! Ă  l’évidence mĂȘme. Non ! Non ! Non ! Non ! » hurlait la peur. Et dĂ©jĂ  il eĂ»t voulu assener ce non ! comme un poing fermĂ© sur la terrible bouche accusatrice
 Seulement
 Seulement
 L’enquĂȘte Ă©tait close ; le non-lieu rendu
 Seulement savait-il tout ? Mouchette gardait-elle quelque preuve ? Qu’elle se livrĂąt, il Ă©tait capable de dĂ©tourner le coup l’entĂȘtement ordinaire aux juges, la bizarrerie du crime, l’oubli qui dĂ©jĂ  recouvrait la mĂ©moire d’un homme, jadis craint ou dĂ©testĂ©, l’autoritĂ© de la famille Malorthy – par-dessus tout le tĂ©moignage du mĂ©decin parlementaire – c’en Ă©tait assez pour emporter les scrupules dĂ©faillants d’un magistrat. L’exaltation de Mouchette, et les probables divagations de sa colĂšre rendaient vraisemblable l’hypothĂšse d’une crise de dĂ©mence dont Gallet ne doutait point d’ailleurs qu’elle Ă©clatĂąt bientĂŽt pour de bon
 Mais encore, lucide ou folle, que dirait la perfide avant que se fĂ»t refermĂ©e sur elle la porte capitonnĂ©e du cabanon ? Si rapidement que se succĂ©dassent ces hypothĂšses contradictoires dans la pensĂ©e du malheureux, il retrouva sa finesse paysanne pour dire sans ironie – Je ne voulais pas te mettre en colĂšre
 Je ne juge pas ton acte, s’il a Ă©tĂ© toutefois commis. Le mĂ©tier de sĂ©ducteur d’enfant de quinze ans a ses risques
 Mais je t’interrogerai, puisque tu m’en pries. Tu parles Ă  un ami
 Ă  un confesseur. Il baissait la voix malgrĂ© lui, avec l’accent de l’angoisse. –
 Tu n’as donc point couchĂ© chez toi dans la nuit du 26 au 27 ? – Cette question ! – Alors, ton pĂšre ? – Il dormait, bien sĂ»r ! rĂ©pondit Mouchette. De sortir sans ĂȘtre vue, ça n’est pas malin ! – Et de rentrer ? – De rentrer aussi, dame ! À trois heures du matin, il n’entendrait pas Dieu tonner. – Mais le lendemain, ma chĂ©rie, quand ils ont su ?
 – Ils ont cru au suicide, comme tout le monde. Papa m’a embrassĂ©e. Il avait vu M. le marquis la veille. M. le marquis n’avait rien avouĂ©. Il a pris peur tout de mĂȘme », a dit papa
 Il a dit aussi Pour le mioche, on s’arrangera ; Gallet a le bras long. » Car ils voulaient te demander conseil. Mais je n’ai pas voulu. – Tu n’as donc rien avouĂ© non plus ? – Non ! – Et sitĂŽt le
 l’acte commis
 tu t’es sauvĂ©e ? – J’ai couru seulement jusqu’à la mare pour laver mes souliers. – Tu n’as rien pris, rien emportĂ© ? – Qu’est-ce que j’aurais pris ? – Et qu’as-tu fait de tes souliers ? – Je les ai brĂ»lĂ©s, avec mes bas, dans notre four. – J’ai vu le
 j’ai examinĂ© le cadavre, dit encore Gallet. Le suicide semblait Ă©vident. Le coup avait Ă©tĂ© tirĂ© si prĂšs ! – Sous son menton, oui, dit Mouchette. J’étais tellement plus petite que lui, et il avançait tout droit
 Il n’avait pas peur. – Le
 le dĂ©funt avait-il en sa possession des objets
 des lettres ?
 – Des lettres ! fit Mouchette en haussant dĂ©daigneusement les Ă©paules. Pour quoi faire ? Cela paraĂźt vraisemblable », pensa Gallet. Et il entendit avec surprise sa propre voix rĂ©pĂ©ter tout haut sa pensĂ©e. – Tu vois ! triompha Mouchette. Ça pesait vraiment trop dans ma tĂȘte ! Elle peut venir maintenant, ta ZĂ©lĂ©da, tu vas voir ! Je serai sage comme une image. Bonjour, Germaine. » Elle se levait pour faire devant la glace une rĂ©vĂ©rence. Bonjour, madame
 Mais le mĂ©decin de Campagne ne sut pas dissimuler plus longtemps. ContractĂ© par la peur, il se dĂ©tendit tout Ă  coup, et laissa Ă©chapper sa ruse, comme un animal pressĂ© par les chiens, enfin libre, lĂąche l’urine. – Ma fille, tu es folle, dit-il dans un long soupir. – Hein ? Quoi ? s’écria Mouchette. Tu
 – Je ne crois pas un mot de cette histoire-lĂ . – Ne le rĂ©pĂšte pas deux fois, dit-elle entre ses dents. Il agitait la main en souriant, comme pour l’apaiser. – Écoute, Philogone, reprit-elle d’une voix suppliante et l’expression de son visage changeait plus vite mĂȘme que la voix. J’ai menti tout Ă  l’heure ; je faisais la brave. C’est vrai que je ne peux plus vivre, ni respirer, ni voir seulement le jour Ă  travers cet affreux mensonge. Voyons ! J’ai tout dit maintenant ! Jure-moi que j’ai tout dit ? – Tu as fait un vilain rĂȘve, Mouchette. Elle supplia de nouveau – Tu me rendras folle. Si je doute de cela aussi, que croirai-je ? Mais qu’est-ce que je dis, reprit-elle, d’une voix perçante. Depuis quand refuse-t-on de croire la parole d’un assassin qui s’accuse, et qui se repent ? Car je me repens !
 Oui
 oui
 Je te ferai ce tour de me repentir, moi qui te parle. Et, si tu m’en dĂ©fies, j’irai leur raconter Ă  tous mon rĂȘve, ce fameux rĂȘve ! Ton rĂȘve ! Elle Ă©clata de rire. Gallet reconnut ce rire, et blĂȘmit. – J’ai Ă©tĂ© trop loin, bĂ©gaya-t-il. C’est bon, Mouchette, c’est bon, n’en parlons plus. Elle consentit Ă  baisser le ton – Je t’ai fait peur, dit-elle. – Un peu, fit-il. Tu es en ce moment si nerveuse, si impulsive
 Laissons cela. J’ai mon opinion faite, Ă  prĂ©sent. Elle tressaillit. – En tout cas, tu n’as rien Ă  craindre. Je n’ai rien vu, rien entendu. D’ailleurs, ajouta-t-il imprudemment, moi, ni personne
 – Cela signifie ? – Que vraie ou fausse, ton histoire ressemble Ă  un rĂȘve
 – C’est-Ă -dire ? – Qui t’a vue sortir ? Qui t’a vue rentrer ? Quelle preuve a-t-on ? Pas un tĂ©moin, pas une piĂšce Ă  conviction, pas un mot Ă©crit, pas mĂȘme une tache de sang
 Suppose que je m’accuse moi-mĂȘme. Nous serions manche Ă  manche, ma petite. Pas de preuves ! Alors
 Alors il vit Mouchette se dresser devant lui, non pas livide, mais au contraire le front, les joues et le cou mĂȘme d’un incarnat si vif que, sous la peau mince des tempes, les veines se dessinĂšrent, toutes bleues. Les petits poings fermĂ©s le menaçaient encore, quand le regard de la misĂ©rable enfant n’exprimait dĂ©jĂ  plus qu’un affreux dĂ©sespoir, comme un suprĂȘme appel Ă  la pitiĂ©. Puis cette derniĂšre lueur s’éteignit, et le seul dĂ©lire vacilla dans ses yeux. Elle ouvrit la bouche et cria. Sur une seule note, tantĂŽt grave et tantĂŽt aiguĂ«, cette plainte surhumaine retentit dans la petite maison, dĂ©jĂ  pleine d’une rumeur vague et de pas prĂ©cipitĂ©s. D’un premier mouvement le mĂ©decin de Campagne avait rejetĂ© loin de lui le frĂȘle corps refroidi, et il essayait Ă  prĂ©sent de fermer cette bouche, d’étouffer ce cri. Il luttait contre ce cri, comme l’assassin lutte avec un cƓur vivant, qui bat sous lui. Si ses longues mains eussent rencontrĂ© par hasard le cou vibrant, Germaine Ă©tait morte, car chaque geste du lĂąche affolĂ© avait l’air d’un meurtre. Mais il n’étreignait en gĂ©missant que la petite mĂąchoire et nulle force humaine n’en eĂ»t desserrĂ© les muscles
 ZĂ©lĂ©da et TimolĂ©on entrĂšrent en mĂȘme temps. – Aidez-moi ! supplia-t-il
 Mlle Malorthy
, une crise de dĂ©mence furieuse
, en pleine crise
 Aidez-moi, nom de Dieu !,
 TimolĂ©on prit les bras de Mouchette et les maintint en croix sur le tapis. AprĂšs une courte hĂ©sitation, Mme Gallet saisit les jambes. Le mĂ©decin de Campagne, les mains enfin libres, jeta sur le visage de la folle un mouchoir imbibĂ© d’éther. L’affreuse plainte, d’abord assourdie, finit par s’éteindre tout Ă  fait. L’enfant, vaincue, s’abandonna. – Cours chercher un drap, dit Gallet Ă  sa femme. On y roula Mlle Malorthy, dĂ©sormais inerte. TimolĂ©on courut prĂ©venir le brasseur. Le soir mĂȘme, elle Ă©tait transportĂ©e en automobile Ă  la maison de santĂ© du docteur Duchemin. Elle en sortit un mois plus tard, complĂštement guĂ©rie, aprĂšs avoir accouchĂ© d’un enfant mort. PREMIÈRE PARTIE LA TENTATION DU DÉSESPOIR. I. – Mon cher chanoine, mon vieil ami, conclut l’abbĂ© Demange, que vous dire encore ? Il m’est difficile de tenir aujourd’hui vos scrupules pour lĂ©gitimes, et nĂ©anmoins ce dĂ©saccord me pĂšse
 Je dirais volontiers que votre finesse s’exerce ici sur des riens, si je ne connaissais assez votre prudence et votre fermeté  Mais c’est donner beaucoup d’importance Ă  un jeune prĂȘtre mal lĂ©chĂ©. L’abbĂ© Menou-Segrais ramena frileusement sur ses genoux la couverture, et tendit de loin ses mains vers l’ñtre sans rĂ©pondre. Puis il dit aprĂšs un long silence, et non pas sans une malice secrĂšte qui fit un instant briller ses yeux – De tous les embarras de l’ñge, l’expĂ©rience n’est pas le moindre, et je voudrais que la prudence dont vous parlez n’eĂ»t jamais grandi aux dĂ©pens de la fermetĂ©. Sans doute, il n’y a pas de terme aux raisonnements et aux hypothĂšses, mais vivre, d’abord, c’est choisir. Avouez-le, mon ami les vieilles gens craignent moins l’erreur que le risque. – Comme je vous retrouve ! dit tendrement l’abbĂ© Demange ; que votre cƓur a peu changĂ© ! Il me semble que je vous Ă©coute encore dans notre cour de Saint-Sulpice, lorsque vous discutiez l’histoire des mystiques bĂ©nĂ©dictins – sainte Gertrude, sainte Meltchilde, sainte Hildegarde
 – avec le pauvre P. de Lantivy. Vous souvenez-vous ? Que me parlez-vous du troisiĂšme Ă©tat mystique ? vous disait-il
 De tous ces messieurs, vous ĂȘtes, d’abord, le plus friand au rĂ©fectoire et le mieux vĂȘtu ! » – Je me souviens, dit le curĂ© de Campagne
 Et tout Ă  coup sa voix si calme eut un imperceptible flĂ©chissement. Tournant la tĂȘte avec peine, dans l’épaisseur des coussins, vers la grande piĂšce dĂ©jĂ  pleine d’ombres, et montrant d’un regard les meubles chĂ©ris – Il fallait s’échapper, dit-il. Il faut toujours s’échapper. Mais aussitĂŽt sa voix se raffermit et, de ce mĂȘme ton d’impertinence dont il aimait Ă  se railler lui-mĂȘme, Ă  dĂ©concerter sa grande Ăąme, il ajouta – Rien de meilleur qu’une crise de rhumatisme pour vous donner le sens et le goĂ»t de la libertĂ©. – Revenons Ă  notre protĂ©gĂ©, dit soudain l’abbĂ© Demange, avec brusquerie, et sans d’abord oser lever les yeux sur son vieil ami. Je dois vous quitter Ă  cinq heures. Je le reverrais volontiers. – À quoi bon ? rĂ©pondit tranquillement l’abbĂ© Menou-Segrais. Nous l’avons bien vu assez pour un jour ! Il a crottĂ© mon pauvre vieux Smyrne, et failli briser les pieds de la chaise qu’il a choisie la plus prĂ©cieuse et la plus fragile, avec son ordinaire Ă -propos
 Que vous faut-il de plus ? Voulez-vous encore le peser, le toiser comme un conscrit ?
 Voyez-le, d’ailleurs, si cela vous plaĂźt. Dieu sait pourtant quel souci me donne, au long d’une semaine, Ă  travers mes bibelots si sottement aimĂ©s, ce grand pataud tout en noir ! Mais l’abbĂ© Demange connaĂźt trop le compagnon de sa jeunesse pour s’étonner de son humeur. Jadis, jeune secrĂ©taire particulier de Mgr de Targe, il n’a rien ignorĂ© de certaines Ă©preuves qu’a surmontĂ©es, une par une, le clair et lucide gĂ©nie de l’abbĂ© Menou-Segrais. Un esprit d’indĂ©pendance farouche, un bon sens pour ainsi dire irrĂ©sistible, mais dont l’exercice ne va pas toujours sans une apparente cruautĂ©, rendue plus sensible aux dĂ©licats par le raffinement de la courtoisie, le dĂ©dain des solutions abstraites, un goĂ»t trĂšs vif de la spiritualitĂ© la plus haute, mais difficile Ă  satisfaire par la seule spĂ©culation, Ă©veillĂšrent d’abord la mĂ©fiance de l’évĂȘque. L’influence discrĂšte du jeune Demange, et surtout l’irrĂ©prochable distinction du futur doyen de Campagne, alors vicaire Ă  la cathĂ©drale, lui valurent trop tard les bonnes grĂąces de celui qui se laissait appeler volontiers le dernier prĂ©lat gentilhomme, et qui mourut l’annĂ©e suivante, laissant Ă  Mgr Papouin, candidat favori du ministre des cultes, une succession dĂ©licate. L’abbĂ© Menou-Segrais fut d’abord poliment tenu Ă  l’écart, puis franchement disgraciĂ© aprĂšs le premier Ă©chec, aux Ă©lections lĂ©gislatives, du dĂ©putĂ© libĂ©ral pour lequel il avait sans doute montrĂ© peu de zĂšle. Le triomphe du docteur radical Gallet porta le dernier coup Ă  cette carriĂšre sacerdotale. NommĂ© Ă  la cure, d’ailleurs enviĂ©e, de Campagne, il se rĂ©signa dĂšs lors Ă  servir paisiblement la paix religieuse dans le diocĂšse, les deux partis ayant accoutumĂ© de s’entendre Ă  ses dĂ©pens, tour Ă  tour dĂ©noncĂ© par le ministre et dĂ©savouĂ© par l’évĂȘque. Ce jeu l’amusait, et il en goĂ»tait mieux que personne l’agrĂ©able balancement. HĂ©ritier d’une grande fortune, qu’il administrait avec sagesse, la destinant tout entiĂšre Ă  ses niĂšces Segrais, vivant de peu, non pas sans noblesse, grand seigneur exilĂ© qui rapporte, au fond de la province, quelque chose des façons et des mƓurs de la cour, curieux de la vie d’autrui, et pourtant le moins mĂ©disant, habile Ă  faire parler chacun, tĂątant les secrets d’un regard, d’un mot en l’air, d’un sourire – puis le premier Ă  demander le silence, Ă  l’imposer, – toujours admirable de tact et de spirituelle dignitĂ©, convive exquis, gourmand par politesse, bavard Ă  l’occasion par condescendance et charitĂ©, si parfaitement poli que les simples curĂ©s de son doyennĂ©, pris au piĂšge, le tinrent toujours pour le plus indulgent des hommes, d’un rapport agrĂ©able et sĂ»r, d’une perspicacitĂ© sans tranchant, tolĂ©rant par goĂ»t, mĂȘme sceptique, et peut-ĂȘtre un peu suspect. – Mon ami, rĂ©pondit doucement l’abbĂ© Demange, je vous vois venir ; vous tournez contre votre vicaire un coup qui m’était destinĂ©. SecrĂštement, vous m’accusez d’incomprĂ©hension, de parti pris, que sais-je ? ArriĂšre-pensĂ©e bien charitable un jour de NoĂ«l, et contre un pauvre compagnon mis Ă  la retraite qui fera trois lieues ce soir avant de retrouver son lit, et pour l’amour de vous ! Suis-je vraiment capable de juger lĂ©gĂšrement d’un scrupule que vous m’avez confiĂ© ?
 Mais, comme jadis, votre conviction veut tout forcer, emporter d’assaut les gens ; vous y mettez seulement plus de grĂąces
 Vous me sommez de statuer, et les Ă©lĂ©ments dont je dispose
 – Qui vous parle d’élĂ©ments ! interrompit le doyen de Campagne. Pourquoi pas une enquĂȘte et des dossiers ? Quand il s’agit de gagner ou de perdre une bataille, on manƓuvre avec ce qu’on a sous la main. Je ne vous ai pas appelĂ© tout le temps que j’ai moi-mĂȘme pesĂ© le pour et le contre, mais dĂšs lors que ma certitude
 – Bref, vous attendez de moi que je vous approuve ? – Exactement, rĂ©pondit le vieux prĂȘtre, imperturbable. Une certaine audace est dans ma nature, et ma vertu est si petite, ma vieillesse si lĂąche, je suis si bĂȘtement attachĂ© Ă  mes habitudes, Ă  mes manies, Ă  mes infirmitĂ©s mĂȘme, que j’ai grand besoin, Ă  l’instant dĂ©cisif, du regard et de la voix d’un ami. Vous m’avez donnĂ© l’un et l’autre. Tout va bien. Le reste me regarde. – Ô tĂȘte obstinĂ©e ! fit l’abbĂ© Demange. Vous voudriez me faire taire. Quand je serai de nouveau loin de vous, cette nuit mĂȘme, je prierai Ă  vos intentions, en aveugle, et je n’aurai jamais priĂ© de si bon cƓur. En attendant, devriez-vous me battre, je rĂ©sumerai, pour le repos de ma conscience, notre entretien ; j’en chercherai la conclusion. Laissez-moi dire ! Laissez-moi dire ! s’écria-t-il sur un geste d’impatience du curĂ© de Campagne, je ne vous tiendrai pas longtemps. J’en Ă©tais aux Ă©lĂ©ments du dossier. J’y retourne. Sans doute, je n’attache pas beaucoup d’importance aux notes du sĂ©minaire
 – À quoi bon y revenir ? dit l’abbĂ© Menou-Segrais. Elles sont mĂ©diocres, franchement mĂ©diocres, mais Dieu sait dans quel sens, et si c’est la mĂ©diocritĂ© de l’élĂšve qu’elles prouvent, ou du maĂźtre !
 Voici nĂ©anmoins le passage d’une lettre de Mgr Papouin, que je ne vous ai point lue
 Ayez seulement l’obligeance de me donner mon portefeuille – lĂ , au coin de mon bureau – et d’approcher un peu la lampe. Il parcourut d’abord la feuille du regard, en souriant, la tenant tout prĂšs de ses yeux myopes. Je n’ose vous proposer, commença-t-il, je n’ose vous proposer le seul qui me reste, ordonnĂ© depuis peu, dont M. l’archiprĂȘtre, Ă  qui je l’ai donnĂ©, ne sait que faire, plein de qualitĂ©s sans doute, mais gĂątĂ©es par une violence et un entĂȘtement singuliers, sans Ă©ducation ni maniĂšres, d’une grande piĂ©tĂ© plus zĂ©lĂ©e que sage, pour tout dire encore assez mal dĂ©grossi. Je crains qu’un homme tel que vous ici un petit trait d’usage, d’ironie Ă©piscopale
 je crains qu’un homme tel que vous ne puisse s’accommoder d’un petit sauvage qui, vingt fois le jour, vous offensera malgrĂ© lui. – Qu’avez-vous rĂ©pondu ? demanda l’abbĂ© Demange ? – À peu prĂšs ceci s’accommoder n’est rien, Monseigneur ; il suffit que j’en puisse tirer parti, ou quelque chose d’approchant. Il parlait sur le ton d’une dĂ©fĂ©rence malicieuse, et son beau regard riait, avec une tranquille audace. – Enfin, dit le vieux prĂȘtre impatient, de votre propre aveu, le bonhomme rĂ©pond au signalement qu’on vous en avait donnĂ© ? – Il est pire, s’écria le doyen de Campagne, mille fois pire ! D’ailleurs, vous avez vu. Sa prĂ©sence dans une maison si confortable est une offense au bon sens, certainement. Je vous fais juge les pluies d’automne, le vent d’équinoxe qui rĂ©veille mes rhumatismes, le poĂȘle surchauffĂ© qui sent le suif bouilli, les semelles crottĂ©es des visiteurs sur mes tapis, les feux de salve des battues d’arriĂšre-saison, c’est dĂ©jĂ  bien assez pour un vieux chanoine. À mon Ăąge, on attend le bon Dieu en espĂ©rant qu’il entrera sans rien dĂ©ranger, un jour de semaine
 HĂ©las ! ce n’est pas le bon Dieu qui est entrĂ©, mais un grand garçon aux larges Ă©paules, d’une bonne volontĂ© ingĂ©nue Ă  faire grincer des dents, plus assommant encore d’ĂȘtre discret, de dĂ©rober ses mains rouges, d’appuyer prudemment ses talons ferrĂ©s, d’adoucir une voix faite pour les chevaux et les bƓufs
 Mon petit setter le flaire avec dĂ©goĂ»t, ma gouvernante est lasse de dĂ©tacher ou de ravauder celle de ses deux soutanes qui garde un aspect dĂ©cent
 D’éducation, pas l’ombre. De science, guĂšre plus qu’il n’en faut pour lire passablement le brĂ©viaire. Sans doute, il dit sa messe avec une piĂ©tĂ© louable, mais si lentement, avec une application si gauche, que j’en sue dans ma stalle, oĂč il fait pourtant diablement froid ! Au seul penser d’affronter en chaire un public aussi raffinĂ© que le nĂŽtre, il a paru si malheureux que je n’ose le contraindre, et continue de mettre Ă  la torture ma pauvre gorge. Que vous dire encore ? On le voit courir dans les chemins boueux tout le jour, fait comme un chemineau, prĂȘter la main aux charretiers, dans l’illusion d’enseigner Ă  ces messieurs un langage moins offensant pour la majestĂ© divine, et son odeur, rapportĂ©e des Ă©tables, incommode les dĂ©votes. Enfin, je n’ai pu lui apprendre encore Ă  perdre avec bonne grĂące une partie de tric-trac. À neuf heures, il est dĂ©jĂ  ivre de sommeil, et je dois me priver de ce divertissement
 Vous en faut-il encore ? Est-ce assez ? – Si c’est lĂ  les grandes lignes de vos rapports Ă  l’évĂȘchĂ©, conclut simplement l’abbĂ© Demange, je le plains. Le sourire du doyen de Campagne s’effaça aussitĂŽt et son visage – toujours d’une extrĂȘme mobilitĂ© – se glaça. – C’est moi qu’il faut plaindre, mon ami
 dit-il. Sa voix eut un tel accent d’amertume, d’espĂ©rance inassouvie qu’elle exprima d’un coup toute la vieillesse, et la grande salle silencieuse fut un moment visitĂ©e par la majestĂ© de la mort. L’abbĂ© Demange rougit. – Est-ce si grave, mon ami ? fit-il avec une touchante confusion, une ferveur d’amitiĂ© exquise. Je crains de vous avoir blessĂ©, sans toutefois savoir comment. Mais dĂ©jĂ  M. Menou-Segrais – Me blesser, moi ? s’écria-t-il. C’est moi qui sottement vous fais de la peine. Ne mĂȘlons pas nos petites affaires Ă  celles de Dieu. Il se recueillit une minute sans cesser de sourire. – J’ai trop d’esprit ; cela me perd. J’aurais mieux Ă  faire que vous proposer des Ă©nigmes, et m’amuser de votre embarras. Ah ! mon ami, Dieu nous propose aussi des Ă©nigmes
 Je menais une vie tranquille, ou plutĂŽt je l’achevais tout doucement. Depuis que ce lourdaud est entrĂ© ci-dedans, il tire tout Ă  lui sans y songer, ne me laisse aucun repos. Sa seule prĂ©sence m’oblige Ă  choisir. Oh ! d’ĂȘtre sollicitĂ© par une magnifique aventure quand le sang coule si rare et si froid, c’est une grande et forte Ă©preuve. – Si vous prĂ©sentez les choses ainsi, dit l’abbĂ© Demange, je vous dirai seulement votre vieux camarade rĂ©clame sa part de votre croix. – Il est trop tard, continua le curĂ© de Campagne, toujours souriant. Je la porterai seul. –
 Mais Ă  vous dire vrai, en conscience, reprit l’abbĂ© Demange, je n’ai rien vu dans ce jeune prĂȘtre qui vaille de jeter dans le trouble un homme tel que vous. Ce que j’en ai appris m’embarrasse sans me persuader. L’espĂšce est commune de ces vicaires au zĂšle indiscret, faits pour d’autres travaux plus durs, et qui, dans les premiĂšres annĂ©es de leur sacerdoce, gaspillent un excĂšs de forces physiques que la contrainte du sĂ©minaire
 – N’ajoutez rien ! s’écria en riant M. Menou-Segrais ; je sens que je vais vous dĂ©tester. Doutez-vous que je me sois dĂ©jĂ  proposĂ© cette objection ? J’ai tĂąchĂ©, bon grĂ©, mal grĂ©, de me payer d’une telle monnaie. On ne se soumet pas sans lutte Ă  une force supĂ©rieure dont on ne trouve pas le signe en soi, qui vous reste Ă©trangĂšre. La brutalitĂ© me rebute, et je serais le dernier Ă  me laisser prendre Ă  un appĂąt si grossier. Certes, je ne suis pas une femmelette ! Nous avons Ă©tĂ© rudes en notre temps, mon ami, bien que les sots n’en aient rien su
 Mais il y a ici autre chose. Il hĂ©sita, et lui aussi, ce vieux prĂȘtre, il rougit. – Je ne prononcerai pas le mot ; je craindrais, de vous, je ne sais quoi qui, par avance, me serre le cƓur. Oh ! mon ami, j’étais en repos ; je me rĂ©signais ; la rĂ©signation m’était douce. Je n’ai jamais dĂ©sirĂ© les honneurs ; mon goĂ»t n’est pas de l’administration, mais du commandement. J’aurais souhaitĂ© qu’on voulĂ»t bien m’utiliser. N’importe ; c’était fini ; j’étais trop las. Une certaine bassesse intellectuelle, la mĂ©fiance ou la haine du grand que ces malheureux appellent prudence m’avaient rempli d’amertume. J’ai vu poursuivre l’homme supĂ©rieur comme une proie ; j’ai vu Ă©mietter les grandes Ăąmes. NĂ©anmoins j’ai l’horreur de la confusion, du dĂ©sordre, le sens de l’autoritĂ©, de la hiĂ©rarchie. J’attendais qu’un de ces mĂ©connus dĂ©pendĂźt de moi, que j’en fusse comptable Ă  Dieu. Cela m’avait Ă©tĂ© refusĂ© ; je n’espĂ©rais plus. Et soudain
 quand la force me va manquer
 – La dĂ©ception vous sera cruelle, dit lentement l’abbĂ© Demange. D’un autre que vous, cette illusion serait sans danger, mais hĂ©las ! Je connais assez que vous ne vous engagez jamais Ă  demi. Vous bouleverserez votre vie, et, je le crains, celle d’un pauvre homme simple qui vous suivra sans vous comprendre
 Toutefois la paix du Seigneur est dans vos yeux. Il fit un geste d’abandon, marquant son dĂ©sir de clore un singulier entretien. L’abbĂ© Menou-Segrais le comprit. – L’heure passe, dit-il en tirant sa montre. Je suis dĂ©solĂ© que vous ne puissiez passer avec moi cette nuit de NoĂ«l
 Vous trouverez dans la voiture la bonbonne de vieille eau-de-vie. Je l’ai faite emballer avec beaucoup de soin, mais le chemin est mauvais, et vous ferez sagement d’y veiller. Il s’interrompit tout Ă  coup. Les deux vieux prĂȘtres se regardĂšrent en silence. On entendit sur la route un pas Ă©gal et pesant. – Excusez-moi, fit enfin le curĂ© de Campagne, avec un visible embarras. Je dois savoir si mon confrĂšre d’Heudeline a terminĂ© les confessions, et si tout est prĂȘt pour la cĂ©rĂ©monie de cette nuit
 Voulez-vous seulement me prĂȘter votre bras ? Nous allons traverser la salle et j’irai vous mettre en voiture. Il appuya sur un timbre, et sa gouvernante parut. – Priez M. Donissan de venir prendre congĂ© de M. l’abbĂ© Demange, dit-il sĂšchement. – Monsieur l’abbĂ©, bĂ©gaya-t-elle, je pense
 Je pense que M. l’abbĂ© ne peut guĂšre
, au moins pour l’instant
 – Ne peut guĂšre ? – C’est-Ă -dire
 les couvreurs
 Enfin, les couvreurs parlaient de laisser l’ouvrage en plan
, de revenir aprĂšs les fĂȘtes du nouvel an. – Notre clocher a besoin de rĂ©parations, en effet, expliqua le doyen de Campagne. La charpente a failli cĂ©der, aux pluies d’automne ; j’ai dĂ» faire appel Ă  l’entrepreneur de Maurevert et embaucher sur place des ouvriers sans expĂ©rience, pour un travail, en somme, dangereux. M. Donissan
 Il se tourna vers la gouvernante, et dit sur le mĂȘme ton – Priez-le de descendre tel quel. Cela ne fait rien
 – M. Donissan, reprit-il dĂšs que la vieille femme eut disparu, m’a demandĂ© la permission de prĂȘter la main
 Oh ! il ne la prĂȘte pas Ă  demi ! Je l’ai vu, la semaine derniĂšre, un matin, au haut des Ă©chelles, sa pauvre culotte collĂ©e aux genoux par la pluie, guidant les madriers, criant des ordres Ă  travers les rafales, et visiblement plus Ă  l’aise sur son perchoir que dans sa stalle du grand sĂ©minaire, un jour d’examen trimestriel
 Il a sans doute recommencĂ© aujourd’hui. – Pourquoi l’appelez-vous ? dit l’abbĂ© Demange. Pourquoi l’humilier ? À quoi bon ! L’abbĂ© Menou-Segrais Ă©clata de rire et, posant la main sur le bras de son ami – J’aime Ă  vous confronter, fit-il. J’aime Ă  vous voir face Ă  face. J’y mets probablement un peu de malice. Mais c’est la derniĂšre fois peut-ĂȘtre, et d’ailleurs au bout de cette malice il y a un sentiment trĂšs vif et trĂšs tendre, que je vous dois, de la misĂ©ricorde de Dieu, de sa divine suavitĂ©. Qu’elle est donc forte et subtile, qu’elle embrasse donc Ă©troitement la nature, cette grĂące qui par une voie si diffĂ©rente, sans les contraindre, rassemble doucement nos deux Ăąmes Ă  l’unitĂ©, Ă  la rĂ©alitĂ© d’un seul amour ! Que la ruse du diable paraĂźt vaine, en somme, dans sa laborieuse complication ! – Je le crois avec vous, dit l’abbĂ© Demange. Pardonnez-moi encore ceci, qui vous paraĂźtra bien commun. Je crois que le chrĂ©tien de bonne volontĂ© se maintient de lui-mĂȘme dans la lumiĂšre d’en haut, comme un homme dont le volume et le poids sont dans une proportion si constante et si adroitement calculĂ©e qu’il surnage dans l’eau s’il veut bien seulement y demeurer en repos. Ainsi – n’étaient certaines destinĂ©es singuliĂšres – j’imagine nos saints ainsi que des gĂ©ants puissants et doux dont la force surnaturelle se dĂ©veloppe avec harmonie, dans une mesure et selon un rythme que notre ignorance ne saurait percevoir, car elle n’est sensible qu’à la hauteur de l’obstacle, et ne juge point de l’ampleur et de la portĂ©e de l’élan. Le fardeau que nous soulevons avec peine, en grinçant et grimaçant, l’athlĂšte le tire Ă  lui, comme une plume, sans que tressaille un muscle de sa face et il apparaĂźt Ă  tous frais et souriant
 Je sais que vous m’opposerez sans doute l’exemple de votre protĂ©gé  – Me voici, monsieur le chanoine, dit derriĂšre eux une voix basse et forte. Ils se retournĂšrent en mĂȘme temps. Celui qui fut depuis le curĂ© de Lumbres Ă©tait lĂ  debout, dans un silence solennel. Au seuil du vestibule obscur, sa silhouette, prolongĂ©e par son ombre, parut d’abord immense, puis, brusquement, – la porte lumineuse refermĂ©e, – petite, presque chĂ©tive. Ses gros souliers ferrĂ©s, essuyĂ©s en hĂąte, Ă©taient encore blancs de mortier, ses bas et sa soutane criblĂ©s d’éclaboussures et ses larges mains, passĂ©es Ă  demi dans sa ceinture, avaient aussi la couleur de la terre. Le visage, dont la pĂąleur contrastait avec la rougeur hĂąlĂ©e du cou, ruisselait de sueur et d’eau tout ensemble car, au soudain appel de M. Menou-Segrais, il avait couru se laver dans sa chambre. Le dĂ©sordre, ou plutĂŽt l’aspect presque sordide de ses vĂȘtements journaliers, Ă©tait rendu plus remarquable encore par la singuliĂšre opposition d’une douillette neuve, raide d’apprĂȘt, qu’il avait glissĂ©e avec tant d’émotion qu’une des manches se retroussait risiblement sur un poignet noueux comme un cep. Soit que le silence prolongĂ© du chanoine et de son hĂŽte achevĂąt de le dĂ©concerter, soit qu’il eĂ»t entendu – Ă  ce que pensa plus tard le doyen de Campagne – les derniers mots prononcĂ©s par M. Demange, son regard, naturellement appuyĂ© ou mĂȘme anxieux, prit soudain une telle expression de tristesse, d’humilitĂ© si dĂ©chirante, que le visage grossier en parut, tout Ă  coup, resplendir. – Vous ne deviez pas vous dĂ©ranger, dit avec pitiĂ© M. Demange. Je vois que vous ne perdez pas votre temps, que vous ne boudez pas Ă  la besogne
 Je suis nĂ©anmoins content d’avoir pu vous dire adieu. Ayant fait un signe amical de la tĂȘte, il se dĂ©tourna aussitĂŽt, avec une indiffĂ©rence sans doute affectĂ©e. Le chanoine le suivit vers la porte. Ils entendirent, dans l’escalier, le pas pesant du vicaire, un peu plus pesant que d’habitude, peut-ĂȘtre
 Dehors, le cocher, transi de froid, faisait claquer son fouet. – Je suis fĂąchĂ© de vous quitter si tĂŽt, dit l’abbĂ© Demange, sur le seuil. Oui, j’aurais aimĂ©, j’aurais particuliĂšrement aimĂ© passer cette nuit de NoĂ«l avec vous. Cependant, je vous laisse Ă  plus puissant et plus clairvoyant que moi, mon ami. La mort n’a pas grand-chose Ă  apprendre aux vieilles gens, mais un enfant, dans son berceau ! Et quel Enfant !
 Tout Ă  l’heure, le monde commence. Ils descendaient le petit perron cĂŽte Ă  cĂŽte. L’air Ă©tait sonore jusqu’au ciel. La glace craquait dans les orniĂšres. – Tout est Ă  commencer, toujours ! – Jusqu’à la fin, dit brusquement M. Menou-Segrais, avec une inexprimable tristesse. Le tranchant de la bise rougissait ses joues, cernait ses yeux d’une ombre bleue, et son compagnon s’aperçut qu’il tremblait de froid. – Est-ce possible ! s’écria-t-il. Vous ĂȘtes sorti sans manteau et tĂȘte nue, par une telle nuit ! Mieux qu’aucune parole, en effet, cette imprudence du curĂ© de Campagne marquait un trouble infini. Et Ă  la plus grande surprise encore de l’abbĂ© Demange – ou, pour mieux dire, Ă  son indicible Ă©tonnement – il vit, pour la premiĂšre fois, pour une premiĂšre et derniĂšre fois, une larme glisser sur le fin visage familier. – Adieu, Jacques, dit le doyen de Campagne, en s’efforçant de sourire. S’il y a des prĂ©sages de mort, un manquement si prodigieux Ă  mes usages domestiques, un pareil oubli des prĂ©cautions Ă©lĂ©mentaires est un signe assez fatal
 Ils ne devaient plus se revoir. II. L’abbĂ© Donissan ne rentra que fort tard dans la nuit. Longtemps l’abbĂ© Menou-Segrais, un livre Ă  la main qu’il ne lisait point, entendit le pas rĂ©gulier du vicaire, marchant de long en large Ă  travers sa chambre. L’heure ne saurait tarder, songeait le vieux prĂȘtre, d’une explication capitale. » Il ne doutait pas que cette explication fĂ»t nĂ©cessaire, mais il avait jusqu’alors dĂ©daignĂ© de la provoquer, trop sage pour ne pas laisser au jeune prĂȘtre le bĂ©nĂ©fice et l’embarras tout ensemble d’un exorde dĂ©cisif
 Les derniers bruits s’étaient tus, hors ce pas monotone dans l’épaisseur du mur. Pourquoi cette nuit plutĂŽt que demain, ou plus tard ? pensait l’abbĂ© Menou-Segrais. La visite de l’abbĂ© Demange a peut-ĂȘtre agacĂ© mes nerfs. » NĂ©anmoins, plus forte et pressante qu’aucune raison, la prĂ©vision d’un Ă©vĂ©nement singulier, inĂ©vitable, l’agitait d’une attente dont chaque minute augmentait l’anxiĂ©tĂ©. Tout Ă  coup la porte du couloir grinça. Une main frappa deux coups. L’abbĂ© Donissan parut. – Je vous attendais, mon ami, dit simplement l’abbĂ© Menou-Segrais. – Je le savais, rĂ©pondit l’autre d’une voix humble. Mais il se redressa aussitĂŽt, soutint le regard du doyen et dit fermement, tout d’un trait – Je dois solliciter de Monseigneur mon rappel Ă  Tourcoing. Je voudrais vous supplier d’appuyer ma demande, sans rien cacher de ce que vous savez de moi, sans m’épargner en rien. – Un moment
 un moment
, interrompit l’abbĂ© Menou-Segrais. Je dois solliciter, dites-vous ? Je dois
 pourquoi devez-vous ? – Le ministĂšre paroissial, reprit l’abbĂ© du mĂȘme ton, est une charge au-dessus de mes forces. C’était l’avis de mon supĂ©rieur ; je sens bien aussi que c’est le vĂŽtre. Ici mĂȘme, je suis un obstacle au bien. Le dernier paysan du canton rougirait d’un curĂ© tel que moi, sans expĂ©rience, sans lumiĂšres, sans vĂ©ritable dignitĂ©. Quelque effort que je fasse, comment puis-je espĂ©rer supplĂ©er jamais Ă  ce qui me manque ? – Laissons cela, interrompit le doyen de Campagne, laissons cela ; je vous entends. Vos scrupules sont sans doute justifiĂ©s. Je suis prĂȘt Ă  demander votre rappel Ă  Monseigneur, mais l’affaire n’en est pas moins dĂ©licate. On vous demandait ici, en somme, peu de chose. C’est trop encore, dites-vous ? L’abbĂ© Donissan baissa la tĂȘte. – Ne faites pas l’enfant ! s’écria le doyen. Je vais sans doute vous paraĂźtre dur ; je dois l’ĂȘtre. Le diocĂšse est trop pauvre, mon ami, pour nourrir une bouche inutile. – Je l’avoue, balbutia le pauvre prĂȘtre avec effort
 En vĂ©ritĂ©, je ne sais encore
 Enfin j’avais fait le projet
 de trouver
 de trouver dans un couvent une place, au moins provisoire
 – Un couvent !
 Vos pareils, monsieur, n’ont que ce mot Ă  la bouche. Le clergĂ© rĂ©gulier est l’honneur de l’Église, monsieur, sa rĂ©serve. Un couvent ! Ce n’est pas un lieu de repos, un asile, une infirmerie ! – Il est vrai
, voulut dire l’abbĂ© Donissan, mais il ne fit entendre qu’un bredouillement confus. Les joues Ă©carlates, que l’extrĂȘme Ă©motion n’arrivait pas Ă  pĂąlir, tremblaient. C’était le seul signe extĂ©rieur d’une inquiĂ©tude infinie. Et mĂȘme sa voix se raffermit pour ajouter – Alors, que veut-on que je fasse ? – Que veut-on ? rĂ©pondit le doyen de Campagne, voici le premier mot de bon sens que vous ayez prononcĂ©. Vous avouant incapable de guider et de conseiller autrui, comment seriez-vous bon juge dans votre propre cause ? Dieu et votre Ă©vĂȘque, mon enfant, vous ont donnĂ© un maĂźtre c’est moi. – Je le reconnais, dit l’abbĂ©, aprĂšs une imperceptible hĂ©sitation
 Je vous supplie cependant
 Il n’acheva pas. D’un geste impĂ©rieux, le doyen de Campagne lui imposait dĂ©jĂ  silence. Et il regardait avec une curiositĂ© pleine d’effroi ce vieux prĂȘtre, Ă  l’ordinaire si courtois, tout Ă  coup roidi, imperturbable, le regard si dur. – L’affaire est grave. Vos supĂ©rieurs vous ont laissĂ© recevoir les Saints Ordres ; je pense que leur dĂ©cision n’a pas Ă©tĂ© prise lĂ©gĂšrement. D’autre part, cette incapacitĂ© dont vous faisiez l’aveu tout Ă  l’heure
 – Permettez-moi, interrompit de nouveau le malheureux prĂȘtre, de la mĂȘme voix sans timbre
 Mon Dieu !
 je ne suis pas absolument incapable d’aucun travail apostolique, proportionnĂ© Ă  mon intelligence et Ă  mes moyens. Ma santĂ© physique heureusement
 Il se tut, honteux d’opposer Ă  tant d’éloquentes raisons un argument si misĂ©rable, dans sa naĂŻvetĂ© sublime. – La santĂ© est un don de Dieu, rĂ©pliqua gravement l’abbĂ© Menou-Segrais. HĂ©las ! j’en sais le prix mieux que vous. La force qui vous a Ă©tĂ© dĂ©partie, votre adresse mĂȘme Ă  certains travaux manuels, c’était lĂ  sans doute le signe d’une vocation moins haute, oĂč la Providence vous appelait
 Est-il jamais trop tard pour reconnaĂźtre, guidĂ© par de sĂ»rs avis, une erreur involontaire ?
 Devrez-vous tenter une nouvelle expĂ©rience
 ou bien
 ou bien
 – Ou bien ?
 osa demander l’abbĂ© Donissan. – Ou bien retourner Ă  votre charrue ? conclut le doyen d’un ton sec
 Encore un coup, notez bien que je pose aujourd’hui la question sans y rĂ©pondre. Vous n’ĂȘtes point, grĂące Ă  Dieu, de ces jeunes gens impressionnables qu’une parole un peu nette terrorise sans profit. Vous n’ĂȘtes menacĂ© d’aucun vertige. Et, pour moi, j’ai fait mon devoir, bien qu’avec une apparente cruautĂ©. – Je vous remercie, reprit doucement l’abbĂ©, d’une voix singuliĂšrement raffermie. Depuis le dĂ©but de cet entretien, Dieu m’a donnĂ© la force d’entendre de votre bouche des vĂ©ritĂ©s bien dures. Pourquoi ne m’assisterait-il pas jusqu’au bout ? C’est moi qui vous supplie de rĂ©pondre Ă  la question que vous avez posĂ©e. Qu’ai-je besoin d’attendre plus longtemps ? – Mon Dieu
 murmura l’abbĂ© Menou-Segrais, pris de court
 J’avoue que quelques semaines de rĂ©flexion
 J’aurais voulu vous laisser le loisir
 – À quoi bon, si je ne dois pas ĂȘtre juge dans ma propre cause et, en vĂ©ritĂ©, je ne puis l’ĂȘtre. C’est votre avis que je veux entendre, et le plus tĂŽt sera le mieux. – Il est possible que vous soyez prĂȘt Ă  l’entendre, mon ami, mais non pas sans doute Ă  vous y conformer sans rĂ©serves, rĂ©pliqua le doyen de Campagne avec une brutalitĂ© forcĂ©e. Dans un tel cas, provoquer ce qu’on redoute est moins signe de courage que de faiblesse. – Je le sais, je l’avoue ! s’écria l’abbĂ© Donissan, vous ne vous trompez pas. Vous voyez clair en moi. C’est Ă  votre charitĂ© que je fais appel
 ah ! monsieur, non pas mĂȘme Ă  votre charitĂ©, Ă  votre pitiĂ©, pour me porter le dernier coup. Ce coup reçu, je le sens, je suis sĂ»r que je trouverai la force nĂ©cessaire
 Il n’y a pas d’exemple que Dieu n’ait relevĂ© un misĂ©rable tombĂ© Ă  terre
 L’abbĂ© Menou-Segrais le toisa d’un regard aigu. – Êtes-vous si sĂ»r que ma conviction soit faite, dit-il, et qu’il ne me reste aucun doute dans l’esprit ? L’abbĂ© Donissan secoua la tĂȘte. – Il ne faut pas longtemps pour juger un homme tel que moi, fit-il, et vous voulez seulement me mĂ©nager. Au moins, laissez-moi le mĂ©rite, devant Dieu, d’une obĂ©issance entiĂšre, absolue ordonnez ! commandez ! Ne me laissez pas dans le trouble ! – Je vous approuve, dit le doyen de Campagne, aprĂšs un silence je ne puis que vous approuver. Vos intentions sont bonnes, Ă©clairĂ©es mĂȘme. Je comprends votre impatience Ă  vaincre la nature d’un coup dĂ©cisif. Mais la parole que vous attendez de moi peut ĂȘtre une tentation au-dessus de vos forces. Vous voulez connaĂźtre l’arrĂȘt, soit. L’exĂ©cuterez-vous ? – Je le crois, rĂ©pondit l’abbĂ© d’une voix sourde. Et, d’ailleurs, serai-je jamais mieux prĂ©parĂ© que cette nuit Ă  recevoir et porter une croix ? Il est temps. Croyez-moi, mon PĂšre, il est temps. Je ne suis pas seulement un prĂȘtre ignorant, grossier, impuissant Ă  se faire aimer. Au petit sĂ©minaire, je n’étais qu’un Ă©lĂšve mĂ©diocre. Au grand sĂ©minaire, allez, j’ai fini par lasser tout le monde. Il a fallu un miracle de charitĂ© du P. Delange pour convaincre les directeurs de m’admettre au diaconat
 Intelligence, mĂ©moire, assiduitĂ© mĂȘme, tout me manque
 Et cependant
 Il hĂ©sita, mais sur un signe de l’abbĂ© Menou-Segrais – Et cependant, continua-t-il avec effort, je n’ai pu vaincre encore tout Ă  fait une obstination
 un entĂȘtement
 Le juste mĂ©pris d’autrui rĂ©veille en moi
 des sentiments si Ăąpres
 si violents
 Je ne puis vraiment les combattre par des moyens ordinaires
 Il s’arrĂȘta, comme effrayĂ© d’en avoir trop dit. Les petits yeux du doyen fixaient son regard, avec une attention singuliĂšre. Il conclut d’une voix suppliante, presque dĂ©sespĂ©rĂ©e – Ainsi ne remettez pas Ă  plus tard
 Il est temps
 Cette nuit, je vous assure
 Vous ne pouvez pas savoir
 L’abbĂ© Menou-Segrais se leva si vivement de son fauteuil que le pauvre prĂȘtre, cette fois, pĂąlit. Mais le vieux doyen fit quelques pas vers la fenĂȘtre, appuyĂ© sur sa canne, l’air absorbĂ©. Puis, se redressant tout Ă  coup – Mon enfant, dit-il, votre soumission me touche
 J’ai dĂ» vous paraĂźtre brutal, je vais l’ĂȘtre de nouveau. Il ne m’en coĂ»terait pas beaucoup de tourner ceci de cent maniĂšres j’aime mieux encore parler net. Vous venez de vous remettre entre mes mains
 Dans quelles mains ? Le savez-vous ? – Je vous en prie
 murmura l’abbĂ©, d’une voix tremblante. – Je vais vous l’apprendre vous venez de vous mettre entre les mains d’un homme que vous n’estimez pas. Le visage de l’abbĂ© Donissan Ă©tait d’une pĂąleur livide. – Que vous n’estimez pas, rĂ©pĂ©ta l’abbĂ© Menou-Segrais. La vie que je mĂšne ici, est en apparence celle d’un laĂŻque bien tentĂ©. Avouez-le ! Ma demi-oisivetĂ© vous fait honte. L’expĂ©rience dont tant de sots me louent est Ă  vos yeux sans profit pour les Ăąmes, stĂ©rile. J’en pourrais dire plus long, cela suffit. Mon enfant, dans un cas si grave, les petits mĂ©nagements de politesse mondaine ne sont rien ai-je bien exprimĂ© votre sentiment ? Aux premiers mots de cette Ă©trange confession, l’abbĂ© Donissan avait osĂ© lever sur le terrible vieux prĂȘtre un regard plein de stupeur. Il ne le baissa plus. – J’exige une rĂ©ponse, continua l’abbĂ© Menou-Segrais, je l’attends de votre obĂ©issance, avant de me prononcer sur rien. Vous avez le droit de me rĂ©cuser. Je puis ĂȘtre votre juge en cette affaire je ne serai point votre tentateur. À la question que j’ai posĂ©e, rĂ©pondez simplement par oui ou par non. – Je dois rĂ©pondre oui, rĂ©pliqua tout Ă  coup l’abbĂ© Donissan, d’un air calme
 L’épreuve que vous m’imposez est bien dure je vous prie de ne pas la prolonger. Mais les larmes jaillirent de ses yeux, et c’est Ă  peine si l’abbĂ© Menou-Segrais entendit les derniers mots, prononcĂ©s Ă  voix basse. Le malheureux prĂȘtre se reprochait avidement son timide appel Ă  la pitiĂ© comme une faiblesse. AprĂšs un court dĂ©bat intĂ©rieur, il continua cependant – J’ai rĂ©pondu par obĂ©issance, et je ne devrais plus sans doute qu’attendre et me taire
 mais
 mais je ne puis
 Dieu n’exige pas que je vous laisse croire
 En conscience, c’était lĂ  une pensĂ©e
 un sentiment involontaire
 Je ne parle pas ainsi, reprit-il d’un ton plus ferme, pour me justifier mon mauvais esprit vous est maintenant connu
 Ainsi la Providence me dĂ©couvre Ă  vous tout entier
 Et maintenant
 Et maintenant
 Ses mains cherchĂšrent une seconde un appui, ses longs bras battant le vide. Puis ses genoux flĂ©chirent, et il tomba tout d’une piĂšce, la face en avant. – Mon petit enfant ! s’écria l’abbĂ© Menou-Segrais, avec l’accent d’un vĂ©ritable dĂ©sespoir. Il traĂźna maladroitement le corps inerte jusqu’au pied du divan, et d’un grand effort l’y fit basculer. Au milieu des coussins de cuir roux, la tĂȘte osseuse Ă©tait maintenant d’une pĂąleur livide. – Allons
 allons
 murmurait le vieux doyen, en s’efforçant de dĂ©boutonner la soutane de ses doigts raidis par la goutte ; mais l’étoffe usĂ©e cĂ©da la premiĂšre. Par l’échancrure du col la rude toile de la chemise apparut, tachĂ©e de sang. DĂ©jĂ  la large et profonde poitrine s’abaissait et se soulevait de nouveau. D’un geste brusque, le doyen la dĂ©couvrit. – Je m’en doutais, fit-il avec un douloureux sourire. Des aisselles Ă  la naissance des reins, le torse Ă©tait pris tout entier dans une gaine rigide du crin le plus dur, grossiĂšrement tissĂ©. La mince laniĂšre qui maintenait par devant l’affreux justaucorps Ă©tait si Ă©troitement serrĂ©e que l’abbĂ© Menou-Segrais ne la dĂ©noua pas sans peine. La peau apparut alors, brĂ»lĂ©e par l’intolĂ©rable frottement du cilice comme par l’application d’un caustique ; l’épiderme dĂ©truit par places, soulevĂ© ailleurs en ampoules de la largeur d’une main, ne faisait plus qu’une seule plaie, d’oĂč suintait une eau mĂȘlĂ©e de sang. L’ignoble bourre grise et brune en Ă©tait comme imprĂ©gnĂ©e. Mais d’une blessure au pli du flanc, plus profonde, un sang vermeil coulait goutte Ă  goutte. Le malheureux avait cru bien faire en la comprimant de son mieux d’un tampon de chanvre l’obstacle Ă©cartĂ©, l’abbĂ© Menou-Segrais retira vivement ses doigts rougis. Le vicaire ouvrit les yeux. Un moment son regard attentif Ă©pia chaque angle de cette chambre inconnue, puis, se reportant sur le visage familier du doyen, exprima d’abord une surprise grandissante. Tout Ă  coup, ce regard tomba sur la large Ă©chancrure de la soutane et les linges ensanglantĂ©s. Alors, l’abbĂ© Donissan, se rejetant vivement en arriĂšre, cacha sa figure dans ses mains. DĂ©jĂ  celles de l’abbĂ© Menou-Segrais les Ă©cartaient doucement, dĂ©couvrant la rude tĂȘte, d’un geste presque maternel. – Mon petit, Notre-Seigneur n’est pas mĂ©content de vous, fit-il Ă  voix basse, avec un indĂ©finissable accent. Mais reprenant aussitĂŽt ce ton habituel de bienveillance un peu hautaine dont il aimait Ă  dĂ©guiser sa tendresse – Vous jetterez demain au feu cette infernale machine, l’abbĂ© il faut trouver quelque chose de mieux. Dieu me garde de parler seulement le langage du bon sens en bien comme en mal, il convient d’ĂȘtre un peu fou. Je fais ce reproche Ă  vos mortifications d’ĂȘtre indiscrĂštes un jeune prĂȘtre irrĂ©prochable doit avoir du linge blanc. 
 Levez-vous, dit encore l’étrange vieil homme, et approchez-vous un peu. Notre conversation n’est pas finie, mais le plus difficile est fait
 Allons ! Allons ! asseyez-vous lĂ . Je ne vous lĂąche pas. » Il l’installait dans son propre fauteuil et, comme par mĂ©garde, parlant toujours, glissait un oreiller sous la tĂȘte douloureuse. Puis, s’asseyant sur une chaise basse, et ramenant frileusement autour de lui sa couverture de laine, il se recueillait une minute, le regard fixĂ© sur le foyer, dont on voyait danser la flamme dans ses yeux clairs et hardis. – Mon enfant, dit-il enfin, l’opinion que vous avez de moi est assez juste dans l’ensemble, mais fausse en un seul point Je me juge, hĂ©las ! avec plus de sĂ©vĂ©ritĂ© que vous ne pensez. J’arrive au port les mains vides
 Il tisonnait les bĂ»ches flamboyantes avec calme. – Vous ĂȘtes un homme bien diffĂ©rent de moi, reprit-il, vous m’avez retournĂ© comme un gant. En vous demandant Ă  Monseigneur, j’avais fait ce rĂȘve un peu niais d’introduire chez moi
 hĂ© bien ! oui
 un jeune prĂȘtre mal notĂ©, dĂ©pourvu de ces qualitĂ©s naturelles pour lesquelles j’ai tant de faiblesse, et que j’aurais formĂ© de mon mieux au ministĂšre paroissial
 À la fin de ma vie, c’était une lourde charge que j’assumais lĂ , Seigneur ! Mais j’étais aussi trop heureux dans ma solitude pour y achever de mourir en paix. Le jugement de Dieu, mon petit, doit nous surprendre en plein travail
 Le jugement de Dieu !
 
 Mais c’est vous qui me formez, dit-il aprĂšs un long silence. » À cette Ă©tonnante parole, l’abbĂ© Donissan ne dĂ©tourna mĂȘme pas la tĂȘte. Ses yeux grands ouverts n’exprimaient aucune surprise ; et le doyen de Campagne vit seulement au mouvement de ses lĂšvres qu’il priait. – Ils n’ont pas su reconnaĂźtre le plus prĂ©cieux des dons de l’Esprit, dit-il encore. Ils ne reconnaissent jamais rien. C’est Dieu qui nous nomme. Le nom que nous portons n’est qu’un nom d’emprunt
 Mon enfant, l’esprit de force est en vous. Les trois premiers coups de l’Angelus de l’aube tintĂšrent au dehors comme un avertissement solennel, mais ils ne l’entendirent pas. Les bĂ»ches croulaient doucement dans les cendres. – Et maintenant, continua l’abbĂ© Menou-Segrais, et maintenant j’ai besoin de vous. Non ! un autre que moi, Ă  supposer qu’il eĂ»t vu si clair, n’eĂ»t pas osĂ© vous parler comme je fais ce soir. Il le faut cependant. Nous sommes Ă  cette heure de la vie elle sonne pour chacun oĂč la vĂ©ritĂ© s’impose par elle-mĂȘme d’une Ă©vidence irrĂ©sistible, oĂč chacun de nous n’a qu’à Ă©tendre les bras pour monter d’un trait Ă  la surface des tĂ©nĂšbres et jusqu’au soleil de Dieu. Alors, la prudence humaine n’est que piĂšges et folies. La SaintetĂ© ! s’écria le vieux prĂȘtre d’une voix profonde, en prononçant ce mot devant vous, pour vous seul, je sais le mal que je vous fais ! Vous n’ignorez pas ce qu’elle est une vocation, un appel. LĂ  oĂč Dieu vous attend, il vous faudra monter, monter ou vous perdre. N’attendez aucun secours humain. Dans la pleine conscience de la responsabilitĂ© que j’assume, aprĂšs avoir Ă©prouvĂ© une derniĂšre fois votre obĂ©issance et votre simplicitĂ©, j’ai cru bien faire en vous parlant ainsi. En doutant, non pas seulement de vos forces, mais des desseins de Dieu sur vous, vous vous engagiez dans une impasse Ă  mes risques et pĂ©rils, je vous remets dans votre route ; je vous donne Ă  ceux qui vous attendent, aux Ăąmes dont vous serez la proie
 Que le Seigneur vous bĂ©nisse, mon petit enfant ! À ces derniers mots, comme un soldat qui se sent touchĂ©, et se dresse d’instinct avant de retomber, l’abbĂ© Donissan se mit debout. Dans son visage immobile, Ă  la bouche close, aux fortes mĂąchoires, au front tĂȘtu, ses yeux pĂąles tĂ©moignaient d’une hĂ©sitation mortelle. Un long moment, son regard erra sans se poser. Puis ce regard rencontra la croix pendue au mur et, se reportant aussitĂŽt sur l’abbĂ© Menou-Segrais, en se fixant, parut s’éteindre tout Ă  coup. Le doyen n’y lut plus qu’une soumission aveugle que le tragique dĂ©sordre de cette Ăąme, encore soulevĂ©e de terreur, rendait sublime. – Je vous demande la permission de me retirer, dit simplement le futur curĂ© de Lumbres d’une voix mal affermie. En vous Ă©coutant, j’ai cru vraiment tomber dans le trouble et le dĂ©sespoir, mais c’est fini maintenant
 Je
 je crois
 ĂȘtre tel
 que vous pouvez le dĂ©sirer
 et
 Et Dieu ne permettra pas que je sois tentĂ© au-delĂ  de mes forces. Ayant dit, il disparut, et, derriĂšre lui, la porte se refermait dĂ©jĂ  sans bruit. * * * DĂšs lors, l’abbĂ© Donissan connut la paix, une Ă©trange paix, et qu’il n’osa d’abord sonder. Les mille liens qui retiennent ou ralentissent l’action s’étaient brisĂ©s tous ensemble ; l’homme extraordinaire, que la dĂ©fiance ou la pusillanimitĂ© de ses supĂ©rieurs avait renfermĂ© des annĂ©es dans un invisible rĂ©seau, trouvait enfin devant lui le champ libre, et s’y dĂ©ployait. Chaque obstacle, abordĂ© de front, pliait sous lui. En quelques semaines l’effort de cette volontĂ© que rien n’arrĂȘtera plus dĂ©sormais commença d’affranchir jusqu’à l’intelligence. Le jeune prĂȘtre employait ses nuits Ă  dĂ©vorer des livres, jadis refermĂ©s avec dĂ©sespoir et qu’il pĂ©nĂ©trait maintenant, non sans peine, mais avec une tĂ©nacitĂ© d’attention qui surprenait l’abbĂ© Menou-Segrais comme un miracle. C’est alors qu’il acquit cette profonde connaissance des Livres saints qui n’apparaissait pas d’abord Ă  travers son langage, toujours volontairement simple et familier, mais qui nourrissait sa pensĂ©e. Vingt ans plus tard, il disait un jour Ă  Mgr Leredu, avec malice J’ai dormi cette annĂ©e-lĂ  sept cent trente heures
 » – Sept cent trente heures ? – Oui, deux heures par nuit
 Et encore – de vous Ă  moi – je trichais un peu. L’abbĂ© Menou-Segrais pouvait suivre sur le visage de son vicaire chaque pĂ©ripĂ©tie de cette lutte intĂ©rieure dont il n’osait prĂ©voir le dĂ©nouement. Bien que le pauvre prĂȘtre continuĂąt de s’asseoir Ă  la table commune et s’y efforçùt d’y paraĂźtre aussi calme qu’à l’ordinaire, le vieux doyen ne voyait pas sans une inquiĂ©tude grandissante les signes physiques, chaque jour plus Ă©vidents, d’une volontĂ© tendue Ă  se rompre, et qu’un effort peut briser. Si riche qu’il fĂ»t d’expĂ©rience et de sagacitĂ©, ou peut-ĂȘtre par un abus de ces qualitĂ©s mĂȘmes, le curĂ© de Campagne ne dĂ©mĂȘlait qu’à demi les causes d’une crise morale dont il n’espĂ©rait plus limiter les effets. Trop adroit pour user son autoritĂ© en paroles vaines et en inutiles conseils de modĂ©ration que l’abbĂ© Donissan n’était plus sans doute en Ă©tat d’écouter, il attendait une occasion d’intervenir et ne la trouvait pas. Comme il arrive trop souvent, lorsqu’un homme habile n’est plus maĂźtre des passions qu’il a suscitĂ©es, il craignait d’agir Ă  contresens et d’aggraver le mal auquel il eĂ»t voulu porter remĂšde. D’un autre que son Ă©trange disciple, il eĂ»t attendu plus tranquillement la rĂ©action naturelle d’un organisme surmenĂ© par un travail excessif, mais ce travail mĂȘme n’était-il pas, Ă  cette heure, un remĂšde plutĂŽt qu’un mal et comme la distraction farouche d’un misĂ©rable prisonnier d’une seule et constante pensĂ©e ? D’ailleurs l’abbĂ© Donissan n’avait rien changĂ©, en apparence, aux occupations de chaque jour et menait de front plus d’une entreprise. Tous les matins, on le vit gravir de son pas rapide et un peu gauche le sentier abrupt qui, du presbytĂšre, mĂšne Ă  l’église de Campagne. Sa messe dite, aprĂšs une priĂšre d’actions de grĂąces dont l’extrĂȘme briĂšvetĂ© surprit longtemps l’abbĂ© Menou-Segrais, infatigable, son long corps penchĂ© en avant, les mains croisĂ©es derriĂšre le dos, il gagnait la route de Brennes et parcourait en tous sens l’immense plaine qui, tracĂ©e de chemins difficiles, balayĂ©e d’une bise aigre, descend de la crĂȘte de la vallĂ©e de la Canche Ă  la mer. Les maisons y sont rares, bĂąties Ă  l’écart, entourĂ©es de pĂąturages, que dĂ©fendent les fils de fer barbelĂ©s. À travers l’herbe glacĂ©e qui glisse et cĂšde sous les talons, il faut parfois cheminer longtemps pour trouver Ă  la fin, au milieu d’un petit lac de boue creusĂ© par les sabots des bĂȘtes, une mauvaise barriĂšre de bois qui grince et rĂ©siste entre ses montants pourris. La ferme est quelque part, au creux d’un pli de terrain, et l’on ne voit dans l’air gris qu’un filet de fumĂ©e bleue, ou les deux brancards d’une charrette dressĂ©s vers le ciel, avec une poule dessus. Les paysans du canton, race goguenarde, regardaient en dessous avec mĂ©fiance la haute silhouette du vicaire, la soutane troussĂ©e, debout dans le brouillard, et qui s’efforçait de tousser d’un ton cordial. À sa vue la porte s’ouvrait chichement, et la maisonnĂ©e attentive, pressĂ©e autour du poĂȘle, attendait son premier mot, lent Ă  venir. D’un regard, chacun reconnaĂźt le paysan infidĂšle Ă  la terre, et comme un frĂšre prodigue au ton de respect et de courtoisie s’ajoute une nuance de familiaritĂ© protectrice, un peu mĂ©prisante, et le petit discours est Ă©coutĂ© tout au long, dans un affreux silence
 Quels retours, la nuit tombĂ©e, vers les lumiĂšres du bourg, lorsque l’amertume de la honte est encore dans la bouche et que le cƓur est seul, Ă  jamais !
 Je leur fais plus de mal que de bien », disait tristement l’abbĂ© Donissan, et il avait obtenu de cesser pour un temps ces visites dont sa timiditĂ© faisait un ridicule martyre. Mais maintenant il les prodiguait de nouveau, ayant mĂȘme obtenu de l’abbĂ© Menou-Segrais qu’il se dĂ©chargeĂąt sur lui de la plus humiliante Ă©preuve, la quĂȘte de carĂȘme, que les malheureux appellent, avec un cynisme navrant, leur tournĂ©e
 Il ne rapportera pas un sou », pensait le doyen, sceptique
 Et chaque soir, au contraire, le singulier solliciteur posait au coin de la table le sac de laine noire gonflĂ© Ă  craquer. C’est qu’il avait pris peu Ă  peu sur tous l’irrĂ©sistible ascendant de celui qui ne calcule plus les chances et va droit devant. Car l’habile et le prudent ne mĂ©nagent au fond qu’eux-mĂȘmes. Le rire du plus grossier est arrĂȘtĂ© dans sa gorge, lorsqu’il voit sa victime s’offrir en plein Ă  son mĂ©pris. Quel drĂŽle de corps ! » se disait-on, mais avec une nuance d’embarras. Autrefois, prenant sa place au coin le plus noir et pĂ©trissant son vieux chapeau dans ses doigts, le malheureux cherchait longtemps en vain une transition adroite, heureuse, inquiet de placer le mot, la phrase mĂ©ditĂ©e Ă  loisir, puis partait sans avoir rien dit. À prĂ©sent, il a trop Ă  faire de lutter contre soi-mĂȘme, de se surmonter. En se surmontant, il fait mieux que persuader ou sĂ©duire ; il conquiert ; il entre dans les Ăąmes comme par la brĂšche. Ainsi que jadis il traverse la cour du mĂȘme pas rapide, parmi les flaques de purin et le vol effarouchĂ© des poules. Comme autrefois le mĂȘme marmot barbouillĂ©, un doigt dans la bouche, l’observe du coin de l’Ɠil tandis qu’il frotte Ă  grand bruit ses souliers crottĂ©s. Mais dĂ©jĂ , quand il paraĂźt sur le seuil, chacun se lĂšve en silence. Nul ne sait le fond de ce cƓur Ă  la fois avide et craintif, que le plus petit obstacle va toucher jusqu’au dĂ©sespoir, mais que rien ne saurait rassasier. C’est toujours ce prĂȘtre honteux qu’un sourire dĂ©concerte aux larmes et qui arrache Ă  grand labeur chaque mot de sa gorge aride. Mais, de cette lutte intĂ©rieure, rien ne paraĂźtra plus au dehors, jamais. Le visage est impassible, la haute taille ne se courbe plus, les longues mains ont Ă  peine un tressaillement. D’un regard, de ce regard profond, anxieux, qui ne cĂšde pas, il a traversĂ© les menues politesses, les mots vagues. DĂ©jĂ  il interroge, il appelle. Les mots les plus communs, les plus dĂ©formĂ©s par l’usage reprennent peu Ă  peu leur sens, Ă©veillent un Ă©trange Ă©cho. Quand il prononçait le nom de Dieu presque Ă  voix basse, mais avec un tel accent, disait vingt ans aprĂšs un vieux mĂ©tayer de Saint-Gilles, l’estomac nous manquait, comme aprĂšs un coup de tonnerre
 » Nulle Ă©loquence, et mĂȘme aucune de ces naĂŻvetĂ©s savoureuses dont les blasĂ©s s’émerveilleront plus tard, et presque toutes, d’ailleurs, d’authenticitĂ© suspecte. La parole du futur curĂ© de Lumbres est difficile ; parfois mĂȘme elle choppe sur chaque mot, bĂ©gaye. C’est qu’il ignore le jeu commode du synonyme et de l’à-peu-prĂšs, les dĂ©tours d’une pensĂ©e qui suit le rythme verbal et se modĂšle sur lui comme une cire. Il a souffert longtemps de l’impuissance Ă  exprimer ce qu’il sent, de cette gaucherie qui faisait rire. Il ne se dĂ©robe plus. Il va quand mĂȘme. Il n’esquive plus l’humiliant silence, lorsque la phrase commencĂ©e arrive Ă  bout de course, tombe dans le vide. Il le rechercherait plutĂŽt. Chaque Ă©chec ne peut plus que bander le ressort d’une volontĂ© dĂ©sormais inflĂ©chissable. Il entre dans son sujet d’emblĂ©e, Ă  la grĂące de Dieu. Il dit ce qu’il a Ă  dire, et les plus grossiers l’écouteront bientĂŽt sans se dĂ©fendre, ne se refuseront pas. C’est qu’il est impossible de se croire une minute la dupe d’un tel homme oĂč il vous mĂšne on sent qu’il monte avec vous. La dure vĂ©ritĂ©, qui tout Ă  coup d’un mot longtemps cherchĂ© court vous atteindre en pleine poitrine, l’a blessĂ© avant vous. On sent bien qu’il l’a comme arrachĂ©e de son cƓur. HĂ© non ! il n’y a rien ici pour les professeurs, aucune raretĂ©. Ce sont des histoires toutes simples ; celui-lĂ , il faut qu’on l’écoute, voilĂ  tout
 La bouilloire tremble et chante sur le poĂȘle, le chien avachi dort, le nez entre ses pattes, le grand vent du dehors fait crier la porte dans ses gonds et la noire corneille appelle Ă  tue-tĂȘte dans le dĂ©sert aĂ©rien
 Ils l’observent de biais, rĂ©pondent avec embarras, s’excusent, plaident l’ignorance ou l’habitude et, quand il se tait, se taisent aussi. – Mais que leur contez-vous donc, Ă  nos bonnes gens ? demande l’abbĂ© Menou-Segrais. Les voilĂ  tout retournĂ©s. Quand je parle de vous, pas un qui ose me regarder en face. Car il Ă©vite de poser Ă  l’abbĂ© Donissan de ces questions directes qui exigent un oui ou un non
 Pourquoi ?
 Par prudence, sans doute, mais aussi par une crainte secrĂšte
 Quelle crainte ? Le travail de la grĂące dans ce cƓur dĂ©jĂ  troublĂ© a un caractĂšre de violence, d’ñpretĂ©, qui le dĂ©concerte. Depuis cette nuit de NoĂ«l oĂč il a parlĂ© avec tant d’audace, le curĂ© de Campagne n’a jamais voulu reprendre un entretien auquel il ne pense plus sans un certain embarras. Son vicaire, d’ailleurs, n’est-il pas toujours simple, aussi docile, et d’une dĂ©fĂ©rence aussi parfaite, irrĂ©prochable ?
 Aucun des confrĂšres qui l’approchent n’a remarquĂ© en lui de changement. On le traite avec la mĂȘme indulgence, un peu mĂ©prisante ; on loue son zĂšle et sa piĂ©tĂ©. Le curĂ© de Larieux, son directeur, bon vieillard nourri de la moelle sulpicienne et qui le confesse chaque jeudi, ne manifeste aucune surprise, aucune inquiĂ©tude. Le dernier trait, fait pour le rassurer, déçoit au contraire l’abbĂ© Menou-Segrais, jusqu’au malaise. Sans doute plus d’une fois, il a cru raffermir, par un dĂ©tour ingĂ©nieux, son autoritĂ© dĂ©faillante. Alors il propose, suggĂšre, ordonne, avec le dĂ©sir Ă  peine avouĂ© d’ĂȘtre un peu contredit. DĂ»t-il se rendre Ă  de meilleures raisons, au moins se trouverait rompu cet insupportable silence ! Mais l’humble soumission de l’abbĂ© Donissan rend cette derniĂšre ruse inutile. Qu’il propose, il est aussitĂŽt obĂ©i. C’est en vain qu’il Ă©prouve tour Ă  tour la patience et la timiditĂ© du pauvre prĂȘtre, avec une sagacitĂ© cruelle, et que, par exemple, aprĂšs l’avoir longtemps dispensĂ© du sermon dominical, il le lui impose un jour, Ă  l’improviste. Le malheureux, au jour dit, sans un reproche, rassemble en hĂąte quelques feuillets couverts de sa grosse Ă©criture paysanne, monte en chaire, et pendant vingt mortelles minutes, les yeux baissĂ©s, livide, commente l’évangile du jour, hĂ©site, bredouille, s’anime Ă  mesure, lutte dĂ©sespĂ©rĂ©ment jusqu’au bout, et finit par atteindre Ă  une espĂšce d’éloquence Ă©lĂ©mentaire, presque tragique
 Il recommence Ă  prĂ©sent chaque dimanche, et, lorsqu’il se tait, il court un murmure de chaise en chaise, qu’il est seul Ă  ne pas entendre, le profond soupir, comparable Ă  rien, d’un auditoire tenu un moment sous la contrainte souveraine, et qui se dĂ©tend
 – Cela va un peu mieux, dit au retour le doyen, mais c’est encore si vague
 si confus
 – HĂ©las ! fait l’abbĂ©, avec une moue d’enfant qui va pleurer. Au dĂ©jeuner, ses mains tremblent encore. Entre temps, d’ailleurs, l’abbĂ© Menou-Segrais prit une rĂ©solution plus grave, ayant ouvert toutes grandes, Ă  son vicaire, les portes du confessionnal. Le doyen d’Hauburdin fit cette annĂ©e les frais d’une retraite, prĂȘchĂ©e par deux FrĂšres Maristes. L’un de ceux-ci, pris d’une mauvaise grippe, dut regagner Valenciennes au premier jour de la semaine sainte. À ce moment, le doyen pria son confrĂšre de Campagne de lui prĂȘter l’abbĂ© Donissan. – Il est jeune, ne craint point sa peine, est Ă  toutes fins
 Jusqu’à ce jour, sur les conseils du P. Denisanne, qui l’avait longuement entretenu de son Ă©lĂšve, le doyen de Campagne avait assez chichement mesurĂ© Ă  celui-ci l’exercice du ministĂšre de la pĂ©nitence. Mal averti, et par un malentendu bien excusable, le PĂšre missionnaire se dĂ©chargea d’une partie de sa besogne sur le futur curĂ© de Lumbres, qui, du jeudi au samedi saint, ne quitta pas le confessionnal. Le canton d’Haubourdin est vaste, Ă  la lisiĂšre du pays minier, mais le succĂšs de la retraite, pourtant, fut immense. Certes, aucun de ces prĂȘtres qui le jour de PĂąques prirent leur place au chƓur, en beau surplis frais, et virent s’agenouiller Ă  la table de communion une foule innombrable, ne leva seulement le regard vers le jeune vicaire silencieux qui venait de s’offrir pour la premiĂšre fois, dans les tĂ©nĂšbres et le silence, Ă  l’homme pĂ©cheur, son maĂźtre, qui ne le lĂąchera plus vivant. Jamais l’abbĂ© Donissan ne s’ouvrit Ă  personne des angoisses de cette entrevue dĂ©cisive, ou peut-ĂȘtre de sa suprĂȘme suavité  Mais, lorsque l’abbĂ© Menou-Segrais le revit, le soir de PĂąques, il fut si frappĂ© de son air distrait, absorbĂ©, qu’il l’interrogea aussitĂŽt avec une rudesse inaccoutumĂ©e, et la simple rĂ©ponse du pauvre prĂȘtre ne le rassura point assez. Un mot toutefois, Ă©chappĂ© beaucoup plus tard Ă  l’abbĂ© Donissan, Ă©claire d’une Ă©trange lueur cette pĂ©riode obscure de sa vie. Quand j’étais jeune, avoua-t-il Ă  M. Groselliers, je ne connaissais pas le mal je n’ai appris Ă  le connaĂźtre que de la bouche des pĂ©cheurs. » Ainsi les semaines succĂ©daient aux semaines, la vie reprenait paisible, monotone, sans que rien justifiĂąt une inquiĂ©tude singuliĂšre. Depuis le dernier entretien de la nuit de NoĂ«l, le silence gardĂ© par l’abbĂ© Donissan l’avait douloureusement déçu et l’obĂ©issance, la douceur contrainte et passive du futur curĂ© de Lumbres n’avait pas dissipĂ© l’amertume d’une espĂšce de malentendu dont il ne pĂ©nĂ©trait pas les causes. Était-ce un malentendu seulement ? De jour en jour ce vieillard d’expĂ©rience et de savoir, si bien dĂ©fendu contre la tyrannie des apparences, sent peser sur ses Ă©paules une crainte indĂ©finissable. Le grand enfant qui, chaque soir, se met humblement Ă  genoux et reçoit sa bĂ©nĂ©diction avant de regagner sa chambre connaĂźt son secret, et lui, il ne connaĂźt pas le sien. Pour si obstinĂ©ment qu’il l’observĂąt, il ne pouvait surprendre en lui un de ces signes extĂ©rieurs qui marquent l’activitĂ© de l’orgueil et de l’ambition, la recherche anxieuse, les alternatives de confiance et de dĂ©sespoir, une inquiĂ©tude qui ne trompe pas
 Et pourtant
 Ai-je point troublĂ© ce cƓur pour toujours, se disait-il en cherchant parfois le regard qui l’évitait, ou le feu qui le consume est-il pur ? Sa conduite est parfaite, irrĂ©prochable ; son zĂšle ardent, efficace, et dĂ©jĂ  son ministĂšre porte du fruit
 Que lui reprocher ? Combien d’autres seraient heureux de vieillir assistĂ©s d’un tel homme ! Son extĂ©rieur est d’un saint, et quelque chose en lui, pourtant repousse, met sur la dĂ©fensive
 Il lui manque la joie
 » * * * Or, l’abbĂ© Donissan connaissait la joie. Non pas celle-lĂ , furtive, instable, tantĂŽt prodiguĂ©e, tantĂŽt refusĂ©e – mais une autre joie plus sĂ»re, profonde, Ă©gale, incessante, et pour ainsi dire inexorable – pareille Ă  une autre vie dans la vie, Ă  la dilatation d’une nouvelle vie. Si loin qu’il remontĂąt dans le passĂ©, il n’y trouvait rien qui lui ressemblĂąt, il ne se souvenait mĂȘme pas de l’avoir jamais pressentie, ni dĂ©sirĂ©e. À prĂ©sent mĂȘme il en jouissait avec une aviditĂ© craintive, comme d’un pĂ©rilleux trĂ©sor que le maĂźtre inconnu va reprendre, d’une minute Ă  l’autre, et qu’on ne peut dĂ©jĂ  laisser sans mourir. Aucun signe extĂ©rieur n’avait annoncĂ© cette joie et il semblait qu’elle durĂąt comme elle avait commencĂ©, soutenue par rien, lumiĂšre dont la source reste invisible, oĂč s’abĂźme toute pensĂ©e, comme un seul cri Ă  travers l’immense horizon ne dĂ©passe pas le premier cercle de silence
 C’était la nuit mĂȘme que le doyen de Campagne avait choisie pour l’extraordinaire Ă©preuve, Ă  la fin de cette nuit de NoĂ«l, dans la chambre oĂč le pauvre prĂȘtre s’était enfui, le cƓur plein de trouble, Ă  la premiĂšre pointe de l’aube. Quelque chose de gris, qu’on peut Ă  peine appeler le jour, montait dans les vitres, et la terre grise de neige, Ă  l’infini, montait avec elle. Mais l’abbĂ© Donissan ne la voyait pas. À genoux devant son lit dĂ©couvert, il repassait chaque phrase du singulier entretien, s’efforçant d’en pĂ©nĂ©trer le sens, puis tournait court, lorsqu’un des mots entendus, trop prĂ©cis, trop net, impossible Ă  parer, surgissait tout Ă  coup dans sa mĂ©moire. Alors il se dĂ©battait en aveugle contre une tentation nouvelle plus dangereuse. Et son angoisse Ă©tait de ne pouvoir la nommer. La SaintetĂ© ! Dans sa naĂŻvetĂ© sublime, il acceptait d’ĂȘtre portĂ© d’un coup du dernier au premier rang, par ordre. Il ne se dĂ©robait pas. LĂ  oĂč Dieu vous appelle, il faut monter », avait dit l’autre. Il Ă©tait appelĂ©. Monter ou se perdre ! » Il Ă©tait perdu. La certitude de son impuissance Ă  Ă©galer un tel destin bloquait jusqu’à la priĂšre sur ses lĂšvres. Cette volontĂ© de Dieu sur sa pauvre Ăąme l’accablait d’une fatigue surhumaine. Quelque chose de plus intime que la vie mĂȘme Ă©tait comme suspendue en lui. L’artiste vieillissant qu’on trouve mort devant l’Ɠuvre commencĂ©e, les yeux pleins du chef-d’Ɠuvre inaccessible – le fou bĂ©gayant qui lutte contre les images dont il n’est plus maĂźtre, pareilles Ă  des bĂȘtes Ă©chappĂ©es – le jaloux bĂąillonnĂ© et qui n’a plus que son regard pour haĂŻr, devant la prĂ©cieuse chair profanĂ©e, ouverte, n’ont pas senti plus profonde la fine et perfide pointe, la pĂ©nĂ©tration du dĂ©sespoir. Jamais le malheureux ne s’est vu lui-mĂȘme il le croit aussi clair, aussi net. Ignorant, craintif, ridicule, liĂ© Ă  jamais par la contrainte d’une dĂ©votion Ă©troite, mĂ©fiante, renfermĂ© en soi, sans contact avec les Ăąmes, solitaire, d’intelligence et de cƓur stĂ©riles, incapable de ces excĂšs dans le bien, des magnifiques imprudences des grandes Ăąmes, le moins hĂ©roĂŻque des hommes. HĂ©las ! ce que son maĂźtre distingue en lui, n’est-ce pas ce qui subsiste encore des dons jadis reçus, dissipĂ©s ! La semence Ă©touffĂ©e ne lĂšvera plus. Elle a Ă©tĂ© jetĂ©e pourtant. Mille souvenirs lui reviennent de son enfance si Ă©trangement unie Ă  Dieu et ces rĂȘves, ces rĂȘves-lĂ  mĂȘmes – ĂŽ rage ! – dont il a craint la dangereuse suavitĂ© et que dans son Ăąpre zĂšle il a peu Ă  peu recouverts
 C’était donc la voix inoubliable qui n’est que peu de jours entendue, avant que le silence se refermĂąt Ă  jamais. Il a fui sans le savoir la divine main tendue – la vision mĂȘme du visage plein de reproche – puis le dernier cri au-dessus des collines, le suprĂȘme appel lointain, aussi faible qu’un soupir. Chaque pas l’enfonce plus avant dans la terre d’exil mais il est toujours marquĂ© du signe que le serviteur de Dieu reconnaissait tout Ă  l’heure sur son front. J’aurais pu
 j’aurais dû  mots effroyables ! Et s’il les surmontait une minute, il serait maĂźtre de nouveau ; ainsi le hĂ©ros vaincu dicte Ă  ses familiers son MĂ©morial, refait Ă©ternellement ses calculs et ressuscite le passĂ©, pour Ă©touffer l’avenir qui remue encore dans son cƓur. Les plus forts ne s’abandonnent jamais Ă  demi. Un ferme bon sens, sitĂŽt certaines bornes franchies, va jusqu’au bout de son dĂ©lire. Cet homme qui regardera quarante ans le pĂ©cheur avec le regard de JĂ©sus-Christ, dont les plus rebelles ne lasseront pas l’espĂ©rance, et qui, comme sainte Scholastique, obtint tant parce qu’il avait aimĂ© davantage, n’eut mĂȘme pas la force, en ce tragique moment, de lever les yeux vers la Croix, par laquelle tout est possible. Cette simple pensĂ©e, la premiĂšre dans une Ăąme chrĂ©tienne, et qui paraĂźt insĂ©parable du sentiment de notre impuissance et de toute vĂ©ritable humilitĂ©, ne lui vint pas. Nous avons dissipĂ© la grĂące de Dieu, rĂ©pĂ©tait au-dedans de lui une voix Ă©trangĂšre, mais avec son propre accent, nous sommes jugĂ©s, condamnĂ©s
 DĂ©jĂ  je ne suis plus j’aurais pu ĂȘtre ! » Vingt ans plus tard, au P. de Charras, futur abbĂ© de la Trappe d’Aiguebelle, qui se plaignait amĂšrement Ă  lui de la solitude intĂ©rieure oĂč il Ă©tait tombĂ©, doutant mĂȘme de son salut, le curĂ© de Lumbres disait, les yeux pleins de larmes – Je vous en prie, taisez-vous
 Vous ne savez pas combien certains mots me sollicitent, et mĂȘme sur mon lit de mort, et dans la main du Seigneur, je ne pourrais les entendre impunĂ©ment. Mais, comme le PĂšre insistait, suppliait qu’on l’écoutĂąt jusqu’au bout, en appelant Ă  sa charitĂ© pour les Ăąmes, il le vit se dresser tout Ă  coup, le regard Ă©garĂ©, la bouche dure, la main convulsivement serrĂ©e sur le dossier de sa chaise de paille. – N’ajoutez rien ! s’écria-t-il d’une voix qui cloua sur place son pĂ©nitent stupĂ©fait. Je vous l’ordonne !
 Puis, aprĂšs une minute de silence, encore tout pĂąle et frĂ©missant, il attira sur sa poitrine la tĂȘte du P. de Charras, la pressa de ses deux mains tremblantes et lui dit avec une Ă©mouvante confusion – Mon enfant, je me montre parfois tel que je suis
 Pauvres Ăąmes qui viennent Ă  plus pauvre qu’elles !
 Il y a telle et telle Ă©preuve que je n’ose rĂ©vĂ©ler Ă  personne de peur que l’incomprĂ©hensible indulgence qu’on a pour moi ne fasse de mes misĂšres une gloire de plus
 J’ai tant besoin de priĂšres, et ce sont des louanges qu’on me donne !
 Mais ils ne veulent pas ĂȘtre dĂ©trompĂ©s. Le jour se leva tout Ă  fait. La petite chambre nue, sous la triste matinĂ©e de dĂ©cembre, apparut dans son humble dĂ©sordre la table de bois blanc sous ses livres Ă©parpillĂ©s, le lit de sangle poussĂ© contre le mur, un de ses draps traĂźnant Ă  terre, et l’affreux papier pĂąli
 Une minute, le pauvre prĂȘtre regarda ces quatre murs si proches, et il en crut sentir la pression sur sa poitrine. L’intolĂ©rable sensation d’ĂȘtre pris au piĂšge, de trouver dans la fuite un couloir sans issue, le mit soudain debout, le front glacĂ©, les bras mollis, dans une inexprimable terreur. Et tout Ă  coup le silence se fit. C’était comme, au travers d’une foule innombrable, ce bourdonnement qui prĂ©lude Ă  l’étouffement total du bruit, dans la suspension de l’attente
 Une seconde encore la vague profonde de l’air oscille lentement, se retire. Puis l’énorme masse vivante, tout Ă  l’heure pleine de cris, retombe d’un bloc dans le silence. Ainsi les mille voix de la contradiction qui grondaient, sifflaient, grinçaient au cƓur de l’abbĂ© Donissan, avec une rage damnĂ©e, se turent ensemble. La tentation ne s’apaisait pas elle n’était plus. La volontĂ© de l’abbĂ© Donissan, Ă  la limite de son effort, sentit l’obstacle se dĂ©rober, et cette dĂ©tente fut si brusque que le pauvre prĂȘtre crut la ressentir jusque dans ses muscles, comme si le sol eĂ»t manquĂ© sous lui. Mais cette derniĂšre Ă©preuve ne dura qu’un instant, et l’homme qui tout Ă  l’heure se dĂ©battait sans espoir, sous un poids sans cesse accru, s’éveilla plus lĂ©ger qu’un petit enfant, perdit la conscience mĂȘme de vivre, dans un vide dĂ©licieux. Ce n’était pas la paix, car la vĂ©ritable paix n’est que l’équilibre des forces et la certitude intĂ©rieure en jaillit comme une flamme. Celui qui a trouvĂ© la paix n’attend rien d’autre, et lui, il Ă©tait dans l’attente d’on ne sait quoi de nouveau qui romprait le silence. Ce n’était pas la lassitude d’une Ăąme surmenĂ©e, lorsqu’elle trouve le fond de la douleur humaine et s’y repose, car il dĂ©sirait au-delĂ . Et non plus ce n’était pas l’anĂ©antissement d’un grand amour, car dans le dĂ©liement de tout l’ĂȘtre le cƓur encore veille et veut donner plus qu’il ne reçoit
 Mais lui ne voulait rien il attendait. * * * Ce fut d’abord une joie furtive, insaisissable, comme venue du dehors, rapide, assidue, presque importune. Que craindre ou qu’espĂ©rer d’une pensĂ©e non formulĂ©e, instable, du dĂ©sir lĂ©ger comme une Ă©tincelle ?
 Et pourtant, ainsi que dans le dĂ©chaĂźnement de l’orchestre le maĂźtre perçoit la premiĂšre et l’imperceptible vibration de la note fausse, mais trop tard pour en arrĂȘter l’explosion, ainsi le vicaire de Campagne ne douta pas que cela qu’il attendait sans le connaĂźtre Ă©tait venu. * * * À travers la buĂ©e des vitres, l’horizon sous le ciel n’offrait qu’un contour vague, presque obscur et tout le jour d’hiver, au contraire, Ă©tait dans la petite chambre une clartĂ© laiteuse, immobile, pleine de silence, comme vue au travers de l’eau. Et, d’une certitude absolue, l’abbĂ© Donissan connut que cette insaisissable joie Ă©tait une prĂ©sence. L’angoisse Ă©vanouie, surgissent peu Ă  peu dans son souvenir les pensĂ©es qui l’avaient plus tĂŽt suscitĂ©e, mais ces pensĂ©es-lĂ  mĂȘmes Ă©taient maintenant sans force pour le dĂ©chirer. AprĂšs un premier mouvement d’effroi, sa mĂ©moire craintive les effleurait une Ă  une, avec prudence, puis elle s’en empara. Il s’enivrait Ă  mesure de les sentir domptĂ©es, inoffensives, devenues les humbles servantes de sa mystĂ©rieuse allĂ©gresse. Dans un Ă©clair, tout lui parut possible, et le plus haut degrĂ© dĂ©jĂ  gravi. Du fond de l’abĂźme oĂč il s’était cru Ă  jamais scellĂ©, voilĂ  qu’une main l’avait portĂ© d’un trait si loin qu’il y retrouvait son doute, son dĂ©sespoir, ses fautes mĂȘmes transfigurĂ©es, glorifiĂ©es. Les bornes Ă©taient franchies du monde oĂč chaque pas en avant se paie d’un effort douloureux, et le but venait Ă  lui avec la rapiditĂ© de la foudre. Cette vision intĂ©rieure fut brĂšve, mais Ă©blouissante. Lorsqu’elle cessa, tout parut s’assombrir Ă  nouveau, mais il vivait et respirait dans la mĂȘme lumiĂšre douce, et l’image entrevue, puis reperdue, laissait derriĂšre elle, au lieu d’une certitude dont il sentait bien que la voluptĂ© eĂ»t brisĂ© son cƓur, un pressentiment ineffable. La main qui l’avait portĂ© s’écartait Ă  peine, se tenait prĂȘte Ă  sa portĂ©e, ne le laisserait plus
 Et le sentiment de cette mystĂ©rieuse prĂ©sence fut si vif qu’il tourna brusquement la tĂȘte, comme pour rencontrer le regard d’un ami. Pourtant, au sein mĂȘme de la joie, quelque chose subsiste encore, que l’extase n’absorbe pas. Cela le gĂȘne, l’irrite, pareil Ă  un dernier lien qu’il n’ose rompre
 Ce lien brisĂ©, oĂč le flot l’entraĂźnerait-il ?
 Parfois ce lien se relĂąche, et, comme un navire qui chasse sur ses ancres, son ĂȘtre est Ă©branlĂ© jusqu’au fond
 Est-ce un lien seulement, un obstacle Ă  vaincre ?
 Non cela qui rĂ©siste n’est pas une force aveugle. Cela sent, observe, calcule. Cela lutte pour s’imposer
 Cela, n’est-ce pas lui-mĂȘme ? N’est-ce pas la conscience engourdie qui lentement s’éveille ?
 La dilatation de la joie a Ă©tĂ©, selon l’extraordinaire parole de l’apĂŽtre, jusqu’à la division de l’ñme et de l’esprit. Il n’est pas possible d’aller plus loin sans mourir. Non ! En dĂ©tournant la tĂȘte, l’abbĂ© Donissan ne rencontre aucun regard ami, mais seulement, dans la glace, son visage pĂąle et contractĂ©. En vain il baisse aussitĂŽt les yeux il est trop tard. Il s’est surpris lui-mĂȘme dans ce geste instinctif, il essaie d’en pĂ©nĂ©trer le sens. Que cherchait-il ? Ce signe matĂ©riel d’une inquiĂ©tude jusqu’alors vague, indĂ©cise, l’effraie presque autant qu’une prĂ©sence rĂ©elle, visible. De cette prĂ©sence, il a maintenant plus que le sentiment, une sensation nette, indicible. Il n’est plus seul
 Mais avec qui ? Le doute, Ă  peine formulĂ© dans son esprit, s’en rend maĂźtre. D’un premier mouvement, il a voulu se jeter Ă  genoux, prier. Pour la seconde fois, la priĂšre s’arrĂȘte sur ses lĂšvres. Le cri de l’humble dĂ©tresse ne sera pas poussĂ© le suprĂȘme avertissement aura Ă©tĂ© donnĂ© en vain. La volontĂ© dĂ©jĂ  cabrĂ©e Ă©chappe Ă  la main qui la sollicite une autre s’en empare, dont il ne faut attendre pitiĂ© ni merci. Ah ! que l’autre est fort et adroit, qu’il est patient quand il faut et, lorsque son heure est venue, prompt comme la foudre ! Le saint de Lumbres, un jour, connaĂźtra la face de son ennemi. Il faut cette fois qu’il subisse en aveugle sa premiĂšre entreprise, reçoive son premier choc. La vie de cet homme Ă©trange, qui ne fut qu’une lutte forcenĂ©e, terminĂ©e par une mort amĂšre, qu’eĂ»t-elle Ă©tĂ© si, de ce coup, la ruse dĂ©jouĂ©e, il se fĂ»t abandonnĂ© sans effort Ă  la misĂ©ricorde, s’il eĂ»t appelĂ© au secours ? FĂ»t-il devenu l’un de ces saints dont l’histoire ressemble Ă  un conte, de ces doux qui possĂšdent la terre, avec un sourire d’enfant roi ?
 Mais Ă  quoi bon rĂȘver ? Au moment dĂ©cisif, il accepte le combat, non par orgueil, mais d’un irrĂ©sistible Ă©lan. À l’approche de l’adversaire, il s’emporte non de crainte, mais de haine. Il est nĂ© pour la guerre ; chaque dĂ©tour de sa route sera marquĂ© d’un flot de sang. Cependant la joie mystĂ©rieuse, comme Ă  la pointe de l’esprit, veille encore, a peine troublĂ©e, petite flamme claire dans le vent
 Et c’est contre elle, ĂŽ folie ! qu’il va se tourner Ă  prĂ©sent. L’ñme aride, qui ne connut jamais d’autre douceur qu’une tristesse muette et rĂ©signĂ©e, s’étonne, puis s’effraie, enfin s’irrite contre cette inexplicable suavitĂ©. À la premiĂšre Ă©tape de l’ascension mystique, le cƓur manque au misĂ©rable pris de vertige, et de toutes ses forces il essaiera de rompre ce recueillement passif, le silence intĂ©rieur dont l’apparente oisivetĂ© le dĂ©concerte
 Comme l’autre, qui s’est glissĂ© entre Dieu et lui, se dĂ©robe avec art ! Comme il avance et recule, avance encore, prudent, sagace, attentif
 Comme il met ses pas dans les pas ! Le pauvre prĂȘtre croit flairer le piĂšge tendu, lorsque dĂ©jĂ  les deux mĂąchoires l’étreignent, et chaque effort les va resserrer sur lui. Dans la nuit qui retombe, la frĂȘle clartĂ© le dĂ©fie
 Il provoque, il appelle presque la plĂ©niĂšre angoisse, miraculeusement dissipĂ©e. Toute certitude, mĂȘme du pire, n’est-elle pas meilleure que la halte anxieuse, au croisement des routes, dans la nuit perfide ? Cette joie sans cause ne peut ĂȘtre qu’une illusion. Une espĂ©rance si secrĂšte, au plus intime, au plus profond, nĂ©e tout Ă  coup – qui n’a pas d’objet – indĂ©finie, ressemble trop Ă  la prĂ©somption de l’orgueil
 Non ! Le mouvement de la grĂące n’a pas cet attrait sensuel
 Il lui faut dĂ©raciner cette joie ! SitĂŽt sa rĂ©solution prise, il n’hĂ©site plus. L’idĂ©e du sacrifice Ă  consommer ici mĂȘme – dans un instant – pointe en lui cette autre flamme du dĂ©sespoir intrĂ©pide, force et faiblesse de cet homme unique, et son arme que tant de fois Satan lui retournera dans le cƓur. Son visage, maintenant glacĂ©, reflĂšte dans le regard sombre la dĂ©termination d’une violence calculĂ©e. Il s’approche de la fenĂȘtre, l’ouvre. À la barre d’appui, jadis brisĂ©e, la fantaisie d’un prĂ©dĂ©cesseur de l’abbĂ© Menou-Segrais a substituĂ© une chaĂźne de bronze, trouvĂ©e au fond de quelque armoire de sacristie. De ses fortes mains, l’abbĂ© Donissan l’arrache des deux clous qui la fixent. Une minute plus tard, l’étrange discipline tombait en sifflant sur son dos nu. Un mot surpris par hasard, le tĂ©moignage de quelques visiteurs familiers, de rares confidences faites en termes obscurs permettent seulement de rĂȘver aux mortifications rares et singuliĂšres du curĂ© de Lumbres, car il s’appliquait Ă  les celer Ă  tous, avec un soin minutieux. Plus d’une fois sa malice mĂȘme Ă©gara la curiositĂ©, et tel Ă©crivain cĂ©lĂšbre, amateur d’ñmes comme ils disent
, venu pour un si beau cas, s’en retourna mystifiĂ©. Mais, si certaines de ces mortifications, et par exemple les jeĂ»nes dont l’effrayante rigueur passe la raison, nous sont Ă  peu prĂšs connues, il a emportĂ© le secret d’autres chĂątiments plus rudes. Sa derniĂšre priĂšre fut pour obtenir de la pitiĂ© d’un ami qu’aucun mĂ©decin ne le visitĂąt. La pauvre fille qui l’assistait, devenue MĂšre Marie des Anges, alors servante au bourg de Bresse, a rapportĂ© que la naissance de son cou et ses Ă©paules Ă©taient couvertes de cicatrices, quelques-unes formant bourrelet, de l’épaisseur du petit doigt. DĂ©jĂ  le docteur Leval, au cours d’une premiĂšre crise, avait relevĂ© sur ses flancs les traces profondes d’anciennes brĂ»lures et, comme il s’en Ă©tonnait discrĂštement devant lui, le saint, rouge de confusion, garda le silence
 – J’ai fait aussi dans mon temps quelques folies, disait-il un soir Ă  l’abbĂ© Dargent, qui lui faisait lecture d’un chapitre de la vie des PĂšres du DĂ©sert
 Et comme l’autre l’interrogeait du regard, il reprit avec un sourire plein d’embarras, mais aussi d’innocente malice – Voyez-vous, les jeunes gens ne doutent de rien il faut bien qu’ils jettent leur gourme. À prĂ©sent, debout au pied du petit lit, il frappait et frappait sans relĂąche, d’une rage froide. Aux premiers coups, la chair soulevĂ©e laissa filtrer Ă  peine quelques gouttes de sang. Mais il jaillit tout Ă  coup, vermeil. Chaque fois la chaĂźne sifflante, un instant tordue au-dessus de sa tĂȘte, venait le mordre au flanc, et s’y reployait comme une vipĂšre il l’en arrachait du mĂȘme geste, et la levait de nouveau, rĂ©gulier, attentif, pareil Ă  un batteur sur l’aire. La douleur aiguĂ«, Ă  laquelle il avait rĂ©pondu d’abord par un gĂ©missement sourd, puis seulement de profonds soupirs, Ă©tait comme noyĂ©e dans l’effusion du sang tiĂšde qui ruisselait sur ses reins et dont il sentait seulement la terrible caresse. À ses pieds une tache brune et rousse s’élargissait sans qu’il l’aperçût. Une brume rose Ă©tait entre son regard et le ciel livide, qu’il contemplait d’un Ɠil Ă©bloui. Puis cette brume disparut tout Ă  coup, et avec elle le paysage de neige et de boue, et la clartĂ© mĂȘme du jour. Mais il frappait et frappait encore dans ces nouvelles tĂ©nĂšbres, il eĂ»t frappĂ© jusqu’à mourir. Sa pensĂ©e, comme engourdie par l’excĂšs de la douleur physique, ne se fixait plus et il ne formait aucun dĂ©sir, sinon d’atteindre et de dĂ©truire, dans cette chair intolĂ©rable, le principe mĂȘme de son mal. Chaque nouvelle violence en appelait une autre plus forte, impuissante encore Ă  le rassasier. Car il en Ă©tait Ă  ce paroxysme oĂč l’amour trompĂ© n’est plus fort que pour dĂ©truire. Peut-ĂȘtre croyait-il Ă©treindre et dĂ©tester cette part de lui-mĂȘme, trop pesante, le fardeau de sa misĂšre, impossible Ă  tirer jusqu’en haut ; peut-ĂȘtre croyait-il chĂątier ce corps de mort dont l’apĂŽtre souhaitait aussi d’ĂȘtre dĂ©livrĂ©, mais la tentation Ă©tait dĂšs lors plus avant dans son cƓur, et il se haĂŻssait tout entier. Ainsi l’homme qui ne peut survivre Ă  son rĂȘve, il se haĂŻssait
 Mais il n’avait dans la main qu’une arme inoffensive, dont il se dĂ©chirait en vain. Cependant il frappait sans relĂąche, trempĂ© de sueur et de sang, les yeux clos, et seule le tenait debout, sans doute, sa mystĂ©rieuse colĂšre. Un bourdonnement aigu remplissait maintenant ses oreilles, comme s’il eĂ»t glissĂ© Ă  pic dans une eau profonde. À travers ses paupiĂšres serrĂ©es, deux fois, trois fois, une flamme brĂšve et haute jaillit, puis ses tempes battirent Ă  coups si rapides que sa tĂȘte douloureuse vibra. La chaĂźne Ă©tait entre ses doigts raidis Ă  chaque coup plus souple et plus vive, Ă©trangement agile et perfide, avec un bruissement lĂ©ger. Jamais celui qu’on appela le saint de Lumbres n’osa depuis forcer la nature d’un cƓur si follement tĂ©mĂ©raire. Jamais il ne lui porta tel dĂ©fi. La chair de ses reins n’était qu’une plaie ardente, cent fois mĂąchĂ©e et remĂąchĂ©e, baignĂ©e d’un sang Ă©cumant, et cependant toutes ces morsures ne faisaient qu’une seule souffrance – indĂ©terminĂ©e, totale, enivrante – comparable au vertige du regard dans une lumiĂšre trop vive lorsque l’Ɠil ne discerne plus rien que sa propre douleur Ă©blouissante
 Tout Ă  coup, la chaĂźne trop tĂŽt brandie, se repliant sur elle-mĂȘme, faillit Ă©chapper Ă  sa main et le frappa rudement Ă  la poitrine. Le dernier maillon l’atteignit au-dessous du sein droit avec une telle force qu’il y fit voler un lambeau de chair comme un copeau sous la varlope. La surprise, plutĂŽt que la souffrance mĂȘme, lui arracha un cri aigu, vite Ă©touffĂ©, tandis qu’il levait encore la discipline de bronze. Le feu qui brĂ»lait dans ses yeux n’était plus de ce monde. La haine aveugle qui l’animait contre lui-mĂȘme Ă©tait de celles que rien n’apaise ici-bas, et pour lesquelles tout le sang de la race humaine, s’il pouvait couler d’un seul coup, ne serait qu’une goutte d’eau sur un fer rouge
 Mais, comme il abaissait le bras, ses doigts s’ouvrirent d’eux-mĂȘmes, et il sentit sa main retomber. En mĂȘme temps ses reins flĂ©chirent et tous ses muscles se relĂąchĂšrent Ă  la fois. Il glissa sur les genoux, fit pour se relever un effort immense, chancela de nouveau, les bras Ă©tendus, Ă  tĂątons, secouĂ© par un tremblement convulsif. En vain il tenta de regagner la fenĂȘtre, vers la pĂąle clartĂ© du dehors, entrevue sans la reconnaĂźtre, Ă  travers ses yeux mi-clos. L’affreuse lutte soutenue n’était dĂ©jĂ  plus qu’un souvenir vague, indĂ©terminĂ©, comme d’un rĂȘve. Ainsi l’anxiĂ©tĂ© survit au cauchemar, prĂ©sence invisible, inexplicable, dans la paix et le recueillement de l’aube
 Il s’assit au pied du lit, laissa retomber sa tĂȘte et s’endormit. Quand il s’éveilla, le soleil remplissait la chambre, il entendit sonner les cloches dans le ciel limpide. Sa montre marquait neuf heures. Un long moment le reflet au mur suffit Ă  occuper sa pensĂ©e, puis ses yeux firent lentement le tour de la chambre, et il s’étonna de la large tache luisante sur le parquet de sapin, de la chaĂźne jetĂ©e en travers. Alors il sourit d’un sourire d’enfant. Ainsi la terrible besogne Ă©tait achevĂ©e elle Ă©tait achevĂ©e, voilĂ  tout. Elle Ă©tait faite. Son dĂ©lire passĂ© ne lui laissait aucune amertume Ă  mesure que les dĂ©tails se reprĂ©sentaient Ă  son esprit, il les Ă©cartait un par un, sans curiositĂ©, sans colĂšre. À prĂ©sent, sa pensĂ©e flottait au-delĂ , dans une lumiĂšre si douce ! Il la sentait plus calme, plus lucide qu’à aucun autre moment de sa vie, mais inexprimablement dĂ©tachĂ©e du passĂ©. Ce n’était dĂ©jĂ  plus l’accablement, la demi-torpeur du rĂ©veil. Les derniers voiles Ă©taient effacĂ©s, il se retrouvait lui-mĂȘme, s’observant d’une conscience claire et active, mais avec un dĂ©sintĂ©ressement surhumain. Le soleil Ă©tait dĂ©jĂ  haut. La diligence de Beaugrenant passait sur la route en grinçant. La voix familiĂšre de l’abbĂ© Menou-Segrais s’élevait dans le petit jardin, Ă  laquelle une autre voix rĂ©pondait, plus aiguĂ«, celle de la gouvernante Estelle
 L’abbĂ© Donissan prĂȘta l’oreille et entendit son nom prononcĂ© deux fois. D’un geste instinctif, il voulut se jeter au bas du lit. Mais Ă  peine ses pieds touchaient terre qu’une douleur atroce le ceignit, et il s’arrĂȘta debout, au milieu de la piĂšce, la gorge pleine de cris. L’enchantement cessa tout Ă  coup. Qu’avait-il fait ?
 * * * Une minute encore, immobile, repliĂ© sur lui-mĂȘme, il tenta de se reprendre pour un nouvel effort, – un second pas – dont toute sa chair hĂ©rissĂ©e attendait l’arrachement. La glace posĂ©e sur sa table lui renvoyait de lui-mĂȘme une image de cauchemar
 Ses flancs nus, sous la chemise en lambeaux, n’étaient qu’une plaie. Au-dessous du sein, la blessure saignait encore. Mais les dĂ©chirures plus profondes de son dos et de ses reins l’investissaient d’une flamme intolĂ©rable, et, comme il tentait de lever le bras, il lui sembla que l’extrĂȘme pointe de cette flamme poussait jusqu’au cƓur
 Qu’ai-je fait ? rĂ©pĂ©tait-il tout bas, qu’ai-je fait ?
 » La pensĂ©e de comparaĂźtre tout Ă  l’heure, dans un instant, devant l’abbĂ© Menou-Segrais, l’imminence du scandale, les soins Ă  subir, cent autres images encore achevaient de l’accabler. Pas une minute cet homme incomparable n’osa d’ailleurs songer, pour sa dĂ©fense, Ă  ceux des serviteurs de Dieu qu’une mĂȘme terreur sacrĂ©e arma parfois contre leur propre chair
 Un pas de plus, se disait-il seulement, et les plaies vont s’ouvrir
 il faudra sans doute appeler. » Baissant les yeux, il vit ses gros souliers dans une flaque de sang. – L’abbĂ© ? fit Ă  travers la porte une voix tranquille, l’abbĂ© ?
 – Monsieur le doyen ?
 rĂ©pondit-il sur le mĂȘme ton. – Le dernier coup de la messe va sonner, mon petit il est temps, grand temps
 N’ĂȘtes-vous pas souffrant, au moins ? – Une minute, s’il vous plaĂźt, reprit l’abbĂ© Donissan avec calme. Sa rĂ©solution Ă©tait prise, le sort Ă©tait jetĂ©. Comment fit-il en serrant les dents un nouveau pas, un pas dĂ©cisif, jusqu’à la cuvette, oĂč il trempa aussitĂŽt la serviette de grosse toile bise ? Par quel autre miracle subit-il sans un soupir la morsure de l’eau glacĂ©e sur son dos et sur ses flancs ? Comment rĂ©ussit-il Ă  rouler autour de lui, sur la peau vive, deux de ses pauvres chemises ? Il fallut encore les serrer avec force pour que la lente hĂ©morragie cessĂąt et, Ă  chaque mouvement, les plis entraient plus profond. Il lava soigneusement le parquet, fit une cachette aux linges rougis, brossa ses souliers, mit tout en ordre, descendit l’escalier, ne respira que sur la route – libre – car il n’eĂ»t pu cacher Ă  l’abbĂ© Menou-Segrais le frisson de la fiĂšvre qui faisait trembler ses mĂąchoires
 À prĂ©sent, le vent d’hiver fouettait en plein ses joues, et il sentait ses yeux brĂ»ler dans leurs orbites comme deux charbons. À travers l’air coupant, irisĂ© d’une poussiĂšre de neige, il tenait Ăąprement son regard fixĂ© sur le clocher plein de soleil. Les couples endimanchĂ©s le saluaient en passant ; il ne les voyait point. Pour parcourir ces trois cents mĂštres, il dut se reprendre vingt fois, sans que rien dĂ©nonçùt, dans son pas toujours Ă©gal, les pĂ©ripĂ©ties de la lutte intĂ©rieure oĂč il prodiguait, jetait Ă  pleines mains ces forces profondes, irrĂ©parables, dont chaque ĂȘtre vivant n’a que sa juste mesure. Au seuil du petit cimetiĂšre, les clous de ses souliers glissĂšrent sur le silex et il dut faire, pour se redresser, un effort surhumain. La porte n’était plus qu’à vingt pas. Il l’atteignit encore. Et encore cette autre porte basse de la sacristie, au-delĂ  de l’échiquier vertigineux des dalles noires et blanches, oĂč le reflet des vitraux danse Ă  ses yeux Ă©blouis
 Et la sacristie mĂȘme, pleine de l’ñcre odeur de rĂ©sine, d’encens et de vin rĂ©pandu
 Tout autour les enfants de chƓur, rouges et blancs, tournent et bourdonnent comme un essaim. Il passe, un par un, les ornements, d’un geste machinal, les yeux clos, remĂąchant les priĂšres d’usage dans sa bouche, amĂšre. En nouant les cordons de la chasuble, il gĂ©mit, et jusqu’au pied de l’autel le mĂȘme gĂ©missement imperceptible ne cessa pas, roulait dans sa gorge
 DerriĂšre lui, mille bruits divers rebondissent jusqu’aux voĂ»tes, pour s’y confondre en un seul murmure – ce vide sonore auquel il devra faire face, Ă  l’introĂŻt, les bras Ă©tendus
 Il monte Ă  tĂątons les trois marches, s’arrĂȘte. Alors, il regarde la Croix. Ô vous, qui ne connĂ»tes jamais du monde que des couleurs et des sons sans substance, cƓurs sensibles, bouches lyriques oĂč l’ñpre vĂ©ritĂ© fondrait comme une praline – petits cƓurs, petites bouches – ceci n’est point pour vous. Vos diableries sont Ă  la mesure de vos nerfs fragiles, de vos prĂ©cieuses cervelles, et le Satan de votre Ă©trange rituaire n’est que votre propre image dĂ©formĂ©e, car le dĂ©vot de l’univers charnel est Ă  soi-mĂȘme Satan. Le monstre vous regarde en riant, mais il n’a pas mis sur vous sa serre. Il n’est pas dans vos livres radoteurs, et non plus dans vos blasphĂšmes ni vos ridicules malĂ©dictions. Il n’est pas dans vos regards avides, dans vos mains perfides, dans vos oreilles pleines de vent. C’est en vain que vous le cherchez dans la chair plus secrĂšte que votre misĂ©rable dĂ©sir traverse sans s’assouvir, et la bouche que vous mordez ne rend qu’un sang fade et pĂąli
 Mais il est cependant
 Il est dans l’oraison du Solitaire, dans son jeĂ»ne et sa pĂ©nitence, au creux de la plus profonde extase, et dans le silence du cƓur
 Il empoisonne l’eau lustrale, il brĂ»le dans la cire consacrĂ©e, respire dans l’haleine des vierges, dĂ©chire avec la haire et la discipline, corrompt toute voie. On l’a vu mentir sur les lĂšvres entrouvertes pour dispenser la parole de vĂ©ritĂ©, poursuivre le juste, au milieu du tonnerre et des Ă©clairs du ravissement bĂ©atifique, jusque dans les bras mĂȘme de Dieu
 Pourquoi disputerait-il tant d’hommes Ă  la terre sur laquelle ils rampent comme des bĂȘtes, en attendant qu’elle les recouvre demain ? Ce troupeau obscur va tout seul Ă  sa destinĂ©e
 Sa haine s’est rĂ©servĂ© les saints. Alors il regarde la Croix. Depuis la veille il n’a pas priĂ©, et peut-ĂȘtre ne prie t-il pas encore. En tout cas, ce n’est pas une supplication qui monte Ă  ses lĂšvres. Dans le grand dĂ©bat de la nuit, c’était bien assez de tenir tĂȘte et de rendre coup pour coup l’homme qui dĂ©fend sa vie dans un combat dĂ©sespĂ©rĂ© tient son regard ferme devant lui, et ne scrute pas le ciel d’oĂč tombe la lumiĂšre inaltĂ©rable sur le bon et sur le mĂ©chant. Dans l’excĂšs de sa fatigue ses souvenirs le pressent, mais groupĂ©s au mĂȘme point de la mĂ©moire, ainsi que les rayons lumineux au foyer de la lentille. Ils ne font qu’une seule douleur. Tout l’a déçu ou trompĂ©. Tout lui est piĂšge et scandale. De la mĂ©diocritĂ© oĂč il se dĂ©sespĂ©rait de languir, la parole de l’abbĂ© Menou-Segrais l’a portĂ© Ă  une hauteur oĂč la chute est inĂ©vitable. L’ancienne dĂ©rĂ©liction n’était-elle point prĂ©fĂ©rable Ă  la joie qui l’a déçu ! Ô joie plus haĂŻe d’avoir Ă©tĂ©, un moment, tant aimĂ©e ! Ô dĂ©lire de l’espĂ©rance ! Ô sourire, ĂŽ baiser de la trahison ! Dans le regard qu’il fixe toujours – sans un mot des lĂšvres, sans mĂȘme un soupir – sur le Christ impassible, s’exprime en une fois la violence de cette Ăąme forcenĂ©e. Telle la face entrevue du mauvais pauvre, Ă  la haute fenĂȘtre resplendissante, dans la salle du festin. Toute joie est mauvaise, dit ce regard. Toute joie vient de Satan. Puisque je ne serai jamais digne de cette prĂ©fĂ©rence dont se leurre mon unique ami, ne me trompe pas plus longtemps, ne m’appelle plus ! Rends-moi Ă  mon nĂ©ant. Fais de moi la matiĂšre inerte de ton Ɠuvre. Je ne veux pas de la gloire ! Je ne veux pas de la joie ! Je ne veux mĂȘme plus de l’espĂ©rance ! Qu’ai-je Ă  donner ? Que me reste-t-il ? Cette espĂ©rance seule. Retire-la-moi. Prends-la ! Si je le pouvais, sans te haĂŻr, je t’abandonnerais mon salut, je me damnerais pour ces Ăąmes que tu m’as confiĂ©es par dĂ©rision, moi, misĂ©rable ! Et il dĂ©fiait ainsi l’abĂźme, il l’appelait d’un vƓu solennel, avec un cƓur pur
 III. Le vicaire de Campagne prit la route de Beaulaincourt et descendit vers Étaples Ă  travers la plaine. – C’est une promenade, trois lieues au plus, avait dit M. Menou-Segrais, en souriant. Allez Ă  pied, puisque c’est votre plaisir. Il n’ignorait pas le goĂ»t naĂŻf du pauvre prĂȘtre pour les voyages en chemin de fer. Mais cette fois l’abbĂ© Donissan ne rougit pas comme Ă  l’ordinaire
 MĂȘme il sourit, non sans malice. Le doyen de Campagne l’envoyait Ă  son confrĂšre d’Étaples, Ă  qui les derniers exercices d’une retraite donnaient beaucoup de souci. Les deux rĂ©demptoristes qui, depuis plus d’une semaine, trois fois le jour, retentissaient, Ă  bout de souffle, demandaient grĂące Ă  leur tour. Il semblait impossible d’imposer aux malheureux la suprĂȘme Ă©preuve d’un jour et d’une nuit passĂ©s au confessionnal Votre jeune collaborateur voudra bien nous apporter le secours de son zĂšle », avait Ă©crit l’archiprĂȘtre. Et l’abbĂ© Donissan accourait Ă  cet innocent appel. Il allait, sous une pluie de novembre, Ă  grands pas, au milieu des prĂ©s dĂ©serts. À sa gauche, la mer se devinait, invisible, Ă  la limite de l’horizon pressĂ© d’un ciel mouvant, couleur de cendre. À sa droite, les derniĂšres collines. Devant lui, la muette Ă©tendue plate. Le vent d’ouest plaquait sa soutane aux genoux, soulevant par intervalles une poussiĂšre d’eau glacĂ©e, au goĂ»t de sel. Il avançait pourtant d’un pas rĂ©gulier, sans dĂ©vier d’une ligne, son parapluie de coton roulĂ© sous le bras. Qu’eĂ»t-il osĂ© demander de plus ? Chaque pas le rapprochait de la vieille Ă©glise, dĂ©jĂ  reconnue, si Ă©trangement casquĂ©e dans sa dĂ©tresse solitaire. Il y devine, autour du confessionnal, le petit peuple fĂ©minin, habile Ă  gagner la premiĂšre place, querelleur, Ă  mines dĂ©votes, regards Ă  double et triple dĂ©tente, lĂšvres saintement jointes ou pincĂ©es d’un pli mauvais – puis, auprĂšs du troupeau murmurant, si gauches et si roides !
 les hommes. Chose singuliĂšre, et l’on voudrait pouvoir dire, en un tel sujet, exquise ! Le rude jeune prĂȘtre, Ă  cette pensĂ©e, s’émeut d’une tendresse inquiĂšte ; il hĂąte le pas sans y songer, avec un sourire si doux et si triste qu’un roulier qui passe lui tire son chapeau sans savoir pourquoi
 On l’attend. Jamais mĂšre sur le chemin du retour, et qui rĂȘve au merveilleux petit corps qui tiendra bientĂŽt tout entier dans sa caresse, n’eut dans le regard plus d’impatience et de candeur
 Et dĂ©jĂ  se creuse, Ă  travers le sable, le lit du fleuve amer, dĂ©jĂ  la colline aride et la haute silhouette du phare blanc dans les sapins noirs. Depuis des semaines, l’abbĂ© Menou-Segrais n’espĂšre plus lire dans un cƓur si secret. Le sombre silence du vicaire semblait jadis moins impĂ©nĂ©trable que sa prĂ©sente humeur, toujours Ă©gale, presque enjouĂ©e. Vingt fois il a interrogĂ© l’abbĂ© Chapdelaine, curĂ© de Larieux, qui chaque jeudi confesse l’abbĂ© Donissan. Le vieux prĂȘtre se dĂ©fend de rien trouver d’extraordinaire dans les propos de son pĂ©nitent, et s’amuse bonnement des scrupules de son confrĂšre. Un enfant, rĂ©pĂšte-t-il, un vĂ©ritable enfant, une trĂšs bonne pĂąte. Il rit aux larmes. Mais vous voyez partout, cher ami, des cas de conscience singuliers !
 SĂ©rieux Je voudrais que vous entendiez ses confessions. Voyons ! nous avons tous passĂ© par lĂ , au dĂ©but de notre ministĂšre un peu d’inquiĂ©tude, des rĂȘveries, un goĂ»t exagĂ©rĂ© de l’oraison
 Tout Ă  fait grave L’oraison est une trĂšs bonne chose, excellente. N’en abusons pas. Nous ne sommes pas des Chartreux, cher ami, nous avons affaire Ă  de bonnes gens, trĂšs simples, et qui, pour la plupart, ont oubliĂ© leur catĂ©chisme. Il ne faut pas voler trop haut, perdre contact. Riant de nouveau Imaginez ça ! Il se donnait la discipline. Je ne vous dĂ©crirai pas l’instrument vous ne me croiriez point. Je lui ai interdit ces sĂ©vĂ©ritĂ©s absurdes. Il a, d’ailleurs, cĂ©dĂ© tout de suite, sans discussion. Il m’obĂ©it, j’en suis sĂ»r. Je n’ai jamais rencontrĂ© de sujet plus docile une trĂšs bonne pĂąte. » L’abbĂ© Menou-Segrais juge inopportun de prolonger la discussion et, toujours prudent, feint de se rendre Ă  de si bons arguments. Mais il se demande avec curiositĂ© Pourquoi diable l’enfant a-t-il choisi, entre tant, cet imbĂ©cile ?
 » Il finit par perdre le fil de ses dĂ©ductions subtiles. La vĂ©ritĂ©, toutefois, est si simple ! L’abbĂ© Donissan, de tous, a tranquillement choisi le plus vieux. Non par bravade ou dĂ©dain, comme on pourrait le croire ; mais parce que cette promotion Ă  l’anciennetĂ© lui semble admirablement judicieuse, Ă©quitable. MĂȘmement, chaque jeudi, il Ă©coute le petit discours de M. Chapdelaine. Il est seul au monde capable de recueillir une si pauvre parole, et avec tant d’amour que le bonhomme, surpris et flattĂ©, finit par trouver lui-mĂȘme un sens Ă  son bredouillement confus. 
 Oserait-il s’avouer, pourtant, ce jeune prĂȘtre audacieux, qu’il recherche pour elle-mĂȘme la pieuse sottise ? Peut-ĂȘtre, il l’oserait. Mais il sait si peu de chose du grand dĂ©bat dont il est l’enjeu ! Il soutient une gageure impossible, et ne s’en doute pas. Sans doute l’avertissement solennel de l’abbĂ© Menou-Segrais l’a troublĂ© pour un temps, puis un autre travail a tellement endurci son cƓur qu’il est comme physiquement insensible Ă  l’aiguillon du dĂ©sespoir. Au plein du combat le plus tĂ©mĂ©raire qu’un homme ait jamais livrĂ© contre lui-mĂȘme, il ne dĂ©libĂšre pas de le livrer seul littĂ©ralement, il n’éprouve le besoin d’aucun appui. Ce qui pourrait ĂȘtre prĂ©somption n’est ici que simplicitĂ© il est dupe de sa force, comme un autre de sa faiblesse ; il ne croit rien entreprendre que de commun, d’ordinaire. Il n’a rien Ă  dire de lui. Sous ses yeux, la petite ville s’assombrit, semble descendre sous l’horizon. Il hĂąte le pas. Que ne peut-il atteindre, inaperçu, le coin sombre oĂč, jusqu’au souper, puis dans la nuit, il restera seul, seul derriĂšre la frĂȘle muraille de bois, l’oreille penchĂ©e vers les bouches invisibles ! Mais il s’inquiĂšte des visages inconnus qu’il lui faudra d’abord affronter. L’archiprĂȘtre, seulement entrevu Ă  la derniĂšre PentecĂŽte, les deux missionnaires – d’autres peut-ĂȘtre ?
 Depuis quelques mois le futur curĂ© de Lumbres s’étonne de certains regards, de certaines paroles dont il n’entend pas encore le sens, d’une curiositĂ© que sa naĂŻvetĂ© a prise d’abord pour mĂ©fiance ou mĂ©pris, mais qui, peu Ă  peu, crĂ©e autour de lui une atmosphĂšre Ă©trange, dont il a honte. En vain il s’efface, se fait plus humble, fuit toute amitiĂ© nouvelle, sa solitude mĂȘme a l’air de tenter les plus indiffĂ©rents, sa timiditĂ© un peu farouche les dĂ©fie, sa tristesse les attire. Parfois c’est lui-mĂȘme qui rompt le silence, lorsqu’un mot Ă©chappĂ© par hasard a tout Ă  coup sollicitĂ© sa grande Ăąme. Et jusqu’à ce que la surprise muette de tous l’ait rappelĂ© Ă  lui-mĂȘme et qu’il se taise de nouveau il parle, parle avec cette Ă©loquence embarrassĂ©e, bĂ©gayante, d’une pensĂ©e qui semble traĂźner la parole aprĂšs elle, comme un fardeau
 Mais le plus souvent, il Ă©coute, avec une attention extrĂȘme, le regard avide et douloureux, tandis que la secrĂšte priĂšre de ses lĂšvres surprend les vieux prĂȘtres futiles dans leur innocent bavardage. Son Ă©trangetĂ© frappe d’abord. Nul, un seul exceptĂ©, n’a le pressentiment de ce magnifique destin. C’est assez s’il trouble et divise. Et d’ailleurs que peut-on reconnaĂźtre dans cet homme singulier ? On l’observe en vain. On pourrait l’épier. Sur l’ordre de l’abbĂ© Chapdelaine, il a renoncĂ© sans dĂ©bat aux mortifications dont le crĂ©dule vieux prĂȘtre soupçonne Ă  peine l’effrayante cruautĂ©, encore que l’abbĂ© Donissan ait rĂ©pondu Ă  toutes les questions avec sa franchise habituelle. Mais cette franchise mĂȘme fait illusion. Pour le vicaire de Campagne ce sont lĂ  des faits du passĂ©, des Ă©pisodes. Il les avoue sans embarras. Il accorde volontiers que c’est peu pour dompter la nature qu’une Ă©triviĂšre bien tranchante. Le curĂ© de Lumbres dira plus tard Notre pauvre chair consomme la souffrance, comme le plaisir, avec une mĂȘme aviditĂ© sans mesure. » Nous avons pu lire, Ă©crit de sa main, en marge d’un chapitre des Exercices de saint Ignace, cet ordre Ă©trange Si tu crois devoir te chĂątier, frappe fort, et peu de temps. » Il disait aussi Ă  ses sƓurs du Carmel d’Aire Souvenons-nous que Satan sait tirer parti d’une oraison trop longue, ou d’une mortification trop dure. » Notre bonhomme est maintenant tout Ă  fait raisonnable », affirme le curĂ© de Larieux. Il est vrai. Sa tĂȘte reste froide et lucide. Jamais il ne fut dupe des mots. Son imagination est plutĂŽt courte. Le cƓur consume jusqu’à sa cendre. Au crĂ©puscule, le vent s’apaise, une brume lĂ©gĂšre monte du sol saturĂ©. Pour la premiĂšre fois depuis son dĂ©part, le vicaire de Campagne sent la fatigue. Il a d’ailleurs dĂ©passĂ© Verlimont et, jusqu’à l’église, Ă  prĂ©sent prochaine, le chemin est facile et sĂ»r. Pourtant il s’arrĂȘte, et finit par s’asseoir sur la terre, au croisement des deux routes de Campreneux et de Verton. Une paysanne le vit, tĂȘte nue, ses mains croisĂ©es sur l’énorme parapluie, le chapeau posĂ© prĂšs de lui. Quel drĂŽle de corps », dit-elle. C’est ainsi que parfois il pliait sous le fardeau, et la nature vaincue criait vainement sa dĂ©tresse. Car il ne se dĂ©fendait point de l’entendre il ne l’entendait plus. Il agissait en toutes choses comme si la somme de son Ă©nergie fĂ»t constante – et peut-ĂȘtre l’était-elle en effet. À certaines heures, et quand tout lui va manquer, le seul repos qu’il imagine est de descendre en lui-mĂȘme, et de s’examiner avec une rigueur accrue. Pour cet homme unique, la fatigue n’est qu’une mauvaise pensĂ©e. Il repasse donc dans sa mĂ©moire les faits de ces derniers mois. C’est vrai qu’il n’éprouve aucun regret de mortifications qui, pour un temps, ont exaltĂ© son courage. Avant que l’abbĂ© Chapdelaine lui en eĂ»t demandĂ© le sacrifice, il les avait dĂ©jĂ  condamnĂ©es dans son cƓur. Ne l’avaient-elles point consolĂ©, allĂ©gĂ© ? N’avaient-elles point rouvert en lui cette source de joie, qu’il eĂ»t voulu tarir ? À prĂ©sent, il est plus fidĂšle que jamais Ă  la promesse faite un jour devant la Croix, tout Ă  coup rĂ©vĂ©lĂ©e, Ă  la minute inoubliable. La part qu’il a choisie ne lui sera pas disputĂ©e. Nul autre audacieux n’a fait avant lui ce pacte avec les tĂ©nĂšbres. Si nous n’avions reçu de la bouche mĂȘme du saint de Lumbres l’aveu si simple et si dĂ©chirant de ce qu’il lui a plu d’appeler la pĂ©riode effroyable de sa vie, on se refuserait sans doute Ă  croire qu’un homme ait commis dĂ©libĂ©rĂ©ment, avec une entiĂšre bonne foi, comme une chose simple et commune, une sorte de suicide moral dont la cruautĂ© raisonnĂ©e, raffinĂ©e, secrĂšte, donne le frisson. On ne peut en douter pourtant. Des jours et des jours, celui dont la tendre et sagace charitĂ© devait relever l’espĂ©rance au fond de tant de cƓurs, qui paraissaient vides Ă  jamais, entreprit d’arracher de lui-mĂȘme cette espĂ©rance. Son subtil martyre, si parfaitement mĂȘlĂ© Ă  la trame de la vie, finissait par se confondre avec elle. Ce fut les premiers jours comme une fureur de se contredire et de se renier. Les lectures, dans lesquelles il avait trouvĂ© jusqu’alors non pas seulement sa joie, mais sa force, furent abandonnĂ©es, reprises, de nouveau abandonnĂ©es. Prenant pour prĂ©texte un reproche affectueux de l’abbĂ© Menou-Segrais, il commença d’annoter et commenter Le TraitĂ© de l’Incarnation. Il faut avoir tenu entre ses mains ce livre d’une Ă©dition assez rare du XVIIIe siĂšcle, l’un des joyaux de la bibliothĂšque du curĂ© de Campagne, dont la grosse Ă©criture de l’abbĂ© Donissan remplit les marges ! La gaucherie de ces notes, le soin naĂŻf que le pauvre prĂȘtre a pris de renvoyer aux textes par des indications d’une prĂ©cision un peu comique – tout, jusqu’aux solĂ©cismes de son Ă©lĂ©mentaire latin, est la preuve d’un tel effort que le plus cruel n’oserait sourire. Encore savons-nous que ces remarques ne font que rĂ©sumer un travail beaucoup plus important – assurĂ©ment aussi vain – aujourd’hui perdu, et qui moisit sans doute au fond de quelque tiroir, tĂ©moin tragique et bĂ©gayant des divagations d’une grande Ăąme. D’abord seulement rebutante, cette besogne devint vite une insupportable corvĂ©e. Le curĂ© de Lumbres fut toujours un mĂ©diocre mĂ©taphysicien et l’expĂ©rience seule peut faire connaĂźtre le minutieux supplice qu’inflige Ă  l’intelligence, dĂ©pourvue des Ă©lĂ©ments de connaissance indispensables, l’obsession d’un texte obscur. L’entreprise, dĂ©jĂ  tĂ©mĂ©raire, fut bientĂŽt rendue plus difficile par des complications ridicules. Retenu tout le jour, l’abbĂ© Donissan ne se trouvait libre qu’à minuit passĂ©, ayant alors perdu la partie de bĂ©sigue quotidienne de M. Menou-Segrais. Il fallut peu de temps au rusĂ© doyen pour pĂ©nĂ©trer ce nouveau secret. Il y trouva, selon sa coutume, la matiĂšre de quelques allusions discrĂštes dont s’émut la simplicitĂ© de son vicaire. Le malheureux s’imposa de travailler Ă  la lueur d’une veilleuse et souffrit bientĂŽt de nĂ©vralgies oculaires qui achevĂšrent de l’épuiser, sans le rĂ©duire pourtant. Car cette derniĂšre Ă©preuve lui fut un prĂ©texte Ă  de nouvelles folies. Jusqu’à ce moment le curĂ© de Campagne n’avait trouvĂ© quelque repos et relĂąchement que dans la priĂšre qu’il aimait, l’humble priĂšre vocale. Longtemps la simplicitĂ© du saint de Lumbres lui fit douter qu’il fĂ»t capable d’oraison, alors qu’il la pratiquait quotidiennement et on peut dire Ă  toute heure du jour. Il rĂ©solut de se vaincre une fois encore. On a honte de rapporter des faits si nus, si dĂ©pourvus d’intĂ©rĂȘt, enfin d’une vĂ©ritĂ© commune. AprĂšs une nuit de travail, voilĂ  le pauvre prĂȘtre marchant de long en large Ă  travers la chambre, les mains derriĂšre le dos, la tĂȘte basse, retenant son haleine comme un lutteur qui mĂ©nage ses forces, s’appliquant Ă  penser de son mieux, pensant dans les rĂšgles
 Le sujet choisi d’avance, soigneusement repĂ©rĂ©, selon les meilleures mĂ©thodes, proprement sulpiciennes, il ne le laissait point qu’il ne l’eĂ»t Ă©puisĂ© tout de bon. D’ailleurs, il s’aidait dans cette nouvelle entreprise d’une sorte de manuel, Ă©crit par un prĂȘtre anonyme, l’an de grĂące 1849. L’oraison enseignĂ©e en vingt leçons, Ă  l’usage des Ăąmes pieuses, annonce le titre. Chacune des leçons se divise en trois paragraphes RĂ©flexion. ÉlĂ©vation. Conclusion, suivie d’un bouquet spirituel. Quelques poĂ©sies mises en musique par un religieux, affirme la prĂ©face
 terminent ce recueil, et chantent, sur un rythme cher Ă  Mme DeshouliĂšres, les dĂ©lices et ferveurs de l’amour divin. On peut tenir, presser entre ses doigts l’affreux petit livre. La reliure en est protĂ©gĂ©e par une enveloppe de drap noir, soigneusement cousue. Les pages souvent feuilletĂ©es gardent encore une odeur fade et rance. Une mĂ©chante gravure polychrome porte au coin gauche, tracĂ©e d’une Ă©criture menue et perfide, Ă  l’encre pĂąlie, cette phrase mystĂ©rieuse À ma chĂšre Adoline, pour la consoler de l’ingratitude de certaines personnes
 » SuprĂȘme tĂ©moignage sans doute d’une rancune dĂ©vote
 Quoi ! c’est le livre, le vil petit compagnon de celui-lĂ  dont les plus fiers ne peuvent dire qu’ils ont soutenu sans embarras le regard posĂ© sur leur propre pensĂ©e – son compagnon – son confident, le confident du saint de Lumbres ! Que cherchait-il Ă  travers ces pages toutes pareilles, oĂč l’énorme ennui d’un prĂȘtre oisif s’est peu Ă  peu dĂ©livrĂ© ? Que cherchait-il, et par-dessus tout, qu’a-t-il trouvĂ© ? Sans doute l’abbĂ© Donissan ne nous a laissĂ© aucun ouvrage de doctrine ou de mystique, mais nous possĂ©dons quelques-uns de ses sermons, et le souvenir de ses extraordinaires confidences est encore trop vivant au cƓur de certains. Aucun de ceux qui l’approchĂšrent ne mirent en doute son sens aigu du rĂ©el, la nettetĂ© de son jugement, la souveraine simplicitĂ© de ses voies. Nul ne montra plus de dĂ©fiance aux beaux esprits, ou ne les marqua mĂȘme Ă  l’occasion d’un trait plus ferme et plus dur. Si dĂ©laissĂ© qu’on le suppose Ă  cette Ă©poque de sa vie, comment croire que ces pieux calembours aient nourri son oraison ? A-t-il prononcĂ© vraiment sans dĂ©goĂ»t ces priĂšres ostentatoires, respirĂ© la dĂ©testable chimie des bouquets spirituels, pleurĂ© ces larmes de théùtre ? Priait-il ou, croyant prier, ne priait-il dĂ©jĂ  plus ? On referme ce petit livre avec dĂ©goĂ»t le frĂŽlement du drap malpropre agace encore les doigts. On voudrait connaĂźtre, chercher dans un regard humain le secret de la force dĂ©risoire dont la plus claire des Ăąmes fut un moment obscurcie. HĂ© quoi ? La grĂące mĂȘme de Dieu peut-elle ĂȘtre ainsi dupĂ©e ? Chacun verra-t-il toujours, s’il tourne la tĂȘte, derriĂšre lui son ombre, son double, la bĂȘte qui lui ressemble et l’observait en silence ? Comme ce petit livre est lourd ! C’est ainsi que la malice qui le poursuivit d’ailleurs sans relĂąche jusqu’au dernier jour, rĂ©ussit alors contre le misĂ©rable prĂȘtre la plupart de ses entreprises. AprĂšs avoir engagĂ© dans des travaux Ă  la fois accablants et absurdes, perfidement prĂ©sentĂ©s Ă  sa conscience comme un systĂšme ingĂ©nieux de sacrifice et de renoncement, l’ayant ainsi dĂ©pouillĂ© de toute consolation du dehors, elle s’attaquait maintenant Ă  l’homme intĂ©rieur. De jour en jour le cruel travail est plus facile et plus prompt. EnragĂ© de se dĂ©truire, le paysan tĂȘtu finit par devenir contre lui-mĂȘme un raisonneur assez subtil. Nul acte dans son humble vie dont il ne scrute les mobiles, oĂč il ne dĂ©couvre l’intention d’une volontĂ© pervertie, nul repos qu’il ne mĂ©prise et repousse, nulle tristesse qu’il n’interprĂšte aussitĂŽt comme un remords, car tout en lui et hors de lui porte le signe de la colĂšre. 





 Mais l’heure Ă©tait venue sans doute oĂč l’Ɠuvre cruelle porterait son fruit, dĂ©velopperait sa pleine malice. Ô fous que nous sommes de ne voir dans notre propre pensĂ©e, que la parole incorpore pourtant sans cesse Ă  l’univers sensible, qu’un ĂȘtre abstrait dont nous n’avons Ă  craindre aucun pĂ©ril proche et certain ! Ô l’aveugle qui ne se reconnaĂźt pas dans l’étranger rencontrĂ© face Ă  face, tout Ă  coup, dĂ©jĂ  ennemi par le regard et le pli haineux de la bouche, ou dans les yeux de l’étrangĂšre ! L’abbĂ© Donissan se leva et, fixant un moment le paysage, aux trois quarts englouti dans l’ombre, il se sentit troublĂ© par une espĂšce d’inquiĂ©tude, qu’il surmonta d’abord aisĂ©ment. Devant lui, la route plongeait maintenant vers la vallĂ©e, entre deux hauts talus, semĂ©s d’une herbe courte et rare. Soit qu’ils le protĂ©geassent tout Ă  fait du vent qui, le soleil couchĂ©, s’était Ă©levĂ© de nouveau, soit pour toute autre cause, le profond, l’épais silence n’était plus traversĂ© d’aucun bruit. Et bien que la ville fĂ»t proche, et l’heure peu avancĂ©e, il n’entendait, en prĂȘtant l’oreille, que le vague frĂ©missement de la terre, perceptible Ă  peine, et si monotone que l’extraordinaire silence s’en trouvait accru. D’ailleurs, ce murmure mĂȘme cessa. Il se mit Ă  marcher – ou plutĂŽt il lui sembla depuis qu’il avait marchĂ© trĂšs vite, sur une route irrĂ©prochablement unie, Ă  pente trĂšs douce, au sol Ă©lastique. Sa fatigue avait disparu et il se retrouvait, Ă  la fin de sa longue course, remarquablement libre et lĂ©ger. Surtout, la libertĂ© de sa pensĂ©e l’étonna. Certaines difficultĂ©s qui l’obsĂ©daient depuis des semaines s’évanouirent, sitĂŽt qu’il essaya seulement de les formuler. Des chapitres entiers de ses livres, si pĂ©niblement lus et commentĂ©s, qu’il arrachait ordinairement comme par lambeaux de sa mĂ©moire, se prĂ©sentaient tout Ă  coup dans leur ordre, avec leurs titres, leurs sous-titres, l’alignement de leurs paragraphes et jusqu’à leurs notes marginales. Toujours marchant, courant presque, il s’avisa de quitter la grande route pour couper au court par les sentiers de la Ravenelle qui, longeant le cimetiĂšre, dĂ©bouche au seuil mĂȘme de l’église. Il s’y engagea sans seulement ralentir son pas. Habituellement creusĂ© jusqu’au plein de l’étĂ© par de profondes orniĂšres, oĂč dort une eau chargĂ©e de sel, le chemin n’est guĂšre suivi que par les pĂȘcheurs et les bouviers. À la grande surprise de l’abbĂ© Donissan, le sol lui en parut uni et ferme. Il s’en rĂ©jouit. Bien que l’extraordinaire activitĂ©, la libre effervescence de sa pensĂ©e l’eĂ»t comme enivrĂ©, son regard attendait au passage quelques dĂ©tails familiers, Ă  travers la nuit, la tache d’un buisson, un dĂ©tour brusque, l’abaissement du talus dans sa course vers le ciel noir, la cabane du cantonnier. Mais, aprĂšs avoir marchĂ© assez longtemps, il fut surpris de sentir, au contraire de ce qu’il attendait, sous ses pas une pente lĂ©gĂšre, soudain plus roide, puis l’herbe drue d’un prĂ©. Levant les yeux, il reconnut la route quittĂ©e un instant plus tĂŽt. Peut-ĂȘtre s’était-il engagĂ©, sans le voir, dans un chemin de traverse qui l’avait insensiblement ramenĂ© au point de dĂ©part, le dos Ă  la ville ? Car il vit trĂšs nettement pourquoi si nettement dans la nuit close ?
 les premiĂšres maisons du faubourg. Quel contretemps », pensa-t-il, mais sans dĂ©ception ni colĂšre. Il se remit en marche aussitĂŽt, bien dĂ©cidĂ© Ă  ne plus quitter la grande route. Il marchait cette fois lentement, tenant son regard fixĂ© devant lui, sentant Ă  chaque pas, sous ses grosses semelles, grincer le sable trempĂ© de pluie. Les tĂ©nĂšbres Ă©taient si Ă©paisses que, si loin que portĂąt son regard, il ne dĂ©couvrait non seulement aucune clartĂ©, mais aucun reflet, aucun de ces frĂ©missements visibles qui sont, dans la nuit la plus profonde, comme le rayonnement de la terre vivante, la lente corruption, jusqu’au jour, du jour dĂ©truit. Il avançait cependant avec une assurance accrue, enveloppĂ©, pressĂ© dans cette nuit noire qui s’ouvrait et se refermait derriĂšre lui si Ă©troitement qu’elle semblait peser. Mais il n’en ressentait toutefois aucune angoisse. Il marchait d’un pas sĂ»r et ralenti. Bien qu’ordinairement il ne s’approchĂąt du confessionnal qu’avec beaucoup de crainte et de scrupule, il ne s’étonnait pas de ne sentir cette fois qu’un mouvement d’impatience presque joyeux. L’agilitĂ© de sa rĂ©flexion Ă©tait telle qu’il en Ă©prouvait comme une impression physique, cette excitation Ă  fleur de peau, le besoin de dĂ©penser en activitĂ© musculaire un trop-plein de pensĂ©es et d’images, la lĂ©gĂšre fiĂšvre que connaissent bien les raisonneurs et les amants. Il presse le pas, de nouveau, sans s’en douter. Et toujours la nuit s’ouvre et se referme. La route s’allonge et glisse sous lui, comme si elle le portait – droite et facile, d’une pente si douce
 Il est alerte, dispos, lĂ©ger, ainsi qu’aprĂšs un bon sommeil dans la fraĂźcheur du matin. Voici le dernier tournant. D’un regard rapide il cherche la petite maison de briques roses, au croisement de la grande route et du chemin qu’il a sans doute dĂ©passĂ© tout Ă  l’heure sans le voir. Mais il ne dĂ©couvre rien de distinct, ni chemin ni maison – et, dans la ville proche, pas une lueur. Il s’arrĂȘte, non pas inquiet, mais curieux
 Alors – mais alors seulement – dans le silence, il entendit son cƓur battre Ă  coups rapides et durs. Et il s’aperçut qu’il ruisselait de sueur. En mĂȘme temps, l’illusion qui l’avait soutenu jusqu’alors se dissipant tout Ă  coup, il se sentit recru de fatigue, les jambes raides et douloureuses, les reins brisĂ©s. Ses yeux, qu’il avait tenus grands ouverts dans les tĂ©nĂšbres, Ă©taient maintenant pleins de sommeil. J’escaladerai le talus, se disait-il ; il est impossible que je ne trouve pas lĂ -haut ce que je cherche. Le moindre signe me permettra bien de m’orienter
 » Il rĂ©pĂ©tait mentalement la mĂȘme phrase avec une insistance stupide. Et il souffrit Ă©trangement dans tout son corps lorsque, se dĂ©cidant enfin, il se hissa des mains et des genoux dans l’herbe glacĂ©e. Se dressant debout, en gĂ©missant, il fit encore quelques pas, cherchant Ă  deviner la ligne de l’horizon, tournant sur lui-mĂȘme. Et, Ă  sa profonde surprise il se retrouva au bord d’un champ inconnu dont la terre, rĂ©cemment retournĂ©e, luisait vaguement. Un arbre, qui lui parut immense, tendait au-dessus de lui ses rameaux invisibles dont il entendait seulement le bruissement lĂ©ger. Au-delĂ  d’un petit fossĂ© qu’il franchit, le sol plus ferme et plus clair, entre deux lignes sombres, dĂ©celait la route. Du talus gravi, plus trace. De tous cĂŽtĂ©s la plaine immense, devinĂ©e plutĂŽt qu’entrevue, confuse, Ă  la limite de la nuit, vide. Il ne sentait pas la peur ; il Ă©tait moins inquiet qu’irritĂ©. Toutefois sa fatigue Ă©tait si grande que le froid l’avait saisi il grelottait dans sa soutane trempĂ©e de sueur. Il se laissa glisser, au hasard, incapable de rester debout plus longtemps. Puis il ferma les yeux. Soudain, jusque dans l’accablement du sommeil, une certaine inquiĂ©tude le sollicita. Avant que de pouvoir ĂȘtre formulĂ©e, elle s’empara de lui tout entier. Elle Ă©tait comme un cauchemar lucide, qui rongeait peu Ă  peu son sommeil, l’éveillant par degrĂ©s. Cependant, plus qu’à demi conscient, il n’osait ouvrir les yeux. Il avait la certitude absolue que le premier regard jetĂ© autour de lui donnerait Ă  sa crainte vague et confuse un objet. Lequel ? Écartant enfin les mains, dont il tenait les paumes sur ses paupiĂšres serrĂ©es, il se tint une seconde prĂȘt Ă  soutenir le choc d’une vision imprĂ©vue et terrible. Regardant brusquement devant lui, il s’aperçut simplement qu’il Ă©tait revenu, pour la deuxiĂšme fois, Ă  son point de dĂ©part, exactement. Sa surprise fut si grande, si prompte la dĂ©ception mĂȘme de sa crainte, qu’il resta une seconde encore, ridiculement accroupi dans la boue froide, incapable d’aucun mouvement, d’aucune pensĂ©e. Puis il s’avisa d’inspecter le terrain autour de lui. Il marchait de long en large, courbĂ© en deux, tĂątant parfois le sol de ses mains, s’efforçant de retrouver sa propre trace, de la suivre pas Ă  pas jusqu’au point mystĂ©rieux oĂč il avait dĂ» quitter la bonne voie pour, insensiblement, lui tourner le dos. Bien qu’il dominĂąt sa crainte, dĂ©jĂ  il en Ă©tait Ă  ne pouvoir continuer sa route sans avoir trouvĂ© le mot de l’énigme – et il fallait qu’il le trouvĂąt. Vingt fois il tenta de rompre le cercle, vainement. À quelque distance toute trace cessait et il dut convenir qu’il avait marchĂ© dans l’herbe du bas-cĂŽtĂ© – assez drue pour que son passage n’y eĂ»t laissĂ© aucun indice. Il remarqua aussi que dans un rayon de quelques mĂštres le sol Ă©tait littĂ©ralement piĂ©tinĂ©. Un dĂ©couragement absurde, un dĂ©sespoir presque enfantin lui fit monter les larmes aux yeux. Nul, moins que le saint de Lumbres ne fut ce que les modernes appellent, dans leur jargon, un Ă©motif. Peu Ă  peu les illusions et les tromperies de cette nuit n’apparaissent Ă  sa simplicitĂ© que comme des obstacles Ă  vaincre. Une fois de plus il s’engage dans le chemin, descend la pente, d’abord lentement, puis plus vite, et plus vite encore, enfin tout courant. Il se croit encore maĂźtre de lui, et ce n’est dĂ©jĂ  plus vers son but qu’il se hĂąte, c’est Ă  la nuit, Ă  sa terreur qu’il tourne le dos son dernier effort est une fuite inconsciente. Depuis longtemps n’eĂ»t-il dĂ©jĂ  pas dĂ» atteindre la petite ville inaccessible ? Chaque minute de retard est donc une minute inexplicable. De nouveau les deux talus noirs surgissent, s’abaissent, se relĂšvent et, lorsqu’ils disparaissent tout Ă  fait, Ă  peine s’il devine la plaine invisible, tandis qu’un vent froid et glacĂ©, sans aucun bruit, le frappe au visage
 Il est sĂ»r d’ĂȘtre dĂ©jĂ  hors du chemin, sans qu’il puisse comprendre Ă  quel instant il l’a quittĂ©. Il court plus fort, d’ailleurs poussĂ© en avant par la pente, le dos arrondi, sa soutane drĂŽlement troussĂ©e sur ses jambes maigres – ridicule fantĂŽme, si drĂŽlement actif et gesticulant, Ă  travers les choses immobiles. TĂȘte basse, il s’écroule enfin sur une muraille molle et froide, que ses mains pressent ; il glisse doucement sur le cĂŽtĂ©, dans la boue, en fermant les yeux. Et, avant de les ouvrir, il sait dĂ©jĂ  qu’il est revenu. Il ne se rĂ©volte pas encore. Il se relĂšve, avec un profond soupir et, d’un geste des Ă©paules, comme pour assujettir son fardeau, se remet en marche, tournant dĂ©cidĂ©ment le dos. Il avance d’un pas rĂ©gulier, docile, dans la terre qui colle Ă  ses semelles, enjambe des haies basses, une clĂŽture en fil de fer, Ă©vite d’autres obstacles, Ă  tĂątons, sans tourner la tĂȘte, de nouveau infatigable. Il ne dĂ©lire pas du tout ; il ne se propose aucun but singulier ; il accepte comme une aventure ordinaire ce voyage si Ă©trangement interrompu et ne songe bonnement qu’à rentrer le plus vite possible lĂ -bas, au presbytĂšre de Campagne, avant le jour. Il a dĂ©cidĂ© simplement de refaire, Ă  rebours, son long voyage. Si l’abbĂ© Menou-Segrais se dressait tout Ă  coup devant lui, nul doute qu’aprĂšs l’avoir poliment saluĂ© il lui conterait l’affaire en peu de mots, comme on rend compte d’un contretemps seulement fĂącheux. AprĂšs un dernier fossĂ© franchi, le voilĂ  maintenant sur un chemin de terre, fort Ă©troit, Ă  peine tracĂ©, au milieu des labours. Il se souvient de l’avoir suivi, peut-ĂȘtre, – une heure ou deux plus tĂŽt. Mais alors il Ă©tait seul, semble-t-il
 Car depuis un moment pourquoi ne l’avouerait-il point ? il n’est plus seul. Quelqu’un marche Ă  ses cĂŽtĂ©s. C’est sans doute un petit homme, fort vif, tantĂŽt Ă  droite, tantĂŽt Ă  gauche, devant, derriĂšre, mais dont il distingue mal la silhouette – et qui trotte d’abord sans souffler mot. Par une nuit si noire, ne pourrait-on s’entraider ? A-t-on besoin de se connaĂźtre pour aller de compagnie, Ă  travers ce grand silence, cette grande nuit ? – Une grande nuit, hein ? dit tout Ă  coup le petit homme. – Oui, monsieur, rĂ©pond l’abbĂ© Donissan. Nous sommes encore loin du jour. C’est certainement un jovial garçon, car sa voix, sans aucun Ă©clat, a un accent de gaietĂ© secrĂšte, vĂ©ritablement irrĂ©sistible. Elle achĂšve de rassurer le pauvre prĂȘtre. MĂȘme il craint que sa brĂšve rĂ©ponse n’ait fĂąchĂ© le joyeux compagnon, plein de bonne humeur. Qu’une parole humaine peut ĂȘtre agrĂ©able Ă  entendre ainsi, Ă  l’improviste, et qu’elle est douce ! L’abbĂ© Donissan se souvient qu’il n’a pas d’ami. – J’estime, prononce alors le noir petit marcheur, que l’obscuritĂ© rapproche les gens. C’est une bonne chose, une trĂšs bonne chose. Quand il n’y voit goutte, le plus malin n’est pas fier. Une supposition que vous m’ayez rencontrĂ© en plein midi vous passiez sans seulement tourner la tĂȘte
 Et ainsi donc, vous venez d’Étaples ? Sans attendre la rĂ©ponse, il prĂ©cĂšde rapidement son compagnon, empoigne le fil barbelĂ© d’une clĂŽture invisible, le tient poliment levĂ© Ă  bout de bras pour faciliter le passage. Puis il reprend, de sa joyeuse voix un peu sourde – Ainsi, vous venez d’Étaples, et vous allez sans doute Ă  CumiĂšres ?
 ou Chalindry ?
, ou Campagne ?
 – À Campagne, rĂ©pond le vicaire, qui Ă©vite ainsi de mentir. – Je ne vous accompagnerai pas jusque-lĂ , reprend-il en riant Ă  petits coups, d’un rire amical
 Nous coupons au court, Ă  travers champs, vers Chalindry je connais les clĂŽtures ; j’irais les yeux fermĂ©s. – Je vous remercie, dit l’abbĂ© Donissan, dĂ©bordant de reconnaissance. Je vous remercie de votre obligeance et de votre charitĂ©. Tant d’étrangers m’eussent laissĂ© sans secours il y a de bonnes gens auxquels ma pauvre soutane fait peur. Le petit homme siffle avec dĂ©dain – Des nigauds, fait-il, des ignorants, des culs-terreux qui ne savent pas lire. J’en rencontre assez souvent, sur les marchĂ©s, dans les foires de Calais jusqu’au Havre. Que de bĂȘtises on entend ! Que de misĂšres ! J’ai un frĂšre de ma mĂšre prĂȘtre, moi qui vous parle. Il se pencha de nouveau vers une haie Ă©paisse et courte, hĂ©rissĂ©e d’épines ; aprĂšs l’avoir tĂątĂ©e, reconnue de ses longs bras agiles, entraĂźnant le vicaire sur la droite, avec une vivacitĂ© singuliĂšre, il dĂ©couvrit une large brĂšche et, s’effaçant pour le laisser passer – Constatez vous-mĂȘme, fit-il, je n’ai pas besoin d’y voir. Un autre que moi, par une nuit pareille, tournerait en rond jusqu’au matin. Mais ce pays-ci m’est connu. – L’habitez-vous ? demanda presque timidement le vicaire de Campagne car, Ă  mesure qu’il s’éloignait de la ville dont l’avait dĂ©tournĂ© une succession d’évĂ©nements inexplicables, une terreur comme apaisĂ©e, sourde, mĂȘlĂ©e de honte – pareille au souvenir d’un rĂȘve impur – pĂ©nĂ©trait profondĂ©ment son cƓur et, la pointe enfin dĂ©tournĂ©e, le laissait faible, hĂ©sitant, avec le dĂ©sir enfantin d’une prĂ©sence secourable, certaine, d’un bras Ă  serrer. – Je n’habite nulle part, autant dire, avoua l’autre. Je voyage pour le compte d’un marchand de chevaux du Boulonnais. J’étais Ă  Calais avant-hier je serai jeudi Ă  Avranches. Oh ! la vie est dure, et je n’ai pas le temps de prendre racine nulle part. – Êtes-vous mariĂ© ? interrogea de nouveau l’abbĂ© Donissan. Il Ă©clata de rire – MariĂ© avec la misĂšre. OĂč voulez-vous que je trouve le loisir de penser sĂ©rieusement Ă  tout ça ? On va, on vient, on ne s’attache pas. On prend son plaisir en passant. Il se tut, puis reprit avec embarras – Je vous demande pardon ça n’est pas des choses Ă  dire Ă  un homme comme vous. Appuyez franchement sur la droite il y a prĂšs d’ici un fond plein d’eau. Cette sollicitude Ă©meut de nouveau l’abbĂ© Donissan. Il marche Ă  prĂ©sent d’un pas trĂšs rapide, presque sans fatigue. Mais Ă  mesure que la fatigue se dissipe une autre faiblesse s’insinue en lui, prend possession, pĂ©nĂštre sa volontĂ© d’un attendrissement si lĂąche, si poignant ! Des paroles montent Ă  ses lĂšvres que sa conscience contrĂŽle vaguement. – Le bon Dieu vous rĂ©compensera de votre peine, dit-il. C’est lui qui vous a mis sur mon chemin, en un moment oĂč le courage m’abandonnait. Car cette nuit a Ă©tĂ© pour moi une dure et longue nuit, plus dure et plus longue que vous ne pouvez l’imaginer. C’est tout juste s’il retient encore le rĂ©cit naĂŻf, insensĂ©, de sa derniĂšre aventure. Il voudrait parler, se confier, contempler dans un regard, mĂȘme inconnu, mais amical, compatissant, sa propre inquiĂ©tude, le doute qui dĂ©jĂ  l’assaille, l’horrible rĂȘve. Toutefois, le regard qu’il rencontre, en levant les yeux, est plus Ă©tonnĂ© que compatissant. – Voyager par une nuit sans lune n’est jamais bien agrĂ©able, rĂ©pond Ă©vasivement l’étranger. D’Étaples Ă  Campagne, je pense, il y a bien quatre lieues de mauvaise route. Et sans moi l’étape Ă©tait forcĂ©ment plus longue encore. Le raccourci nous fait gagner deux kilomĂštres au moins. Mais nous voici sur la route de Chalindry. La route, blĂȘme dans la nuit, s’enfonce toute droite Ă  travers la plaine informe. – Je vous laisserai continuer seul tout Ă  l’heure, ajouta-t-il, comme avec regret. Êtes-vous d’ailleurs si pressĂ© de regagner Campagne ? – J’ai dĂ©jĂ  trop tardĂ©, rĂ©pond le futur curĂ© de Lumbres. Beaucoup trop. – Je vous aurais demandé  il eĂ»t Ă©tĂ© possible
 prĂ©fĂ©rable mĂȘme
 d’attendre le jour chez moi, dans une petite bicoque que je connais bien – en lisiĂšre du bois de la Saugerie – une forte cabane de charbonniers avec un Ăątre, et tout ce qu’il faut pour faire du feu. Mais l’invitation est formulĂ©e du bout des lĂšvres. Et l’hĂ©sitation de la voix jusqu’alors si claire et si franche surprend l’abbĂ© Donissan. Il redoute bien que je n’accepte, pense-t-il avec tristesse. Qu’il a hĂąte de m’écarter de son chemin, lui aussi ! » Cette humble Ă©vidence verse tout Ă  coup dans son cƓur un flot d’amertume. Sa dĂ©ception est de nouveau si grande, son dĂ©sespoir si soudain, si vĂ©hĂ©ment qu’une telle disproportion de l’effet Ă  la cause inquiĂšte tout de mĂȘme ce qui lui reste encore de bon sens ou de raison, Ă  travers son dĂ©lire grandissant. Mais s’il peut retenir telle parole imprudente, comment tarir ce flot de larmes ? – ArrĂȘtons-nous un moment, propose le maquignon, dĂ©tournant discrĂštement les yeux du pauvre prĂȘtre secouĂ© de sanglots. Ne vous gĂȘnez pas c’est la fatigue, vous ĂȘtes rendu. Je connais ça d’une maniĂšre ou d’une autre, il faut que ça crĂšve. Mais il ajoute aussitĂŽt, riant Ă  demi – Sans reproche, monsieur le curĂ©, vous venez de loin ! vous avez quelques lieues dans les jambes !
 Il Ă©tend par terre, Ă  la crĂȘte d’un talus, son manteau de gros drap. Il y couche presque de force son compagnon. Que le geste de ce rude Samaritain est attentif, dĂ©licat, fraternel ! Quel moyen de rĂ©sister tout Ă  fait Ă  cette tendresse inconnue ? Quel moyen de refuser Ă  ce regard ami la confidence qu’il attend ? Et toutefois le misĂ©rable prĂȘtre, si Ă©trangement humiliĂ©, rĂ©siste encore, rassemble ses derniĂšres forces. Si Ă©paisse que soit la nuit qui l’enveloppe, au-dehors et au-dedans, il se juge avec sĂ©vĂ©ritĂ©, s’estime puĂ©ril et lĂąche, dĂ©plore ce ridicule scandale, l’odieux de ces larmes stupides. Qu’il le veuille ou non, il est difficile de ne point rattacher cette aventure, Ă  peine moins mystĂ©rieuse, Ă  l’égarement qui, quelques heures plus tĂŽt, l’arrĂȘtait en chemin, l’écartait incomprĂ©hensiblement de son but
 Et cependant, d’autre part, pourquoi cette derniĂšre rencontre ne serait-elle point un secours, une rĂ©mission ? Ne peut-il attendre humblement conseil de l’homme de bonne volontĂ© qui, en l’assistant, pratique, sans la pouvoir nommer peut-ĂȘtre, la charitĂ© de l’Évangile ?
 Ah ! il est trop dur de se taire, de repousser une main tendue ! Il la prend, cette main, il la presse, et aussitĂŽt son cƓur s’échauffe Ă©trangement dans sa poitrine. Ce qui lui paraissait encore, une minute avant, naĂŻf ou dangereux, lui semble Ă  prĂ©sent judicieux, nĂ©cessaire, indispensable. L’humilitĂ© dĂ©daigne-t-elle aucun secours ? – Je ne sais, commença le vicaire de Campagne, je ne sais comment vous faire comprendre
 excuser
 Mais Ă  quoi bon ?
 Vous jugerez mieux ainsi de ma misĂšre
 HĂ©las ! Monsieur, il est dur de penser qu’un pauvre prĂȘtre tel que moi – si lĂąche – si aisĂ©ment terrassĂ©, n’en a pas moins la mission d’éclairer le prochain, de relever son courage
 Quand Dieu me dĂ©laisse
 Il secoua la tĂȘte, fit un effort pour se dresser debout et, pesamment, retomba. – Vous ĂȘtes allĂ© jusqu’au bout de vos forces, rĂ©pliqua paisiblement l’étranger. Il faut seulement patienter. Un bon remĂšde, la patience, l’abbé  Moins brutal que bien d’autres, mais tellement plus sĂ»r ! – La patience
 commença l’abbĂ© Donissan d’une voix dĂ©chirante. La patience
 Il inclinait presque malgrĂ© lui la tĂȘte sur l’épaule de son singulier compagnon. Sa main n’avait point lĂąchĂ© non plus le bras dĂ©jĂ  familier. Le vertige ceignait sa tĂȘte d’une couronne souple, et pourtant, resserrĂ©e peu Ă  peu, inflexible. Puis il dĂ©faillit, les yeux grands ouverts, parlant en rĂȘve
 – Non ! ce n’est pas la fatigue qui m’eĂ»t accablĂ© Ă  ce point je suis fort, robuste, capable de lutter longtemps – mais pas contre certains – pas de cette maniĂšre, en vĂ©rité  Il lui sembla qu’il glissait dans le silence, d’une chute oblique, trĂšs douce. Puis tout Ă  coup, la durĂ©e mĂȘme de ce glissement l’effraya ; il en mesura la profondeur. D’un geste instinctif, prompt comme sa crainte, il se hissa des deux mains vers l’épaule qui ne plia point. La voix, toujours amicale, mais qui sonna terriblement Ă  ses oreilles, disait – Ce n’est qu’un Ă©tourdissement
 là
 rien de plus
 Appuyez-vous sur moi ne craignez rien ! Ah ! vous avez rudement marchĂ© ! Que vous ĂȘtes las ! Il y a longtemps que je vous suis, que je vous vois faire, l’ami ! J’étais sur la route, derriĂšre vous, quand vous la cherchiez Ă  quatre pattes
 votre route
 Ho ! Ho !
 – Je ne vous ai pas vu, murmura l’abbĂ© Donissan
 Est-ce possible ? Étiez-vous lĂ  vraiment ? Sauriez-vous me dire
 ? Il n’acheva pas. Le glissement reprit d’une chute sans cesse accĂ©lĂ©rĂ©e, perpendiculaire. Les tĂ©nĂšbres oĂč il s’enfonçait sifflaient Ă  ses oreilles comme une eau profonde. – Écartant les mains, il Ă©treignit des deux bras les solides Ă©paules, il s’y cramponna de toutes ses forces. Le torse qu’il pressait ainsi Ă©tait dur et noueux comme un chĂȘne. Sous le choc, il ne vacilla pas d’une ligne. Et le visage du pauvre prĂȘtre sentit le relief et la chaleur d’un autre visage inconnu. En une seconde, pour une fraction presque imperceptible de temps, toute pensĂ©e l’abandonna – seulement sensible Ă  l’appui rencontrĂ© – Ă  la densitĂ©, Ă  la fixitĂ© de l’obstacle qui le retenait ainsi au-dessus d’un abĂźme imaginaire. Il y pesait de tout son poids avec une sĂ©curitĂ© accrue, dĂ©lirante. Son vertige, comme dissous au creux de sa poitrine par un feu mystĂ©rieux, s’écoulait lentement de ses veines. C’est alors, c’est Ă  ce moment mĂȘme, et tout Ă  coup, bien qu’une certitude si nouvelle ne s’étendĂźt que progressivement dans le champ de la conscience, c’est alors, dis-je, que le vicaire de Campagne connut que, ce qu’il avait fui tout au long de cette exĂ©crable nuit, il l’avait enfin rencontrĂ©. Était-ce la crainte ? Était-ce la conviction dĂ©sespĂ©rĂ©e que ce qui devait ĂȘtre Ă©tait enfin, que l’inĂ©vitable Ă©tait accompli ? Était-ce cette joie amĂšre du condamnĂ© qui n’a plus rien Ă  espĂ©rer ni Ă  dĂ©battre ? Ou n’était-ce pas plutĂŽt le pressentiment de la destinĂ©e du curĂ© de Lumbres ? En tout cas, il fut Ă  peine surpris d’entendre la voix qui disait – Calez-vous bien
 ne tombez pas, jusqu’à ce que ce petit accĂšs soit passĂ©. Je suis vraiment votre ami – mon camarade – je vous aime tendrement. Un bras ceignait ses reins d’une Ă©treinte lente, douce, irrĂ©sistible. Il laissa retomber tout Ă  fait sa tĂȘte, pressĂ©e au creux de l’épaule et du cou, Ă©troitement. Si Ă©troitement qu’il sentait sur son front et sur ses joues la chaleur de l’haleine. – Dors sur moi, nourrisson de mon cƓur, continuait la voix sur le mĂȘme ton. Tiens-moi ferme, bĂȘte stupide, petit prĂȘtre, mon camarade. Repose-toi. Je t’ai bien cherchĂ©, bien chassĂ©. Te voilĂ . Comme tu m’aimes ! Mais comme tu m’aimeras mieux encore, car je ne suis pas prĂšs de t’abandonner, mon chĂ©rubin, gueux tonsurĂ©, vieux compagnon pour toujours ! C’était la premiĂšre fois que le saint de Lumbres entendait, voyait, touchait celui-lĂ  qui fut le trĂšs ignominieux associĂ© de sa vie douloureuse, et, si nous en croyons quelques-uns qui furent les confidents ou les tĂ©moins d’une certaine Ă©preuve secrĂšte, que de fois devra-t-il l’entendre encore, jusqu’au dĂ©finitif Ă©largissement ! C’était la premiĂšre fois, et pourtant il le reconnut sans peine. Il lui fut mĂȘme refusĂ© de douter Ă  cette minute de ses sens ou de sa raison. Car il n’était pas de ceux qui prĂȘtent naĂŻvement au bourreau familier, prĂ©sent Ă  chacune de nos pensĂ©es, nous couvant de sa haine, bien qu’avec patience et sagacitĂ©, le port et le style Ă©piques
 Tout autre que le vicaire de Campagne, mĂȘme avec une Ă©gale luciditĂ©, n’eĂ»t pu rĂ©primer, dans une telle conjoncture, le premier mouvement de la peur, ou du moins la convulsion du dĂ©goĂ»t. Mais lui, contractĂ© d’horreur, les yeux clos, comme pour recueillir au-dedans l’essentiel de sa force, attentif Ă  s’épargner une agitation vaine, toute sa volontĂ© tirĂ©e hors de lui ainsi qu’une Ă©pĂ©e du fourreau, il tĂąchait d’épuiser son angoisse. Toutefois, lorsque, par une dĂ©rision sacrilĂšge, la bouche immonde pressa la sienne et lui vola son souffle, la perfection de sa terreur fut telle que le mouvement mĂȘme de la vie s’en trouva suspendu, et il crut sentir son cƓur se vider dans ses entrailles. – Tu as reçu le baiser d’un ami, dit tranquillement le maquignon, en appuyant ses lĂšvres au revers de la main. Je t’ai rempli de moi, Ă  mon tour, tabernacle de JĂ©sus-Christ, cher nigaud ! Ne t’effraye pas pour si peu j’en ai baisĂ© d’autres que toi, beaucoup d’autres. Veux-tu que je te dise ? Je vous baise tous, veillants ou endormis, morts ou vivants. VoilĂ  la vĂ©ritĂ©. Mes dĂ©lices sont d’ĂȘtre avec vous, petits hommes-dieux, singuliĂšres, singuliĂšres, si singuliĂšres crĂ©atures ! À parler franc, je vous quitte peu. Vous me portez dans votre chair obscure, moi dont la lumiĂšre fut l’essence – dans le triple recĂšs de vos tripes – moi, Lucifer
 Je vous dĂ©nombre. Aucun de vous ne m’échappe. Je reconnaĂźtrais Ă  l’odeur chaque bĂȘte de mon petit troupeau. Il Ă©carta le bras dont il Ă©treignait encore les reins de l’abbĂ© Donissan, et s’écarta lĂ©gĂšrement, comme pour lui laisser la place oĂč tomber. Le visage du saint de Lumbres avait la pĂąleur et la rigiditĂ© du cadavre. Par sa bouche, relevĂ©e aux coins d’une grimace douloureuse qui ressemblait Ă  un effrayant sourire, par ses yeux durement clos, par la contraction de tous ses traits, il exprimait sa souffrance. Mais c’est Ă  peine nĂ©anmoins s’il s’inclina lĂ©gĂšrement sur le cĂŽtĂ©. Il restait assis sur le pan du manteau, dans une immobilitĂ© sinistre. L’ayant observĂ© d’un regard oblique, aussitĂŽt dĂ©tournĂ©, le compagnon fit un imperceptible mouvement de surprise. Puis, reniflant avec bruit, il tira de sa poche un large mouchoir et, le plus simplement du monde, s’essuya le cou et les joues. – TrĂȘve de plaisanterie, monsieur l’abbĂ©, fit-il. La nuit, Ă  sa fin, est rudement fraĂźche, dans cette sacrĂ©e saison ! Il lui donna sur l’épaule une bourrade amicale, ainsi qu’on pousse par jeu un objet en Ă©tat d’équilibre instable, ou les enfants cet homme de neige qui s’effondre aussitĂŽt sous leurs huĂ©es. Cependant le vicaire de Campagne ne chancela point, mais il ouvrit lentement les yeux. Et, sans qu’aucun des traits de son visage se dĂ©tendĂźt, commença de couler entre ses paupiĂšres un regard noir et fixe. – L’abbĂ© ! Monsieur l’abbĂ© ! HĂ© ! l’abbĂ© !
 appela le maquignon d’une voix forte. Vous passez, l’ami ! Vous ĂȘtes froid
 HĂ© lĂ  ! Il lui prit les deux mains dans une seule de ses larges paumes, et de l’autre il frappait sur elles Ă  petits coups. – Levez-vous, sacrebleu ! Mettez-vous debout, nom de nom ! Il y a de quoi se geler le sang, ma parole ! Il glissa les doigts sous la soutane et tĂąta le cƓur. Puis, par une succession de gestes plus rapides, et pour ainsi dire instantanĂ©s, il lui toucha le front, les yeux, la bouche. Puis, encore, il reprit les mains entre les siennes, et il souffla dedans son haleine. Chacun de ses mouvements trahissait une hĂąte un peu fĂ©brile, celle de l’ouvrier qui achĂšve un travail dĂ©licat, et craint d’ĂȘtre surpris par la tombĂ©e du jour, ou par quelque visite importune. Enfin, tout Ă  coup, ramenant ses mains sur sa propre poitrine, et agitĂ© d’un grand frisson, comme s’il eĂ»t plongĂ© lentement dans une eau profonde et glacĂ©e, il se mit brusquement debout. – Je rĂ©siste au froid, dit-il je rĂ©siste merveilleusement au froid et au chaud. Mais je m’étonne de vous voir encore lĂ , sur cette boue glacĂ©e, immobile, assis. Vous devriez ĂȘtre mort, ma parole
 Il est vrai que vous vous ĂȘtes bien agitĂ© tout Ă  l’heure, sur la route, mon cher ami
 Pour moi, j’ai froid, je l’avoue
 J’ai toujours froid
 Ce sont lĂ  des choses que vous ne me ferez pas aisĂ©ment dire
 Elles sont vraies pourtant
 Je suis le Froid lui-mĂȘme. L’essence de ma lumiĂšre est un froid intolĂ©rable
 Mais laissons cela
 Vous voyez devant vous un pauvre homme, avec les qualitĂ©s et les dĂ©fauts de son Ă©tat
 un courtier en bidets normands et bretons
 un maquignon, qu’ils disent
 Laissons cela encore ! Ne considĂ©rez que l’ami, le compagnon de cette nuit sans lune, un bon copain
 N’insistez pas ! Ne pensez point obtenir beaucoup d’autres renseignements sur cette rencontre inattendue. Je ne dĂ©sire que vous rendre service et que vous m’oubliiez aussitĂŽt. Je ne vous oublierai pas, moi. Vos mains m’ont fait beaucoup de mal
 et aussi votre front, vos yeux et votre bouche
 Je ne les rĂ©chaufferai jamais elles m’ont littĂ©ralement glacĂ© la moelle, gelĂ© les os ; ce sont les onctions, sans doute, votre sacrĂ© barbouillage d’huiles consacrĂ©es – des sorcelleries. N’en parlons plus
 Laissez-moi aller
 J’ai encore un long ruban de route. Je ne suis pas rendu. Quittons-nous ici. Tirons chacun de notre cĂŽtĂ©. Il marchait de long en large, avec agitation, avec colĂšre, gesticulant, mais sans s’écarter de plus de quelques pas. C’est que l’abbĂ© Donissan le suivait çà et lĂ  de son regard tĂ©nĂ©breux. Et maintenant les lĂšvres ne remuaient plus dans sa face immobile. Ce que le visage exprimait dĂ©sormais, c’était d’ailleurs moins la crainte qu’une curiositĂ© sans bornes. On eĂ»t pu dire la haine, mais la haine suscite une flamme sans le regard humain. L’horreur, mais l’horreur est passive, et aucun cri d’angoisse ou de dĂ©goĂ»t n’eĂ»t desserrĂ© les mĂąchoires refermĂ©es sur une rĂ©solution farouche. Le vain appĂ©tit de savoir n’a pas non plus cette dignitĂ© souveraine. Encore humble dans son triomphe, Ă  chaque instant plus complet et plus sĂ»r, le vicaire de Campagne ne doutait point qu’une victoire sur un tel adversaire est toujours prĂ©caire, fragile, de peu de durĂ©e. Qu’importe de voir un instant l’ennemi Ă  ses pieds, Ă  sa merci ? Mais c’est lĂ  le tueur d’ñmes, auquel il faut arracher quelqu’un de ses secrets. Tout Ă  coup l’étrange marcheur s’arrĂȘta net, comme s’il eĂ»t, dans ses gesticulations, resserrĂ© d’invisibles liens, tel qu’un taureau garrottĂ©. Sa voix, un moment plus tĂŽt montĂ©e jusqu’au ton le plus aigu, reprit son habituel accent, et il prononça les paroles suivantes, avec une certaine simplicitĂ© – Laisse-moi. Ton expĂ©rience est finie. Je ne te savais pas si fort. Nous nous reverrons plus tard sans doute. MĂȘme, si tu le dĂ©sires, nous ne nous reverrons plus du tout. Depuis une minute, je n’ai plus aucun pouvoir sur toi. Il retira de sa poche le large mouchoir, et s’essuya frĂ©nĂ©tiquement le visage et les mains. La respiration faisait entre ses lĂšvres un sifflement douloureux. – Ne bredouille pas tes priĂšres. Tais-toi. Ton exorcisme ne vaut pas un clou. C’est ta volontĂ© que je n’ai pu forcer. Ô singuliĂšres bĂȘtes que vous ĂȘtes ! Il regardait Ă  droite et Ă  gauche avec une inquiĂ©tude grandissante. MĂȘme il se retourna subitement, et scruta l’ombre, derriĂšre lui. – Cette guenille commence Ă  me peser, fit-il encore, en agitant violemment les Ă©paules. Je me sens mal dans ma gaine de peau
 Donne un ordre, et tu ne trouveras plus rien de moi, pas mĂȘme une odeur
 Il resta un long moment, le visage entre ses paumes, comme pour recueillir des forces. Quand il releva la tĂȘte, l’abbĂ© Donissan, pour la premiĂšre fois, vit ses yeux, et gĂ©mit. Celui qui, nouĂ© des deux mains Ă  la pointe extrĂȘme du mĂąt, perdant tout Ă  coup l’équilibre gravitationnel, verrait se creuser et s’enfler sous lui, non plus la mer, mais tout l’abĂźme sidĂ©ral, et bouillante Ă  des trillions de lieues l’écume des nĂ©buleuses en gestation, au travers du vide que rien ne mesure et que va traverser sa chute Ă©ternelle, ne sentirait pas au creux de sa poitrine un vertige plus absolu. Son cƓur battit deux fois plus furieusement contre ses cĂŽtes, et s’arrĂȘta. Une nausĂ©e souleva ses entrailles. Les doigts, d’une Ă©treinte dĂ©sespĂ©rĂ©e, seuls vivants dans son corps pĂ©trifiĂ© d’horreur, grattĂšrent le sol comme des griffes. La sueur ruissela entre ses Ă©paules. L’homme intrĂ©pide, comme ployĂ© et arrachĂ© de terre par l’énorme appel du nĂ©ant, se vit cette fois perdu sans retour. Et pourtant, Ă  cet instant mĂȘme, sa suprĂȘme pensĂ©e fut encore un obscur dĂ©fi. AussitĂŽt, d’une seule poussĂ©e, la vie suspendue reprit sa course dans ses veines, ses tempes battirent de nouveau. Le regard, toujours fixĂ© sur le sien, ressemblait Ă  n’importe quel autre regard, et la mĂȘme voix parlait Ă  ses oreilles, comme si elle ne s’était jamais tue. – Je vais te quitter, disait-elle. Tu ne me reverras jamais. On ne me voit qu’une fois. Demeure dans ton entĂȘtement stupide. Ah ! si vous saviez le salaire que ton maĂźtre vous rĂ©serve, tu ne serais pas si gĂ©nĂ©reux, car nous seuls – nous, dis-je ! – nous seuls ne sommes point ses dupes et, de son amour ou sa haine, nous avons choisi – par une sagacitĂ© magistrale, inconcevable Ă  vos cervelles de boue – sa haine
 Mais pourquoi t’éclairer lĂ -dessus, chien couchant, bĂȘte soumise, esclave qui crĂ©e chaque jour son maĂźtre ! Se baissant avec une agilitĂ© singuliĂšre, il prit au hasard un caillou du chemin, le leva vers le ciel entre ses doigts, prononça les paroles de la consĂ©cration, qu’il termina par un joyeux hennissement
 D’ailleurs, tout se fit avec la rapiditĂ© de l’éclair. L’écho du rire parut retentir jusqu’à l’extrĂȘme horizon. La pierre rougit, blanchit, Ă©clata soudain d’une lueur furieuse. Et, toujours riant, il la rejeta dans la boue, oĂč elle s’éteignit avec un sifflement terrible. – Cela n’est qu’un jeu, fit-il, un jeu d’enfant. Cela ne vaut mĂȘme pas la peine d’ĂȘtre vu. NĂ©anmoins, voici l’heure oĂč nous devons nous quitter pour toujours. – Va-t’en ! dit le saint de Lumbres. Qui te retient ?
 Sa voix Ă©tait basse et tranquille, avec on ne sait quel frĂ©missement de pitiĂ©. – On nous accueille avec effroi, rĂ©pondit l’autre d’une voix Ă©galement basse, mais on ne nous quitte pas sans pĂ©ril. – Va-t’en, rĂ©pondit doucement le vicaire de Campagne. L’affreuse crĂ©ature fit un bond, tourna plusieurs fois sur elle-mĂȘme avec une incroyable agilitĂ©, puis fut violemment lancĂ©e, comme par une dĂ©tente irrĂ©sistible, Ă  quelques pas, les deux bras Ă©tendus, ainsi qu’un homme qui chercherait en vain Ă  rattraper son Ă©quilibre. Si grotesque que fĂ»t cette cabriole inattendue, la succession des mouvements, leur violence calculĂ©e, plus encore leur brusque arrĂȘt avaient je ne sais quelle singularitĂ© qui ne prĂȘtait pas Ă  rire. L’obstacle invisible contre lequel le noir lutteur s’était tout Ă  coup heurtĂ© n’était certes pas ordinaire, car, bien qu’il eĂ»t paru en esquiver le choc avec une souplesse infinie, dans le grand silence, imperceptiblement, mais jusque dans ses profondeurs, le sol trembla et gĂ©mit. Il recula lentement, tĂȘte basse, et s’assit sans bruit, comme humblement. – Vous me tenez donc, dit-il en haussant les Ă©paules. Jouissez de votre pouvoir tout le temps qui vous est donnĂ©. – Je n’ai aucun pouvoir, rĂ©pondit l’abbĂ© Donissan, avec tristesse pourquoi me tenter ? Non ! cette force ne vient pas de moi, et tu le sais. Cependant je t’observe depuis un moment avec quelque profit. Ton heure est venue. – Cela n’a pas beaucoup de sens, repartit l’autre, doucement. De quelle heure parlez-vous ? Est-il encore une heure pour moi ? – Il m’est donnĂ© de te voir, prononça lentement le saint de Lumbres. Autant que cela est possible au regard de l’homme, je te vois. Je te vois Ă©crasĂ© par ta douleur, jusqu’à la limite de l’anĂ©antissement – qui ne te sera point accordĂ©, ĂŽ crĂ©ature suppliciĂ©e ! À ce dernier mot, le monstre roula de haut en bas du talus sur la route, et se tordit dans la boue, tirĂ© par d’horribles spasmes. Puis il s’immobilisa, les reins furieusement creusĂ©s, reposant sur la tĂȘte et sur les talons, ainsi qu’un tĂ©tanique. Et sa voix s’éleva enfin, perçante, aiguĂ«, lamentable – Assez ! Assez ! chien consacrĂ©, bourreau ! Qui t’a appris que de tout au monde la pitiĂ© est ce que nous redoutons le plus, bĂȘte ointe ! Fais de moi ce qu’il te plaira
 Mais si tu me pousses Ă  bout
 Quel homme n’eĂ»t entendu avec effroi cette plainte profĂ©rĂ©e avec des mots – et cependant hors du monde ? Quel homme n’eĂ»t au moins doutĂ© de sa raison ? Mais le saint de Lumbres, son regard fixĂ© vers le sol, ne songeait qu’à celles des Ăąmes que celui-ci avait perdues
 Tout le temps que dura l’oraison, l’autre continua de gĂ©mir et de grincer, mais avec une force dĂ©croissante. Lorsque le vicaire de Campagne se releva, il se tut tout Ă  fait. Il gisait, pareil Ă  une dĂ©pouille. – Que me voulais-tu, cette nuit ? demanda l’abbĂ© Donissan, avec autant de calme que s’il se fĂ»t adressĂ© Ă  quelqu’un de ses familiers. De la dĂ©pouille immobile une nouvelle voix monta – Il nous est permis de t’éprouver, dĂšs ce jour et jusqu’à l’heure de ta mort. D’ailleurs, qu’ai-je fait moi-mĂȘme, sinon obĂ©ir Ă  un plus puissant ? Ne t’en prends pas Ă  moi, ĂŽ juste, ne me menace plus de ta pitiĂ©. – Que me voulais-tu ? rĂ©pĂ©ta l’abbĂ© Donissan. N’essaie pas de mentir. J’ai le moyen de te faire parler. – Je ne mens pas. Je te rĂ©pondrai. Mais relĂąche un peu ta priĂšre. À quoi bon, si j’obĂ©is ? Il m’a envoyĂ© vers toi pour t’éprouver. Veux-tu que je te dise de quelle Ă©preuve ? Je te le dirai. Qui te rĂ©sisterait, ĂŽ mon maĂźtre ? – Tais-toi, rĂ©pondit l’abbĂ© Donissan, avec le mĂȘme calme. L’épreuve vient de Dieu. Je l’attendrai, sans en vouloir rien apprendre, surtout d’une telle bouche. C’est de Dieu que je reçois Ă  cette heure la force que tu ne peux briser. Au mĂȘme instant, ce qui se tenait devant lui s’effaça, ou plutĂŽt les lignes et contours s’en confondirent dans une vibration mystĂ©rieuse, ainsi que les rayons d’une roue qui tourne Ă  toute vitesse. Puis ces traits se reformĂšrent lentement. Et le vicaire de Campagne vit soudain devant lui son double, une ressemblance si parfaite, si subtile, que cela se fĂ»t comparĂ© moins Ă  l’image reflĂ©tĂ©e dans un miroir qu’à la singuliĂšre, Ă  l’unique et profonde pensĂ©e que chacun nourrit de soi-mĂȘme. Que dire ? C’était son visage pĂąli, sa soutane souillĂ©e de boue, le geste instinctif de sa main vers le cƓur ; c’était lĂ  son regard, et, dans ce regard, il lisait la crainte. Mais jamais sa propre conscience, dressĂ©e pourtant Ă  l’examen particulier, ne fĂ»t parvenue, Ă  elle seule, Ă  ce dĂ©doublement prodigieux. L’observation la plus sagace, tournĂ©e vers l’univers intĂ©rieur, n’en saisit qu’un aspect Ă  la fois. Et ce que dĂ©couvrait le futur saint de Lumbres, Ă  ce moment, c’était l’ensemble et le dĂ©tail, ses pensĂ©es, avec leurs racines, leurs prolongements, l’infini rĂ©seau qui les relie entre elles, les moindres vibrations de son vouloir, ainsi qu’un corps dĂ©nudĂ© montrerait dans le dessin de ses artĂšres et de ses veines le battement de la vie. Cette vision, Ă  la fois une et multiple, telle que d’un homme qui saisirait du regard un objet dans ses trois dimensions, Ă©tait d’une perfection telle que le pauvre prĂȘtre se reconnut, non seulement dans le prĂ©sent, mais dans le passĂ©, dans l’avenir, qu’il reconnut toute sa vie
 HĂ© quoi ! Seigneur, sommes-nous ainsi transparents Ă  l’ennemi qui nous guette ? Sommes-nous donnĂ©s si dĂ©sarmĂ©s Ă  sa haine pensive ?
 Un moment, ils restĂšrent ainsi, face Ă  face. L’illusion Ă©tait trop subtile pour que l’abbĂ© Donissan ressentĂźt proprement de la terreur. Quelque effort qu’il fĂźt, il ne lui Ă©tait pas tout Ă  fait possible de se distinguer de son double, et pourtant il gardait Ă  demi le sentiment de sa propre unitĂ©. Non ce n’était point de la terreur, mais une angoisse, d’une pointe si aiguĂ«, que l’entreprise de sommer cette apparence, ainsi qu’un ennemi revĂȘtu de sa propre chair, lui parut presque insensĂ©e. Il l’osa cependant. – Retire-toi, Satan ! dit-il, les dents serrĂ©es
 Mais les mots s’étranglĂšrent dans sa gorge et sa main tremblait encore quand il la dressa contre lui-mĂȘme. Il saisit pourtant cette Ă©paule, il en sentit l’épaisseur sans mourir d’effroi, il la serra pour la briser, il la pĂ©trit dans ses doigts avec une fureur soudaine. Son visage Ă©tait devant lui, devant lui son propre regard, son souffle sur sa joue, sa chaleur sous sa paume
 Puis tout disparut. De la lamentable dĂ©pouille, encore gisante dans la boue, la voix s’éleva de nouveau. – Tu me brises, tu me mĂąches, tu me dĂ©vores, geignait-elle. Quel homme es-tu donc pour anĂ©antir une vision si prĂ©cieuse avant de l’avoir seulement contemplĂ©e ? – Ce n’est pas cela dont j’ai besoin, continua l’abbĂ© Donissan. Que m’importe de me connaĂźtre ? L’examen particulier, sans autre lumiĂšre, suffit Ă  un pauvre pĂ©cheur. Il parlait ainsi, bien que le regret de la vision perdue blessĂąt toutes ses fibres. Le vertige d’une curiositĂ© surnaturelle, dĂ©sormais sans effet, Ă  jamais, le laissait haletant, vide. Mais il croyait toucher au but. – Tu es au bout de tes ruses, dit-il Ă  la chose frĂ©missante que son pied repoussait hors de la route. Qui sait le temps dont je dispose encore ? HĂątons-nous ! HĂątons-nous ! Il se pencha trĂšs bas, moins pour prĂȘter l’oreille que par un geste instinctif du zĂšle qui le dĂ©vorait – RĂ©ponds donc ! Il traça le signe de la croix, non sur l’objet, mais sur sa propre poitrine. Dieu t’a-t-il donnĂ© ma vie ? Dois-je mourir ici mĂȘme ? – Non, dit la voix, du mĂȘme accent dĂ©chirant. Nous ne disposons pas de toi. – En ce cas, que je vive un jour, ou vingt ans, je devrai t’arracher ton secret. Je te l’arracherai, dussĂ©-je te suivre oĂč sont les tiens. Je ne te crains pas ! je n’ai pas peur ! Sans doute, tu m’es de nouveau obscur, mais je t’ai vu tout Ă  l’heure, ĂŽ suppliciĂ©. N’as-tu pas perdu assez d’ñmes ? Te faut-il encore d’autres proies ? Tu es entre mes mains. J’essaierai ce que Dieu m’inspirera. Je prononcerai des paroles dont tu as horreur. Je te clouerai au centre de ma priĂšre comme une chouette. Ou tu renonceras Ă  tes entreprises contre les Ăąmes qui me sont confiĂ©es. À sa grande surprise, et Ă  l’instant mĂȘme oĂč il croyait donner toute sa force, irrĂ©sistiblement, il vit la dĂ©pouille s’agiter, s’enfler, reprendre une forme humaine, et ce fut le jovial compagnon de la premiĂšre heure qui lui rĂ©pondit – Je vous crains moins, toi et tes priĂšres, que celui
 CommencĂ©e dans un ricanement, sa phrase s’achevait sur le ton de la terreur. Il n’est pas loin
 Je le flaire depuis un instant
 Ho ! Ho ! que ce maĂźtre est dur ! Il trembla de la tĂȘte aux pieds. Puis sa tĂȘte s’inclina sur l’épaule, et son visage s’éclaira de nouveau, comme s’il entendait dĂ©croĂźtre le pas ennemi. Il reprit – Tu m’as pressĂ©, mais je t’échappe. M’arrĂȘter dans mes entreprises ! Fou que tu es ! je n’ai pas fini de m’emplir de sang chrĂ©tien ! Aujourd’hui une grĂące t’a Ă©tĂ© faite. Tu l’as payĂ©e cher. Tu la paieras plus cher ! – Quelle grĂące ? s’écria l’abbĂ© Donissan. Il eĂ»t voulu retenir cette parole, mais l’autre s’en empara aussitĂŽt. La bouche impure eut un frisson de joie. – Ainsi que tu t’es vu toi-mĂȘme tout Ă  l’heure pour la premiĂšre et derniĂšre fois, ainsi tu verras
 tu verras
 hĂ© ! hĂ© !
 – Qu’entends-tu par lĂ , menteur ? cria le vicaire de Campagne. Comme si le cri de la curiositĂ©, en dĂ©pit de l’outrage, l’eĂ»t tout Ă  fait rĂ©tabli dans son Ă©quilibre, remis d’aplomb, l’ĂȘtre Ă©trange se dressa lentement, s’assit avec un calme affectĂ©, boutonna posĂ©ment sa veste de cuir. Le maquignon picard Ă©tait Ă  la mĂȘme place, comme s’il ne l’eĂ»t jamais quittĂ©e. La main du futur saint de Lumbres retomba. Chose Ă©trange ! AprĂšs avoir soutenu tant de visions singuliĂšres ou farouches, il osait Ă  peine lever les yeux sur cette apparence inoffensive, ce bonhomme si prodigieusement semblable Ă  tant d’autres. Et le contraste de cette bouche Ă  l’accent familier, au pli canaille, et des paroles monstrueuses Ă©tait tel que rien n’en saurait donner l’idĂ©e. – Ne t’échappe pas si vite. Ne sois pas trop gourmand de nos secrets. Un prochain avenir prouvera si j’ai menti ou non. D’ailleurs, si tu t’étais donnĂ© la peine, il n’y a qu’un instant, de voir ce que je te mettais sous les yeux, tu pourrais te dispenser de m’injurier. Il employa un autre mot. Tel tu t’es vu toi-mĂȘme, te dis-je, tel tu verras quelques autres
 Quel dommage qu’un don pareil Ă  un lourdaud comme toi ! Il souffla dans ses deux mains jointes, en faisant vibrer les lĂšvres, ainsi qu’un homme saisi d’un grand froid. Ses yeux riaient dans sa face rougeaude, et leur extrĂȘme mobilitĂ©, sous les paupiĂšres demi-closes, pouvait aussi bien exprimer la joie que le mĂ©pris. Mais la joie l’emporta. – Ho ! Ho ! Ho ! quel embarras ! quel silence ! disait-il en bĂ©gayant
 Vous Ă©tiez plus fringant tout Ă  l’heure, terrible aux dĂ©mons, exorciste, thaumaturge, saint de mon cƓur ! À chaque Ă©clat de ce rire, l’abbĂ© Donissan tressaillait, pour retomber aussitĂŽt dans une immobilitĂ© stupide, son cerveau engourdi ne formant plus aucune pensĂ©e. L’autre se frottait vigoureusement les paumes. – Quelle grĂące ?
 Quelle grĂące ?
 rĂ©pĂ©tait-il en imitant comiquement sa victime
 Dans le combat que tu nous livres, il est facile de faire un faux pas. Ta curiositĂ© te donne Ă  moi pour un moment. Il s’approcha, confidentiel – Vous ignorez tout de nous, petits dieux pleins de suffisance. Notre rage est si patiente ! Notre fermetĂ© si lucide ! Il est vrai qu’Il nous a fait servir ses desseins, car sa parole est irrĂ©sistible. Il est vrai – pourquoi le nierais-je ? – que notre entreprise de cette nuit paraĂźt tourner Ă  ma confusion
 Ah ! quand je t’ai pressĂ© tout Ă  l’heure, sa pensĂ©e s’est fixĂ©e sur toi et ton ange lui-mĂȘme tremblait dans la giration de l’éclair ! Cependant, tes yeux de boue n’ont rien vu. Il s’ébroua dans un rire hennissant – Hi ! Hi ! Hi ! De tous ceux que j’ai vus marquĂ©s du mĂȘme signe que toi, tu es le plus lourd, le plus obtus, le plus compact !
 Tu creuses ton sillon comme un bƓuf, tu bourres sur l’ennemi comme un bouc
 De haut en bas, une bonne cible ! Et toujours l’abbĂ© Donissan, secouĂ© de brusques frissons, le suivait du regard, avec une frayeur muette. Toutefois, quelque chose comme une priĂšre – mais hĂ©sitante, confuse, informe – errait dans sa mĂ©moire, sans que sa conscience pĂ»t la saisir encore. Et il semblait que son cƓur contractĂ© s’échauffait un peu sous ses cĂŽtes. – Nous te travaillerons avec intelligence, poursuivait l’autre. Aie souci de nous nuire. Nous te tarauderons Ă  notre tour. Il n’est pas de rustre dont nous ne sachions tirer parti. Nous te dĂ©graisserons. Nous t’affinerons. Il approchait sa tĂȘte ronde, toute flambante d’un sang gĂ©nĂ©reux. – Je t’ai tenu sur ma poitrine ; je t’ai bercĂ© dans mes bras. Que de fois encore, tu me dorloteras, croyant presser l’autre sur ton cƓur ! Car tel est ton signe. Tel est sur toi le sceau de ma haine. Il mit les deux mains sur ses Ă©paules, le força Ă  plier les genoux, lui fit toucher le sol des genoux
 Mais, tout Ă  coup, d’une poussĂ©e, le vicaire de Campagne se rua sur lui. Et il ne rencontra que le vide et l’ombre. * * * De nouveau la nuit s’était faite autour de lui, en lui. Il ne se sentait capable d’aucun mouvement. Il ne vivait que par l’ouĂŻe. Car il entendait des paroles, profĂ©rĂ©es alentour, mais sans consistance, comme suspendues en l’air, dans l’irrĂ©alitĂ© d’un rĂȘve. Puis, par un grand effort, il parvint Ă  les rapporter Ă  des ĂȘtres vivant et marchant, tout proches. L’un de ces personnages – imaginaires ou non – s’éloigna. Il Ă©couta sa voix dĂ©croĂźtre, dĂ©croĂźtre aussi le grincement de ses semelles sur le sable. Enfin il se sentit soulevĂ©, retenu par un bras repliĂ© dont la forte Ă©treinte Ă©tait douloureuse Ă  son Ă©paule. Quelque chose lui meurtrit encore les lĂšvres et les dents. Un jet de flamme traversa sa gorge et sa poitrine. Le noir oĂč se heurtait son regard s’entrouvrit. Une lueur diffuse naquit lentement dans ses yeux, se prĂ©cisa lentement. Et il reconnut, posĂ©e sur le sol, Ă  quelque distance, une de ces fortes lanternes comme en portent les pĂȘcheurs par les nuits de grand vent. Un inconnu le soutenait d’une main et le faisait boire au goulot d’un bidon de soldat. – Monsieur l’abbĂ©, dit cet homme, ce n’est pas trop tĂŽt
 – Que me voulez-vous ? balbutia l’abbĂ© Donissan. Il parlait le plus lentement possible et le plus posĂ©ment. Mais la vision Ă©tait encore dans son regard et l’homme eut un mouvement de surprise ou d’effroi qui parut incomprĂ©hensible au pauvre prĂȘtre accablĂ©. – Je suis Jean-Marie Boulainville, carrier Ă  Saint-PrĂ©, le frĂšre de Germaine Duflos, de Campagne. Je vous connais bien. Êtes-vous mieux ? Il dĂ©tournait les yeux d’un air d’embarras mais plein de pitiĂ©. – Je vous ai trouvĂ© sur le chemin, Ă©vanoui. Un brave gars de Marelles, un marchand de bidets, retour de la foire d’Étaples, vous avait trouvĂ© avant moi. À nous deux, on vous a portĂ© lĂ . – Vous l’avez vu ? cria l’abbĂ© Donissan. Il est lĂ  ! Il s’était levĂ© si brusquement que Jean-Marie Boulainville, heurtĂ©, chancela. Mais, interprĂ©tant Ă  sa maniĂšre un empressement si singulier – Avez-vous quelque chose Ă  lui demander ? dit cet homme simple. Voulez-vous que je le hĂšle ? Il n’est pas loin, sĂ»rement. – Non, mon ami, dit le vicaire de Campagne, ne le rappelez pas. Je me sens mieux, d’ailleurs. Laissez-moi faire seul quelques pas. Il s’éloigna en chancelant. Son pas se raffermissait Ă  mesure. Quand il s’approcha de nouveau, il Ă©tait calme. – Vous le connaissez ? demanda-t-il. – Qui ça ? rĂ©pondit l’autre, surpris. Et, se reprenant aussitĂŽt – Le gars de Marelles ! s’écria-t-il joyeusement. Si je le connais ! Le mois passĂ©, Ă  la foire de Fruges, il m’a vendu deux pouliches. Ainsi !
 Mais, si vous m’en croyez, monsieur l’abbĂ©, nous ferons cĂŽte Ă  cĂŽte un bout de chemin. De marcher, ça vous remettra plutĂŽt. Je vais de ce pas aux carriĂšres d’Ailly, oĂč je travaille. D’ici lĂ , vous vous tĂąterez. Si vous vous sentez plus mal, vous trouverez une voiture, chez Sansonnet, au cabaret de la Pie voleuse. – Avançons donc, rĂ©pondit le futur saint de Lumbres. J’ai repris mes forces. Tout va trĂšs bien, mon ami. Ils marchĂšrent ensemble un moment. Et c’est alors que l’abbĂ© Donissan connut le vĂ©ritable sens d’une certaine parole entendue Un prochain avenir prouvera si j’ai menti ou non. » Ils allaient, d’abord lentement, puis plus vite, par un chemin assez dur, si plein d’orniĂšres dĂšs l’automne que les Ă©quipages ne l’empruntaient plus, en hiver, que par les fortes gelĂ©es. Tel quel, il devint bientĂŽt impossible d’y marcher de front. Le carrier prit les devants. Le vicaire de Campagne le suivait les yeux baissĂ©s, attentif aux obstacles, posant bien Ă  plat ses gros souliers, tout au soin de ne pas retarder la marche de son compagnon. Son corps tremblait encore de froid, de fatigue et de fiĂšvre, que sa tragique simplicitĂ© oubliait dĂ©jĂ  plus qu’à demi les noirs prodiges de cette extraordinaire nuit. Ce n’était pas lĂ©gĂšretĂ©, sans doute, ni l’hĂ©bĂ©tude d’un Ă©puisement extrĂȘme. Il en Ă©cartait volontairement, bien que sans grand effort, la pensĂ©e. Il en remettait naĂŻvement l’examen Ă  un moment plus favorable, sa prochaine confession, par exemple. Que d’autres se fussent partagĂ©s entre la double angoisse d’avoir Ă©tĂ© les jouets de leur folie ou terriblement marquĂ©s pour de grandes et surnaturelles Ă©preuves ! Lui, la premiĂšre terreur surmontĂ©e, attendait avec soumission une nouvelle entreprise du mal, et la grĂące nĂ©cessaire de Dieu. PossĂ©dĂ©, ou fou, dupe de ses rĂȘves ou des dĂ©mons, qu’importe, si cette grĂące est due, et sera sĂ»rement donnĂ©e ?
 Il attendait la visite du consolateur avec la sĂ©curitĂ© candide d’un enfant qui, l’heure venue du repas, lĂšve les yeux sur son pĂšre et dont le petit cƓur, mĂȘme dans l’extrĂȘme dĂ©nuement ne peut douter du pain quotidien. Ils avaient fait ensemble, en une heure, vers les carriĂšres d’Ailly, plus que les trois quarts du chemin. La route lui Ă©tait inconnue, et il prenait bien garde de ne s’en Ă©carter soit Ă  droite, soit Ă  gauche. Parfois son pied glissait la fange limoneuse sautait jusqu’à sa face et l’aveuglait. Cette continuelle tension de l’esprit, jointe Ă  une espĂšce de rĂ©sistance intĂ©rieure, la mise en garde instinctive d’une imagination dĂ©jĂ  surmenĂ©e, dĂ©tournait sa pensĂ©e d’une certaine sensation nouvelle, indĂ©finissable, qu’il eĂ»t Ă©tĂ© bien en peine d’analyser, mĂȘme s’il en eĂ»t Ă©prouvĂ© le goĂ»t. Peu Ă  peu cette sensation devint si vive – ou, pour mieux dire car elle le sollicitait avec une particuliĂšre douceur, si persistante, si continue, qu’il en fut enfin troublĂ©. Venait-elle du dehors ou de lui-mĂȘme ? C’était, au creux de sa poitrine, une chaleur comme immatĂ©rielle, une dilatation du cƓur. Et c’était aussi quelque chose de plus, d’une rĂ©alitĂ© si proche, si pressante, qu’il crut un moment que le jour s’était levĂ©, ou encore le clair de lune. Pourquoi n’osait-il cependant lever les yeux ? Car il marchait toujours le regard fixĂ© Ă  terre, les paupiĂšres presque closes, ne dĂ©couvrant aucune lueur, aucun reflet que l’imperceptible miroitement de l’eau boueuse. Et pourtant il eĂ»t jurĂ© qu’il traversait Ă  mesure une lumiĂšre douce et amie, une poussiĂšre dorĂ©e. Sans se l’avouer, ni le croire peut-ĂȘtre, il redoutait, en levant la tĂȘte, de voir se dissiper Ă  la fois son illusion et sa joie. Il ne craignait pas cette joie, il sentait qu’il n’eĂ»t pu la fuir avant de l’avoir reconnue, comme il en avait fui tant d’autres. Il Ă©tait sollicitĂ©, non contraint, appelĂ©. Il se dĂ©fendait mollement, sans remords, sĂ»r de cĂ©der tĂŽt ou tard Ă  la force impĂ©rieuse, mais bienfaisante. Je ferai encore dix pas, se disait-il. J’en ferai encore dix autres, les yeux baissĂ©s. Puis dix autres encore
 » Les talons du carrier sonnaient joyeusement sur un sol plus ferme, assĂ©chĂ©. Il les Ă©coutait avec un attendrissement extrĂȘme. Il s’avisait peu Ă  peu que cet homme Ă©tait sĂ»rement un ami, qu’une Ă©troite amitiĂ©, une amitiĂ© cĂ©leste, d’une cĂ©leste luciditĂ©, les liait ensemble, les avait sans doute toujours liĂ©s. Des larmes lui vinrent aux yeux. Ainsi se rencontraient deux Ă©lus, nĂ©s l’un pour l’autre, un clair matin, dans les jardins du Paradis. Ils Ă©taient arrivĂ©s au croisement de deux routes ; l’une, en pente douce, rejoint le village ; l’autre, dĂ©foncĂ©e par les charrois, descend vers les carriĂšres. On entendait au loin l’appel d’un coq, et des voix d’hommes d’autres carriers sans doute, se hĂątant vers le travail avant le jour
 Ce fut Ă  ce moment que l’abbĂ© Donissan leva les yeux. Était-ce devant lui son compagnon ? Il ne le crut pas d’abord. Ce qu’il avait sous les yeux, ce qu’il saisissait du regard, avec une certitude fulgurante, Ă©tait-ce un homme de chair ? À peine si la nuit eĂ»t permis de dĂ©couvrir dans l’ombre la silhouette immobile, et pourtant il avait toujours l’impression de cette lumiĂšre douce, Ă©gale, vivante, rĂ©flĂ©chie dans sa pensĂ©e, vĂ©ritablement souveraine. C’était la premiĂšre fois que le futur saint de Lumbres assistait au silencieux prodige qui devait lui devenir plus tard si familier, et il semblait que ses sens ne l’acceptaient pas sans lutte. Ainsi l’aveugle-nĂ© Ă  qui la lumiĂšre se dĂ©couvre tend vers la chose inconnue ses doigts tremblants, et s’étonne de n’en saisir la forme ni l’épaisseur. Comment le jeune prĂȘtre eĂ»t-il Ă©tĂ© introduit sans lutte Ă  ce nouveau mode de connaissance, inaccessible aux autres hommes ? Il voyait devant lui son compagnon, il le voyait Ă  n’en douter pas, bien qu’il ne distinguĂąt point ses traits, qu’il cherchĂąt vainement son visage ou ses mains
 Et nĂ©anmoins, sans rien craindre, il regardait l’extraordinaire clartĂ© avec une confiance sereine, une fixitĂ© calme, non point pour la pĂ©nĂ©trer, mais sĂ»r d’ĂȘtre pĂ©nĂ©trĂ© par elle. Un long temps s’écoula, Ă  ce qu’il lui parut. RĂ©ellement, ce ne fut qu’un Ă©clair. Et tout Ă  coup il comprit. Ainsi que tu t’es vu toi-mĂȘme tout Ă  l’heure, avait dit l’affreux tĂ©moin. C’était ainsi. Il voyait. Il voyait de ses yeux de chair ce qui reste cachĂ© au plus pĂ©nĂ©trant – Ă  l’intuition la plus subtile – Ă  la plus ferme Ă©ducation une conscience humaine. Certes, notre propre nature nous est, partiellement, donnĂ©e ; nous nous connaissons sans doute un peu plus clairement qu’autrui, mais chacun doit descendre en soi-mĂȘme et Ă  mesure qu’il descend les tĂ©nĂšbres s’épaississent jusqu’au plus obscur, au moi profond, oĂč s’agitent les ombres des ancĂȘtres, oĂč mugit l’instinct, ainsi qu’une eau sous la terre. Et voilà
 et voilĂ  que ce misĂ©rable prĂȘtre se trouvait soudain transportĂ© au plus intime d’un autre ĂȘtre, sans doute Ă  ce point mĂȘme oĂč porte le regard du juge. Il avait conscience du prodige, et il Ă©tait dans le ravissement que ce prodige fĂ»t si simple, et sa rĂ©vĂ©lation si douce. Cette effraction de l’ñme, qu’un autre que lui n’eĂ»t point imaginĂ©e sans Ă©clairs et sans tonnerre, Ă  prĂ©sent qu’elle Ă©tait accomplie, ne l’effrayait plus. Peut-ĂȘtre s’étonnait-il que la rĂ©vĂ©lation en fĂ»t venue si tard. Sans pouvoir l’exprimer car il ne sut l’exprimer jamais, il sentait que cette connaissance Ă©tait selon sa nature, que l’intelligence et les facultĂ©s dont s’enorgueillissent les hommes y avaient peu de part, qu’elle Ă©tait seulement et simplement l’effervescence, l’expansion, la dilatation de la charitĂ©. DĂ©jĂ , incapable de se juger digne d’une grĂące singuliĂšre, exceptionnelle, dans la sincĂ©ritĂ© de son humble pensĂ©e, il Ă©tait prĂšs de s’accuser d’avoir retardĂ© par sa faute cette initiation, de n’avoir pas encore assez aimĂ© les Ăąmes, puisqu’il les avait mĂ©connues. Car l’entreprise Ă©tait si simple, au fond, et le but si proche, dĂšs que la route Ă©tait choisie ! L’aveugle, quand il a pris possession du nouveau sens qui lui est rendu, ne s’étonne pas plus de toucher du regard le lointain horizon qu’il n’atteignait jadis qu’avec tant de labeur, Ă  travers les fondriĂšres et les ronces. Toujours le carrier le prĂ©cĂ©dait de son pas tranquille. Un instant, par surprise, l’abbĂ© Donissan fut tentĂ© de le joindre, de l’appeler. Mais ce ne fut qu’un instant. Cette Ăąme tout Ă  coup dĂ©couverte l’emplissait de respect et d’amour. C’était une Ăąme simple et sans histoire, attentive, quotidienne, occupĂ©e de pauvres soucis. Mais une humilitĂ© souveraine, ainsi qu’une lumiĂšre cĂ©leste, le baignait de son reflet. Quelle leçon, pour ce pauvre prĂȘtre tourmentĂ©, obsĂ©dĂ© par la crainte, que la dĂ©couverte de ce juste ignorĂ© de tous et de lui-mĂȘme, soumis Ă  sa destinĂ©e, Ă  ses devoirs, aux humbles amours de sa vie, sous le regard de Dieu ! Et une pensĂ©e lui vint spontanĂ©ment, ajoutant au respect et Ă  l’amour une sorte de crainte n’était-ce pas devant celui-lĂ , et celui-lĂ  seul, que l’autre avait fui ? Il eĂ»t voulu s’arrĂȘter, sans risquer de rompre la dĂ©licate et magnifique vision. Il cherchait vainement la parole qui devait ĂȘtre dite. Mais il lui semblait que toute parole Ă©tait indigne. Cette majestĂ© du cƓur pur arrĂȘtait les mots sur ses lĂšvres. Était-ce possible, Ă©tait-ce possible qu’à travers la foule humaine, mĂȘlĂ© aux plus grossiers, tĂ©moin de tant de vices que sa simplicitĂ© ne jugeait point ; Ă©tait-ce possible que cet ami de Dieu, ce pauvre entre les pauvres, se fĂ»t gardĂ© dans la droiture et dans l’enfance, qu’il suscitĂąt l’image d’un autre artisan, non moins obscur, non moins mĂ©connu, le charpentier villageois, gardien de la reine des anges, le juste qui vit le RĂ©dempteur face Ă  face, et dont la main ne trembla point sur la varlope et le rabot, soucieux de contenter la clientĂšle et de gagner honnĂȘtement son salaire ? HĂ©las ! pour une part, cette leçon serait vaine. La paix qu’il ne connaĂźtra jamais, ce prĂȘtre est nommĂ© pour la dispenser aux autres. Il est missionnĂ© pour les seuls pĂ©cheurs. Le saint de Lumbres poursuit sa voie dans les inquiĂ©tudes et dans les larmes. Ils Ă©taient arrivĂ©s au croisement des chemins avant que l’abbĂ© Donissan trouvĂąt une parole. Il savourait cette douceur ; il l’épuisait dans le pressentiment qu’elle serait une des rares Ă©tapes de sa misĂ©rable vie. Et nĂ©anmoins il Ă©tait dĂ©jĂ  prĂȘt Ă  la laisser comme il l’avait reçue, Ă  la quitter en silence. Le carrier fit halte et, lissant sa casquette – Nous sommes rendus, monsieur l’abbĂ©, dit-il. Votre route est toute droite une lieue et demie. Êtes-vous d’attaque Ă  prĂ©sent ? Sinon, j’irai avec vous chez Sansonnet. – C’est inutile, mon ami, rĂ©pondit le vicaire de Campagne. La marche au contraire m’a fait du bien. Je m’en vais donc vous dire adieu. Un instant, il mĂ©dita de le revoir, mais il lui parut aussitĂŽt prĂ©fĂ©rable de s’en rapporter, pour une nouvelle rencontre, Ă  la mĂȘme volontĂ© qui avait prĂ©parĂ© la premiĂšre. Il eĂ»t aussi voulu le bĂ©nir. Puis il n’osa. Il le considĂ©rait une derniĂšre fois. Il mit dans ce regard tout l’amour qu’il allait dispenser Ă  tant d’autres. Et, ce regard, l’humble compagnon ne le vit point. Ils se serrĂšrent la main, Ă  tĂątons. * * * La route s’ouvrait de nouveau devant lui. Il la reconnut. Il allait vite, trĂšs vite. D’abord, il remerciait Dieu, sans une parole, de ce qui lui avait Ă©tĂ© permis de voir. Il marchait comme environnĂ© encore de cette lumiĂšre qu’il avait connue. Ce n’était pas la prĂ©sence, et c’était quelque chose de plus que le souvenir. Ainsi l’on s’écarte d’un chant qui longtemps vous suit. HĂ©las ! c’était bien l’écho allant s’affaiblissant d’une mystĂ©rieuse harmonie, qu’il n’ouĂŻrait plus jamais, jamais ! Le prolongement de sa joie dura peu. Chaque pas semblait d’ailleurs l’en Ă©loigner, mais, quand par un geste naĂŻf il s’arrĂȘta, la fuite parut s’en accĂ©lĂ©rer encore. Il courba le dos, et s’en fut. Peu Ă  peu le paysage encore indĂ©cis Ă  la toute premiĂšre heure de l’aube lui devenait plus familier. Il le retrouvait avec tristesse. Chaque objet reconnu, des habitudes reprises une Ă  une, rendaient plus incertaine et plus vague la grande aventure de la nuit. Bien plus vite encore qu’il n’eĂ»t pensĂ©, elle perdait ses dĂ©tails et ses contours, reculait dans le rĂȘve. Il traversa ainsi le village de Pomponne, dĂ©passa le hameau de BrĂȘme, gravit la derniĂšre cĂŽte. Enfin il aperçut au-dessous de lui, dans le creux de la colline, le signal tout Ă  coup si proche, la lumiĂšre de la petite gare de Campagne. Il s’arrĂȘta debout, haletant, tĂȘte nue, grelottant dans sa soutane raide de boue, ne sachant tout Ă  coup si c’était de froid ou de honte, et les oreilles pleines de rumeur. À ce moment, la vie quotidienne le reprit avec tant de force, et si brusquement, qu’une minute il ne resta rien, absolument rien dans son esprit d’un passĂ© pourtant si proche. Ce brutal effacement fut surtout ressenti comme une douloureuse diminution de son ĂȘtre. Ai-je donc rĂȘvĂ© ? » se dit-il. Ou plutĂŽt il s’efforça de prononcer les syllabes, de les articuler dans le silence. C’était pour faire taire une autre voix qui, beaucoup plus nettement, avec une terrible lenteur, au-dedans de lui, demandait Suis-je fou ? » Ah ! l’homme qui sent fuir, comme Ă  travers un crible, sa volontĂ©, son attention, puis sa conscience, tandis que son dedans tĂ©nĂ©breux, comme la peau retournĂ©e d’un gant, paraĂźt tout Ă  coup au-dehors, souffre une agonie trĂšs amĂšre, en un instant que nul balancier ne mesure. Mais celui-ci – pauvre prĂȘtre ! – s’il doute, ne doute pas seulement de lui mais de son unique espĂ©rance. En se perdant, il perd un bien plus prĂ©cieux, divin, Dieu mĂȘme. Au dernier Ă©clair de sa raison, il mesure la nuit oĂč s’en va se perdre son grand amour. Il n’oubliera pas le lieu du nouveau combat. Parvenue Ă  la derniĂšre crĂȘte, la route tourne brusquement, dĂ©couvre une Ă©troite bande de terrain, oĂč se dresse un orme centenaire. Le village est Ă  droite, au dernier pli de la colline, en contre-bas. Aux lumiĂšres de la gare, rouges et vertes, rĂ©pond la vague lueur dans le ciel du four de JosuĂ© Thirion, le boulanger. La pĂąle lumiĂšre du jour traĂźne encore dans les fonds, insaisissable. À gauche de l’abbĂ© Donissan, s’amorce aussi un chemin de terre, Ă  la pente rapide, qui mĂšne aux communs du chĂąteau de Cadignan. Il s’enfonce tout de suite, Ă  travers de maigres broussailles, et ressemble ainsi plutĂŽt Ă  un ravin, ou un trou d’eau. C’est une tache d’ombre dans l’ombre. Le vicaire de Campagne y plonge involontairement son regard. Le vent fait entre les ronces un bruit de soie fripĂ©e avec des silences soudains. De la terre dĂ©trempĂ©e, parfois une pierre s’échappe et roule. Et subitement, dans ce murmure
 un bruit, reconnaissable entre tous les autres, dans ce solitaire matin, le frĂ©missement d’un corps vivant, qui se met debout, s’approche
 – HĂ© lĂ  ! dit une voix de femme, trĂšs jeune, mais assourdie, un peu tremblante. Allez ! je vous entends dĂ©jĂ  depuis un moment. Êtes-vous donc revenu, enfin ? – Qui ĂȘtes-vous donc vous-mĂȘme ? demanda doucement l’abbĂ© Donissan. Debout, au bord du talus, sa haute silhouette Ă  peine visible sur le fond plus pĂąle et mouvant du ciel, il suivait d’un regard triste et comme intĂ©rieur la petite ombre au-dessous de lui, entre les murailles d’argile. De cette ombre mystĂ©rieuse, Ă  quelques pas, et se rapprochant sans cesse, il ne connaissait rien, bien qu’il sĂ»t dĂ©jĂ  d’une certitude calme, absolue, pleine de silence, que cela qui montait et clapotait doucement dans la boue Ă©tait le dernier et suprĂȘme acteur de cette inoubliable nuit
 – Ah ! ce n’est donc que vous ! dit Mlle Malorthy, avec une espĂšce de grimace douloureuse. Pour le voir, elle s’était dressĂ©e sur la pointe des pieds, Ă  la hauteur de son Ă©paule
 Le petit visage crispĂ© ne reflĂ©tait qu’une affreuse dĂ©ception. En un Ă©clair, la colĂšre, le dĂ©fi, un dĂ©sespoir cynique s’y tracĂšrent tour Ă  tour et avec une telle nettetĂ©, un tel approfondissement des traits, que cette figure d’enfant n’avait plus d’ñge. C’est alors que ses yeux rencontrĂšrent le regard Ă©trange fixĂ© sur elle. Ils le soutinrent Ă  peine. Et ils gardaient encore leur flamme, que l’arc dĂ©tendu de la bouche n’exprimait plus qu’une anxiĂ©tĂ© pleine de rage. Car ce regard ne s’était pas dĂ©tournĂ© un instant. Toujours prudente, mĂȘme dans l’égarement de la folie, elle en Ă©piait l’expression, avec sa mĂ©fiance ordinaire. Jusqu’alors le jeune prĂȘtre qui, selon l’expression du docteur Gallet, tournait les tĂȘtes faibles de Campagne », avait Ă©tĂ© son moindre souci. À le rencontrer en tel lieu, Ă  telle heure, sa surprise Ă©tait grande. Pour d’autres raisons, sa dĂ©ception n’était pas moindre. Mais un moment plus tĂŽt elle n’eĂ»t pas doutĂ© de l’effrayer, au moins de provoquer sa colĂšre. Et maintenant, elle lisait dans son regard une immense pitiĂ©. Non pas cette pitiĂ© qui n’est que le dĂ©guisement du mĂ©pris, mais une pitiĂ© douloureuse, ardente, bien que calme et attentive. Rien ne trahissait l’effroi, ni mĂȘme la surprise, ou le moindre Ă©tonnement dans le visage inclinĂ© vers elle, un peu penchĂ© sur l’épaule, car elle ne pouvait Ă©pier que le visage. Le regard se dĂ©robait Ă  demi sous les paupiĂšres et, lorsqu’elle voulut le rencontrer, elle s’aperçut qu’il s’était abaissĂ© peu Ă  peu sur sa poitrine, comme si l’homme de Dieu, dĂ©daignant les vaines lueurs de la prunelle humaine, eĂ»t regardĂ© battre les cƓurs. Elle ne se trompait qu’à demi. De nouveau il avait entendu l’appel doux et fort. Puis, comme le rayonnement d’une lueur secrĂšte, comme l’écoulement Ă  travers lui d’une course inĂ©puisable de clartĂ©, une sensation inconnue, infiniment subtile et pure, sans aucun mĂ©lange, atteignait peu Ă  peu jusqu’au principe de la vie, le transformait dans sa chair mĂȘme. Ainsi qu’un homme mourant de soif s’ouvre tout entier Ă  la fraĂźcheur aiguĂ« de l’eau, il ne savait si ce qui l’avait comme transpercĂ© de part en part Ă©tait plaisir ou douleur Connaissait-il en cet instant le prix du don qui lui Ă©tait fait, ou ce don mĂȘme ? Celui qui, toute sa vie, Ă  travers tant de dĂ©bats tragiques oĂč sa volontĂ© parfois parut flĂ©chir garda ce pouvoir d’une luciditĂ© souveraine, n’en eut sans doute jamais la claire conscience. C’est que rien ne ressemblait moins Ă  la lente investigation de l’expĂ©rience humaine, quand elle va du fait observĂ© au fait observĂ©, hĂ©sitant sans cesse, et presque toujours arrĂȘtĂ©e en chemin, lorsqu’elle n’est pas dupe de sa propre sagacitĂ©. La vision intĂ©rieure de l’abbĂ© Donissan, prĂ©cĂ©dant toute hypothĂšse, s’imposait par elle-mĂȘme ; mais, si cette soudaine Ă©vidence eĂ»t accablĂ© l’esprit, l’intelligence dĂ©jĂ  conquise ne retrouvait que lentement, et par un dĂ©tour, la raison de sa certitude. Ainsi l’homme qui s’éveille devant un paysage inconnu, tout Ă  coup dĂ©couvert, Ă  la lumiĂšre de midi, alors que son regard s’est dĂ©jĂ  emparĂ© de tout l’horizon, ne remonte que par degrĂ©s de la profondeur de son rĂȘve. – Que me voulez-vous ? dit brutalement Mlle Malorthy est-ce l’heure d’arrĂȘter les gens ? Elle riait d’un rire mĂ©chant, mais ce rire Ă©tait menteur, et il le savait bien. Ou, plutĂŽt, peut-ĂȘtre ne l’entendait-il mĂȘme pas. Car plus haut qu’aucune voix humaine criait vers lui la douleur sans espĂ©rance, dont elle Ă©tait consumĂ©e. – Je venais par la route de Sennecourt, poursuivit-elle avec volubilitĂ©, mais j’ai fait un dĂ©tour vers Corzargues. Cela vous Ă©tonne, c’est trĂšs naturel je ne puis dormir la nuit
 Je n’ai pas d’autre raison
 Mais vous, reprit-elle, avec une soudaine colĂšre, un saint homme du bon Dieu, ça ne va pas s’embusquer au coin des haies pour surprendre les filles
 À moins que
 Elle cherchait sur le visage paisible la moindre trace d’irritation ou d’embarras qui pĂ»t dĂ©chaĂźner de nouveau son rire, mais ce rire s’éteignit dans sa gorge, car elle n’y vit rien, absolument rien qui lui permĂźt de croire d’avoir Ă©tĂ© seulement entendue. En sorte que, reprenant la parole, son regard dĂ©mentait dĂ©jĂ  sa voix, qui – elle encore – raillait – Je vois que la plaisanterie ne vous va pas, dit-elle. Que voulez-vous ? j’aime rire
 Est-ce dĂ©fendu ? J’ai dĂ©jĂ  tant ri ! Elle soupira, puis reprit, d’un autre accent – C’est bon. Nous n’avons plus grand-chose Ă  nous dire, j’espĂšre ? Pour descendre un creux du chemin, elle passa devant lui et, glissant sur la pente, rattrapa son Ă©quilibre en posant ses cinq petites griffes sur la manche noire. Pourquoi s’arrĂȘta-t-elle de nouveau ? Quel doute la retint un moment encore immobile ? Et surtout pourquoi prononça-t-elle d’autres paroles, qu’en elle-mĂȘme, au mĂȘme instant, elle dĂ©savouait ? – Hein ? vous pensez elle vient de quitter son amant ; elle rentre avant l’aube ?
 Vous ne vous trompez pas tout Ă  fait. Ses yeux, Ă  la dĂ©robĂ©e, firent le tour de l’horizon. À leur droite, les grands pins de NorvĂšge, au feuillage noir, faisaient une masse sombre et grondante, sur le ciel oriental, dĂ©jĂ  pĂąli. Ce n’était pas la premiĂšre fois qu’elle entendait leur Ăąpre voix. L’abbĂ© Donissan posa doucement la main sur son Ă©paule, et dit simplement – Voulez-vous que nous fassions ensemble un peu de chemin ? Il descendit le talus et prit, sans hĂ©siter, la direction du hameau de Tiers, tournant le dos au chĂąteau de Cadignan et au village mĂȘme. Le chemin se rĂ©trĂ©cissant peu Ă  peu, il leur Ă©tait impossible de marcher de front. Jamais le petit cƓur de Mouchette ne sauta plus fort dans sa poitrine qu’à l’instant oĂč, sans force encore pour rĂ©sister ou mĂȘme ruser, elle entendit derriĂšre elle piĂ©tiner les gros souliers ferrĂ©s. Ils firent ainsi quelques pas, en silence. À chacune de ses larges enjambĂ©es, le vicaire de Campagne, marchant littĂ©ralement sur ses talons, la forçait Ă  se hĂąter. Au bout d’un instant cette contrainte parut si insupportable Ă  Mouchette que l’espĂšce de crainte qui la paralysait tomba. Sautant lĂ©gĂšrement sur le talus, elle lui fit signe de passer. – Vous n’avez rien Ă  craindre, dit l’abbĂ© Donissan, et je ne vous contraindrai pas. Aucune curiositĂ© ne me pousse. Je suis seulement heureux de vous avoir rencontrĂ©e aujourd’hui, aprĂšs tant de jours perdus. Mais il n’est pas trop tard. – Il est mĂȘme un peu trop tĂŽt, rĂ©pondit Mlle Malorthy, en affectant de contenir un rire aigu. – Je ne vous ai pas cherchĂ©e, reprit le vicaire de Campagne je vous demande pardon. Pour vous rencontrer j’ai fait un long dĂ©tour, un trĂšs long dĂ©tour, un dĂ©tour bien singulier. Pourquoi me refuseriez-vous ce que je vous demande un moment d’entretien, qui sera sans doute plein de consolations pour moi et pour vous ? Elle haussa les Ă©paules, et ne fit aucun geste pour le suivre. Toutefois elle hĂ©sitait Ă  prendre parti, retenue lĂ  par une inquiĂ©tude dont elle ne savait pas encore qu’elle Ă©tait une espĂ©rance secrĂšte. Elle avait quittĂ© la veille ses cousins de Remangey. La voiture l’avait conduite jusqu’à Faulx, oĂč elle avait demandĂ© qu’on la laissĂąt, vers sept heures du soir. Elle devait dĂźner chez son amie, Suzanne Rabourdin, Ă  l’estaminet de la Jeune France », et ferait Ă  pied, disait-elle, aprĂšs souper, les quatre ou cinq kilomĂštres qui la sĂ©paraient de Campagne. Depuis sa derniĂšre maladie, bien que son accouchement eĂ»t Ă©tĂ© tenu secret, quelques-uns de ses parents n’ignoraient pas qu’elle avait gravement souffert d’une maladie noire ». La maladie noire » est, pour ces bonnes gens, inguĂ©rissable, et ceux qui en sont atteints se trouvent dĂ©cidĂ©ment classĂ©s dans la catĂ©gorie des pauvres diables qui, selon l’amer et touchant dicton, n’ont pas tout ». Pour cette raison, il Ă©tait rare depuis quelques mois qu’on s’opposĂąt Ă  ses fantaisies. Elle avait donc quittĂ© l’estaminet de la Jeune France », ayant refusĂ© la compagnie du gars Rabourdin. Si tard qu’elle se fĂ»t mise en route, elle aurait pu aisĂ©ment regagner Campagne avant dix heures du soir, mais, traversant la grand route d’Étaples, elle s’était, selon une habitude dĂ©jĂ  ancienne, un peu dĂ©tournĂ©e pour longer le parc de Cadignan. Combien de temps, sans nulle crainte, mais remĂąchant seulement ses souvenirs, les deux poings sous le menton, accotĂ©e Ă  la haie, ses pieds dans la boue, elle avait pesĂ© le pour et le contre, comme toujours, d’une cervelle froide et d’un cƓur ardent ? Vaincue, jetĂ©e hors de son rĂȘve, tenue Ă  jamais pour une pauvre fille obsĂ©dĂ©e de vains fantĂŽmes – condamnĂ©e Ă  la pitiĂ© perpĂ©tuelle – dĂ©pouillĂ©e de tout, mĂȘme de son crime
 Et la seule consolation de sa petite Ăąme farouche Ă©tait encore de revoir, Ă  la mĂȘme heure inoubliable, cette route, qu’elle avait parcourue au cours d’une nuit unique, la barriĂšre Ă  prĂ©sent close, le dĂ©tour mystĂ©rieux de l’avenue, et lĂ -bas – tout au fond – les grands murs pleins de silence, oĂč veillait le mort inutile, son muet tĂ©moin. Le vicaire de Campagne attendit la rĂ©ponse une longue minute, sans donner signe d’impatience, mais sans paraĂźtre douter non plus d’ĂȘtre obĂ©i. Par contraste, sa voix se faisait de plus en plus humble et douce, presque timide, tandis que son attitude exprimait une autoritĂ© grandissante. Et tout Ă  coup, sans changer de ton, il ajouta ces paroles inattendues que Mlle Malorthy sentit comme Ă©clater dans son cƓur – Je voulais simplement vous Ă©loigner d’abord, car vous savez bien que le mort que vous attendez ici n’y est plus. La stupeur de Mouchette ne se marqua que par un grand frisson, qu’elle rĂ©prima d’ailleurs Ă  l’instant. Et ce n’était pas la peur qui fit trembler sur ses lĂšvres les premiers mots qu’elle prononça, presque au hasard – Un mort ? Quel mort ? Il reprit, avec le mĂȘme calme, tout en la devançant pour poursuivre son chemin, tandis qu’elle trottait docilement derriĂšre lui – Nous sommes mauvais juges en notre propre cause, et nous entretenons souvent l’illusion de certaines fautes, pour mieux nous dĂ©rober la vue de ce qui en nous est tout Ă  fait pourri et doit ĂȘtre rejetĂ© Ă  peine de mort. – Quel mort ? reprit Mouchette. De quel mort parlez-vous ? Et elle serrait machinalement le pan de sa soutane, tandis que chaque pas de son compagnon la repoussait, essoufflĂ©e et bĂ©gayante, sur le bord du talus. Le ridicule de cette poursuite, l’humiliation d’interroger Ă  son tour, d’implorer presque, Ă©taient amers Ă  sa fiertĂ©. Mais elle sentait aussi quelque chose comme une joie obscure. Elle parlait encore qu’ils sortirent du chemin, et dĂ©bouchĂšrent dans la plaine. Elle reconnut la place aussitĂŽt. C’était, Ă  deux cents mĂštres des premiĂšres maisons de Trilly, le petit carrefour cernĂ© de haies vives, plantĂ© de maigres tilleuls, Ă  la mode ancienne. Au premier dimanche d’aoĂ»t, Ă  la ducasse, les forains y installent leurs pauvres boutiques roulantes, et des amateurs y font parfois danser les filles. Ils se trouvĂšrent de nouveau face Ă  face, comme au premier moment de leur rencontre. La triste aurore errait dans le ciel, et la haute silhouette du vicaire parut Ă  Mlle Malorthy plus haute encore, lorsque, d’un geste souverain, d’une force et d’une douceur inexprimables, il s’avança vers elle et, tenant levĂ©e sur sa tĂȘte sa manche noire – Ne vous Ă©tonnez pas de ce que je vais dire n’y voyez surtout rien de capable d’exciter l’étonnement ou la curiositĂ© de personne. Je ne suis moi-mĂȘme qu’un pauvre homme. Mais, quand l’esprit de rĂ©volte Ă©tait en vous, j’ai vu le nom de Dieu Ă©crit dans votre cƓur. Et, baissant le bras, il traça du pouce, sur la poitrine de Mouchette, une double croix. Elle fit un bond lĂ©ger en arriĂšre, sans trouver une parole, avec un Ă©tonnement stupide. Et quand elle n’entendit plus en elle-mĂȘme l’écho de cette voix dont la douceur l’avait transpercĂ©e, le regard paternel acheva de la confondre. Si paternel !
 Car il avait lui-mĂȘme goĂ»tĂ© le poison et savourĂ© sa longue amertume. La langue humaine ne peut ĂȘtre contrainte assez pour exprimer en termes abstraits la certitude d’une prĂ©sence rĂ©elle, car toutes nos certitudes sont dĂ©duites, et l’expĂ©rience n’est pour la plupart des hommes, au soir d’une longue vie, que le terme d’un long voyage autour de leur propre nĂ©ant. Nulle autre Ă©vidence que logique ne jaillit de la raison, nul autre univers n’est donnĂ© que celui des espĂšces et des genres. Nul feu, sinon divin, qui force et fonde la glace des concepts. Et pourtant ce qui se dĂ©couvre Ă  cette heure au regard de l’abbĂ© Donissan n’est point signe ou figure c’est une Ăąme vivante, un cƓur pour tout autre scellĂ© ! Pas plus qu’à l’instant de leur extraordinaire rencontre, il ne serait capable de justifier par des mots la vision extĂ©rieure d’un Ă©clat toujours Ă©gal, et qui se confond avec la lumiĂšre intĂ©rieure dont il est lui-mĂȘme saturĂ©. La premiĂšre vision de l’enfant est mĂȘmement si pleine et si pure que l’univers dont il vient de s’emparer ne saurait se distinguer d’abord du frĂ©missement de sa propre joie. Toutes les couleurs et toutes les formes s’épanouissent Ă  la fois dans son rire triomphal. Quand on l’interrogeait plus tard sur ce don de lire dans les Ăąmes, il niait d’abord et presque toujours obstinĂ©ment. Parfois aussi, craignant de mentir, il s’en expliqua plus clairement, mais avec un tel scrupule, une recherche de prĂ©cision si naĂŻve que sa parole Ă©tait souvent pour les curieux une dĂ©ception nouvelle. Ainsi quelque dĂ©vot villageois interprĂ©terait l’extase et l’union en Dieu de sainte ThĂ©rĂšse ou de saint Jean de La Croix. C’est que la vie n’est confusion et dĂ©sordre que pour qui la contemple du dehors. Ainsi l’homme surnaturel est Ă  l’aise si haut que l’amour le porte et sa vie spirituelle ne comporte aucun vertige sitĂŽt qu’il reçoit les dons magnifiques, sans s’arrĂȘter Ă  les dĂ©finir et sans chercher Ă  les nommer. Que voyez-vous ? demandait-on au saint homme. Quand voyez-vous ? Quel avertissement ? Quel signe ? » Et il rĂ©pĂ©tait, d’une voix d’enfant studieux auquel Ă©chappe le mot du rudiment J’ai pitié  J’ai seulement pitiĂ© !
 » Quand il avait rencontrĂ© Mlle Malorthy sur le bord du chemin, ne voyant devant lui qu’une ombre presque indiscernable, une violente pitiĂ© Ă©tait dĂ©jĂ  dans son cƓur. N’est-ce point ainsi qu’une mĂšre s’éveille en sursaut, sachant de toute certitude que son enfant est en pĂ©ril ? La charitĂ© des grandes Ăąmes, leur surnaturelle compassion semblent les porter d’un coup au plus intime des ĂȘtres. La charitĂ©, comme la raison, est un des Ă©lĂ©ments de notre connaissance. Mais si elle a ses lois, ses dĂ©ductions sont foudroyantes, et l’esprit qui les veut suivre n’en aperçoit que l’éclair. Le regard que l’homme de Dieu tenait baissĂ© sur Mouchette, Ă  toute autre, peut-ĂȘtre, eĂ»t fait plier les genoux. Et il est vrai qu’elle se sentit, pour un moment, hĂ©sitante et comme attendrie. Mais alors un secours lui vint – jamais vainement attendu – d’un maĂźtre de jour en jour plus attentif et plus dur ; rĂȘve jadis Ă  peine distinct d’autres rĂȘves, dĂ©sir plus Ăąpre Ă  peine, voix entre mille autres voix, Ă  cette heure rĂ©elle et vivante ; compagnon et bourreau, tour Ă  tour plaintif, languissant, source des larmes, puis pressant, brutal, avide de contraindre, puis encore, Ă  la minute dĂ©cisive, cruel, fĂ©roce, tout entier prĂ©sent dans un rire douloureux, amer, jadis serviteur, maintenant maĂźtre. Cela jaillit d’elle tout Ă  coup. Une colĂšre aveugle, une rage de dĂ©fier ce regard, de lui fermer son Ăąme, d’humilier la pitiĂ© qu’elle sentait sur elle suspendue, de la flĂ©trir, de la souiller. Son Ă©lan la jeta, toute frĂ©missante, non pas aux pieds, mais face au juge, dans son silence souverain. Elle ne trouvait d’abord aucun mot ; en Ă©tait-il pour exprimer ce transport sauvage ? Elle repassait seulement dans son esprit, mais avec une rapiditĂ© et une nettetĂ© surhumaines, les dĂ©ceptions capitales de sa courte vie, comme si la pitiĂ© de ce prĂȘtre en Ă©tait le terme et le couronnement
 Elle put articuler enfin, d’une voix presque inintelligible – Je vous hais ! – N’ayez pas honte, dit-il. – Gardez vos conseils, cria Mouchette. Mais il avait frappĂ© si juste que sa colĂšre en fut comme trompĂ©e. Je ne sais mĂȘme pas ce que vous voulez dire ! – AssurĂ©ment, d’autres Ă©preuves vous attendent, continua-t-il, plus rudes
 Quel Ăąge avez-vous ? demanda-t-il aprĂšs un silence. Depuis un moment le regard de Mouchette trahissait une surprise, dĂ©jĂ  déçue Ă  ce dernier mot, par un violent effort, elle sourit. – Vous devez le savoir, vous qui savez tant de choses
 – Jusqu’à ce jour vous avez vĂ©cu comme une enfant. Qui n’a pas pitiĂ© d’un petit enfant ? Et ce sont les pĂšres de ce monde ! Ah ! voyez-vous, Dieu nous assiste jusque dans nos folies. Et, quand l’homme se lĂšve pour le maudire, c’est Lui seul qui soutient cette main dĂ©bile ! – Un enfant, fit-elle, un enfant ! Des enfants de chƓur comme moi, vous n’en rencontrerez pas beaucoup dans vos sacristies ; ils n’useront pas votre eau bĂ©nite. Les chemins oĂč j’ai passĂ©, souhaitez ne les connaĂźtre jamais. Elle prononça ces derniers mots avec une emphase un peu comique. Il rĂ©pondit tranquillement – Qu’avez-vous donc trouvĂ© dans le pĂ©chĂ© qui valĂ»t tant de peine et de tracas ? Si la recherche et la possession du mal comportent quelque horrible joie, soyez bien sĂ»re qu’un autre l’exprima pour lui seul, et la but jusqu’à la lie. L’abbĂ© Donissan fit encore un pas vers elle. Rien dans son attitude n’exprimait une Ă©motion excessive, ni le dĂ©sir d’étonner. Et pourtant les paroles qu’il prononça clouĂšrent Mouchette sur place, et retentirent dans son cƓur. – Laissez cette pensĂ©e, dit-il. Vous n’ĂȘtes point devant Dieu coupable de ce meurtre. Pas plus qu’en ce moment-ci votre volontĂ© n’était libre. Vous ĂȘtes comme un jouet, vous ĂȘtes comme la petite balle d’un enfant, entre les mains de Satan. Il ne lui laissa pas le temps de rĂ©pondre et d’ailleurs elle ne trouvait pas un mot. Il l’entraĂźnait dĂ©jĂ , tout en parlant, sur la route de Desvres, Ă  grands pas, dans les champs dĂ©serts. Elle le suivait. Elle devait le suivre. Il parlait, comme il n’avait jamais parlĂ©, comme il ne parlerait plus jamais, mĂȘme Ă  Lumbres et dans la plĂ©nitude de ses dons, car elle Ă©tait sa premiĂšre proie. Ce qu’elle entendait, ce n’était pas l’arrĂȘt du juge ni rien qui passĂąt son entendement de petite bĂȘte obscure et farouche, mais avec une terrible douceur, sa propre histoire, l’histoire de Mouchette non point dramatisĂ©e par le metteur en scĂšne, enrichie de dĂ©tails rares et singuliers, mais rĂ©sumĂ©e au contraire, rĂ©duite Ă  rien, vue du dedans. Que le pĂ©chĂ© qui nous dĂ©vore laisse Ă  la vie peu de substance ! Ce qu’elle voyait se consumer au feu de la parole, c’était elle-mĂȘme, ne dĂ©robant rien Ă  la flamme droite et aiguĂ«, suivie jusqu’au dernier dĂ©tour, Ă  la derniĂšre fibre de chair. À mesure que s’élevait ou s’abaissait la voix formidable, reçue dans les entrailles, elle sentait croĂźtre ou dĂ©croĂźtre la chaleur de sa vie, cette voix d’abord distincte, avec les mots de tous les jours, que sa terreur accueillait comme un visage ami dans un effrayant rĂȘve, puis de plus en plus confondue avec le tĂ©moignage intĂ©rieur, le murmure dĂ©chirant de la conscience troublĂ©e dans sa source profonde, tellement que les deux voix ne faisaient plus qu’une plainte unique, comme un seul jet de sang vermeil. Mais quand il fit silence, elle se sentit vivre encore. 




 Ce silence se prolongea longtemps, ou du moins un temps impossible Ă  mesurer, indiscernable. Puis la voix – mais venue de si loin ! – parvint de nouveau Ă  ses oreilles. – Remettez-vous, disait-elle. N’abusez pas de vos forces. Vous en avez assez dit. – Assez dit ? Qu’ai-je dit ? Je n’ai rien dit. – Nous avons parlĂ©, reprit la voix. Et mĂȘme nous avons parlĂ© longtemps. Voyez comme le ciel s’éclaircit la nuit s’achĂšve. – Ai-je parlĂ© ? rĂ©pĂ©ta-t-elle, d’un ton suppliant. Et tout Ă  coup ainsi qu’au rĂ©veil surgit de la mĂ©moire, avec une brutale Ă©vidence, l’acte accompli – J’ai parlĂ© ! s’écria-t-elle. J’ai parlĂ© ! Dans le gris de l’aube, elle reconnut le visage du vicaire de Campagne. Il exprimait une lassitude infinie. Et ses yeux, oĂč la flamme s’était Ă  prĂ©sent effacĂ©e, semblaient comme rassasiĂ©s de la vision mystĂ©rieuse. Elle se sentait si faible, si dĂ©sarmĂ©e qu’elle n’aurait pu faire alors un pas, semblait-il, ni pour le joindre, ni pour l’éviter. Elle hĂ©sita. – Cela est-il possible ? dit-elle encore
 De quel droit ?
 – Je n’ai aucun droit sur vous, rĂ©pondit-il avec douceur. Si Dieu
 – Dieu ! commença-t-elle
 Mais il lui fut impossible d’achever. L’esprit de rĂ©volte Ă©tait en elle comme engourdi. – Comme vous vous dĂ©battez dans Sa main, fit-il tristement. Lui Ă©chapperez-vous de nouveau ? Je ne sais
 D’une voix trĂšs humble, aprĂšs un nouveau silence, il ajouta – ÉPARGNEZ-MOI, MA FILLE ! Sa pĂąleur Ă©tait effrayante. La main qu’il levait vers elle retomba gauchement, et son regard se dĂ©tourna. Et dĂ©jĂ , elle serrait avec impatience ses petits poings. Il la vit, telle qu’il l’avait entrevue dans l’ombre, une heure plus tĂŽt, avec ce visage d’enfant vieillie, contractĂ©, mĂ©connaissable. L’inutilitĂ© de son grand effort, la vaine dispersion des grĂąces sublimes qui venaient d’ĂȘtre prodiguĂ©es, lĂ , Ă  cette place, l’inexorable prĂ©vision lui serra le cƓur. – Dieu ! s’écria-t-elle, avec un rire dur
 L’aube livide s’élevait Ă  mesure autour d’eux et ils n’en voyaient que le reflet pathĂ©tique sur leurs visages. À leur droite le hameau, Ă  peine Ă©mergĂ© de la brume, au creux des collines, faisait un paysage de dĂ©solation. Dans l’immense plaine, Ă  l’infini, seul, vivait un mince filet de fumĂ©e, au-dessus d’un toit invisible. Alors, le rire de Mouchette se tut. La flamme instable de son regard s’éteignit. Et soudain, lamentable, extĂ©nuĂ©e, obstinĂ©e, elle implora de nouveau – Je ne voulais pas vous offenser
 N’est-ce pas que vous m’avez menti tout Ă  l’heure ? Je n’ai rien dit. Que vous aurais-je dit ? Il me semble que je dormais. Ai-je dormi ? Il semblait ne pas l’entendre. Elle redoubla – Ne me refusez pas
 Vous ne pouvez refuser de rĂ©pondre
 Pour l’apprendre, je me soumettrai Ă  ce que vous jugerez bon de m’ordonner. Jamais la voix de l’étrange fille ne s’était faite si humble, si suppliante. Il ne rĂ©pondit pas encore. Elle recula de quelques pas, le dĂ©visagea longuement, ardemment, les sourcils froncĂ©s, le front bas, et soudain – J’ai tout avouĂ© ! dit-elle. Vous savez tout ! Mais, se reprenant aussitĂŽt – Et quand cela serait ? Je ne crains rien. Que m’importe ?
 Mais dites-moi
 Ah ! dites-moi, qu’avez-vous fait ? Ai-je vraiment parlĂ© en songe ? Dans son extrĂȘme Ă©puisement, sa curiositĂ© indomptable la jetait dĂ©jĂ  vers une nouvelle aventure. Le sang montait Ă  ses joues. Ses yeux retrouvaient leur flamme sombre. Et lui, il la contemplait avec pitiĂ©, ou peut-ĂȘtre avec mĂ©pris. Car, Ă  sa grande surprise, la vision s’était effacĂ©e, anĂ©antie. Le souvenir en Ă©tait trop vif, trop prĂ©cis pour qu’il doutĂąt. Les paroles Ă©changĂ©es sonnaient encore Ă  ses oreilles. Mais les tĂ©nĂšbres Ă©taient retombĂ©es. Pourquoi n’obĂ©it-il pas alors au mouvement intĂ©rieur qui lui commandait de se dĂ©rober sans retard ? Devant lui, ce n’était qu’une pauvre crĂ©ature reformant en hĂąte la trame un instant dĂ©chirĂ©e de ses mensonges
 Mais n’avait-il pas Ă©tĂ© une minute – une Ă©ternitĂ© ! – par un effort presque divin, affranchi de sa propre nature ? Fut-ce le dĂ©sespoir de cette puissance perdue ? Ou la rage de la reconquĂ©rir ? Ou la colĂšre de retrouver rebelle la misĂ©rable enfant tout Ă  l’heure Ă  sa merci ? Il eut un geste des Ă©paules, d’une Ă©norme brutalitĂ©. – Je t’ai vue ! À ce tu, elle frĂ©mit de rage. Je t’ai vue comme peut-ĂȘtre aucune crĂ©ature telle que toi ne fut vue ici-bas ! Je t’ai vue de telle maniĂšre que tu ne peux m’échapper, avec toute ta ruse. Penses-tu que ton pĂ©chĂ© me fasse horreur ? À peine as-tu plus offensĂ© Dieu que les bĂȘtes. Tu n’as portĂ© que de faux crimes, comme tu n’as portĂ© qu’un fƓtus. Cherche ! Remue ton limon le vice dont tu te fais honneur y a pourri depuis longtemps, Ă  chaque heure du jour ton cƓur se crevait de dĂ©goĂ»t. De toi, tu n’as tirĂ© que de vains rĂȘves, toujours déçus. Tu crois avoir tuĂ© un homme
 Pauvre fille ! tu l’as dĂ©livrĂ© de toi. Tu as dĂ©truit de tes mains l’unique instrument possible de ton abominable libĂ©ration. Et, quelques semaines aprĂšs, tu rampais aux pieds d’un autre qui ne le valait pas. Celui-lĂ  t’a mis la face contre terre. Tu le mĂ©prises et il te craint. Mais tu ne peux lui Ă©chapper. –
 Je ne puis
 lui
 Ă©chapper, bĂ©gaya Mouchette. Sa terreur et sa rage Ă©taient telles que sur son visage, d’une excessive mobilitĂ©, Ă  prĂ©sent durci, se peignit comme une sĂ©rĂ©nitĂ© sinistre. – Je sais que je le puis, dit-elle enfin. Quand je le voudrai. On m’a crue folle qu’ai-je fait pour les dĂ©tromper tous ? J’attendais d’ĂȘtre prĂȘte, voilĂ  tout. Il appuya si violemment la main sur son Ă©paule qu’elle chancela. – Tu ne seras jamais prĂȘte. Tu ne dĂ©robes Ă  Dieu que le pire la boue dont tu es faite, Satan ! Te crois-tu libre ? Tu ne l’aurais Ă©tĂ© qu’en Dieu. Ta vie
 Il respira profondĂ©ment, pareil Ă  un lutteur qui va donner son effort. Et dĂ©jĂ  montait dans ses yeux la mĂȘme lueur de luciditĂ© surhumaine, cette fois dĂ©pouillĂ©e de toute pitiĂ©. Le don pĂ©rilleux, il l’avait donc conquis de nouveau, par force, dans un Ă©lan dĂ©sespĂ©rĂ©, capable de faire violence, mĂȘme au ciel. La grĂące de Dieu s’était faite visible Ă  ses yeux mortels ils ne dĂ©couvraient plus maintenant que l’ennemi, vautrĂ© dans sa proie. Et dĂ©jĂ  aussi la pĂąle figure de Mouchette, comme rĂ©trĂ©cie par l’angoisse, chavirait dans le mĂȘme rĂȘve, dont leur double regard Ă©changeait le reflet hideux. – Ta vie rĂ©pĂšte d’autres vies, toutes pareilles, vĂ©cues Ă  plat, juste au niveau des mangeoires oĂč votre bĂ©tail mange son grain. Oui ! chacun de tes actes est le signe d’un de ceux-lĂ  dont tu sors, lĂąches avares, luxurieux et menteurs. Je les vois. Dieu m’accorde de les voir. C’est vrai que je t’ai vue en eux, et eux en toi. Oh ! que notre place est ici-bas dangereuse et petite ! que notre chemin est Ă©troit ! Et il commença de tenir des propos plus singuliers encore, mais en baissant la voix, avec une grande simplicitĂ©. Comment les rapporterait-on ici ? C’était encore l’histoire de Mouchette, merveilleusement confondue avec d’autres vieilles histoires oubliĂ©es depuis longtemps, Ă  moins qu’elles n’eussent Ă©tĂ© jamais connues. Avant qu’elle en comprĂźt le sens, Mouchette sentit son cƓur se serrer, comme Ă  une brusque descente, et cette surprise qui fait hĂ©siter le plus Ă©tourdi, au seuil d’une demeure profonde et secrĂšte. Puis ce fut des noms entendus, familiers, ou seulement pleins d’un souvenir vague, de plus en plus nombreux, s’éclairant l’un par l’aune, jusqu’à ce que la trame mĂȘme du rĂ©cit apparĂ»t en dessous. Humbles faits de la vie quotidienne, sans aucun Ă©clat, pris dans la malice la plus commune – comme des cailloux dans leur gaine de boue, – mornes secrets, mornes mensonges, mornes radotages du vice, mornes aventures qu’un nom soudain prononcĂ© illuminait comme un phare, puis retombant dans des tĂ©nĂšbres oĂč l’esprit n’eĂ»t rien distinguĂ© encore mais qu’une espĂšce d’horreur sacrĂ©e dĂ©nonçait comme un grouillement de vies obscures. Tandis que Mouchette, une fois de plus, se sentait entraĂźnĂ©e malgrĂ© sa volontĂ© et sa raison, c’était cette horreur mĂȘme qui vivait et pensait pour elle. Car, Ă  la frontiĂšre du monde invisible, l’angoisse est un sixiĂšme sens, et douleur et perception ne font qu’un. Ces noms, que prononçait l’un aprĂšs l’autre la voix redevenue souveraine, elle les reconnaissait au passage, mais pas tous. C’étaient ceux des Malorthy, des Brissaut, des Paully, des Pichon, aĂŻeux et aĂŻeules, nĂ©gociants sans reproche, bonnes mĂ©nagĂšres, aimant leur bien, jamais dĂ©cĂ©dĂ©s intestats, honneurs des chambres de commerce et des Ă©tudes de notaires. Ta tante Suzanne, ton oncle Henri, tes grand-mĂšres AdĂšle et Malvina ou CĂ©cile
 Mais ce que la voix racontait, d’un accent tout uni, peu d’oreilles l’entendirent jamais – l’histoire saisie du dedans – la plus cachĂ©e, la mieux dĂ©fendue, et non point telle quelle, dans l’enchevĂȘtrement des effets et des causes, des actes et des intentions, mais rapportĂ©e Ă  quelques faits principaux, aux fautes mĂšres. Et certes l’intelligence de Mouchette, Ă  elle seule, n’eĂ»t saisi que peu de choses d’un tel rĂ©cit, dont l’effrayante ellipse eĂ»t déçu de plus lucides. OĂč la voix trouvait son Ă©cho, n’était-ce pas dans sa chair mĂȘme, que chacune de ces fautes avait marquĂ©e, affaiblie Ă  l’instant mĂȘme qu’elle fut conçue ? À voir peu Ă  peu ces morts et ces mortes sortir tout nus de leur linceul, elle ne sentait mĂȘme rien qu’on pĂ»t appeler surprise. Elle Ă©coutait cette rĂ©vĂ©lation surhumaine, d’un cƓur abĂźmĂ© d’angoisse, toutefois sans vĂ©ritable curiositĂ© ni stupeur. Il semblait qu’elle l’eĂ»t dĂ©jĂ  entendue, ou mieux encore. Mensonges calomnieux, haines longuement nourries, amours honteuses, crimes calculĂ©s de l’avarice et de la haine, tout se reformait en elle Ă  mesure, comme se reforme, Ă  l’état de veille, une cruelle image du rĂȘve. Jamais, non jamais ! morts ne furent si brutalement tirĂ©s de leur poussiĂšre, jetĂ©s dehors, ouverts. À un mot, Ă  un nom soudain prononcĂ©, ainsi qu’à la surface une bulle de boue, quelque chose remontait du passĂ© au prĂ©sent – acte, dĂ©sir, ou parfois, plus profonde et plus intime, une seule pensĂ©e car elle n’était pas morte avec le mort, mais si intime, si profonde, si sauvagement arrachĂ©e que Mouchette la recevait avec un gĂ©missement de honte. Elle ne distinguait plus la voix impitoyable de sa propre rĂ©vĂ©lation intĂ©rieure, mille fois plus riche et plus ample. D’ailleurs plus rapides qu’aucune parole humaine, ces fantĂŽmes innombrables qui se levaient de toutes parts n’eussent pu seulement ĂȘtre nommĂ©s ; pourtant, comme Ă  travers un orage de sons monte la dominante irrĂ©sistible, une volontĂ© active et claire achevait d’organiser ce chaos. En vain Mouchette, dans un geste de dĂ©fense naĂŻve, levait vers l’ennemi ses petites mains. Tandis qu’un autre songe, sitĂŽt fixĂ© de sang-froid, se dĂ©robe et se disperse, celui-ci se rapprochait d’elle, ainsi qu’une troupe qui se rassemble pour charger. La foule, un instant plus tĂŽt si grouillante, oĂč elle avait reconnu tous les siens, se rĂ©trĂ©cissait Ă  mesure. Des visages se superposaient entre eux, ne faisaient plus qu’un visage, qui Ă©tait celui mĂȘme d’un vice. Des gestes confus fixaient dans une attitude unique, qui Ă©tait le geste du crime. Plus encore parfois le mal ne laissait de sa proie qu’un amas informe, en pleine dissolution, gonflĂ© de son venin, digĂ©rĂ©. Les avares faisaient une masse d’or vivant, les luxurieux un tas d’entrailles. Partout le pĂ©chĂ© crevait son enveloppe, laissait voir le mystĂšre de sa gĂ©nĂ©ration des dizaines d’hommes et de femmes liĂ©s dans les fibres du mĂȘme cancer, et les affreux liens se rĂ©tractant, pareils aux bras coupĂ©s d’un poulpe, jusqu’au noyau du monstre mĂȘme, la faute initiale, ignorĂ©e de tous, dans un cƓur d’enfant
 Et, soudain, Mouchette se vit comme elle ne s’était jamais vue, pas mĂȘme Ă  ce moment oĂč elle avait senti se briser son orgueil quelque chose flĂ©chit en elle d’un plus irrĂ©parable flĂ©chissement, puis s’enfonça d’une fuite obscure. La voix, toujours basse, mais d’un trait vif et brĂ»lant, l’avait comme dĂ©pouillĂ©e, fibre Ă  fibre. Elle doutait d’ĂȘtre, d’avoir Ă©tĂ©. Toute abstraction, dans son esprit, prend une forme, et peut ĂȘtre serrĂ©e sur la poitrine ou repoussĂ©e. Que dire de ce flĂ©chissement de la conscience mĂȘme ! Elle s’était reconnue dans les siens et, au paroxysme du dĂ©lire, ne se distinguait plus du troupeau. Quoi ! pas un acte de sa vie qui n’eĂ»t ailleurs son double ? Pas une pensĂ©e qui lui appartĂźnt en propre, pas un geste qui ne fĂ»t dĂšs longtemps tracĂ© ? Non point semblables, mais les mĂȘmes ! Non point rĂ©pĂ©tĂ©s, mais uniques. Sans qu’elle pĂ»t retracer en paroles intelligibles aucune des Ă©vidences qui achevaient de la dĂ©truire, elle sentait dans sa misĂ©rable petite vie l’immense duperie, le rire immense du dupeur. Chacun de ces ancĂȘtres dĂ©risoires, d’une monotone ignominie, ayant reconnu et flairĂ© en elle son bien, venait le prendre ; elle abandonnait tout. Elle livrait tout et c’était comme si ce troupeau Ă©tait venu manger dans sa main sa propre vie. Que leur disputer ? Que reprendre ? Ils avaient jusqu’à sa rĂ©volte mĂȘme. Alors elle se dressa, battant l’air de ses mains, la tĂȘte jetĂ©e en arriĂšre, puis d’une Ă©paule Ă  l’autre, absolument comme un noyĂ© qui s’enfonce. La sueur ruisselait sur son visage, ainsi qu’un torrent de larmes, tandis que ses yeux, que dĂ©vorait la vision intĂ©rieure, n’offraient au vicaire de Campagne qu’un mĂ©tal refroidi. Aucun cri ne sortait de ses lĂšvres, bien qu’il parĂ»t vibrer dans sa gorge muette. Ce cri, qu’on n’entendait pas, imposait pourtant sa forme Ă  la bouche contractĂ©e, au col ployĂ©, aux maigres Ă©paules, aux reins creusĂ©s, au corps tout entier comme tirĂ© en haut pour un appel dĂ©sespĂ©ré  Enfin elle s’enfuit. 




 Jusqu’au premier tournant de la route elle crut ne pas hĂąter son pas, quand dĂ©jĂ  elle courait presque. Au bas de la descente, lorsque les haies dĂ©garnies et les troncs pressĂ©s de pommiers lui furent un abri, elle se mit Ă  fuir de toute la vitesse de ses jambes. À l’entrĂ©e de Campagne, cependant, elle quitta la grande route et prit d’instinct le sentier dĂ©sert Ă  cette heure et qui lui permit d’atteindre, sans ĂȘtre vue, son jardin. Elle ne pensait clairement Ă  rien, ne dĂ©sirait rien que se trouver seule, derriĂšre une porte bien close, Ă  l’abri, seule. Le dehors, l’horizon familier, le ciel mĂȘme appartenaient Ă  son ennemi. Sa frayeur ou, pour mieux dire, son dĂ©sordre Ă©tait tel que, si l’occasion s’en fĂ»t seulement prĂ©sentĂ©e, elle eĂ»t appelĂ© Ă  l’aide n’importe qui, son pĂšre mĂȘme. Mais l’occasion ne se prĂ©senta pas. La cuisine Ă©tait vide. Elle grimpa l’escalier quatre Ă  quatre, poussa le verrou, se jeta en travers de son lit, puis se redressa aussitĂŽt comme mordue, se jeta vers la fenĂȘtre, ouvrit les rideaux et, dĂ©couvrant son regard dans la glace, fit en arriĂšre un bond de bĂȘte surprise. – Est-ce toi, Germaine ? demandait Ă  travers la cloison Mme Malorthy. La glace connut seule ce nouveau regard de Mouchette, la grimace frĂ©nĂ©tique de ses lĂšvres. Elle rĂ©pondit d’une voix basse et calme – C’est moi, maman. Et, avant que la vieille femme eĂ»t placĂ© encore un mot, elle trouva sans hĂ©siter, sans y penser mĂȘme, le seul mensonge qui ne fĂ»t pas tout Ă  fait invraisemblable – Cousin Georges m’a reconduite en voiture jusqu’au hameau de Viel. Il allait au marchĂ© de Viel-Aubin. – À ct’heure ? – Il est parti trĂšs tĂŽt, parce qu’il embarquait des porcs. Il fallait profiter de l’occasion, ou revenir Ă  pied. – T’as pas dĂźnĂ©, rĂ©pondit la vieille. Je vas te faire un peu de cafĂ©. – Justement parce que je n’ai pas dormi, je me couche, fit Mouchette. Laisse-moi. – Ouvre donc, rĂ©pĂ©ta Mme Malorthy. – Non ! cria farouchement Mouchette. Mais, se reprenant aussitĂŽt, de sa petite voix sĂšche et dure, qui faisait trembler sa mĂšre – Je n’ai besoin que de dormir. Bonsoir. Et quand elle entendit dĂ©croĂźtre, au tournant de l’escalier, le bruit des sabots, ses genoux flĂ©chirent elle s’accroupit dans le coin sombre, sans parole, sans regard. Le pĂ©ril prĂ©sent n’engendre que la crainte, qui frappe de stupeur le lĂąche. Elle endort avant que de tuer. La terreur s’éveille plus tard, lorsque la conscience engourdie prend peu Ă  peu connaissance et possession de son hĂŽte sinistre. Le jugement touche le condamnĂ© comme la pierre d’une fronde, et le chiourme qui le reconduit Ă  sa cellule ne jette sur le lit qu’une espĂšce de cadavre. Mais, quand il ouvre les yeux, dans la nuit profonde et douce, le misĂ©rable connaĂźt tout Ă  coup qu’il est Ă©tranger parmi les hommes. Rarement Mouchette prit le temps de s’observer avec quelque sollicitude elle n’y trouve aucun plaisir. Sur un tel sujet, son inexpĂ©rience est grande elle ressemble Ă  la candeur. Si loin qu’elle remonte dans le passĂ©, elle n’a connu des scrupules et des remords que cette gĂȘne vague – la crainte du pĂ©ril, ou son dĂ©fi, – la conscience obscure d’ĂȘtre pour un moment hors la loi, l’instinct tout entier en Ă©veil de l’animal loin de son gĂźte, sur une route inconnue. À cette minute mĂȘme rien ne l’occupe que le danger mystĂ©rieux entrevu quelques instants plus tĂŽt, la volontĂ© qui a brisĂ© la sienne, le prĂȘtre ridicule, connu de tous, saluĂ© dans la rue, familier, qui lui a vu plier les genoux. Ce souvenir est encore si fort qu’il Ă©carte tous les autres elle s’est heurtĂ©e Ă  un obstacle, et l’obstacle, c’est ce prĂȘtre. Jadis une telle Ă©vidence eĂ»t rĂ©veillĂ© sa colĂšre et tendu les mille rĂ©seaux de sa ruse. Ce qui la tient cette fois face contre terre, c’est la cruelle surprise de ne sentir au fond de son cƓur humiliĂ© qu’un amer dĂ©goĂ»t. Un moment – un seul moment – l’idĂ©e lui vient mais si embarrassĂ©e de se formuler seulement briser l’obstacle, rĂ©pĂ©ter le geste meurtrier. Elle l’écarte aussitĂŽt elle lui paraĂźt vaine et grotesque, pareille Ă  ces entreprises poursuivies dans les rĂȘves. On ne tue pas pour quelques paroles obscures. Telle est la raison qu’elle se donne ; mais il est plus vrai qu’en l’atteignant dans son orgueil le rude adversaire a rompu le seul ressort de sa vie. Le danger l’exciterait plutĂŽt ; l’odieux ne l’arrĂȘterait pas. Elle craint seulement quelque chose qui pourrait ĂȘtre le ridicule ou la pitiĂ©. Comme il arrive parfois, les mots qui lui viennent tout Ă  coup aux lĂšvres, sans qu’elle les cherche, expriment sa crainte profonde Ils me croiraient tout Ă  fait folle », murmura-t-elle. Folle !
 Elle arrĂȘte ici un long moment sa pensĂ©e. Jusqu’alors, mĂȘme Ă  l’hospice de Campagne, elle n’a pas doutĂ© de sa raison. DĂšs le premier instant de luciditĂ©, elle Ă©coutait discuter son cas avec une ironique curiositĂ©. – Que savaient-ils, ces messieurs, de la terrible aventure ? – Presque rien, l’essentiel demeurant son secret. Elle Ă©tait, au milieu de ces nouveaux spectateurs, ce qu’elle avait dĂ©sirĂ© d’ĂȘtre, toujours semblable Ă  son personnage favori, une fille dangereuse et secrĂšte, au destin singulier, une hĂ©roĂŻne parmi les couards et les sots
 Toutefois, aujourd’hui, Ă  cet instant
 Qui justifiait sa terreur ? Au tournant de la route dĂ©serte, elle ne laissait derriĂšre elle qu’un jeune prĂȘtre, rencontrĂ© dĂ©jĂ  bien des fois, inoffensif en apparence, et mĂȘme un peu sot. Sans doute il a parlĂ©. Qu’a-t-il donc dit de tellement grave ? Ă  ce point, l’effort qu’elle fait pour se reprendre, se dominer, ne peut se poursuivre. De minute en minute, il lui paraĂźt cependant plus clair qu’elle s’est trouvĂ©e dupe en quelque façon. Elle a pris peur pour un certain nombre de phrases vagues, d’allusions en apparence perfides – peut-ĂȘtre innocentes, maladroitement interprĂ©tĂ©es. Lesquelles encore ? Un mot dit en passant sur le crime dĂ©jĂ  si ancien, presque oubliĂ©, un mot fait plutĂŽt pour la rassurer Vous n’ĂȘtes pas devant Dieu coupable de ce meurtre
 » elle a beau rĂ©pĂ©ter ces mĂȘmes mots, elle ne retrouve pas la rage humiliĂ©e qui alors lui travaillait si puissamment le cƓur. Puis quoi ? Des reproches, des exhortations Ă  quitter la voie mauvaise
 elle ne se souvient nettement d’aucune et enfin
 lĂ , sa mĂ©moire tourne court certaine rĂ©vĂ©lation singuliĂšre qui l’a troublĂ©e au point que, l’angoisse seule survivant Ă  sa cause, elle ne saurait dire pourquoi elle se blottit dans l’angle du mur, le visage sur ses genoux, toute hĂ©rissĂ©e de frissons, claquant des dents. LĂ  ! LĂ  est le secret. C’est alors seulement qu’elle a fui. Ce vide affreux s’est alors creusĂ© en elle. Est-il possible ? Est-il possible pourtant qu’elle ait fui d’une telle fuite dĂ©sespĂ©rĂ©e de vagues rĂ©cits empruntĂ©s sans doute Ă  la chronique du bourg, sur elle et les siens ? C’est vrai qu’elle les a crus, et elle en sait encore assez pour ĂȘtre sĂ»re qu’à un certain moment elle ne pouvait pas ne pas les croire. Nul doute que la mĂȘme prĂ©sence et la mĂȘme parole la convaincraient Ă  nouveau. Et puis aprĂšs ? A-t-elle jamais redoutĂ© la haine des sots ? Mais qu’a-t-il pu donc rapporter de neuf, ce prĂȘtre ? La terreur qui l’a comme tirĂ©e hors d’elle-mĂȘme pour la jeter ici tremblante ne vient pas de lui. Elle n’est dupe que d’un rĂȘve
 et ce rĂȘve qu’elle emporte engourdi peut ressusciter tout Ă  coup
 Oh ! oh ! voilĂ  que dĂ©jĂ  son cƓur bat et sonne, tandis que la sueur ruisselle entre ses Ă©paules. La houle d’angoisse l’agite, l’affreuse caresse glacĂ©e la saisit durement Ă  la gorge. Le hurlement qu’elle pousse s’entend jusqu’à l’extrĂ©mitĂ© de la place, et le mur mĂȘme en a frĂ©mi. Elle se retrouve couchĂ©e Ă  plat ventre au pied de son lit. L’édredon a glissĂ© par-dessous et elle y a enfoncĂ© ses crocs, en sorte que sa bouche est pleine de duvet. Rien ne trouble plus le silence, et elle s’avise tout Ă  coup qu’elle n’a criĂ© qu’en songe. À prĂ©sent, de toutes les forces qui lui restent, elle repousse, elle refoule un nouveau cri. Car, en un Ă©clair, elle s’est vue reconduite Ă  l’hospice, la porte refermĂ©e sur elle, cette fois dĂ©cidĂ©ment folle – folle Ă  ses propres yeux – de son aveu mĂȘme
 D’abord elle gĂ©mit Ă  petits coups, puis se tut. Parfois, lorsque l’ñme mĂȘme flĂ©chit dans son enveloppe de chair, le plus vil souhaite le miracle et, s’il ne sait prier, d’instinct au moins, comme une bouche Ă  l’air respirable, s’ouvre Ă  Dieu. Mais c’est en vain que la misĂ©rable fille userait, Ă  rĂ©soudre l’énigme qu’elle se propose, ce qui lui reste de vie. Comment s’élĂšverait-elle par ses propres forces Ă  la hauteur oĂč l’a portĂ©e tout Ă  coup l’homme de Dieu, et d’oĂč elle est prĂ©sentement retombĂ©e ? De la lumiĂšre qui l’a percĂ©e de part en part – pauvre petit animal obscur – il ne reste que sa douleur inconnue, dont elle mourrait sans la comprendre. Elle se dĂ©bat, l’arme Ă©blouissante en plein cƓur, et la main qui l’a poussĂ©e ne connaĂźt pas sa cruautĂ©. Pour la divine misĂ©ricorde, elle l’ignore et ne saurait mĂȘme pas l’imaginer
 Que d’autres se dĂ©battent ainsi, vainement serrĂ©s sur la poitrine de l’ange dont ils ont entrevu, puis oubliĂ© la face ! Les hommes regardent curieusement s’agiter tel d’entre eux marquĂ© de ce signe, et s’étonnent de le voir tour Ă  tour frĂ©nĂ©tique dans la recherche du plaisir, dĂ©sespĂ©rĂ© dans sa possession, promenant sur toutes choses un regard avide et dur, oĂč le reflet mĂȘme de ce qu’il dĂ©sire s’est effacĂ© ! Deux longues heures, tantĂŽt reployĂ©e sur elle-mĂȘme, sans mouvement, tantĂŽt se tordant Ă  terre dans une rage convulsive et muette, puis encore assommĂ©e d’un affreux sommeil, elle crut vraiment perdre la raison, descendre une Ă  une les marches noires. Son destin se retraçait ligne par ligne elle en parcourait les Ă©tapes. C’était comme une suite de tableaux fulgurants. Elle en comptait les personnages imaginaires, elle scrutait leurs visages, entendait leurs voix. À chaque image recherchĂ©e, suscitĂ©e, volontairement Ă©puisĂ©e, elle sentait littĂ©ralement frĂ©mir ses sens et sa raison, ainsi qu’un frĂȘle navire dans le vent ; toujours sa douleur lucide reprenait le dessus. Elle en Ă©tait Ă  soulever dĂ©libĂ©rĂ©ment en elle les puissances de dĂ©sordre, appelant la folie ainsi que d’autres appellent la mort. Mais par un instinct profond Ă  peine conscient elle s’interdisait la seule manifestation extĂ©rieure qui risquĂąt de briser ses forces elle ne poussait aucun cri, elle Ă©touffait mĂȘme sa plainte un seul tĂ©moin de son dĂ©lire, et c’était assez pour qu’elle perdĂźt pied. Cela elle le savait elle n’appelait point. À mesure que la rĂ©sistance intĂ©rieure, en dĂ©pit d’elle-mĂȘme, s’affermissait, ses gestes devenaient une agitation factice, sa rage s’extĂ©nuait par sa violence mĂȘme. Elle redevenait par degrĂ©s spectatrice de sa propre folie. Quand elle se vit de nouveau respirant fortement ainsi qu’au retour d’un grand rĂȘve, un calme affreux rĂ©tabli dans son Ăąme, sa dĂ©ception fut totale, absolue. C’était comme la chute brusque du vent, sur une mer dĂ©montĂ©e, dans une nuit noire. La mĂȘme chose ignorĂ©e lui manquait toujours, manquait Ă  sa vie. Mais quoi – Mais laquelle ? Vainement elle essuyait ses joues dĂ©chirĂ©es Ă  coups d’ongle, ses lĂšvres mordues ; vainement elle regardait Ă  travers les vitres la lumiĂšre de l’aube ; vainement elle rĂ©pĂ©tait de sa triste voix sans timbre C’est fini
 c’est fini !
 » La vĂ©ritĂ© lui apparaissait ; l’évidence serrait son cƓur ; mĂȘme la folie lui refusait son asile tĂ©nĂ©breux. Non ! elle n’était pas folle, ne le serait jamais. Cette chose lui manquait, qu’elle avait tenue, mais oĂč ? mais quand ? De quelle maniĂšre ? Et il Ă©tait sĂ»r Ă  prĂ©sent qu’elle s’était jouĂ© depuis quelques instants la comĂ©die de la dĂ©mence pour masquer, pour oublier – Ă  quelque prix que ce fĂ»t – son mal rĂ©el, inguĂ©rissable, inconnu. Ah ! parfois Dieu nous appelle d’une voix si pressante et si douce ! Mais, quand il se retire tout Ă  coup, le hurlement qui s’élĂšve de la chair déçue doit Ă©tonner l’enfer ! C’est alors qu’elle appela – du plus profond, du plus intime – d’un appel qui Ă©tait comme un don d’elle-mĂȘme, Satan. D’ailleurs, qu’elle l’eĂ»t nommĂ© ou non, il ne devait venir qu’à son heure et par une route oblique. L’astre livide, mĂȘme implorĂ©, surgit rarement de l’abĂźme. Aussi n’eĂ»t-elle su dire, Ă  demi consciente, quelle offrande elle faisait d’elle-mĂȘme, et Ă  qui. Cela vint tout Ă  coup, monta moins de son esprit que de sa pauvre chair La componction, que l’homme de Dieu avait en elle suscitĂ©e un moment, n’était plus qu’une souffrance entre ses souffrances. La minute prĂ©sente Ă©tait toute angoisse. Le passĂ© un trou noir. L’avenir un autre trou noir. Le chemin oĂč d’autres vont pas Ă  pas, elle l’avait dĂ©jĂ  parcouru si petit que fĂ»t son destin, au regard de tant de pĂ©cheurs lĂ©gendaires, sa malice secrĂšte avait Ă©puisĂ© tout le mal dont elle Ă©tait capable – Ă  une faute prĂšs – la derniĂšre. DĂšs l’enfance, sa recherche s’était tournĂ©e vers lui, chaque dĂ©sillusion n’ayant Ă©tĂ© que prĂ©texte Ă  un nouveau dĂ©fi. Car elle l’aimait. OĂč l’enfer trouve sa meilleure aubaine, ce n’est pas dans le troupeau des agitĂ©s qui Ă©tonnent le monde de forfaits retentissants. Les plus grands saints ne sont pas toujours les saints Ă  miracles, car le contemplatif vit et meurt le plus souvent ignorĂ©. Or l’enfer aussi a ses cloĂźtres. La voilĂ  donc sous nos yeux, cette mystique ingĂ©nue, petite servante de Satan, sainte Brigitte du nĂ©ant. Un meurtre exceptĂ©, rien ne marquera ses pas sur la terre. Sa vie est un secret entre elle et son maĂźtre, ou plutĂŽt le seul secret de son maĂźtre. Il ne l’a pas cherchĂ©e parmi les puissants, leurs noces ont Ă©tĂ© consommĂ©es dans le silence. Elle s’est avancĂ©e jusqu’au but, non pas Ă  pas mais comme par bonds, et le touche, quand elle ne s’en croyait pas si proche. Elle va recevoir son salaire. HĂ©las ! il n’est pas d’homme qui, sa dĂ©cision prise et le remords d’avance acceptĂ©, ne se soit, au moins une minute, ruĂ© au mal avec une claire cupiditĂ©, comme pour en tarir la malĂ©diction, cruel rĂȘve qui fait geindre les amants, affole le meurtrier, allume une derniĂšre lueur au regard du misĂ©rable dĂ©cidĂ© Ă  mourir, le col dĂ©jĂ  serrĂ© par la corde et lorsqu’il repousse la chaise d’un coup de pied furieux
 C’est ainsi, mais d’une force multipliĂ©e, que Mouchette souhaite dans son Ăąme, sans le nommer, la prĂ©sence du cruel Seigneur. Il vint, aussitĂŽt, tout Ă  coup, sans nul dĂ©bat, effroyablement paisible et sĂ»r. Si loin qu’il pousse la ressemblance de Dieu, aucune joie ne saurait procĂ©der de lui, mais, bien supĂ©rieure aux voluptĂ©s qui n’émeuvent que les entrailles, son chef-d’Ɠuvre est une paix muette, solitaire, glacĂ©e, comparable Ă  la dĂ©lectation du nĂ©ant. Quand ce don est offert et reçu, l’ange qui nous garde dĂ©tourne avec stupeur sa face. Il vint et, sitĂŽt venu, l’agitation de Mouchette cessa par miracle, son cƓur battit lentement, la chaleur revint par degrĂ©s, son corps et son Ăąme ne furent qu’attente ferme et calculĂ©e – sans impatience inutile – d’un Ă©vĂ©nement dĂ©sormais certain. Presque en mĂȘme temps, son cerveau l’imagina, le rĂ©alisa pleinement. Et elle comprit que l’heure Ă©tait venue de se tuer, sans aucun dĂ©lai surtout ! Ă  l’instant mĂȘme. Avant que ses membres eussent fait un mouvement, son esprit fuyait dĂ©jĂ  sur la route de la dĂ©livrance. AprĂšs lui elle s’y jeta. Chose Ă©trange son regard seul restait trouble et hĂ©sitant. Toute sa vie sensible Ă©tait Ă  l’extrĂ©mitĂ© de ses doigts, dans la paume de ses mains agiles. Elle ouvrit la porte sans faire crier l’huis, poussa celle de la chambre de son pĂšre Ă  cette heure toujours vide, prit le rasoir Ă  sa place ordinaire, l’ouvrit tout grand. DĂ©jĂ  elle Ă©tait de nouveau chez elle, face Ă  la glace, dressĂ©e sur la pointe de ses petits pieds, le menton jetĂ© en arriĂšre, sa gorge tendue, offerte
 Quelle que fĂ»t son envie, elle n’y jeta pas la lame, elle l’y appliqua fĂ©rocement, consciemment et l’entendit grincer dans sa chair. Son dernier souvenir fut le jet de sang tiĂšde sur sa main et jusqu’au pli de son bras. IV. C’est Ă  l’église, dans la sacristie dont il avait toujours la clef dans sa poche, que l’abbĂ© Donissan attendit l’heure de sa messe, qu’il cĂ©lĂ©bra comme d’habitude. Depuis quelques jours, M. Menou-Segrais gardait la chambre, souffrant d’une crise plus violente d’asthme. Vers dix heures et demie, regardant la route, il aperçut son vicaire et s’étonna. Mais dĂ©jĂ  les gros souliers rĂ©sonnaient sur les dalles du vestibule, puis dans l’escalier. Enfin, derriĂšre la porte, la voix, toujours ferme et calme, demanda – Puis-je entrer, monsieur le doyen ? – Volontiers, s’écria le curĂ© de Campagne, intriguĂ©. Tout de suite. Il tourna malaisĂ©ment la tĂȘte, calĂ©e entre deux Ă©normes oreillers au dossier du grand fauteuil. Le visage de l’abbĂ© lui apparut mal distinct dans la chambre obscure les rideaux Ă©taient encore Ă  demi tirĂ©s. Ce qu’il en vit dĂ©mentait suffisamment le calme affectĂ© de la voix. D’ailleurs il n’exprima son Ă©tonnement que par un battement des paupiĂšres, sur son regard aigu. – Quelle surprise ! commença-t-il avec beaucoup de douceur. Comment ĂȘtes-vous dĂ©jĂ  de retour ? Il se gardait bien de montrer un siĂšge, sachant par expĂ©rience que, debout devant lui, les bras ballants, la gaucherie du pauvre prĂȘtre doublait sa timiditĂ© naturelle, le tenait mieux Ă  sa merci. – J’ai Ă©tĂ© ridicule, comme toujours, rĂ©pondit l’abbĂ© Donissan
 Enfin, je me suis perdu
 – De sorte que vous ĂȘtes arrivĂ© trop tard Ă  Étaples, les confessions terminĂ©es ? – Je n’ai pas encore tout dit, avoua le vicaire piteusement. – Par exemple ! s’écria l’abbĂ© Menou-Segrais, en frappant violemment l’accoudoir de son fauteuil, avec une vivacitĂ© bien diffĂ©rente de ses maniĂšres habituelles. Et que vont dire ces messieurs, je vous le demande ? Arriver en retard, soit. Mais ne pas arriver du tout ! Si peu soucieux qu’il fĂ»t Ă  l’ordinaire de l’opinion d’autrui, il craignait le ridicule d’une crainte nerveuse, qui Ă©tait comme l’élĂ©ment fĂ©minin d’une nature pourtant assez mĂąle. Et de quelle moquerie ne serait-il pas l’objet, par un dĂ©tour, dans la personne de son vicaire, dĂ©jĂ  assez brocardĂ© ! Toutefois, rencontrant le regard de l’abbĂ© Donissan, d’une magnifique loyautĂ©, il rougit de sa faiblesse et continua paisiblement – Ce qui est fait est fait. J’écrirai ce soir au chanoine, pour nous excuser. À prĂ©sent, dites-moi
 Pitoyable, il montrait une chaise de sa main tendue. À sa grande surprise son vicaire resta debout. – Dites-moi, rĂ©pĂ©ta-t-il sur un ton bien diffĂ©rent de sollicitude et d’autoritĂ©, comment vous vous ĂȘtes perdu dans un pays qui n’est tout de mĂȘme pas un dĂ©sert sauvage ? La tĂȘte de l’abbĂ© Donissan restait penchĂ©e sur son Ă©paule, et son attitude exprimait un humble respect. Pourtant sa rĂ©ponse tomba de haut – Dois-je vous dire ce que je crois ĂȘtre la vĂ©ritĂ© ? – Vous le devez, rĂ©pliqua M. Menou-Segrais. – Je le dirai donc, poursuivit le vicaire de Campagne. Son pĂąle visage, encore creusĂ© par les terreurs et les fatigues de la nuit, tĂ©moignait d’une rĂ©solution dĂ©jĂ  prise et qui serait infailliblement accomplie. La seule marque de sa honte fut qu’il dĂ©tourna la tĂȘte. Il parla, les yeux baissĂ©s et avec un peu de hĂąte, peut-ĂȘtre
 D’ailleurs, la nettetĂ© de certains propos, leur hardiesse, le visible souci de ne rien mĂ©nager eussent dĂ©couvert, mĂȘme Ă  un observateur moins sagace, le secret espoir sans doute d’une interruption, d’une contradiction violente qui eĂ»t secouru le pauvre prĂȘtre sans le faire manquer Ă  sa promesse. Mais il fut Ă©coutĂ© dans un profond silence. – Je ne me suis pas Ă©garĂ©, commença-t-il. Au pis aller, j’aurais pu me perdre Ă  mi-chemin, dans la plaine. C’est pourquoi j’ai pris la grande route je ne l’ai quittĂ©e qu’un instant. Je n’avais qu’à marcher droit devant moi. MĂȘme en pleine nuit car la nuit Ă©tait noire, je l’avoue, il Ă©tait impossible de manquer le but. Si je ne l’ai pas atteint, d’autres que moi en porteront la peine. Il s’arrĂȘta pour reprendre haleine – Si Ă©trange, si fou que cela vous paraisse, reprit-il, il y a plus Ă©trange et plus fou. Il y a pis. Une autre Ă©preuve m’était prĂ©parĂ©e. À ce point, sa voix frĂ©mit, et il fit de la main le geste involontaire d’un homme surpris au cours d’un rĂ©cit par une objection capitale. Son regard se fixa cette fois humblement sur le visage du doyen. – Je vous demanderai
 n’y a-t-il aucune faute Ă  rapporter une aventure comme celle-ci – mĂȘme absurde – Ă  l’interprĂ©ter comme il me paraĂźt convenable il hĂ©sita encore 
 en m’attribuant involontairement un rĂŽle
 et des lumiĂšres ?
 – Allez ! Allez ! coupa court l’abbĂ© Menou-Segrais. Il obĂ©it, car, aprĂšs un silence pendant lequel il parut plutĂŽt s’efforcer d’éviter tout dĂ©tour inutile, toute tentation de respect humain – Dieu m’a permis deux fois, et sans aucun doute possible, de voir de mes yeux une Ăąme, Ă  travers l’obstacle charnel. Et ceci non par des moyens ordinaires, par Ă©tude et rĂ©flexion, mais par une grĂące particuliĂšre, merveilleuse, dont je dois le tĂ©moignage Ă  vous, quoi qu’il m’en puisse coĂ»ter
 – Que vous tenez pour un miracle ? demanda l’abbĂ© Menou-Segrais de son ton le plus ordinaire. – Je le crois ainsi, dit-il. – Vous en rendrez compte Ă  votre Ă©vĂȘque, rĂ©pondit simplement le doyen de Campagne. Il n’y avait, d’ailleurs, aucune surprise dans le regard dont il enveloppa – littĂ©ralement – l’étrange silhouette de son vicaire ; aucune surprise, mais une attention tranquille, indiffĂ©rente Ă  la personne, Ă  peine curieuse des faits, avec une nuance de pitiĂ© hautaine. Le vicaire rougit jusqu’au front. – Qu’avez-vous donc rencontrĂ©, en plein champ, en pleine nuit ? – Un homme d’abord, dont j’ignore le nom. – Oh ! fit seulement M. Menou-Segrais. – Comprenez-moi, rĂ©pĂ©ta l’abbĂ© Donissan, avec un frĂ©missement douloureux des lĂšvres. Il m’a abordĂ© le premier
 Je ne pensais Ă  rien de pareil
 Je ne voyais mĂȘme pas son visage
 Je ne connaissais pas sa voix ! Nous avons fait route ensemble un moment. Nous parlions de choses insignifiantes
 le temps
 la nuit
 que sais-je ?
 Il s’arrĂȘta, pris du remords de celer une partie de la vĂ©ritĂ© Ă  son juge. Et, brusquement, pour en finir – C’est Ă  ce moment que j’ai reçu cette grĂące, cette illumination dont j’ai parlĂ©. Pour l’autre rencontre
 – J’en sais assez
 momentanĂ©ment du moins, interrompit le doyen. Le dĂ©tail importe peu. Il renversa la tĂȘte sur l’oreiller, prit, avec une grimace douloureuse, sa tabatiĂšre tout au fond de sa poche, huma sa prise, et, levant mollement les mains comme pour s’excuser poliment d’interrompre une conversation ordinaire – Voulez-vous sonner Mme Estelle ? C’est l’heure oĂč je dois prendre ma potion de salicylate et j’ignore oĂč elle a placĂ© le flacon. Le flacon fut retrouvĂ© Ă  sa place habituelle. Il but lentement, s’essuya les lĂšvres avec beaucoup de soin, puis congĂ©dia la gouvernante d’un regard affectueux. Lorsque la porte se fut refermĂ©e – On va vous prendre pour un fou, mon garçon, dit-il. Mais il avait devant lui il n’en doutait pas un de ces hommes dont l’expĂ©rience est tout intĂ©rieure, comme formĂ©s par le dedans et dont l’équilibre n’est pas aisĂ©ment rompu. À peine une lĂ©gĂšre contraction des traits accusa-t-elle plus de surprise que de crainte. Il rĂ©pliqua posĂ©ment – Je vous devais cet aveu. Dieu m’est tĂ©moin que je dĂ©sire l’oubli de tout ceci, et le silence. – Comptez sur moi, continua le doyen de Campagne, pour cacher tout ce qui peut ĂȘtre celĂ© sans mensonge. Car enfin je suis votre supĂ©rieur direct, mon ami, mais j’ai mes supĂ©rieurs, moi aussi ! AprĂšs un temps – Je vais Ă©crire
 non ! j’irai plutĂŽt, j’irai voir le chanoine Couvremont, l’ancien directeur du grand sĂ©minaire. C’est un confrĂšre trĂšs sĂ»r, trĂšs ferme. Il avisera. D’ailleurs, je ne doute point que nous ne tombions vite d’accord, lui et moi. Je prĂ©vois aisĂ©ment sa dĂ©cision
 Peut-ĂȘtre attendait-il une question, mais il n’eut pas mĂȘme un regard. – Nous demanderons pour vous une retraite prolongĂ©e, Ă  Tortefontaine, ou chez les BĂ©nĂ©dictins de ChĂ©vetogne. Il vous faut parler franc, l’abbĂ©. Je vous ai cru ; je vous crois encore marquĂ© d’un signe, choisi. N’allons pas plus loin. Nous ne sommes plus au temps des miracles. On les craindrait plutĂŽt, mon ami. L’ordre public y est intĂ©ressĂ©. L’administration n’attend qu’un prĂ©texte pour nous tomber dessus. De plus la mode est aux sciences – comme ils disent – neurologiques. Un petit bonhomme de prĂȘtre qui lit dans les Ăąmes comme dans un livre
 On vous soignerait, mon garçon. Pour moi, ce que vous avez dit me suffit je n’en demande pas plus j’aime autant ne pas en entendre plus long. Il Ă©tendit les deux mains, comme pour repousser ce secret dangereux, puis reposa sa tĂȘte au creux de l’oreiller. Mais au premier mouvement de retraite du vicaire. – Attention ! je vous interdis formellement d’ouvrir seulement la bouche sur tel sujet, sans mon autorisation prĂ©alable, en prĂ©sence de n’importe qui. N’importe qui, entendez-vous ? – MĂȘme mon confesseur habituel ?
 demanda timidement l’abbĂ© Donissan. – Celui-lĂ  surtout, rĂ©pondit l’autre, avec tranquillitĂ©. Alors le silence retomba, plus lourd. Une fois, deux fois, le grand corps du vicaire oscilla de droite Ă  gauche, et son regard se tourna vers la porte. Sa main droite tourmentait nerveusement les boutons de sa soutane. Et il entendit soudain, Ă  son grand Ă©tonnement, sa propre voix – Je n’ai pas tout dit, fit-il. Nulle rĂ©ponse. – Ce qui me reste Ă  dire intĂ©resse – en quelle mesure, Dieu le sait ! – le salut d’une pauvre Ăąme dont nous aurons Ă  rĂ©pondre, vous et moi. La Providence semble me l’avoir confiĂ©e, nommĂ©ment, expressĂ©ment, c’est sĂ»r, car cette personne appartient Ă  votre famille paroissiale, monsieur le doyen. – J’écoute, rĂ©pondit l’abbĂ© Menou-Segrais, levant lentement les yeux. Pas une seconde, au cours du long rĂ©cit qui suivit, le lucide et puissant regard ne se dĂ©tourna de la face ravagĂ©e du vicaire. Une espĂšce d’attention douloureuse s’y pouvait lire, oĂč la claire rĂ©solution se formait dĂ©jĂ  peu Ă  peu. Pas un mot ne sortit de la bouche serrĂ©e, pas un frĂ©missement ne parcourut les longues mains blĂȘmes DosĂ©es sur les bras du fauteuil, et la tĂȘte un peu renversĂ©e, le menton haut, resplendissait d’intelligence et de volontĂ©. Lorsque le vicaire eut achevĂ©, le doyen de Campagne se dĂ©tourna sans affectation vers le Christ florentin pendu Ă  son chevet et dit, d’une voix Ă  la fois forte et tendre – Dieu soit bĂ©ni, mon enfant, parce que vous avez si franchement et si humblement parlĂ©. Car cette simplicitĂ© dĂ©sarme l’esprit du mal mĂȘme. Faisant signe au jeune prĂȘtre d’approcher, il se leva lĂ©gĂšrement vers lui, chercha son regard et, face Ă  face – Je vous crois, dit-il, je vous crois sans rĂ©serves. Mais j’ai besoin de prĂ©parer un moment ce que je m’en vais dire
 Prenez sur ma table, Ă  droite, lĂ , oui c’est l’Imitation de Notre-Seigneur
 Vous l’ouvrirez au livre III, chapitre LVI, et vous prononcerez du fond du cƓur, particuliĂšrement, les versets 5 et 6. Allez
 Laissez-moi. Le vieux prĂȘtre aux dons magnifiques, que l’ignorance, l’injustice et l’envie avaient jadis dĂ©sarmĂ©, sentit Ă  cette heure unique qu’il consommait son destin. Les comparaisons sont peu de chose, quand il faut les emprunter Ă  la vie commune pour donner quelque idĂ©e des Ă©vĂ©nements de la vie intĂ©rieure et de leur majestĂ©. Le moment Ă©tait venu oĂč cet homme exceptionnel, Ă  la fois subtil et passionnĂ©, aussi hardi qu’aucun autre mais capable de porter sur toute chose la pointe aiguĂ« de l’esprit, allait donner sa pleine mesure. – La honte d’avoir fui la gloire
, murmura-t-il, rĂ©pĂ©tant de mĂ©moire les derniers mots du chapitre. À prĂ©sent, Ă©coutez-moi, mon ami. Docilement, le vicaire de Campagne quitta le prie-Dieu, et se tint debout Ă  quelques pas. – Ce que vous allez entendre, dit l’abbĂ© Menou-Segrais, vous fera du mal sans doute. Dieu sait que je vous ai jusqu’ici trop mĂ©nagĂ© ! je ne voudrais point vous troubler cependant. Quoi que je dise, restez en paix. Car vous n’avez commis aucune faute, sinon d’inexpĂ©rience et de zĂšle. M’avez-vous compris ? L’abbĂ© hocha la tĂȘte. – Vous avez agi comme un enfant, continua le vieux prĂȘtre, aprĂšs un silence. Les Ă©preuves qui vous attendent ici ne sont point de celles qu’on peut affronter avec prĂ©somption plus que jamais, quoi qu’il vous en coĂ»te, vous devez leur tourner le dos, fuir, sans seulement un regard en arriĂšre. Chacun de nous n’est tentĂ© que selon ses forces. Notre concupiscence naĂźt, grandit, Ă©volue avec nous-mĂȘmes. Elle est, comme certaines de ces infirmitĂ©s chroniques, une espĂšce de compromis entre la maladie et la santĂ©. Alors, la patience suffit. Mais il arrive que le mal s’aggrave tout Ă  coup, qu’un Ă©lĂ©ment nouveau
 Il s’interrompit, non sans quelque embarras vite surmontĂ©. – Prenez d’abord note de ceci pour tout le monde vous n’ĂȘtes dĂ©sormais jusqu’à quand ? qu’un petit abbĂ© plein d’imagination et de suffisance, moitiĂ© rĂȘveur, moitiĂ© menteur, ou un fou. Subissez donc la pĂ©nitence qui vous sera sĂ»rement imposĂ©e, le silence et l’oubli temporaire du cloĂźtre, non pas comme un chĂątiment injuste, mais nĂ©cessaire et justifié  M’avez-vous compris encore ? MĂȘme regard et mĂȘme signe. – Sachez-le, mon enfant. Depuis des mois, je vous observe, sans doute avec trop de prudence, d’hĂ©sitation. Cependant j’ai vu clair, dĂšs le premier jour. Certaines grĂąces vous sont prodiguĂ©es comme avec excĂšs, sans mesure c’est apparemment que vous ĂȘtes exceptionnellement tentĂ©. L’Esprit-Saint est magnifique, mais ses libĂ©ralitĂ©s ne sont jamais vaines il les proportionne Ă  nos besoins. Pour moi, ce signe ne peut tromper le diable est entrĂ© dans votre vie. L’abbĂ© Donissan se tut encore. – Ah ! mon petit enfant ! Les nigauds ferment les yeux sur ces choses ! Tel prĂȘtre n’ose seulement prononcer le nom du diable. Que font-ils de la vie intĂ©rieure ? Le morne champ de bataille des instincts. De la morale ? Une hygiĂšne des sens. La grĂące n’est plus qu’un raisonnement juste qui sollicite l’intelligence, la tentation un appĂ©tit charnel qui tend Ă  la suborner. À peine rendent-ils ainsi compte des Ă©pisodes les plus vulgaires du grand combat livrĂ© en nous. L’homme est censĂ© ne rechercher que l’agrĂ©able et l’utile, la conscience guidant son choix. Bon pour l’homme abstrait des livres, cet homme moyen rencontrĂ© nulle part ! De tels enfantillages n’expliquent rien. Dans un pareil univers d’animaux sensibles et raisonneurs il n’y a plus rien pour le saint, ou il faut le convaincre de folie. On n’y manque pas, c’est entendu. Mais le problĂšme n’est pas rĂ©solu pour si peu. Chacun de nous – ah ! puissiez-vous retenir ces paroles d’un vieil ami ! – est tour Ă  tour, de quelque maniĂšre, un criminel ou un saint, tantĂŽt portĂ© vers le bien, non par une judicieuse approximation de ses avantages, mais clairement et singuliĂšrement par un Ă©lan de tout l’ĂȘtre, une effusion d’amour qui fait de la souffrance et du renoncement l’objet mĂȘme du dĂ©sir, tantĂŽt tourmentĂ© du goĂ»t mystĂ©rieux de l’avilissement, de la dĂ©lectation au goĂ»t de cendre, le vertige de l’animalitĂ©, son incomprĂ©hensible nostalgie. HĂ© ! qu’importe l’expĂ©rience, accumulĂ©e depuis des siĂšcles, de la vie morale. Qu’importe l’exemple de tant de misĂ©rables pĂ©cheurs, et de leur dĂ©tresse ! Oui, mon enfant, souvenez-vous. Le mal, comme le bien, est aimĂ© pour lui-mĂȘme, et servi. La voix naturellement faible du doyen de Campagne s’était assourdie peu Ă  peu, en sorte qu’il semblait depuis un moment parler pour lui seul. Il n’en Ă©tait rien pourtant. Son regard, sous les paupiĂšres Ă  demi baissĂ©es, ne quittait point le visage de l’abbĂ© Donissan. Jusqu’alors ce visage Ă©tait restĂ© en apparence impassible. À ces derniers mots, cette impassibilitĂ© se dissipa soudain, et ce fut comme un masque qui tombe. – Faut-il donc croire !
 s’écria-t-il. Sommes-nous vraiment si malheureux ! Il n’acheva pas la phrase commencĂ©e, il ne l’appuya d’aucun geste ; une dĂ©tresse infinie, bien au-delĂ  sans doute d’aucun langage, s’exprima si douloureusement par cette protestation bĂ©gayante, la rĂ©signation dĂ©sespĂ©rĂ©e de ses yeux pleins d’ombre, que M. Menou-Segrais lui ouvrit, presque involontairement, les bras. Il s’y jeta. À prĂ©sent, il Ă©tait Ă  genoux contre le haut fauteuil capitonnĂ©, sa rude tĂȘte aux cheveux courts naĂŻvement jetĂ©e sur la poitrine de son ami
 Mais d’un commun accord, leur Ă©treinte fut brĂšve. Le vicaire reprit simplement l’attitude d’un pĂ©nitent aux pieds de son confesseur. L’émotion du doyen se marqua lentement au lĂ©ger tremblement de sa main droite dont il le bĂ©nit. – Ces paroles vous scandalisent, mon enfant. Puissent-elles aussi vous armer ! Il n’est que trop sĂ»r votre vocation n’est pas du cloĂźtre. Il eut un sourire triste, vite rĂ©primĂ©. – La retraite qu’on vous imposera bientĂŽt sera sans nul doute un temps d’épreuve et de dĂ©rĂ©liction trĂšs amĂšre. Il se prolongera plus que vous ne pensez, n’en doutez pas. D’un regard paternel, non sans un rien d’ironie trĂšs douce, il considĂ©ra longuement le visage penchĂ©. – Vous n’ĂȘtes point nĂ© pour plaire, car vous savez ce que le monde hait le mieux, d’une haine perspicace, savante le sens et le goĂ»t de la force. Ils ne vous lĂącheront pas de sitĂŽt. Le travail que Dieu fait en nous, reprit-il aprĂšs un court silence, est rarement ce que nous attendons. Presque toujours l’Esprit-Saint nous semble agir Ă  rebours, perdre du temps. Si le morceau de fer pouvait concevoir la lime qui le dĂ©grossit lentement, quelle rage et quel ennui ! C’est pourtant ainsi que Dieu nous use. Certaines vies de saints paraissent d’une affreuse monotonie, un vrai dĂ©sert. » Il baissa lentement la tĂȘte, et pour la premiĂšre fois l’abbĂ© Donissan vit ses yeux s’obscurcir et deux profondes larmes en descendre. Tout aussitĂŽt, secouant la tĂȘte – En voilĂ  assez, fit-il. HĂątons-nous ! Car l’heure sonnera bientĂŽt oĂč je ne pourrai plus rien pour vous, selon le monde. Parlons Ă  prĂ©sent bien net, aussi clairement que possible. Rien de meilleur que d’exprimer le surnaturel dans un langage commun, vulgaire, avec les mots de tous les jours. Aucune illusion ne tient lĂ  contre. Je passe sur votre premiĂšre aventure que vous ayez, ou non, vu face Ă  face celui que nous rencontrons chaque jour – non point hĂ©las ! au dĂ©tour d’un chemin, mais en nous-mĂȘmes – comment le saurais-je ? Le vĂźtes-vous rĂ©ellement, ou bien en songe, que m’importe ? Ce qui peut paraĂźtre au commun des hommes l’épisode capital n’est le plus souvent, pour l’humble serviteur de Dieu, que l’accessoire. Nul moyen de juger de votre clairvoyance et de votre sincĂ©ritĂ© que vos Ɠuvres vos Ɠuvres rendront tĂ©moignage pour vous. Laissons cela. Il releva ses oreillers, reprit haleine, et continua, avec la mĂȘme singuliĂšre bonhomie – J’en viens Ă  votre seconde aventure, qui n’est pas sans intĂ©rĂȘt pour moi-mĂȘme, il s’en faut. Car une erreur de votre jugement a pu nuire ici Ă  l’une de ces Ăąmes qui, vous l’avez dit, nous sont confiĂ©es. Je ne connais pas la fille de M. Malorthy. Je ne sais rien du crime dont vous la pensez coupable. À nos yeux le problĂšme se pose autrement. Criminelle ou non, cette petite fille a-t-elle Ă©tĂ© l’objet d’une grĂące exceptionnelle ? Avez-vous Ă©tĂ© l’instrument de cette grĂące ? Comprenez-moi
 Comprenez-moi !
 À chaque instant, il peut nous ĂȘtre inspirĂ© le mot nĂ©cessaire, l’intervention infaillible – celle-lĂ  – pas une autre. C’est alors que nous assistons Ă  de vĂ©ritables rĂ©surrections de la conscience. Une parole, un regard, une pression de la main, et telle volontĂ© jusqu’alors inflĂ©chissable s’écroule tout Ă  coup. Pauvres sots qui nous imaginons que la direction spirituelle obĂ©it aux lois ordinaires des confidences humaines, mĂȘme sincĂšres ! Sans cesse nos plans se trouvent bouleversĂ©s, nos meilleures raisons rĂ©duites Ă  rien, nos faibles moyens retournĂ©s contre nous. Entre le prĂȘtre et le pĂ©nitent, il y a toujours un troisiĂšme acteur invisible qui parfois se tait, parfois murmure, et tout soudain parle en maĂźtre. Notre rĂŽle est souvent tellement passif ! Aucune vanitĂ©, aucune suffisance, aucune expĂ©rience ne rĂ©siste Ă  ça ! Comment donc imaginer, sans un certain serrement de cƓur, que ce mĂȘme tĂ©moin, capable de se servir de nous sans nous rendre nul compte, nous associe plus Ă©troitement Ă  son action ineffable ? S’il en a Ă©tĂ© ainsi pour vous, c’est qu’il vous Ă©prouve, et cette Ă©preuve sera rude, si rude qu’elle peut bouleverser votre vie. – Je le sais, balbutia le pauvre prĂȘtre. Ah ! que vos paroles me font mal ! – Vous le savez ? interrogea l’abbĂ© Menou-Segrais. De quelle maniĂšre ? L’abbĂ© Donissan se cacha le visage dans ses mains, puis, comme honteux d’un premier mouvement, il reprit, la tĂȘte droite, les yeux sur le pĂąle jour du dehors – Dieu m’a inspirĂ© cette pensĂ©e qu’il me marquait ainsi ma vocation, que je devrais poursuivre Satan dans les Ăąmes, et que j’y compromettrais infailliblement mon repos, mon honneur sacerdotal, et mon salut mĂȘme. – N’en croyez rien, rĂ©pliqua vivement le curĂ© de Campagne. On ne compromet son salut qu’en s’agitant hors de sa voie. LĂ  oĂč Dieu nous suit, la paix peut nous ĂȘtre ĂŽtĂ©e, non la grĂące. – Votre illusion est grande, rĂ©pondit l’abbĂ© Donissan avec calme, sans paraĂźtre s’apercevoir combien de telles paroles Ă©taient Ă©loignĂ©es de son ton habituel de dĂ©fĂ©rence et d’humilitĂ©. Je ne puis douter de la volontĂ© qui me presse, ni du sort qui m’attend. Le regard de l’abbĂ© Menou-Segrais eut cette joie du chercheur qui entrevoit soudain la solution longtemps cherchĂ©e. – Quel sort vous attend donc, mon fils ? Le vicaire haussa lĂ©gĂšrement les Ă©paules. – Je ne vous demanderai pas votre secret. J’en aurais eu le droit jadis. À prĂ©sent, nous changeons de route, vous et moi, et dĂ©jĂ  vous ne m’appartenez plus. – Ne parlez pas ainsi, murmura l’abbĂ© Donissan, les yeux sombres et fixes. OĂč que j’aille, si profondĂ©ment que je m’enfonce, – oui – dans les bras mĂȘmes de Satan, je me souviendrai de votre charitĂ©. Puis, comme si l’image qui s’emparait de son esprit l’agitait trop douloureusement et qu’il voulĂ»t la fuir ou peut-ĂȘtre l’affronter, il se mit brusquement debout. – Est-ce lĂ  votre secret, s’écria M. Menou-Segrais, est-ce lĂ  ce que vous prĂ©tendez tenir de Dieu ! Ai-je bien compris que vous blasphĂ©miez en vous la divine misĂ©ricorde ? Ce ne sont pas lĂ  mes leçons ! Entendez-moi, malheureux ! Vous ĂȘtes depuis combien de temps ?
 la dupe, le jouet, le ridicule instrument de celui que vous redoutez le plus. Il faisait de ses deux mains levĂ©es, puis abaissĂ©es, un geste d’horreur et de dĂ©couragement, que dĂ©mentait l’éclat volontaire de son regard. – Je n’ai pas blasphĂ©mĂ©, reprit l’abbĂ© Donissan. Je n’ai pas dĂ©sespĂ©rĂ© de la justice du bon Dieu. Je croirai jusqu’à la derniĂšre minute de ma misĂ©rable vie que les seuls mĂ©rites de Notre-Seigneur sont bien assez grands pour m’absoudre, moi-mĂȘme et tous avec moi. Cependant, ce n’est pas sans cause qu’il m’a Ă©tĂ© rĂ©vĂ©lĂ© un jour, d’une maniĂšre si efficace, l’effrayante horreur du pĂ©chĂ©, le misĂ©rable Ă©tat des pĂ©cheurs, et la puissance du dĂ©mon. – À quel moment ?
 commença l’abbĂ© Menou-Segrais. Mais, sans le laisser achever, ou plutĂŽt comme s’il ne se souciait point de l’entendre, le futur saint de Lumbres continuait – De cela, le pressentiment me fut donnĂ© jadis. Avant que de connaĂźtre la vĂ©ritĂ©, j’en ai portĂ© la tristesse. Chacun reçoit sa part de lumiĂšre de plus zĂ©lĂ©s, de plus instruits ont sans doute un sentiment trĂšs vif de l’ordre divin des choses. Pour moi, dĂšs l’enfance, j’ai vĂ©cu moins dans l’espĂ©rance de la gloire que nous possĂ©derons un jour que dans le regret de celle que nous avons perdue. Son visage se durcissait Ă  mesure, un pli de colĂšre se creusait sur son front. Ah ! mon pĂšre, mon pĂšre ! J’ai dĂ©sirĂ© Ă©carter de moi cette croix ! Est-ce possible ! Je la reprenais toujours. Sans elle, la vie n’a pas de sens le meilleur devient un de ces tiĂšdes que le Seigneur vomit. Dans notre affreuse misĂšre, humiliĂ©s, foulĂ©s, piĂ©tinĂ©s par le plus vil, que serions-nous, si nous ne sentions au moins l’outrage ! Il n’est pas tout Ă  fait maĂźtre du monde, tant que la sainte colĂšre gonfle nos cƓurs, tant qu’une vie humaine, Ă  son tour, jette le Non Serviam Ă  sa face. Des mots se pressaient dans sa bouche, sans proportion avec les images intĂ©rieures qui les suscitaient. Et ce flot de paroles chez un homme naturellement silencieux trahissait presque le dĂ©lire. – Je vous arrĂȘte, dit froidement l’abbĂ© Menou-Segrais. Je vous ordonne de m’entendre. Vous ne parlez tant que pour vous tromper vous-mĂȘme et me tromper avec vous. Laissons cela. Mais je sais que vous n’ĂȘtes pas homme Ă  vous payer de mots. Cette violence suppose quelque rĂ©solution, quelque projet, quelque acte peut-ĂȘtre, que je veux connaĂźtre. Ce coup porta si juste que l’abbĂ© Donissan leva vers son doyen un regard Ă©perdu. Mais le vieillard subtil et fort poursuivait dĂ©jĂ  – De quelle maniĂšre avez-vous rĂ©alisĂ© dans votre vie des sentiments dont le moins qu’on puisse dire est qu’ils sont troubles et dangereux ? Le jeune prĂȘtre se tut. – Je vous mettrai donc sur la voie, reprit M. Menou-Segrais. Vous commençùtes par des mortifications excessives. Puis vous vous ĂȘtes jetĂ© dans le ministĂšre avec une Ă©gale frĂ©nĂ©sie. Les rĂ©sultats que vous obteniez rĂ©jouissaient votre cƓur. Ils eussent dĂ» vous rendre la paix. Cependant vous ne la connaissiez pas encore ! Dieu ne la refuse jamais au bon serviteur, Ă  la limite de ses forces. L’auriez-vous donc, dĂ©libĂ©rĂ©ment, refusĂ©e ? – Je ne l’ai pas refusĂ©e, rĂ©pliqua l’abbĂ© Donissan, avec effort. Je suis plutĂŽt disposĂ© par la nature Ă  la tristesse qu’à la joie
 Il parut rĂ©flĂ©chir un instant, chercher Ă  sa pensĂ©e une expression modĂ©rĂ©e, conciliante, puis, se dĂ©cidant tout Ă  coup, d’une voix que la passion assourdissait plutĂŽt, comparable Ă  une flamme sombre – Ah ! plutĂŽt le dĂ©sespoir, s’écria-t-il, et tous ses tourments qu’une lĂąche complaisance pour les Ɠuvres de Satan ! À sa grande surprise, car il avait laissĂ© Ă©chapper ce souhait comme un cri, et l’avait entendu avec une espĂšce d’effroi, le doyen de Campagne lui prit les deux mains dans les siennes et dit doucement – C’en est assez je lis clairement en vous je ne m’étais pas trompĂ©. Non seulement vous n’avez pas sollicitĂ© de consolation, mais vous avez entretenu votre esprit de tout ce qui Ă©tait capable de vous pousser au dĂ©sespoir. Vous avez entretenu le dĂ©sespoir en vous. – Non pas le dĂ©sespoir, s’écria-t-il, mais la crainte. – Le dĂ©sespoir, rĂ©pĂ©ta l’abbĂ© Menou-Segrais sur le mĂȘme ton, et qui vous eĂ»t conduit de la haine aveugle du pĂ©chĂ© au mĂ©pris et Ă  la haine du pĂ©cheur. À ces mots, l’abbĂ© Donissan, s’arrachant Ă  l’étreinte du doyen de Campagne, et les yeux soudain pleins de larmes – La haine du pĂ©cheur ! s’écria-t-il d’une voix rauque la pitiĂ© de son regard avait quelque chose de farouche. La haine du pĂ©cheur ! La violence et le dĂ©sordre de ses sentiments arrĂȘtĂšrent la parole sur ses lĂšvres, et ce ne fut qu’aprĂšs un long silence qu’il ajouta, les yeux clos sur une vision mystĂ©rieuse – J’ai disposĂ© d’un bien autrement prĂ©cieux que la vie
 Alors la voix du doyen de Campagne retentit dans le nouveau silence, ferme, claire, impossible Ă  Ă©luder – Je n’ai jamais doutĂ© qu’il y eĂ»t dans votre vie intĂ©rieure un secret, mieux gardĂ© par votre ignorance et votre bonne foi que par n’importe quelle duplicitĂ©. Il y a quelque imprudence consommĂ©e. Je ne serais pas surpris que vous ayez formĂ© quelque vƓu dangereux
 – Je n’aurais pu former aucun vƓu sans la permission de mon confesseur, balbutia le pauvre prĂȘtre. – Si ce n’est un vƓu, c’est quelque chose qui lui ressemble, rĂ©pliqua l’abbĂ© Menou-Segrais. Puis, se dressant pĂ©niblement hors de ses oreillers, les deux mains posĂ©es sur ses genoux, sans Ă©lever le ton – Je vous l’ordonne, mon enfant. Au grand Ă©tonnement du doyen, son vicaire hĂ©sita longtemps, le regard dur. Puis avec un frisson douloureux – Il est vrai, je vous assure
 Je n’ai fait aucun vƓu, aucune promesse, Ă  peine un souhait
 peut-ĂȘtre
 sans doute mal justifiĂ©, au moins selon la prudence humaine
 – Il empoisonne votre cƓur, rĂ©pliqua l’abbĂ© Menou-Segrais. Alors, secouant la tĂȘte et prenant parti – VoilĂ  peut-ĂȘtre ce qui mĂ©rite vos reproches
 La possession de tant d’ñmes par le pĂ©ché  m’a souvent transportĂ© de haine contre l’ennemi
 Pour leur salut, j’ai offert tout ce que j’avais ou possĂ©derais jamais
 ma vie d’abord – cela est si peu de chose !
 – les consolations de l’Esprit-Saint
 Il hĂ©sita encore – Mon salut, si Dieu le veut ! fit-il Ă  voix basse. L’aveu fut reçu dans un profond silence. Les paroles extraordinaires parurent crĂ©er ce silence, s’y perdre d’elles-mĂȘmes. Alors l’abbĂ© Menou-Segrais parla de nouveau – Avant de continuer, fit-il avec sa simplicitĂ© ordinaire, renoncez cette pensĂ©e Ă  jamais, et priez Dieu de vous pardonner. De plus, je vous interdis de parler de ces choses Ă  un autre que moi. Puis, comme l’abbĂ© ouvrait la bouche pour rĂ©pondre, le magistral clinicien des Ăąmes, toujours ferme dans sa prudence et son bon sens souverain – Gardez-vous d’insister, fit-il. Taisez-vous. Il ne s’agit plus que d’oublier. Je sais tout. L’entreprise a Ă©tĂ© irrĂ©prochablement conçue et rĂ©alisĂ©e de point en point. Le dĂ©mon ne trompe pas autrement ceux qui vous ressemblent. S’il ne savait abuser des dons de Dieu, il ne serait rien de plus qu’un cri de haine dans l’abĂźme, auquel aucun Ă©cho ne rĂ©pondrait
 Bien que sa voix ne dĂ©celĂąt aucune excessive Ă©motion, cette derniĂšre se marqua pourtant Ă  ce signe que l’abbĂ© Menou-Segrais prit sa canne au pied du fauteuil, se leva, et fit quelques pas dans sa chambre. Son vicaire demeurait debout, Ă  la mĂȘme place. – Mon petit enfant, dit le vieux prĂȘtre, que de pĂ©rils vous attendent ! Le Seigneur vous appelle Ă  la perfection, non pas au repos. Vous serez de tous le moins assurĂ© dans votre voie, clairvoyant seulement pour autrui, passant de la lumiĂšre aux tĂ©nĂšbres, instable. L’offre tĂ©mĂ©raire a Ă©tĂ©, en quelque maniĂšre, entendue. L’espĂ©rance est presque morte en vous, Ă  jamais. Il n’en reste que cette derniĂšre lueur sans quoi toute Ɠuvre deviendrait impossible et tout mĂ©rite vain. Ce dĂ©nuement de l’espĂ©rance, voilĂ  ce qui importe. Le reste n’est rien. Sur la route que vous avez choisie – non ! oĂč vous vous ĂȘtes jetĂ© ! – vous serez seul, dĂ©cidĂ©ment seul, vous marcherez seul. Quiconque vous y suivrait, se perdrait sans vous secourir. – Je n’ai pas demandĂ© cela, s’écria le futur saint de Lumbres, avec une violence soudaine. Par un contraste vĂ©ritablement pathĂ©tique, sa voix restait sombre et volontaire. Je n’ai pas sollicitĂ© ces grĂąces singuliĂšres. Je n’en veux pas ! Je ne dĂ©sire pas de miracles ! Je n’en ai jamais demandĂ© ! Qu’on me laisse donc vivre et mourir dans la peau d’un pauvre homme qui ne sait ni A ni B. Non ! Non ! ce qui a Ă©tĂ© commencĂ© cette nuit ne sera pas achevĂ© ! J’ai rĂȘvĂ©. J’étais fou. L’abbĂ© Menou-Segrais regagna son fauteuil, s’y Ă©tendit, et rĂ©pliqua sans Ă©lever la voix – Qui le sait ? Lequel d’entre ceux que nous honorons comme nos pĂšres dans la foi n’a Ă©tĂ© traitĂ© de visionnaire ? Quel visionnaire n’a eu ses disciples ? Au point oĂč vous ĂȘtes, vos Ɠuvres seules parleront pour ou contre vous. AprĂšs un moment, il ajouta, sur un ton plus doux – Ne suis-je pas Ă  plaindre aussi, mon enfant ? Mon expĂ©rience des Ăąmes, une rĂ©flexion de plusieurs mois me portent Ă  croire que Dieu vous a choisi. Les nigauds incrĂ©dules n’admettent pas les saints. Les nigauds dĂ©vots s’imaginent qu’ils poussent tout seuls comme l’herbe des champs. Peu savent que l’arbre est d’autant plus fragile qu’il est d’essence plus rare. Votre destinĂ©e, Ă  laquelle tant d’autres destinĂ©es sont liĂ©es sans doute, cela est Ă  la merci d’un faux pas, d’un abus mĂȘme involontaire de la grĂące, d’une dĂ©cision hĂątive, d’une incertitude, d’une Ă©quivoque. Et vous m’ĂȘtes confiĂ© ! Vous ĂȘtes Ă  moi ! De quelles mains tremblantes je vous offre Ă  Dieu ! Aucune faute ne m’est permise. Qu’il m’est cruel de ne pouvoir me jeter Ă  genoux Ă  vos cĂŽtĂ©s, rendre grĂąces avec vous ! J’attendais de jour en jour une confirmation surnaturelle des desseins de Dieu sur votre Ăąme. J’attendais cette confirmation de votre zĂšle, de votre influence grandissante, de la conversion de mon petit troupeau. Et dans votre vie si troublĂ©e, si pleine d’orages, le signe a Ă©clatĂ© comme la foudre. Il me laisse plus perplexe qu’avant. Car il est sĂ»r dĂ©sormais que ce signe est Ă©quivoque, que le miracle mĂȘme n’est pas pur ! Il rĂ©flĂ©chit un moment, puis, levant les Ă©paules, dans un geste d’impuissance – Dieu sait que je ne cĂ©derais pas Ă  la crainte ! Dieu sait que je suis trop tentĂ© d’affronter le jugement d’autrui ! On m’accuse volontiers d’indĂ©pendance et mĂȘme d’insubordination. Il y a pourtant telle rĂšgle qu’on ne peut enfreindre. Que vous vous dĂ©chiriez Ă  coups de discipline, j’y mettrais ordre. Que vous rĂȘviez le diable, ou le rencontriez Ă  tous les carrefours, cela me regarde. Mais cette histoire, non moins invraisemblable, de la petite Malorthy m’éclaire. Je ne puis vous laisser libre de parler et d’agir dans cette paroisse selon vos lumiĂšres
 Je ne puis m’en remettre Ă  vous
 Je dois
 il faut
 il est nĂ©cessaire que je m’ouvre de tout ceci Ă  nos supĂ©rieurs. Mon appui vous sera de peu ! D’autre part, vous devrez ne dissimuler rien. DĂšs lors
 ah ! dĂšs lors !
 qui sait quand vous l’emporterez enfin sur la dĂ©fiance des uns, la pitiĂ© des autres, la contradiction de tous ! L’emporterez-vous mĂȘme jamais ? Me serais-je trompĂ© sur vous ? Ai-je encore trop attendu ! Un vieillard ne peut plus manquer sa vie. Mais j’aurai manquĂ© ma mort. L’abbĂ© Donissan sortit enfin de son silence. Loin de le confondre, ce dernier doute exprimĂ© lui rendait visiblement courage. Il objecta timidement – Je ne dĂ©sire rien tant que l’oubli, l’effacement, la vie commune, mes devoirs d’état. Si vous le vouliez, qui m’empĂȘcherait de redevenir ce que j’étais avant ? Qui se soucierait de moi ? Je n’attire l’attention de personne. J’ai la rĂ©putation que je mĂ©rite d’un prĂȘtre bien simple, bien borné  Ah ! si vous le permettiez, il me semble que j’arriverais Ă  passer inaperçu, mĂȘme du bon Dieu et de ses anges ! – Inaperçu ! s’écria doucement l’abbĂ© Menou-Segrais il souriait, mais avec des yeux pleins de larmes
 Toutefois il s’interrompit aussitĂŽt. L’escalier retentissait du pas singuliĂšrement prĂ©cipitĂ© de la gouvernante. La porte s’ouvrit presque aussitĂŽt, et, trĂšs pĂąle, avec cette hĂąte des vieilles femmes Ă  annoncer les mauvaises nouvelles – Mlle Malorthy vient de se pĂ©rir, dit-elle. Et, dĂ©jĂ  satisfaite de l’effet produit, elle ajouta – Elle s’a ouvert la gorge avec un rasoir
 * * * On lira ci-dessous la lettre de Monseigneur au chanoine Gerbier MON CHER CHANOINE, J’ai des remerciements Ă  vous faire pour le sang-froid, l’intelligence et le zĂšle discret dont vous avez fait preuve au cours de certains Ă©vĂ©nements bien douloureux Ă  mon cƓur paternel. Le malheureux abbĂ© Donissan a quittĂ© cette semaine la maison de santĂ© de Vaubecourt, oĂč il a Ă©tĂ© traitĂ© avec le plus grand dĂ©vouement par le docteur Jolibois. Ce praticien, Ă©lĂšve du docteur Bernheim de Nancy, m’a entretenu hier du prĂ©sent Ă©tat de santĂ© de notre cher enfant. Il a tĂ©moignĂ© de cette largeur de vues et de cette tendre sollicitude que j’ai eu l’occasion d’admirer dĂ©jĂ  bien souvent chez des hommes de science que leurs Ă©tudes ont malheureusement dĂ©tournĂ©s de la foi. Il attribue ces troubles passagers Ă  une grave intoxication des cellules nerveuses, probablement d’origine intestinale. Sans manquer Ă  la charitĂ©, qui doit ĂȘtre notre rĂšgle constante, je dĂ©plore avec vous la nĂ©gligence, pour ne pas dire plus, de M. le doyen de Campagne. En agissant nettement et vigoureusement, il nous eĂ»t sans doute Ă©vitĂ© de paraĂźtre momentanĂ©ment en conflit avec les autoritĂ©s civiles. Toutefois, grĂące Ă  votre judicieuse intervention et aprĂšs un premier malentendu, vite dissipĂ©, M. le docteur Gallet a usĂ© vis-Ă -vis de nous de la plus haute courtoisie en nous aidant Ă  limiter le scandale. Par ailleurs, son diagnostic a Ă©tĂ© confirmĂ© par son Ă©minent confrĂšre de Vaubecourt. Ces deux traits font autant d’honneur Ă  son caractĂšre qu’à ses connaissances professionnelles. Le tĂ©moignage de Mlle Malorthy, les confidences faites en pleine dĂ©mence, ou dans la pĂ©riode de prĂ©agonie, n’eussent pas suffi sans doute Ă  compromettre, dans la personne de M. Donissan, la dignitĂ© de notre ministĂšre. Mais sa prĂ©sence au chevet de la mourante, en dĂ©pit de la protestation formelle de M. Malorthy, ne devait ĂȘtre en aucun cas tolĂ©rĂ©e par M. le doyen de Campagne. J’accorde que ce qui a suivi ne pouvait ĂȘtre prĂ©vu d’un homme sensĂ©. Le dĂ©sir de cette jeune personne, manifestĂ© publiquement, d’ĂȘtre conduite au pied de l’église pour y expirer, ne devait pas ĂȘtre pris en considĂ©ration. Outre que le pĂšre et le mĂ©decin traitant s’opposaient Ă  une telle imprudence, ce qu’on sait du passĂ© et de l’indiffĂ©rence religieuse de Mlle Malorthy autorisait Ă  croire que, dĂ©jĂ  soignĂ©e jadis pour troubles mentaux, l’approche de la mort bouleversait sa faible raison. Que dire de l’altercation qui a suivi ! Des Ă©tranges paroles prononcĂ©es par le malheureux vicaire ! Que dire surtout du vĂ©ritable rapt commis par lui, lorsque, arrachant la malade aux mains paternelles, il l’a portĂ©e tout ensanglantĂ©e et moribonde Ă  l’église, heureusement voisine ! De tels excĂšs sont d’un autre Ăąge, et ne se qualifient point. GrĂące au ciel, le scandale a heureusement pris fin. De bonnes Ăąmes, plus zĂ©lĂ©es que sages, attiraient dĂ©jĂ  l’attention sur cette conversion in articulo mortis, dont l’invraisemblance nous eĂ»t couverts de ridicule. J’y ai mis bon ordre. Notre solution a contentĂ© tout le monde. À l’exception sans doute de M. le doyen de Campagne qui, en se renfermant dans un silence dĂ©daigneux, et en nous refusant son tĂ©moignage, s’est montrĂ©, pour le moins, singulier. Sur mes instructions, M. l’abbĂ© Donissan est entrĂ© Ă  la Trappe de Tortefontaine. Il y restera jusqu’à confirmation de sa guĂ©rison. J’accorde que sa parfaite docilitĂ© plaide en sa faveur, et qu’il y a lieu d’espĂ©rer que nous pourrons un jour, ces faits regrettables tombĂ©s dans l’oubli, lui trouver dans le diocĂšse un petit emploi, en rapport avec ses capacitĂ©s. » Cinq ans plus tard, en effet, l’ancien vicaire de Campagne Ă©tait nommĂ© curĂ© desservant d’une petite paroisse, au hameau de Lumbres. Ses Ɠuvres y sont connues de tous. La gloire, auprĂšs de laquelle toute gloire humaine pĂąlit, alla chercher dans ce lieu dĂ©sert le nouveau curĂ© d’Ars. La deuxiĂšme partie de ce livre, d’aprĂšs des documents authentiques et des tĂ©moignages que personne n’oserait rĂ©cuser, rapporte le dernier Ă©pisode de son extraordinaire vie. DEUXIÈME PARTIE LE SAINT DE LUMBRES. I. Il ouvrit la fenĂȘtre ; il attendait encore on ne sait quoi. À travers le gouffre d’ombre ruisselant de pluie, l’église luisait faiblement, seule vivante
 Me voici », dit-il, comme en rĂȘve
 La vieille Marthe, en bas, tirait les verrous. Au loin, l’enclume du marĂ©chal tinta. Mais dĂ©jĂ  il n’écoutait plus c’était l’heure de la nuit oĂč cet homme intrĂ©pide, soutien de tant d’ñmes, chancelait sous le poids de son magnifique fardeau. Pauvre curĂ© de Lumbres ! disait-il en souriant, il ne fait rien de bon
 il ne sait mĂȘme plus dormir ! » Il disait aussi Croyez-vous bien ? J’ai peur du noir !
 » La lampe du sanctuaire dessinait peu Ă  peu, dans la nuit, l’ogive des grandes fenĂȘtres Ă  trois meneaux. La vieille tour, construite entre le chƓur et la grande nef, Ă©levait juste au-dessus sa flĂšche en charpente, et son pesant beffroi. Il ne les voyait plus. Il Ă©tait debout, face aux tĂ©nĂšbres, seul, et comme Ă  la proue d’un navire. La grande vague tĂ©nĂ©breuse roulait autour avec un bruit surhumain. Des quatre coins de l’horizon accouraient vers lui les champs et les bois invisibles
 et derriĂšre les champs et les bois, d’autres villages et d’autres bourgs, tous pareils, crevant d’abondance, ennemis des pauvres, pleins d’avares accroupis, froids comme des suaires
 Et plus loin encore les villes, qui ne dorment jamais. – Mon Dieu ! Mon Dieu !
 rĂ©pĂ©tait-il, ne pouvant pleurer ni prier
 Comme au chevet d’un moribond, chaque minute tombait dans ces tĂ©nĂšbres, irrĂ©parables. Si courtes que soient les nuits, le jour vient trop tard CĂ©limĂšne a dĂ©jĂ  mis son rouge, l’ivrogne a cuvĂ© son vin. La sorciĂšre, retour du sabbat, toute chaude encore, s’est glissĂ©e dans ses draps blancs
 Le jour vient trop tard
 Mais la seule justice, d’un pĂŽle Ă  l’autre, surprendra le monde. Il finit par glisser Ă  genoux, comme on coule Ă  pic. Cette justice, qu’un peuple gĂ©nĂ©reux attend de M. le ministre des Finances, il ne la cherchait pas si loin – plutĂŽt lĂ -bas, au-dessous de l’horizon, toute prĂȘte, pĂ©trie Ă  l’aube prochaine, irrĂ©sistible, dans la nuit qui vole en Ă©clats. La main ouverte ne se fermera pas
 la parole sĂ©chera sur les lĂšvres
 le monstre Évolution, fixĂ© Ă  jamais, cessera soudain de s’étendre et de bouillonner
 L’effrayante aurore, qui se lĂšve au-dedans de l’homme, donnera Ă  la pensĂ©e la plus secrĂšte sa forme et son volume Ă©ternel, et le cƓur double et furtif ne pourra mĂȘme plus se renier
 Consummatum est, c’est-Ă -dire tout est dĂ©fini pour toujours. M. Loyolet, inspecteur d’AcadĂ©mie au titre d’agrĂ©gĂ© Ăšs lettres, a voulu voir le saint de Lumbres, dont tout le monde parle. Il lui a fait une visite, en secret, avec sa fille et sa dame. Il Ă©tait un peu Ă©mu. Je m’étais figurĂ© un homme imposant, dit-il, ayant de la tenue et des maniĂšres. Mais ce petit curĂ© n’a pas de dignitĂ© il mange en pleine rue, comme un mendiant
 » Quel dommage, disait-il aussi, qu’un tel homme puisse croire au diable ! » Le curĂ© de Lumbres y croit, et cette nuit mĂȘme il le craint. J’étais, a-t-il avouĂ© plus tard, Ă©prouvĂ© depuis des semaines, par une angoisse nouvelle pour moi j’avais passĂ© ma vie au confessionnal, et j’étais tout Ă  coup accablĂ© du sentiment de mon impuissance ; je sentais moins de pitiĂ© que de dĂ©goĂ»t. Il faut n’ĂȘtre qu’un pauvre prĂȘtre pour savoir ce que c’est que l’effrayante monotonie du pĂ©chĂ© !
 Je ne trouvais rien Ă  dire
 Je ne pouvais plus qu’absoudre et pleurer
 » Au-dessus de lui, la nuĂ©e se dĂ©chire en lambeaux. Une, dix, cent Ă©toiles renaissent, une par une, Ă  la cime de la nuit. Une pluie fine, une poussiĂšre d’eau retombe d’un nuage crevĂ© par le vent. Il respire l’air rafraĂźchi, dĂ©tendu par l’orage
 Ce soir, il ne se dĂ©fendra plus il n’a plus rien Ă  dĂ©fendre ; il a tout donnĂ© ; il est vide
 Ce cƓur humain, il le connaĂźt bien, lui
 Il y est entrĂ© avec sa pauvre soutane et ses gros souliers. Ce cƓur ! Ce vieux cƓur, qu’habite l’incomprĂ©hensible ennemi des Ăąmes, l’ennemi puissant et vil, magnifique et vil. L’étoile reniĂ©e du matin Lucifer, ou la fausse Aurore
 Il sait tant de choses, pauvre curĂ© de Lumbres ! que la Sorbonne ne sait pas. Tant de choses qui ne s’écrivent pas, qui se disent Ă  peine, dont on s’arrache l’aveu, comme d’une plaie refermĂ©e – tant de choses ! Et il sait aussi ce qu’est l’homme un grand enfant plein de vices et d’ennui. Qu’apprendrait-il de nouveau, ce vieux prĂȘtre ? Il a vĂ©cu mille vies, toutes pareilles. Il ne s’étonnera plus ; il peut mourir. Il y a des morales toutes neuves, mais on ne renouvellera pas le pĂ©chĂ©. Pour la premiĂšre fois, il doute, non pas de Dieu, mais de l’homme. Mille souvenirs le pressent il entend les plaintes confuses, les bĂ©gaiements pleins de honte, le cri de douleur de la passion qui se dĂ©robe et qu’un mot a clouĂ©e sur place, que la parole lucide retourne et dĂ©pouille toute vive
 Il revoit les pauvres visages bouleversĂ©s, les regards qui veulent et ne veulent pas, les lĂšvres vaincues qui se relĂąchent, et la bouche amĂšre qui dit non
 Tant de faux rĂ©voltĂ©s, si Ă©loquents dans le monde, qu’il a vus Ă  ses pieds, risibles ! Tant de cƓurs fiers, oĂč pourrit un secret ! Tant de vieux hommes, pareils Ă  d’affreux enfants ! Et par-dessus tous, fixant le monde d’un regard froid, les jeunes avares, qui ne pardonnent jamais. Aujourd’hui comme hier, comme au premier jour de sa vie sacerdotale, les mĂȘmes
 Il est au terme de son effort, et l’obstacle manque tout Ă  coup. Ceux qu’il a voulu dĂ©livrer, c’étaient ceux-lĂ  mĂȘmes qui refusent la libertĂ© comme un fardeau, et l’ennemi qu’il a poursuivi jusqu’au ciel rit au-dessous, insaisissable, invulnĂ©rable. Tous l’ont bernĂ©. Nous cherchons la paix », disaient-ils. Non pas la paix, mais un court repos, une halte dans les tĂ©nĂšbres. Aux pieds du solitaire, ils venaient jeter leur Ă©cume ; et puis ils retournaient Ă  leurs tristes plaisirs, Ă  leur vie sans joie. Et il se comparait aussi Ă  ces vieilles murailles insultĂ©es, oĂč le passant grave une ligne obscĂšne, et qui se dĂ©truisent lentement, pleines de secrets dĂ©risoires. Ceux qu’il a tant de fois consolĂ©s ne le connaĂźtraient plus. À cette minute, une des plus tragiques de sa vie, il se sent pressĂ© de toutes parts, tout est remis en question. Certaines pensĂ©es plus perfides, longtemps repoussĂ©es, rĂ©apparaissent soudain, et il ne les reconnaĂźt plus. Il trouve Ă  toutes choses un sens, et comme une saveur nouvelle
 Pour la premiĂšre fois, il contemple sans amour, mais avec pitiĂ©, le lamentable troupeau humain, nĂ© pour paĂźtre et mourir. Il goĂ»te l’amer sentiment de sa dĂ©faite et de sa grandeur. À la limite de l’angoisse, la volontĂ© intrĂ©pide refuse de s’avouer vaincue ; elle veut retrouver son Ă©quilibre, coĂ»te que coĂ»te
 Il est debout, maintenant ; il pose devant lui un regard inflexible
 Que de nuits, pareilles Ă  cette nuit, jusqu’à la derniĂšre nuit ! Mais toujours, dans la foule, la grĂące divine frappera son coup ; toujours elle marquera quelqu’un de ces hommes, vers qui monte la justice, Ă  travers le temps, comme un astre. L’astre docile accourt Ă  leur voix. Il ne regarde plus la petite Ă©glise, il regarde au-dessus. Il est tout vibrant d’une exaltation sans joie. Il ne souffre presque plus, il est fixĂ© pour toujours. Il ne dĂ©sire rien ; il est vaincu. Par la brĂšche ouverte, l’orgueil rentre Ă  flots dans son cƓur
 – Je me damnais, sans y penser, disait-il plus tard ; je me sentais durcir comme une pierre. Le projet qu’il a tant de fois formĂ© d’aller se cacher pour mourir dans une retraite au bord du monde, Chartreuse ou Trappe, revient se prĂ©senter Ă  son esprit mais comme une image nouvelle, avec une crispation du cƓur, aiguĂ« et douce, un Ă©vanouissement mystĂ©rieux. À de telles minutes, jadis, le pasteur n’abandonnait point son troupeau ; il rĂȘvait de le porter avec soi, jusqu’au lieu de sa pĂ©nitence, pour vivre encore et mĂ©riter pour lui. Mais Ă  prĂ©sent ce souvenir mĂȘme s’efface, le dernier. L’infatigable ami des Ăąmes ne souhaite plus que le repos, et quelque chose, encore, dont la pensĂ©e secrĂšte dĂ©tend toutes ses fibres, le besoin de mourir, pareil au dĂ©sir des larmes
 Et ce sont, en effet, des larmes qui baignent ses yeux, mais sans dĂ©charger son cƓur, et dans sa naĂŻvetĂ© le vieil homme ne les reconnaĂźt plus, s’étonne et ne peut donner un nom Ă  ce vertige voluptueux. La tentation suprĂȘme, oĂč se sont abĂźmĂ©es avant lui tant de ces Ăąmes ardentes, qui traversent d’un coup le plaisir et trouvent le nĂ©ant, pour l’embrasser d’une dĂ©finitive Ă©treinte, il y va succomber, sans avoir ouvert les yeux. À la limite de son immense effort, la fatigue, tant de fois vaincue, refoulĂ©e, jaillit de lui, comme l’effusion de son propre sang. Nul remords. L’ennemi plein de ruse le roule dans cette lassitude dĂ©sespĂ©rĂ©e, comme dans un suaire, avec une adresse infinie, l’affreuse dĂ©rision des soins maternels
 C’est en vain que le vieil homme accablĂ© dirige, Ă  travers la nuit blanchissante, un regard oĂč s’élĂšve une derniĂšre lueur, et qui ne reflĂ©tera pas le jour levant. Il ne voit rien au-dedans de lui, aucune image oĂč fixer la tentation, aucun signe du travail qui le dĂ©truit lentement, sous les yeux d’un maĂźtre impassible. Ce n’est plus ce cloĂźtre qu’il dĂ©sire, mais quelque chose de plus secret que la solitude, l’évanouissement d’une chute Ă©ternelle, dans les tĂ©nĂšbres refermĂ©es. À celui qui tint si longtemps sa chair esclave, la voluptĂ© dĂ©couvre Ă  la fin son vrai visage, plein d’un rire immobile. Et ce n’est pas non plus cette image, ni aucune autre, qui troublera les sens du vieux solitaire, mais, dans son cƓur candide et tĂȘtu, l’autre concupiscence s’éveille, ce dĂ©lire de la connaissance qui perdit la mĂšre des hommes, droite et pensive, au seuil du Bien et du Mal. ConnaĂźtre pour dĂ©truite, et renouveler dans la destruction sa connaissance et son dĂ©sir – ĂŽ soleil de Satan ! – dĂ©sir du nĂ©ant recherchĂ© pour lui-mĂȘme, abominable effusion du cƓur ! Le saint de Lumbres n’a plus de force que pour appeler ce repos effroyable ; la grĂące divine met un voile devant ces yeux tout Ă  l’heure pleins encore du mystĂšre divin
 Ce regard si clair hĂ©site Ă  prĂ©sent, ne sait oĂč se poser
 Une Ă©trange jeunesse, une aviditĂ© naĂŻve, pareille Ă  la premiĂšre blessure des sens, Ă©chauffe le vieux sang, bat dans sa maigre poitrine
 Il cherche Ă  tĂątons, il caresse la mort, Ă  travers tant de voiles, d’une main qui dĂ©faille. Jusqu’à cette minute solennelle, sa vie a-t-elle eu un sens ? Il l’ignore. Il ne voit derriĂšre lui qu’un paysage aride, et ces foules, qu’il a traversĂ©es, en les bĂ©nissant. Mais quoi ! Le troupeau trotte encore sur ses talons, le poursuit, le presse, ne lui laisse aucun repos, insatiable, avec cette grande rumeur anxieuse, et ce piĂ©tinement de bĂȘtes blessĂ©es
 Non ! Il ne tournera pas la tĂȘte, il ne veut pas. Ils font poussĂ© jusque-lĂ , jusqu’au bord, et au-delà
 ĂŽ miracle ! il y a le silence, le vrai silence, l’incomparable silence, son repos. – Mourir, dit-il Ă  voix basse, mourir
 Il Ă©pelle le mot, pour s’en pĂ©nĂ©trer, pour le digĂ©rer dans son cƓur
 C’est vrai qu’il le sent maintenant au fond de lui, dans ses veines, ce mot, poison subtil
 Il insiste, il redouble, avec une fiĂšvre grandissante ; il voudrait le vider d’un coup, hĂąter sa fin. Dans son impatience, il y a ce besoin du pĂ©cheur d’enfoncer dans son crime, toujours plus avant, pour s’y cacher Ă  son juge ; il est Ă  cette minute oĂč Satan pĂšse de tout son poids, oĂč s’appliquent au mĂȘme point, d’une seule pesĂ©e, toutes les puissances d’en bas. Et c’est en haut qu’il lĂšve pourtant son regard, vers le carrĂ© de ciel grisĂątre, oĂč la nuit se dissipe en fumĂ©es. Jamais il n’a priĂ© avec cette volontĂ© dure, d’un tel accent. Jamais sa voix ne parut plus forte entre ses lĂšvres, murmure au-dehors, mais qui au-dedans retentit, pareille Ă  un grondement prisonnier dans un bloc d’airain
 Jamais l’humble thaumaturge, dont on raconte tant de choses, ne se sentit plus prĂšs du miracle, face Ă  face. Il semble que sa volontĂ© se dĂ©tend pour la premiĂšre fois, irrĂ©sistible, et qu’une seule parole, articulĂ©e dans le silence, va le dĂ©truire Ă  jamais
 Oui, rien ne le sĂ©pare du repos qu’un dernier mouvement de sa volontĂ© souveraine
 Il n’ose plus regarder l’église ni, dans la brume de l’aube, les maisons de son petit troupeau ; une honte le retient, qu’il a hĂąte de dissiper par un acte irrĂ©parable
 À quoi bon s’embarrasser d’autres soins superflus ? Il baisse les yeux vers la terre, son refuge. II. C’est alors que par deux fois la porte basse, qui donne sur la route de Chavranches, claqua. Dans la courette, le poulailler tout entier battit des ailes. Le chien Jacquot secoua sa chaĂźne, et tous ces bruits ne firent qu’une seule note claire, dans le clair matin. Les socques de la vieille Marthe claquaient dĂ©jĂ  sur les marches – clic, clac, – et plus sourds, dans l’herbe humide – floc, floc. Puis la serrure grinça. À ce moment le saint de Lumbres s’éveilla. Il n’y a de silence absolu que de l’autre cĂŽtĂ© de la vie ; par la plus mince fissure, le rĂ©el glisse et rejaillit, reprend son niveau. Un signe nous rappelle, un mot tout bas murmurĂ© ressuscite un monde aboli, et tel parfum jadis respirĂ© est plus tenace que la mort
 Les yeux du bonhomme se tournĂšrent d’instinct vers le pauvre oignon d’argent, souvenir du grand sĂ©minaire, attachĂ© au mur À cette heure du matin, se dit-il, assurĂ©ment c’est un malade. » Un malade, un de ses enfants ! De son regard si bref et si aigu, il revit le village Ă©pars et les fumĂ©es dans les arbres. Toute la petite paroisse, et tant d’ñmes Ă  travers le monde, dont il Ă©tait la force et la joie, l’appellent, le nomment
 Il Ă©coute ; il a dĂ©jĂ  rĂ©pondu ; il est prĂȘt. Qu’est-ce qui l’attend, au bas de l’escalier – son perchoir – comme il aime Ă  dire ? Quelles paroles ? Quel visage ? Et, tout Ă  l’heure encore, quel nouveau combat ? Car il emporte en lui cette chose qu’il ne peut nommer, accroupie dans son cƓur, si large et pesante, son angoisse, Satan. Il n’a pas recouvrĂ© la paix, il le sait. Avec lui respire un autre ĂȘtre. Parce que la tentation est comme la naissance d’un autre homme dans l’homme, et son affreux Ă©largissement. Il traĂźne au-dedans ce fardeau il n’ose le jeter, oĂč le jetterait-il ? Dans un autre cƓur. Mais le saint est toujours seul, au pied de la croix. Nul autre ami. – Monsieur le curĂ©, s’écrie la vieille Marthe, monsieur le curĂ© ! Il a descendu les marches sans y penser, et il poursuit son rĂȘve Ă  travers la cuisine, vers le jardin, les yeux mi-clos
 La bonne femme le tire par la manche. – Dans la salle, monsieur le curĂ©, dans la salle
 Et elle hausse un peu les Ă©paules, avec un sourire de pitiĂ©. Cette salle est une belle piĂšce, une trĂšs belle piĂšce, bien cirĂ©e. On y voit six chaises de paille, deux bĂ©cassines empaillĂ©es sur la cheminĂ©e de marbre gris, Ă  cĂŽtĂ© d’un gros coquillage, et une monumentale statue de Notre-Dame de Lourdes, en plĂątre blanc, d’un terrible blanc bleutĂ© sƓur Saint-MĂ©morin l’a rapportĂ©e de Conflans-sur-Somme, aux derniĂšres vacances de PĂąques. Il y a aussi une Mise au tombeau, dans un cadre de chĂȘne, toute piquĂ©e de moisissure. Et encore, sur le papier aux ramages pĂąlis un vrai papier d’auberge, prĂšs de l’unique fenĂȘtre, une grande croix de bois noir sans Christ, toute nue. Et c’est elle que M. le curĂ© a vue premiĂšrement, et il a aussitĂŽt dĂ©tournĂ© les yeux
 – Monsieur le curĂ©, dit Marthe, voilĂ  not’MaĂźtre du Plouy, rapport Ă  son garçon malade
 Le MaĂźtre du Plouy s’est levĂ©, a toussĂ© un bon coup, et crachĂ© dans les cendres. Devant lui, la tasse Ă  cafĂ©, vide, fume encore. – Lequel ? demande Ă©tourdiment le vieux prĂȘtre. 
 Et il s’arrĂȘte aussitĂŽt, rougit sous le regard de Marthe, et balbutie
 Chacun sait, mon Dieu ! que le MaĂźtre du Plouy n’a qu’un garçon ! Mais le voyageur ne s’étonne pas, et rectifie paisiblement – C’est Tiennot, not’gars. Ça l’a pris, retour des vĂȘpres, comme on dirait une indigestion. Et puis des maux de tĂȘte Ă  crier grĂące. Alors, au petit matin, voilĂ  qu’il dit Ă  sa mĂšre MĂ©, je peux plus remuer. » C’était vrai. Ni bras ni jambes, rien. Une paralysie. Et des yeux tout retournĂ©s. M. Gambillet me dit Mon pauvre ArsĂšne ! c’est la fin. » Une mĂ©ningite, qu’il a dit. Alors la mĂšre a entendu ; vous savez ce que c’est ? On ne peut pas lui faire entendre raison. Va-t’en chercher le curĂ© de Lumbres », qu’elle criait
 Alors j’ai attelĂ© le cheval, et me voici. Il regarde le saint de Lumbres d’un bon regard oĂč luit tout de mĂȘme, Ă  travers les larmes, un peu d’ironie. D’homme Ă  homme, on sait ce que c’est qu’une idĂ©e de femme. Et puis ce saint dont on raconte tant d’histoires, et qui ne connaĂźt pas encore le petit gars du Plouy, ce saint auquel on en remontre ! – Mon ami
 mon bon ami
 bredouille l’abbĂ©, je veux bien
 c’est-Ă -dire
 je voudrais
 je crains vraiment
 Voyons, Voyons ! Luzarnes n’est pas ma paroisse, et M. le curĂ© de Luzarnes
 Je suis trĂšs touchĂ© du souvenir de Mme Havret – pauvre femme ! – mais je dois
 je devrais
 Il craint surtout d’humilier un confrĂšre susceptible. Et puis il est si bas, aujourd’hui, vraiment ! Mais le MaĂźtre du Plouy n’a qu’une parole. Il a dĂ©jĂ  roulĂ© son cache-nez, fermĂ© son manteau de drap. Et Marthe met entre les mains de son maĂźtre, avec autoritĂ©, un vieux chapeau verdi
 Il faut partir
 Il est parti. III. M. le curĂ© de Luzarnes est un homme simple. Il vit de peu ; d’un petit nombre de sentiments simples, que sa prudence n’exprime pas. Il est jeune encore, passĂ© cinquante ans, et il le sera toujours ; il n’a pas d’ñge. Sa conscience est nette comme le feuillet d’un grand livre, sans ratures et sans pĂątĂ©s. Son passĂ© n’est pas vide ; il y retrouve quelques joies, il les compte, il s’étonne qu’elles soient si bien mortes, en si bel ordre, Ă  leur place, alignĂ©es comme des chiffres. Étaient-elles des joies vraiment ? Ont-elles jamais respirĂ© ? Ont-elles jamais battu ?
 C’est un bon prĂȘtre, assidu, ponctuel, qui n’aime pas qu’on trouble sa vie, fidĂšle Ă  sa classe, Ă  son temps, aux idĂ©es de son temps, prenant ceci, laissant cela, tirant de toutes choses un petit profit, nĂ© fonctionnaire et moraliste, et qui prĂ©dit l’extinction du paupĂ©risme – comme ils disent – par la disparition de l’alcool et des maladies vĂ©nĂ©riennes, bref l’avĂšnement d’une jeunesse saine et sportive, en maillots de laine, Ă  la conquĂȘte du royaume de Dieu. – Notre saint de Lumbres, dit-il parfois avec un fin sourire. Mais, dans le feu de la discussion, il dit aussi Votre Saint ! » d’une autre voix. Car, s’il reproche volontiers au gouvernement diocĂ©sain son formalisme et son scrupule, il n’en dĂ©plore pas moins le dĂ©sordre causĂ© dans une juridiction paisible par un de ces hommes miraculeux qui bouleversent tous les calculs. Monseigneur ne montrera jamais, en telle matiĂšre, trop de prudence et de discernement », conclut-il, prudent comme un chanoine, et dĂ©jĂ  hĂ©rissĂ© de textes
 Seigneur ! Un saint ne va pas sans beaucoup de dĂ©gĂąts, mais on doit faire la part du feu. Chaque tour de roue rapproche le curĂ© de Lumbres de ce censeur impitoyable. Au travers du brouillard, il voit dĂ©jĂ  ses yeux gris, si vifs, narquois, jamais en repos, oĂč danse une petite flamme, toute grĂȘle. À six kilomĂštres de sa pauvre paroisse, au chevet d’un enfant riche Ă  l’agonie, amenĂ© lĂ  comme un thaumaturge, quelle ridicule affaire ! Quel scandale ! Il reçoit par avance, en pleine poitrine, la phrase de bienvenue, pleine de malice
 Que lui veut-on ! EspĂšrent-ils un miracle de cette vieille main fripĂ©e qui tremble Ă  chaque cahot, sur le drap de sa soutane, gris d’usure ?
 Il regarde cette main paysanne, jamais nette, avec un effroi d’écolier. Ah ! qu’est-il, au milieu d’eux tous, qu’un paysan pauvre et tĂȘtu, fidĂšle au labeur quotidien pas Ă  pas dans le grand champ vide ? Chaque jour lui prĂ©sente une nouvelle tĂąche, comme un coin de terre Ă  retourner, oĂč enfoncer ses gros souliers. Il va, il va, sans tourner la tĂȘte, jetant Ă  droite et Ă  gauche une parole sans art, et bĂ©nissant du signe de la croix, infatigable. Ainsi, dans le brouillard d’automne, les ancĂȘtres jetaient l’orge et le blĂ©. Pourquoi viennent-ils de si loin, hommes et femmes, qui ne savent que son nom, et des rĂ©cits lĂ©gendaires ? À lui, plutĂŽt qu’à d’autres, si bien parlants, curĂ©s de villes ou de gros villages, et qui connaissent leur monde ? Bien des fois, Ă  la chute du jour, oppressĂ© de fatigue, il a retournĂ© cette idĂ©e dans sa tĂȘte, jusqu’à l’obsession. Et puis, fermant les yeux, il finissait par s’endormir dans la pensĂ©e des incomprĂ©hensibles dons de Dieu, et de l’étrangetĂ© de ses voies
 Mais aujourd’hui ! D’oĂč vient que le sentiment de son impuissance Ă  faire le bien l’humilie sans lui rendre la paix ? Est-elle donc si rude Ă  ses lĂšvres, la parole du renoncement fidĂšle ? Ô l’étrange dĂ©tour du cƓur ! TantĂŽt il rĂȘvait d’échapper aux hommes, au monde, Ă  l’universel pĂ©chĂ© ; le souvenir de son grand effort inutile, de la majestĂ© de sa vie, de son extraordinaire solitude allait jeter sur sa mort une derniĂšre joie, pleine d’amertume – et voilĂ  qu’il doute Ă  prĂ©sent de cet effort mĂȘme, et que Satan le tire plus bas
 L’homme de sacrifice, lui ? La victime dĂ©signĂ©e, marquĂ©e ?
 Non pas ! Mais un maniaque ignorant exaltĂ© par le jeĂ»ne et l’oraison, un saint villageois, fait pour l’émerveillement des oisifs et des blasĂ©s
 C’est ainsi, c’est ainsi !
 » murmurait-il entre ses lĂšvres, Ă  chaque cahot, les yeux vagues
 Cependant la haie filait Ă  droite et Ă  gauche ; la carriole courait comme un rĂȘve, mais la terrible angoisse courait devant, et l’attendait Ă  chaque borne. Car cet homme Ă©trange, oĂč tant d’autres se dĂ©posĂšrent comme un fardeau, eut le gĂ©nie de la consolation et ne fut jamais consolĂ©. On sait qu’il s’en ouvrit parfois, aux rares moments oĂč il se dĂ©chargeait de sa peine, et pleurait dans les bras du P. Battelier, invoquant la pitiĂ© divine, avec des plaintes naĂŻves, dans un langage d’enfant. Au fond du pauvre confessionnal de Lumbres, qui sent les tĂ©nĂšbres et la moisissure, ses fils Ă  genoux n’entendaient que la voix souveraine, au-dessus de l’éloquence, qui crevait les cƓurs les plus durs, impĂ©rieuse, suppliante, et dans sa douceur mĂȘme, inflexible. De l’ombre sacrĂ©e oĂč remuaient les lĂšvres invisibles, la parole de paix allait s’élargissant jusqu’au ciel et traĂźnait le pĂ©cheur hors de soi, dĂ©liĂ©, libre. Parole simple, reçue dans le cƓur, claire, nerveuse, elliptique Ă  travers l’essentiel, puis pressante, irrĂ©sistible, faite pour exprimer tout le sens d’un commandement surhumain, oĂč ceux qui l’aimaient mieux reconnurent plus d’une fois l’accent et comme l’écho de la plus violente des Ăąmes. HĂ©las ! tandis qu’il se prodiguait ainsi au-dehors, le dispensateur de la paix ne trouvait en lui-mĂȘme que dĂ©sordre, cohue, la galopade des images emportĂ©es, un sabbat plein de grimaces et de cris
 Suivi d’un affreux silence. Plusieurs ne comprirent jamais par quel miracle le mĂȘme que des milliers d’hommes choisirent pour arbitre aux plus redoutables conflits du devoir se montra toujours, dans sa propre querelle, inĂ©gal, presque timide. On s’amuse de moi, disait-il, on se sert de moi comme d’un jouet. » C’est ainsi qu’il donnait Ă  pleines mains cette paix dont il Ă©tait vide. IV. Nous voilĂ , dit le MaĂźtre du Plouy, en tendant son fouet vers une fumĂ©e, Ă  travers les arbres. Un petit bonhomme, culottĂ© de bleu horizon, poussa la barriĂšre et prit les rĂȘnes. À l’entrĂ©e de la cour, maĂźtre Havret mit pied Ă  terre. Son compagnon le suivit jusqu’à la maison. M. le curĂ© de Luzarnes les accueillit sur le seuil, haute silhouette noire. – Mon cher confrĂšre, dit-il, vous ĂȘtes attendu ici comme un grand seigneur de jadis, en dĂ©tresse, attendait M. Saint-Vincent
 Il souriait encore, jovial, mais avec une espĂšce de discrĂ©tion professionnelle, Ă  deux pas du petit moribond. En mĂȘme temps, il corrigeait la plaisanterie d’une vigoureuse poignĂ©e de main, Ă  la campagnarde. 
 Mais dĂ©jĂ  le curĂ© de Lumbres l’entraĂźnait au-dehors, Ă  quelques pas, au milieu des poules effarouchĂ©es. – Je suis honteux, mon ami, vĂ©ritablement honteux, dit-il de sa voix la plus douce, je vous prie d’excuser
 l’ignorance de cette pauvre dame
 Je vous prie aussi
 de me pardonner
 Nous parlerons de ça plus tard, conclut-il sur un autre ton, et vous verrez que je suis
 le plus coupable des deux
 M. le curĂ© de Luzarnes sentait sur son bras l’étreinte des doigts nerveux, un peu tremblants. Jusque dans l’humiliation volontaire de cet homme surnaturel, le don qu’il avait reçu rejaillissait au-dehors, et il agissait encore en maĂźtre. – Mon bon confrĂšre, rĂ©pondit l’ancien professeur de chimie, dĂ©jĂ  moins jovial, ne vous accusez pas devant moi
 Je passe, Ă  tort ou Ă  raison, pour un esprit fort, et mĂȘme, auprĂšs de quelques-uns, pour un mauvais esprit
 Formation scientifique, vous savez, voilĂ  tout
 des nuances, un vocabulaire un peu diffĂ©rent
 Mais je n’en ai pas moins
 la plus grande estime pour votre caractĂšre
 Il parlait, les yeux baissĂ©s, avec un embarras grandissant. Il se sentait ridicule, odieux peut-ĂȘtre. Enfin, il se tut. Mais, avant de relever le front, il vit, comme en lui-mĂȘme, comme au plus profond miroir, le regard posĂ© sur le sien, et il dut le chercher malgrĂ© lui, il dut se livrer tout entier
 Une seconde, il se sentit nu, devant son juge plein de pardon. Il ne voyait que le regard, dans la face tremblante, dĂ©tendue, livide. Ce regard qui l’appelait de si loin, suppliant, dĂ©sespĂ©rĂ©. Plus fort que deux bras tendus, plus pitoyable qu’un cri, muet, noir, irrĂ©sistible
 Que me veut-il ?
 se demandait le bonhomme, avec une espĂšce d’horreur sacrĂ©e
 Je croyais le voir dans l’étang de feu ! » expliqua-t-il plus tard. Une inexplicable pitiĂ© lui crevait dans le cƓur. Un moment, sur son bras, il sentit la vieille main trembler plus fort. Priez pour moi
 murmura le saint de Lumbres Ă  son oreille. Mais, resserrant son Ă©treinte, puis s’écartant d’un geste brusque, il ajouta, d’une autre voix, rude, d’un homme qui dĂ©fend sa vie – Ne me tentez pas !
 Et ils rentrĂšrent dans la maison, cĂŽte Ă  cĂŽte sans plus rien dire. Ne me tentez, pas ! » Il n’avait jetĂ© que ce cri. Il aurait voulu expliquer
 s’excuser
, dĂ©jĂ  rouge de honte Ă  la pensĂ©e qu’il entrait dans cette maison en dispensateur des biens de la vie, dĂ©sespĂ©rant de se retirer de lĂ  sans faute grave, et sans scandaliser le prochain
 Et puis, soudain, dans un Ă©clair, les forces qui l’avaient assailli, tout au long de la nuit douloureuse, Ă©taient suscitĂ©es de nouveau, et la parole qu’il allait dire, sa propre et secrĂšte pensĂ©e, se dissipa d’un coup dans l’unique rĂ©alitĂ© de l’angoisse. Si bas que l’eĂ»t traĂźnĂ© jamais l’ingĂ©nieux ennemi, tout lien n’était pas rompu, ni tout Ă©cho du dehors Ă©touffé  Mais cette fois, la forte main l’avait arrachĂ© tout vif, dĂ©raciné  Sauve-toi toi-mĂȘme, c’est l’heure !
 » disait aussi la voix jamais entendue, tonnante. Finies la lutte vaine et la monotone victoire ! Quarante ans de travail et de petit profit, quarante ans d’un dĂ©bat fastidieux, quarante ans dans l’étable, Ă  plat sur la bĂȘte humaine, au niveau de son cƓur pourri, quarante ans gravis, surmontĂ©s !
 HĂąte-toi !
 VoilĂ  ton premier pas, ton unique pas hors du monde !
 » Et cette voix disait mille choses encore, et n’en disait qu’une, mille choses en une seule, et cette seule parole brĂšve comme un regard, infinie
 Le passĂ© s’arrachait de lui, tombait en lambeaux. À travers la mouvante angoisse passait tout Ă  coup, comme un Ă©clair, l’éblouissement d’une joie terrible, un Ă©clat de rire intĂ©rieur Ă  faire Ă©clater toute armure
 Il se voyait petit prĂȘtre, dans le prĂ©au du sĂ©minaire, un jour de pluie
 Dans la haute salle aux dĂ©cors de damas cerise, devant Sa Grandeur en camail et en rochet
 Les premiers jours Ă  Lumbres, le presbytĂšre en ruines, la muraille nue, le vent d’hiver dans le petit jardin
 Et puis
 Et puis
 le travail immense, et maintenant cette foule impitoyable, pressĂ©e nuit et jour autour du confessionnal de l’homme de Dieu comme d’un autre curĂ© d’Ars, la sĂ©paration volontaire de tout secours humain ; oui, l’homme de Dieu disputĂ© comme une proie. Nul repos, nulle paix que celle achetĂ©e par le jeĂ»ne et les verges, dans un corps enfin terrassĂ© ; les scrupules renaissants, l’angoisse de toucher sans cesse les plaies les plus obscĂšnes du cƓur humain, le dĂ©sespoir de tant d’ñmes damnĂ©es, l’impuissance Ă  les secourir et Ă  les Ă©treindre Ă  travers l’abĂźme de chair, l’obsession du temps perdu, l’énormitĂ© du labeur
 Que de fois, et cette nuit mĂȘme, il a supportĂ© l’assaut de telles images !
 Mais Ă  cette heure une attente
 une grande et merveilleuse attente l’éclaire au-dedans, finit de consumer l’homme intĂ©rieur. Il est dĂ©jĂ  l’homme des temps nouveaux, un nouveau convive
 Comme ce monde est dĂ©jĂ  loin derriĂšre lui ! Loin derriĂšre, son troupeau rĂ©tif ! Il ne retrouve plus, il ne retrouvera plus jamais ce sentiment si vif de l’universel pĂ©chĂ©. Il n’est plus sensible qu’à l’énorme mystification du vice, Ă  son grossier et puĂ©ril mensonge. Pauvre cƓur humain, Ă  peine Ă©bauchĂ© ! Pauvre cervelle aride ! Peuple d’en bas, qui remues dans ta vase, inachevĂ© !
 Il ne lui appartient plus, il ne le connaĂźt plus, il est prĂȘt Ă  le renier sans haine. Il remonte au jour, pareil Ă  un plongeur, tout son poids jetĂ© vers les bras tendus, et qui dans l’eau noire et vibrante ouvre dĂ©jĂ  les yeux Ă  la lumiĂšre d’en haut. – Tu t’es fait libre, disait l’autre un autre si semblable Ă  lui-mĂȘme
 Ta vie passĂ©e, ton inutile mais touchant labeur, ton jeĂ»ne, ta discipline, ta fidĂ©litĂ© un peu naĂŻve et grossiĂšre, l’humiliation au-dehors et au-dedans, l’enthousiasme des uns, l’injuste dĂ©fiance des autres, telle parole pleine de poison. Ah ! tout n’est qu’un rĂȘve, et l’ombre d’un rĂȘve ! Tout n’était qu’un rĂȘve, hors ta lente ascension vers le monde rĂ©el, ta naissance, ton Ă©largissement. Hausse-toi jusqu’à ma bouche, entends le mot oĂč tient toute science. Et il prĂȘte l’oreille, il attend. Il est lĂ  mĂȘme oĂč le voulut mener le vieil ennemi, qui n’a qu’une ruse. Avili, foulĂ©, rĂ©pandu Ă  terre comme une lie, Ă©crasĂ© d’un poids immense, brĂ»lĂ© de tous les feux invisibles, repris Ă  la pointe du glaive, encore percĂ©, tronçonnĂ©, son dernier grincement couvert par le cri terrible des anges, ce vieux rebelle, Ă  qui Dieu n’a laissĂ© pour dĂ©fense qu’un unique et monotone mensonge
 HĂ©las ! le mĂȘme mensonge aux coins d’une bouche avare, ou, dans la gorge avide et mourante oĂč rĂąle le plaisir fĂ©roce, le mĂȘme Tu sauras
 Tu vas savoir
 Voici la premiĂšre lettre au mot mystĂ©rieux
 Entre ici
 entre en moi
 fouille la plaie vive
 bois et mange
 rassasie-toi ! » Car, aprĂšs tant de siĂšcles, c’est encore vous qu’il attendait, mille fois repeint et rajeuni, ruisselant de fard et de baume, luisant d’huile, riant de toutes ses dents neuves, offrant Ă  votre curiositĂ© cruelle son corps tari, tout son mensonge, oĂč votre bouche aride ne sucera pas une goutte de sang ! 
 Je le vis, ou plutĂŽt nous le vĂźmes, Ă©crivait beaucoup plus tard Ă  M. le chanoine Cibot le curĂ© de Luzarnes, ancien professeur au petit sĂ©minaire de Cambrai. Je le vis au milieu de nous, les yeux mi-clos, et pendant plusieurs minutes nous le regardĂąmes, sans vouloir rompre le silence. L’expression naturelle de son visage Ă©tait une bontĂ© pleine d’onction, Ă  laquelle plusieurs personnes prudentes trouvaient dĂ©jĂ  le caractĂšre d’une certaine simplicitĂ©. Mais sa figure osseuse nous parut Ă  tous, en cet instant, comme pĂ©trifiĂ©e par un sentiment d’une extrĂȘme violence ; il avait l’air d’un homme qui donne tout son effort pour franchir un pas difficile. Je remarquai que sa taille s’était incroyablement redressĂ©e et qu’elle donnait, dans la vieillesse, l’impression d’une vigueur peu commune, et mĂȘme de brutalitĂ©. Bien que mon esprit, formĂ© jadis Ă  la sĂ©vĂšre mĂ©thode des sciences exactes, soit ordinairement peu sensible aux entraĂźnements de l’imagination, je fus tellement frappĂ© du spectacle de ce grand corps immobile, et comme foudroyĂ©, dans le paisible dĂ©cor d’un intĂ©rieur campagnard, que je doutai un moment du tĂ©moignage de mes sens, et quand je vis mon respectable ami s’agiter et parler de nouveau, j’en fus surpris comme d’un Ă©vĂ©nement inattendu. Il semblait d’ailleurs sortir d’un rĂȘve. Je vous ai dit plus haut, mon trĂšs honorĂ© collĂšgue, que je m’étais portĂ© Ă  la rencontre de notre cher curĂ© de Lumbres, et que je l’avais rejoint au bord de la route, Ă  quelque distance de la maison. Certaines phrases, dont le sens prĂ©cis m’échappa peut-ĂȘtre, avaient ajoutĂ© Ă  mon inquiĂ©tude. J’essayais de rĂ©pondre ce qu’une prudente amitiĂ© m’inspirait lorsque, me serrant le bras avec violence et plongeant son regard dans le mien Ne me tentez plus ! » dit-il
 Notre premier entretien finit lĂ , nos pas nous ayant dĂ©jĂ  portĂ©s jusqu’au seuil de la maison Havret. J’eus Ă  cette minute le pressentiment d’un malheur
 Il n’était que trop vrai. L’enfant, dont l’état Ă©tait d’ailleurs dĂ©sespĂ©rĂ©, s’était Ă©teint pendant ma courte absence. La sage-femme, Mme Lambelin, avait scientifiquement constatĂ© le dĂ©cĂšs, sans erreur possible. Il est mort », nous dit cette personne Ă  voix basse. Mais je ne sais si M. le curĂ© de Lumbres l’entendit. Il avait passĂ© le seuil, fait quelques pas, lorsque, par un mouvement bien touchant, et dont toute personne Ă©clairĂ©e peut, en y dĂ©plorant toutefois une certaine exagĂ©ration, due surtout Ă  l’ignorance, honorer la sincĂšre piĂ©tĂ©, la malheureuse mĂšre vint littĂ©ralement se jeter aux pieds de mon vĂ©nĂ©rable confrĂšre, et, dans l’emportement de son dĂ©sespoir, elle baisait sa vieille soutane, frappant le sol de son front avec un bruit qui retentissait dans mon cƓur. Au contact de la pauvre femme, et sans baisser sur elle les yeux, M. le curĂ© de Lumbres s’arrĂȘta net. C’est alors que nous le vĂźmes, pendant quelques longues minutes, immobile, au milieu de la piĂšce, comme une statue, et tel enfin que je vous le dĂ©peignais tout Ă  l’heure. Puis, faisant sur la tĂȘte de Mme Havret le signe de la croix, et levant vers moi son regard Sortons ! » dit-il. HĂ©las ! mon cher et honorĂ© collĂšgue, telle est la faiblesse de notre esprit saisi par une impression trop vive que rien alors, il me semble, ne m’eĂ»t retenu de le suivre, et que, dans l’excĂšs de son affliction, la mĂšre infortunĂ©e nous laissa aller sans rien dire. De nous tous, seule peut-ĂȘtre, Mme Lambelin avait gardĂ© son sang-froid. Il y a certes beaucoup Ă  reprendre dans la conduite et la religion de cette personne, mais Dieu nous donnait par elle une leçon de bon sens et de raison. Sans aucun doute, j’étais, pendant cette effroyable matinĂ©e, comme un jouet entre les mains d’un malheureux homme qu’un conseil salutaire, appuyĂ© sur l’expĂ©rience et le savoir, aurait pu prĂ©server d’un affreux malheur
 Dieu seul pourrait dire si je fus l’instrument de sa colĂšre ou de sa misĂ©ricorde. Mais les tristes Ă©vĂ©nements qui suivirent font pencher la balance en faveur de la premiĂšre hypothĂšse. Le distinguĂ© chanoine prĂ©bendĂ©, mort depuis, semble revivre Ă  chaque ligne de cette lettre vĂ©ritablement unique, judicieuses et discrĂštes formules, enfilĂ©es comme des marrons d’Inde, oĂč les sots ne trouveront rien que de banal et de bas, mais qu’enveloppe la magie d’un rĂȘve. Seul rĂȘve d’une pauvre vie qui ne connut jamais que ce cas de conscience et s’y brisa, seul doute et seul enchantement ! Peu de mois avant sa mort, l’innocente victime Ă©crivait Ă  l’un de ses familiers ForcĂ© d’interrompre un travail qui Ă©tait ma seule distraction, je ne puis dĂ©tourner ma pensĂ©e de certains souvenirs, et parmi ceux-lĂ  du plus douloureux, la malheureuse et inexplicable fin de M. le curĂ© de Lumbres. J’y reviens sans cesse. J’y vois un de ces Ă©vĂ©nements, si rares en ce monde, qui passent la commune raison. Ma faible santĂ© subit le contre-coup de cette idĂ©e fixe, et j’y vois la principale cause de mon affaiblissement progressif, et de la perte totale de l’appĂ©tit. Ces derniĂšres lignes rĂ©jouiront n’importe lequel de ces dĂ©trousseurs de documents humains, que nous laissons aujourd’hui barbotants et reniflants dans les eaux basses. Mais, Ă  les lire, sans curiositĂ© vile, en laissant retentir en soi-mĂȘme l’écho de cette plainte naĂŻve, on comprendra mieux ce qu’il y a de dĂ©tresse sincĂšre dans cet aveu d’impuissance, Ă©crit d’un style aussi soutenu. Le suprĂȘme effort de certains hommes simples, nĂ©s pour un labeur paisible, et qu’une merveilleuse rencontre a jetĂ©s au cƓur des choses, dans un seul Ă©clair vite Ă©teint, – lorsqu’on les voit s’appliquer, jusqu’à la derniĂšre minute de leur incomprĂ©hensible vie, Ă  rappeler et ressaisir ce qui jamais ne repasse et qui les a frappĂ©s dans le dos, – est un spectacle si tragique et d’une amertume si profonde et si secrĂšte qu’on ne saurait rien y comparer que la mort d’un petit enfant. C’est en vain qu’ils retournent pas Ă  pas, de souvenir en souvenir, qu’ils Ă©pellent leur vie, lettre Ă  lettre. Le compte y est, et pourtant l’histoire n’a plus de sens. Ils sont devenus comme Ă©trangers Ă  leur propre aventure ; ils ne s’y reconnaissent plus. Le tragique les a traversĂ©s de part en part, pour en tuer un autre Ă  cĂŽtĂ©. Comment resteraient-ils insensibles Ă  cette injustice du sort, Ă  la malfaisance et Ă  la stupiditĂ© du hasard ? Leur plus grand effort n’ira pas plus avant que le frisson de la bĂȘte innocente et dĂ©sarmĂ©e ; ils subissent en mourant un destin qu’ils n’égalent pas. Car si loin qu’un esprit vulgaire puisse atteindre, et quand mĂȘme on imaginerait qu’au travers des symboles et des apparences il a quelquefois touchĂ© le rĂ©el, il faut qu’il n’ait point dĂ©robĂ© la part des forts, et qui est moins la connaissance du rĂ©el que le sentiment de notre impuissance Ă  le saisir et Ă  le retenir tout entier, la fĂ©roce ironie du vrai. Quel autre mieux que ce prĂȘtre si distinguĂ© eĂ»t Ă©tĂ© capable de nous tracer le dernier chapitre d’une telle vie, consommĂ©e dans la solitude et le silence, Ă  jamais scellĂ©e ? Malheureusement, l’ancien curĂ© de Luzarnes n’a laissĂ© que quelques lettres incomplĂštes dont nous avons citĂ© les passages essentiels. Le reste a Ă©tĂ© soigneusement dĂ©truit aprĂšs la clĂŽture de l’enquĂȘte ordonnĂ©e par l’autoritĂ© Ă©piscopale, et dont les rĂ©sultats furent provisoirement tenus secrets. V. – Sortons, avait dit le curĂ© de Lumbres. L’autre l’avait suivi, non pas fascinĂ©, comme il l’a cru depuis de bonne foi, mais par simple curiositĂ©, pour voir. L’ancien professeur connaissait peu de choses du vieux prĂȘtre, devenu tout Ă  coup gardien d’un immense troupeau sans cesse accru. Par quel prodige ce bonhomme aux souliers crottĂ©s, toujours seul dans les chemins, et passant vite, avec son sourire triste, avait-il rassemblĂ© autour de son confessionnal un vĂ©ritable peuple, son peuple ? M. le curĂ© de Luzarnes, nouveau venu dans le diocĂšse, partageait jusqu’à un certain point » la mĂ©fiance de quelques-uns de ses confrĂšres. Je me rĂ©serve », disait-il ingĂ©nument. Et voilĂ  qu’aujourd’hui, par hasard un autre mot qu’il aimait, d’un premier pas il entrait dans la confidence de ce singulier esprit. Ils sortirent dans le petit jardin, clos de murs, derriĂšre la maison. Le beau soleil filtrait sur les romaines et les laitues. Des abeilles, dans le vent d’ouest, filaient comme des flĂšches. Car la brise s’était levĂ©e avec le jour. Tout Ă  coup le curĂ© de Lumbres s’arrĂȘta et fit un pas vers son compagnon. En pleine lumiĂšre, son vieux visage apparut, marquĂ© de la flĂ©trissure de l’insomnie, aussi reconnaissable que le masque d’un agonisant. Une minute, la pauvre bouche se dĂ©tendit, trembla ; puis, au regard curieux qui l’observait, l’autre regard, vaincu, livra son secret, se livra
 Le bonhomme pleurait. DĂ©jĂ  le futur chanoine s’apitoyait, dressait en l’air sa petite main blonde. – En vĂ©ritĂ©, mon cher confrĂšre
 Il dit beaucoup de choses, en hĂąte, au hasard, comme il convient dans un cas si grave, se raffermissant Ă  mesure au son de sa propre voix. Il regardait en parlant, pour ĂȘtre plus sĂ»r de le convaincre, le prĂȘtre tout chancelant que son infaillible Ă©loquence allait tout Ă  l’heure redresser. Cette crise d’exaltation, mon pieux ami, n’est qu’une Ă©preuve passagĂšre, et un avertissement de la Providence qui n’approuve peut-ĂȘtre pas toujours les excĂšs de votre zĂšle, ces rigueurs de pĂ©nitence, ces jeĂ»nes, ces veilles
 » Il allait, il allait, pressĂ© de conclure, donnant Ă  pleines mains son emplĂątre et ses baumes, quand une voix, d’un accent si singulier, ah ! certes une voix si singuliĂšre, si peu attendue, d’un homme qui n’avait point Ă©coutĂ©, qui n’écouterait plus, dont la seule plainte restituait au nĂ©ant l’éloquence déçue. – Mon ami, mon ami, je n’en puis plus. Je suis Ă  bout. Une autre parole trembla sur ses lĂšvres, qu’il n’acheva pas. Mais le vigilant confrĂšre, un moment dĂ©concertĂ© – Ce dĂ©sespoir
, commença-t-il. Le curĂ© de Lumbres posait dĂ©jĂ  sur la sienne une main impĂ©rieuse, fĂ©brile. Écartons-nous un peu, dit-il, je vous en prie, jusque-lĂ . Ils s’arrĂȘtĂšrent au pied d’un mur tout croulant. Quelle joyeuse vie bourdonnait autour ! – Je suis Ă  bout, reprit la voix lamentable. Ah ! par pitiĂ©, mon ami, Ă  prĂ©sent mon unique ami, que votre charitĂ© ne vous Ă©gare pas. Soyez dur ! Je ne suis qu’un prĂȘtre indigne, un pauvre prĂȘtre, une Ăąme aride, un aveugle, un misĂ©rable aveugle
 – Non pas
 non pas
, rectifia poliment le futur chanoine, non pas vous, mais peut-ĂȘtre quelques esprits tĂ©mĂ©raires qui abusant de votre cré  de votre bonne foi
 Il est si aisĂ© de croire Ă  tout le bien qu’on dit de nous ! Il sourit, Ă©cartant de sa main une guĂȘpe importune la guĂȘpe, et cette bouche Ă©merveillĂ©e, pleine de discours, deux bĂȘtes bourdonnantes
 Mais, pĂ©remptoire – Je vous Ă©coute, dit-il. Le curĂ© de Lumbres glisse Ă  ses pieds, tombe Ă  genoux. – Dieu me remet entre vos mains, fait-il, me donne Ă  vous ! – Quel enfantillage ! s’écrie le futur chanoine. Relevez-vous, mon ami. Votre imagination enfle dĂ©mesurĂ©ment une simple impression de fatigue, de surmenage. Oh ! je ne suis qu’un homme ordinaire, mais une certaine expĂ©rience
, conclut-il avec un sourire. Le curĂ© de Lumbres rĂ©pond Ă  ce sourire par un autre sourire navrĂ©. Qu’importe ! il ne veut voir en celui-lĂ  qu’un ami, avant le suprĂȘme dĂ©tour, non choisi, mais reçu, visiblement reçu de Dieu, son dernier ami. Ah ! certes, il n’espĂšre plus retourner en arriĂšre, retrouver la paix, revivre. Il est dĂ©jĂ  trop loin sur la route maudite. Il ira, il ira, jusqu’à bout de souffle, avec ce seul compagnon. – HĂ©las ! s’écrie-t-il, tel j’étais au grand sĂ©minaire, tel je suis restĂ©, une tĂȘte dure, un cƓur sec, sans aucun Ă©lan, pour tout dire un homme vil dont la Providence s’est servie. Le bruit fait autour de moi, l’obstination Ă  me poursuivre, l’amitiĂ© de tant de pĂ©cheurs, autant de signes et d’épreuves dont je n’entendais ni le sens ni le but. Un saint mĂ»rit dans le silence, et le silence m’était refusĂ©. Tout Ă  l’heure encore j’aurais dĂ» me taire
 Je n’aurais pas Ă  prĂ©sent Ă  vous faire un aveu
 Oui
 mon cƓur saignait de quitter en un pareil moment cette pauvre femme Ă  genoux – si durement – oui, durement frappĂ©e
 Ce n’était pas sans raison
 pas sans raison
 Car
 Mon ami, alors que j’étais dĂ©jĂ  sur le seuil de la porte
 une pensĂ©e
 une telle pensĂ©e m’est venue
 – Laquelle ? demanda M. le curĂ© de Luzarnes. D’un geste involontaire, il s’est penchĂ© vers lui, jusqu’à sa bouche d’oĂč ne sort maintenant qu’un murmure confus
 Puis, il se relĂšve, atterré  – Oh ! mon ami
 s’écrie-t-il
 ĂŽ mon ami ! Il lĂšve les bras au ciel, et les croise sur sa poitrine, laissant retomber ses larges Ă©paules, avec accablement. Le vieux prĂȘtre est toujours Ă  genoux, tĂȘte basse. On ne voit que sa nuque grise courbĂ©e par la honte. – Ainsi, Ă©pelle M. le curĂ© de Luzarnes, cette pensĂ©e vous est venue, tout Ă  coup, pour la premiĂšre fois ? – Pour la premiĂšre fois. – Et jamais avant ?
 – Mon Dieu ! s’écrie le curĂ© de Lumbres, jamais avant ! Je ne suis qu’un malheureux. Depuis des annĂ©es, je ne sais plus ce que c’est qu’une heure de paix. Comment pouvez-vous croire
 Quoi ! jusque sous les pieds de Satan ! Un miracle, moi !
 Mon ami, en vĂ©ritĂ©, je n’ai peut-ĂȘtre pas fait, dans toute ma vie, un seul acte d’amour divin, mĂȘme imparfait, mĂȘme incomplet
 Non ! il a fallu l’affreux travail de cette derniĂšre nuit
 Mot Ă  mot, je ne m’appartiens plus
 J’étais dans les convulsions du dĂ©sespoir
 Et c’est alors
 alors, comme par dĂ©rision
 que cette pensĂ©e m’est venue
 – Il fallait l’écarter, dit l’autre. – Comprenez-moi, reprit le bonhomme, humblement
 Je dis Cette pensĂ©e m’est venue. C’est mal dit. Non pas une pensĂ©e, mais une certitude
 Ah ! les mots me manquent ; ils m’ont toujours manquĂ©, s’écrie-t-il avec une impatience naĂŻve
 Je dois aller jusqu’au bout, mon bien-aimĂ© frĂšre, jusqu’à ce dernier aveu
 MĂȘme Ă  genoux devant vous, plongĂ© dans l’angoisse, doutant mĂȘme de mon salut
 je crois
 je dois croire
 invinciblement
 que cette certitude venait de Dieu. – Avez-vous eu – comment dirais-je ? – un signe matĂ©riel
 – Quel signe ? fait le curĂ© de Lumbres, candide. – Mais que sais-je ?
 Avez-vous vu ou entendu ?
 – Rien
 Seulement cette voix intĂ©rieure. Si un ordre m’eĂ»t Ă©tĂ© donnĂ©, aussi net, j’aurais obĂ©i sur-le-champ. Mais c’était moins un ordre que la simple assurance, la certitude que cela serait
 si je voulais. Dieu m’est tĂ©moin que l’aveu que je vous fais m’arrache le cƓur, je devrais en mourir de honte
 Je savais
 Je sais
 toujours
 je suis sĂ»r
 qu’un mot de moi eĂ»t
 mon Dieu !
 eĂ»t ressuscité  oui ! ressusciterait ce petit mort ! – Regardez-moi, dit le curĂ© de Luzarnes, aprĂšs un long silence, avec autoritĂ©. Il le relevait des deux mains. Quand il le vit debout, prĂšs de lui, les genoux crottĂ©s, la tĂȘte basse, il l’aima
 – Regardez-moi, dit-il encore
 RĂ©pondez-moi franchement. Qui vous a retenu d’éprouver
 d’éprouver votre pouvoir, Ă  l’instant mĂȘme ? – Je ne sais pas, fit le vieux prĂȘtre
 C’était une terrible chose
 Lorsque l’instrument est trop vil, Dieu le jette, aprĂšs s’en ĂȘtre servi. – Mais votre
 conviction reste intacte ? – Oui, dit encore le curĂ© de Lumbres. – Et prĂ©sentement, que dĂ©cidez-vous ? – D’obĂ©ir, rĂ©pondit cet homme Ă©trange. Le futur chanoine retira vivement son binocle, et le brandit. – Je ne vous conseillerai rien que de simple, dit-il. PremiĂšrement, vous allez rentrer derriĂšre moi, vous vous excuserez de votre mieux. Votre dĂ©part si brusque a dĂ» paraĂźtre bien extraordinaire, peu dĂ©licat. Tandis que je remplirai ce devoir de politesse, vous irez – entendez-moi bien – vous irez dans la chambre mortuaire faire vos dĂ©votions – de votre mieux – comme il vous plaira
 Je ne voudrais laisser aucun doute dans votre esprit, dĂ©jĂ  si bouleversé  Je prends tout sur moi, conclut-il aprĂšs une imperceptible hĂ©sitation, mais par un geste tranchant, dĂ©cisif. C’est ainsi qu’il dĂ©robait Ă  ses propres yeux la faiblesse d’un mouvement de curiositĂ© Ă  peine consciente, inavouĂ©e. Car parfois le plus vulgaire des hommes, Ă©garĂ© dans une salle de jeu, est pris au rythme de tous ces cƓurs rapides, jette un louis sur le tableau, et dĂ©couvre un peu de soi-mĂȘme. Puis, ramenant son binocle Ă  la hauteur des yeux – AprĂšs quoi, mon ami, vous irez sagement prendre un peu de repos. – J’essaierai, dit humblement le vieux prĂȘtre. – Cela dĂ©pend de vous. L’acte du repos, affirment les spĂ©cialistes, est un acte volontaire. Chez beaucoup de malades, l’insomnie mĂȘme n’est qu’une des mille formes de l’aboulie. Croyez-en un homme Ă  qui ces questions sont familiĂšres. Une crise morale telle que celle-ci n’est sans doute que la rĂ©action naturelle d’un organisme surmenĂ©. Entre nous, mon cher confrĂšre, parlons net. Neuf fois sur dix, la paix que vous allez chercher si loin est Ă  votre portĂ©e ; une bonne hygiĂšne vous la rendra. Certes, dans la bouche d’un prĂȘtre, ces vĂ©ritĂ©s sont parfois dangereuses, ou d’un maniement dĂ©licat. Mais d’un esprit supĂ©rieur, comme est le vĂŽtre, je n’ai pas Ă  craindre une de ces interprĂ©tations excessives
, que certaines Ăąmes scrupuleuses
 – Vous me croyez fou, dit le curĂ© de Lumbres, avec douceur. Il levait sur lui son regard, tout Ă  l’heure baissĂ©, plein d’une tendresse mystĂ©rieuse. Puis il reprit – HĂ©las ! il y a peu de temps, je l’eusse encore souhaitĂ©. À certaines heures, voir est Ă  soi seul une Ă©preuve si dure, qu’on voudrait que Dieu brisĂąt le miroir. On le briserait, mon ami
 Car il est dur de rester debout au pied de la Croix, mais plus dur encore de la regarder fixement
 Quel spectacle, mon ami, que celui de l’innocence Ă  l’agonie ! Mais, aprĂšs tout, cette mort n’est rien
, on pourrait peut-ĂȘtre la donner d’un coup, l’achever, remplir de terre la bouche ineffable, Ă©touffer son cri
 Non ! La main qui le serre est plus savante et plus forte ; le regard qui se rassasie de lui n’est pas un regard humain. À la haine effroyable qui couve le juste expirant, tout est donnĂ©, tout est livrĂ©. La chair divine n’est pas seulement dĂ©chirĂ©e, elle est forcĂ©e, profanĂ©e, par un sacrilĂšge absolu, jusque dans la majestĂ© de l’agonie
 La dĂ©rision de Satan, mon ami ! Le rire, l’incomprĂ©hensible joie de Satan !
 
 Pour un tel spectacle, dit-il aprĂšs un silence, notre boue est encore trop pure
 » – Le drame du Calvaire, commença le futur chanoine
 Il n’acheva pas. DĂšs ce moment, ce prĂȘtre cartĂ©sien cessa de voir clair en lui. L’éminent philosophe, dont les discours rĂ©vĂ©lĂšrent jadis Ă  tant de belles curieuses un autre univers sensible, et qui, par un dosage savant de mathĂ©matique et d’esprit, fit du problĂšme de l’ĂȘtre un divertissement d’honnĂȘtes gens – s’il eĂ»t un jour entendu parler l’un de ses singuliers animaux, tout en ressorts, leviers et pignons – ne se serait pas trouvĂ© plus accablĂ© que le prĂȘtre malheureux, jusqu’alors si ferme, et qui, subitement tirĂ© hors de lui-mĂȘme, ne se reconnaĂźt plus. Le curĂ© de Lumbres pose sur le front du futur chanoine un doigt aigu. – Malheureux sommes-nous, dit-il d’une voix rauque et lente, malheureux sommes-nous qui n’avons ici qu’un peu de cervelle, et l’orgueil de Satan ! Qu’ai-je Ă  faire de votre prudence ? À prĂ©sent mon sort est fixĂ©. Quelle paix j’ai cherchĂ©e, quel silence ? Il n’y a pas de paix ici-bas, vous dis-je, aucune paix, et dans un seul instant de vrai silence ce monde pourri se dissiperait comme une fumĂ©e, comme une odeur. J’ai priĂ© Notre-Seigneur de m’ouvrir les yeux ; j’ai voulu voir sa Croix ; je l’ai vue ; vous ne savez pas ce que c’est
 Le drame du Calvaire, dites-vous
 Mais il vous crĂšve les yeux, il n’y a rien d’autre
 Tenez ! moi qui vous parle, Sabiroux, j’ai entendu – oui – jusque dans la chaire de la cathĂ©drale
 des choses
 je ne peux pas dire
 Ils parlent de la mort de Dieu comme d’un vieux conte
 Ils l’embellissent
 ils en rajoutent. OĂč vont-ils chercher tout ça ? Le drame du Calvaire ! Prenez bien garde, Sabiroux
 – Mon cher ami
 mon cher ami, bĂ©gayait l’autre Ă  bout de forces
 une telle exaltation
 une telle violence
 si Ă©loignĂ©e de votre caractĂšre
 Et, certes, la parole elle-mĂȘme l’effrayait moins que cette voix devenue si dure. Mais le pis, c’était son propre nom, les trois syllabes en plein vent, jetĂ©es comme un ordre Sabiroux
 Sabiroux
 » – Prenez bien garde, Sabiroux, que le monde n’est pas une mĂ©canique bien montĂ©e. Entre Satan et Lui, Dieu nous jette, comme son dernier rempart. C’est Ă  travers nous que depuis des siĂšcles et des siĂšcles la mĂȘme haine cherche Ă  l’atteindre, c’est dans la pauvre chair humaine que l’ineffable meurtre est consommĂ©. An ! Ah ! si haut, si loin que nous enlĂšvent la priĂšre et l’amour, nous l’emportons avec nous, attachĂ© Ă  nos flancs, l’affreux compagnon, tout Ă©clatant d’un rire immense ! Prions ensemble, Sabiroux, pour que l’épreuve soit courte et la misĂ©rable foule humaine Ă©pargnĂ©e
 MisĂ©rable foule !
 Sa voix se brise dans sa gorge, et il couvre ses yeux de ses mains frĂ©missantes. Tout autour, le clair petit jardin siffle et chante. Mais ils ne l’entendaient plus. MisĂ©rable foule ! » rĂ©pĂšte-t-il tout bas. Au souvenir de ceux qu’il avait tant aimĂ©s, sa bouche trembla, une espĂšce de sourire monta lentement sur sa face et s’y rĂ©pandit avec une majestĂ© si douce que Sabiroux craignit de le voir tomber lĂ , devant lui, mort. Il l’appela deux fois, timidement. Alors, comme un homme qui s’éveille – Je devais parler ainsi. Cela va mieux. Je crois qu’il m’était permis, Sabiroux, de rectifier un peu votre jugement sur moi. Il me serait pĂ©nible de vous laisser croire que j’aie jamais Ă©tĂ© favorisĂ© de
 de visions
 d’apparitions
 enfin de tentations peu communes. Cela n’était pas fait pour moi. Non ! Ce que j’ai vu, mon ami, je l’ai vu dans ma petite sacristie, assis sur ma chaise de paille, aussi clairement que je vous vois. Voyez-vous, on ne sait pas ce que c’est qu’un pĂ©cheur. Qu’est-ce qu’une voix dans le noir d’un confessionnal, qui ronronne, se hĂąte, se hĂąte, et ne se pose que sur les premiĂšres syllabes au mea culpa ? Bon pour les enfants, ça, pauvres petits ! Mais il faut voir, il faut voir les visages oĂč tout se peint, et les regards. Des yeux d’homme, Sabiroux ! On a toujours Ă  dire lĂ -dessus. Certes ! j’ai assistĂ© bien des mourants ; ce n’est rien ; ils n’effraient plus. Dieu les recouvre. Mais les misĂ©rables que j’ai vus devant moi – et qui discutent, sourient, se dĂ©battent, mentent, mentent, mentent – jusqu’à ce qu’une derniĂšre angoisse les jette Ă  nos pieds comme des sacs vides ! Cela fait encore figure dans le monde, allez ! Ça piaffe devant les filles. Ça blasphĂšme agrĂ©ablement
 Ah ! longtemps, je n’ai pas compris ; je ne voyais que des Ă©garĂ©s, que Dieu ramasse en passant. Mais il y a quelque chose entre Dieu et l’homme, et non pas un personnage secondaire
 Il y a
 il y a cet ĂȘtre obscur, incomparablement subtil et tĂȘtu, Ă  qui rien ne saurait ĂȘtre comparĂ©, sinon l’atroce ironie, un cruel rire. À celui-lĂ  Dieu s’est livrĂ© pour un temps. C’est en nous qu’Il est saisi, dĂ©vorĂ©. C’est de nous qu’Il est arrachĂ©. Depuis des siĂšcles le peuple humain est mis sous le pressoir, notre sang exprimĂ© Ă  flots afin que la plus petite parcelle de la chair divine soit de l’affreux bourreau l’assouvissement et la risĂ©e
 Oh ! notre ignorance est profonde ! Pour un prĂȘtre Ă©rudit, courtois, politique, qu’est-ce que le diable, je vous demande ? À peine ose-t-on le nommer sans rire. Ils le sifflent comme un chien. Mais quoi ! pensent-ils l’avoir rendu familier ? Allez ! Allez ! c’est qu’ils ont lu trop de livres, et n’ont pas assez confessĂ©. On ne veut que plaire. On ne plaĂźt qu’aux sots, qu’on rassure. Nous ne sommes pas des endormeurs, Sabiroux ! Nous sommes au premier rang d’une lutte Ă  mort et nos petits derriĂšre nous. Des prĂȘtres ! Mais ils ne l’entendent donc pas, le cri de la misĂšre universelle ! Ils ne confessent donc que leurs bedeaux ! Ils n’ont donc jamais tenu devant eux, face Ă  face, un visage bouleversĂ© ? Ils n’ont donc jamais vu se lever un de ces regards inoubliables, dĂ©jĂ  pleins de la haine de Dieu, auxquels on n’a plus rien Ă  donner, rien ! L’avare rongĂ© par son cancer, le luxurieux comme un cadavre, l’ambitieux plein d’un seul rĂȘve, l’envieux qui toujours veille. HĂ© quoi ! quel prĂȘtre n’a jamais pleurĂ© d’impuissance devant le mystĂšre de la souffrance humaine, d’un Dieu outragĂ© dans l’homme, son refuge !
 Ils ne veulent pas voir ! Ils ne veulent pas voir ! 




 À mesure que l’ñpre voix s’élevait dans le vent et le soleil, le vigoureux petit jardin la dĂ©fiait de toute sa forte vie. La brise de mai, roulant au ciel ses nuages gris, bloquait parfois au-dessous de l’horizon leur immense troupeau. C’est alors qu’un jet de lumiĂšre Ă©blouissante, pareil Ă  l’éclair d’un sabre, rasant toute la plaine assombrie, venait Ă©clater dans la haie splendide. Je me sentais, Ă©crivait plus tard l’abbĂ© Sabiroux, comme sur une cime isolĂ©e, exposĂ© sans dĂ©fense aux coups d’un invisible ennemi
 Et lui, redevenu silencieux, fixait le mĂȘme point dans l’espace. Il avait l’air d’attendre un signe, qui ne vint pas. VI. Il faut que nous rendions la parole au tĂ©moin dont nous tenons le meilleur de ce rĂ©cit, et qui fut choisi par un plus habile et plus puissant pour assister le vieil homme de Lumbres Ă  son dernier combat. Comme les citations prĂ©cĂ©dentes, celles-ci furent tirĂ©es du volumineux rapport adressĂ© Ă  ses supĂ©rieurs par le scrupuleux chanoine. AssurĂ©ment, on y verra la crainte et l’amour-propre s’y exprimer parfois avec une ruse innocente. Mais il n’y a rien de tout Ă  fait vil dans le plaidoyer d’un malheureux qui dĂ©fend son prĂ©jugĂ©, son repos, sa vanitĂ©, ses raisons de vivre. Certes, il est bien difficile de se reprĂ©senter avec assez de force un Ă©vĂ©nement dĂ©jĂ  ancien, mais une conversation comme celle que j’essaie de rapporter ici est, pour ainsi dire, insaisissable, et la mĂ©moire la plus fidĂšle n’en saurait retracer Ă  distance l’attitude, le ton, mille petits faits qui modifient Ă  mesure le sens des mots et nous disposent Ă  n’entendre plus que ceux-lĂ  qui s’accordent Ă  notre sentiment secret. Il faut que le respect que je dois Ă  l’ordre formel de mes supĂ©rieurs et mon dĂ©sir de les Ă©clairer triomphent de ma rĂ©pugnance et de mon scrupule. J’essaierai donc, moins de rapporter les termes, que d’en reproduire le sens gĂ©nĂ©ral, et l’impression singuliĂšre que j’en ressentis. – Prenez garde, Sabiroux ! s’était Ă©criĂ© tout Ă  coup mon malheureux confrĂšre, d’une voix qui me cloua sur place. Ses yeux lançaient des flammes. Une fois ou deux, je tentai de me faire entendre sans qu’il daignĂąt seulement baisser son regard. Devrais-je l’avouer encore ? J’étais sous le charme, si l’on peut appeler charme une affreuse contraction des nerfs, une curiositĂ© dĂ©vorante. Aussi longtemps qu’il parla, je ne doutai plus d’ĂȘtre en prĂ©sence d’un homme vĂ©ritablement surnaturel, en pleine extase. Mille choses, auxquelles je n’avais jamais pensĂ©, et qui m’apparaissent aujourd’hui pleines de contresens et d’obscuritĂ©s, ou mĂȘme d’imaginations puĂ©riles, Ă©clairĂšrent alors ensemble mon cƓur et ma raison. Je crus pĂ©nĂ©trer dans un nouveau monde. Comment reproduire de sang froid ces phrases singuliĂšres oĂč, suppliant et menaçant tour Ă  tour, tantĂŽt pĂąle de rage, tantĂŽt ruisselant de larmes, avec un accent dĂ©chirant, il dĂ©sespĂ©rait du salut des Ăąmes, retraçait leur inutile martyre, s’emportant contre le mal et la mort comme s’il eĂ»t serrĂ© Satan Ă  la gorge. Satan ! le nom revenait sans cesse sur ses lĂšvres, et il le prononçait avec un accent extraordinaire, qui vous perçait le cƓur. S’il Ă©tait permis Ă  des yeux humains d’entrevoir l’ange rebelle, Ă  qui la sainte naĂŻvetĂ© de nos pĂšres attribuait tant de merveilles, aujourd’hui mieux connues, de telles paroles l’eussent Ă©voquĂ©, car dĂ©jĂ  son ombre Ă©tait entre nous deux, humbles prĂȘtres, dans le petit jardin. Non ! messieurs, un pareil discours ne peut ĂȘtre repris de sang-froid ! Il faudrait entendre cet homme vĂ©nĂ©rable, transfigurĂ© par l’horreur, et comme transportĂ© de haine, Ă©voquant les souvenirs les plus secrets de son saint ministĂšre, d’effroyables aveux, le travail du pĂ©chĂ© dans les Ăąmes, et jusqu’aux visages des infortunĂ©s, devenus la proie du dĂ©mon, oĂč son regard visionnaire voyait se retracer ligne Ă  ligne l’agonie de Notre-Seigneur sur la Croix. Une espĂšce d’enthousiasme me transportait. Je n’étais plus un de ces ministres de la morale chrĂ©tienne mais un homme inspirĂ©, un de ces exorcistes lĂ©gendaires, prĂȘts Ă  arracher aux puissances du mal les brebis de leur troupeau. Miracle de l’éloquence ! Je prononçais des paroles sans suite, j’aurais voulu m’élancer, braver des dangers, peut-ĂȘtre le martyre. Pour la premiĂšre fois, il me parut que j’entrevoyais le but vĂ©ritable de ma vie et la majestĂ© du sacerdoce. Je me jetai, oui, je me jetai aux genoux de M. le curĂ© de Lumbres. Bien plus ! Je pressai entre mes mains les plis de sa pauvre soutane, j’y imprimai mes lĂšvres, je l’arrosai de mes larmes, et m’écriant, hĂ©las ! dans la surabondance de ma joie, je jetai ces paroles plutĂŽt que je ne les prononçai Vous ĂȘtes un saint !
 Vous ĂȘtes un saint !
 » Non pas une fois, mais vingt fois le chanoine terrassĂ© rĂ©pĂ©ta ce mot, et il le bĂ©gayait avec ivresse. La terre brĂ»lait ses gros souliers, l’horizon tournait comme une roue. Il se sentait plus lĂ©ger qu’un homme de liĂšge, merveilleusement libre et lĂ©ger, dans l’air Ă©lastique. Je me crus dĂ©gagĂ© des liens mortels », note-t-il. Quelle parole fut donc assez forte pour Ă©lever si haut ce poids pesant, ou quel plus miraculeux silence ? Que lui disait-il Ă  l’oreille, ce tragique vieillard, que la tentation remuait alors jusqu’au fond, et qui, repoussĂ© de tous, et de Dieu mĂȘme, forcĂ©, rendu, se tournait en mourant vers un regard ami ? Mais cela, nous ne le saurons point
 – Ah ! Satan nous tient sous ses pieds, dit-il enfin, d’une voix douce et dĂ©sarmĂ©e. Le curĂ© de Luzarnes, d’étonnement, bĂ©gaye – Mon ami, mon frĂšre, je vous ai mĂ©connu
 Je ne savais pas
 Dieu vous a fait pour ĂȘtre l’honneur du diocĂšse, de l’Église, de la chaire de VĂ©rité  Et, possĂ©dant de si admirables dons, quoi ! vous soupirez encore, vous vous voyez vaincu ! Vous ! Laissez-moi au moins vous exprimer ma reconnaissance, mon Ă©motion, pour le bien que vous m’avez fait, pour l’enthousiasme
 – Vous ne m’avez pas compris, dit simplement le curĂ© de Lumbres. Il sait qu’il doit se taire, il parlera cependant. La faiblesse a sa logique et sa pente, comme l’hĂ©roĂŻsme. Et toutefois le vieil homme hĂ©site, avant de porter ses derniers coups. – Je ne suis pas un saint, reprend-il. Allons ! laissez-moi dire. Je suis peut-ĂȘtre un rĂ©prouvé  Oui ! regardez-moi
 Ma vie passĂ©e s’éclaire, et je la vois comme un paysage, comme en haut de ChenneviĂšres le bourg du Pin, sous mes pieds. Je travaillais Ă  me dĂ©tacher du monde, je le voulais, mais l’autre est plus fort et plus rusĂ© ; il m’aidait Ă  user en moi l’espĂ©rance. Comme j’ai souffert, Sabiroux ! Que de fois j’ai ravalĂ© ma salive ! J’entretenais en moi ce dĂ©goĂ»t ; c’est comme si j’avais serrĂ© sur mon cƓur le diable enfant. J’étais Ă  bout de forces quand cette crise a fini de tout briser. BĂȘte que j’étais ! Dieu n’est pas lĂ , Sabiroux ! Il hĂ©site encore, devant l’innocente victime ce prĂȘtre fleuri, aux yeux candides. Et puis, avec rage, il frappe et redouble – Un saint ! Vous avez tous ce mot dans la bouche. Des saints ! savez-vous ce que c’est ? Et vous-mĂȘme, Sabiroux, retenez ceci ! Le pĂ©chĂ© entre en nous rarement par force, mais par ruse. Il s’insinue comme l’air. Il n’a ni forme, ni couleur, ni saveur qui lui soit propre, mais il les prend toutes. Il nous use par-dedans. Pour quelques misĂ©rables qu’il dĂ©vore vifs et dont les cris nous Ă©pouvantent, que d’autres sont dĂ©jĂ  froids, et qui ne sont mĂȘme plus des morts, mais des sĂ©pulcres vides. Notre-Seigneur l’a dit quelle parole, Sabiroux ! L’Ennemi des hommes vole tout, mĂȘme la mort, et puis il s’envole en riant. La mĂȘme flamme repasse dans ses yeux fixes, comme un reflet sur un mur. – Son rire ! voici l’arme du prince du monde. Il se dĂ©robe comme il ment, il prend tous les visages, mĂȘme le nĂŽtre. Il n’attend jamais, il ne fait ferme nulle part. Il est dans le regard qui le brave, il est dans la bouche qui le nie. Il est dans l’angoisse mystique, il est dans l’assurance et la sĂ©rĂ©nitĂ© du sot
 Prince du monde ! Prince du monde ! Pourquoi cette colĂšre ? Contre qui ?
 se demande le curĂ© de Luzarnes, bonnement. – Ah ! s’écrie-t-il, des hommes tels que vous
 Mais le saint de Lumbres ne le laisse pas finir ; il marche dessus, Ă  l’accoler. – Des hommes tels que moi ! Le saint Livre vous le dit, Sabiroux ; ils s’évanouissent dans leur sagesse. Puis il lui demande soudain, de sa voix coupante – Prince du monde
 que pensez-vous de ce monde-lĂ , vous ? – Ma foi, sans doute
, siffle le bonhomme entre ses dents. – Prince du monde ; voilĂ  le mot dĂ©cisif. Il est prince de ce monde, il l’a dans ses mains, il en est roi. 
 Nous sommes sous les pieds de Satan, reprend-il aprĂšs un silence. Vous, moi plus que vous, avec une certitude dĂ©sespĂ©rĂ©e. Nous sommes dĂ©bordĂ©s, noyĂ©s, recouverts. Il ne prend mĂȘme pas la peine de nous Ă©carter, chĂ©tifs, il fait de nous ses instruments ; il se sert de nous, Sabiroux. À cette minute, que suis-je moi-mĂȘme ? Un scandale pour vous, une Ă©pine qu’il vous enfonce dans le cƓur. Pardonnez-moi, au nom de la pitiĂ© divine ! J’ai portĂ© cette pensĂ©e, chaque jour mĂ»rie, en silence, toute ma vie. Je ne la contiens plus ; elle m’a dĂ©vorĂ©. C’est moi qui suis en elle, mon enfer ! J’ai connu trop d’ñmes, Sabiroux, j’ai trop entendu la parole humaine, quand elle ne sert plus Ă  dĂ©guiser la honte, mais Ă  l’exprimer ; prise Ă  sa source, pompĂ©e comme le sang d’une blessure. Moi aussi, j’ai cru pouvoir lutter, sinon vaincre. Au dĂ©but de notre vie sacerdotale nous nous faisons du pĂ©cheur une idĂ©e si singuliĂšre, si gĂ©nĂ©reuse. RĂ©volte, blasphĂšme, sacrilĂšge, cela a sa grandeur sauvage, c’est une bĂȘte qu’on va dompter
 Dompter le pĂ©cheur ! ĂŽ la ridicule pensĂ©e ! Dompter la faiblesse et la lĂąchetĂ© mĂȘmes ! Qui ne se lasserait de soulever une masse inerte ? Tous les mĂȘmes ! Dans l’effusion de l’aveu, dans l’élargissement du pardon, menteurs encore, toujours ! Ils jouent l’homme fort et ombrageux qui a pris le mors aux dents Ă  travers les convenances, la morale et le reste, ils implorent une poigne solide. Ah ! misĂšre ! ils sont fourbus ! J’en ai vu, tenez, j’en ai vu qu’un nom de femme jetait dans les convulsions de la rage et qui, dĂ©chirĂ©s de crainte, de remords et d’envie, rampaient Ă  mes pieds comme des bĂȘtes
, j’en ai vu. Non ! Non ! cette immense duperie, ce rire cruel, cette maniĂšre de profaner ce qu’il tue, voilĂ  Satan vainqueur ! M’avez-vous compris, Sabiroux ? » Les yeux d’azur du professeur soutiennent son regard avec une curiositĂ© candide, une bienveillance infinie, Ă©ternelle. Ah ! qu’on le brise enfin, cet Ă©mail bleu ! Et le vieil athlĂšte, en face du gros enfant Ă©panoui, rougit et pĂąlit tour Ă  tour. Son cƓur bat Ă  grands coups rĂ©guliers dans sa poitrine oĂč la puissante volontĂ©, jamais tout Ă  fait assujettie, se roidit dĂ©jĂ , brise son frein. Il pousse Sabiroux contre le mur, il lui crie dans l’oreille, et d’un inoubliable accent – Nous sommes vaincus, vous dis-je ! Vaincus ! Vaincus ! Une minute, une longue minute, il Ă©coute son propre blasphĂšme, comme la derniĂšre pelletĂ©e de terre sur une tombe. Celui qui renia trois fois son maĂźtre, un seul regard a pu l’absoudre, mais quelle espĂ©rance a celui-lĂ  qui s’est reniĂ© lui-mĂȘme ? – Mon ami ! Mon ami ! s’écrie le curĂ© de Luzarnes. Mais le saint de Lumbres lui repousse doucement les mains – Laissez-moi, dit-il, laissez-moi
 ne m’écoutez plus. – Vous laisser ! reprend l’autre d’une voix Ă©clatante, vous laisser ! Je n’ai jamais rien vu qui vous ressemblĂąt. Pardonnez-moi plutĂŽt d’avoir doutĂ© de vous. Je suis prĂȘt Ă  vous servir de tĂ©moin dans l’épreuve que vous avez mĂ©ditĂ©e
 Rien n’est impossible ni incroyable d’un homme tel que vous
 Allez ! Allez ! Je vous suis ; c’est Dieu qui vous inspirait tout Ă  l’heure. Allons ! retournons ensemble Ă  la maison. Allez rendre Ă  sa mĂšre le petit mort. Le curĂ© de Lumbres le regarde avec stupeur, passe sa main sur son front, cherche Ă  comprendre
 MĂȘme pour un moraliste, le tragique, l’étonnant oubli !
 HĂ© quoi ! Il ne se souvient plus ?
 – Voyons, mon ami, mon vĂ©nĂ©rable ami, rĂ©pĂšte-t-il, est-ce Ă  moi de vous rappeler ce que tout Ă  l’heure, Ă  cette place ?
 Il s’est souvenu. Le dernier appel de la misĂ©ricorde, la promesse Ă©blouissante qui l’eĂ»t sauvĂ©, et qu’il n’a entendue qu’avec mĂ©fiance, au lieu d’obĂ©ir comme l’enfant dont les petites mains font de grandes choses qu’il ignore, est-il possible ? Il faut qu’un autre la rappelle. L’idĂ©e fixe Ă  laquelle depuis deux jours et deux nuits, le misĂ©rable enchaĂźnait sa pensĂ©e – ĂŽ rage ! – peut-ĂȘtre au moment de la dĂ©livrance, et par quelle main ! s’est emparĂ©e de lui tout entier. À la minute dĂ©cisive, Ă  la minute unique de son extraordinaire vie – dĂ©rision souveraine, absolue – il n’était plus qu’un pauvre animal humain, puissant seulement pour souffrir et crier. Ah ! le naufragĂ© qui, dans la brume du matin, ne retrouve plus la voile vermeille ; l’artiste qui, sa veine Ă©puisĂ©e, meurt vivant ; la mĂšre qui voit dans les yeux de son fils Ă  l’agonie le regard glisser hors de sa prĂ©sence, n’élĂšvent pas au ciel un cri plus dur. Sous un tel coup cependant, l’hĂ©roĂŻque vieillard n’a pas pliĂ© les genoux. Il ne prie plus. Il mesure froidement la profondeur de sa chute ; il repasse une derniĂšre fois la tactique supĂ©rieure de l’ennemi qui l’a vaincu. J’ai haĂŻ le pĂ©chĂ©, se dit-il, puis la vie mĂȘme, et ce que je sentais d’ineffable, dans les dĂ©lices de l’oraison, c’était peut-ĂȘtre ce dĂ©sespoir qui me fondait dans le cƓur. » Une Ă  une, les images Ă©puisent sur nous leur dessin, puis, en plein dĂ©sordre de la conscience, la raison vient qui nous achĂšve. Autant que l’instinct mĂȘme, la haute facultĂ© dont nous sommes fiers a sa panique. Le curĂ© de Lumbres l’éprouve Il consomme la pensĂ©e qui le tue. Quoi donc ! au moment mĂȘme oĂč je me croyais
 quoi ! jusque dans l’ivresse de l’amour divin !
 » – Dieu s’est-il jouĂ© de moi ? s’écrie-t-il. Dans la dissipation d’un rĂȘve qui nous parut toujours la rĂ©alitĂ© mĂȘme, et auquel notre destin s’était liĂ©, lorsque le dĂ©sastre est complet – atteint son point de perfection, – quelle autre force nous sollicite encore, sinon l’ñpre dĂ©sir de provoquer le malheur, de le hĂąter, de le connaĂźtre, enfin ? – Allons, dit le curĂ© de Lumbres. VII. Il traverse Ă  grands pas le jardin, qu’un nuage assombrit. Il reparaĂźt sur le seuil. – Le voilĂ  ! s’écrie celle qui l’attendait, le cƓur battant. Elle s’avance vers lui, s’arrĂȘte, frappĂ©e jusque dans son espĂ©rance Ă  la vue de ce visage altĂ©rĂ©, oĂč elle ne lit qu’une volontĂ© farouche, visage de hĂ©ros, non de saint. Mais lui, sans baisser sur elle son regard, va droit vers la porte fermĂ©e, derriĂšre la grande table de chĂȘne, et, la main sur la poignĂ©e, d’un signe, arrĂȘte sur place son confrĂšre intimidĂ©. La porte s’ouvre sur la chambre obscure et muette, dont les persiennes sont closes. Une seconde, la bougie vacille au fond. Il entre et s’enferme avec le mort. La piĂšce, aux murs blanchis Ă  la chaux, est Ă©troite et profonde ; c’est l’arriĂšre-cuisine, oĂč le docteur a voulu qu’on transportĂąt le malade parce qu’elle est plus vaste, percĂ©e de deux fenĂȘtres au levant, face au jardin, aux bois de Sennecourt, aux coteaux de Beauregard, pleins de haies fleuries. Sur le carrelage rouge, on a jetĂ© un mauvais tapis. L’unique cierge Ă©claire Ă  peine les murs nus. Et ce qui pĂ©nĂštre de jour – on ne sait comment, – par des fissures invisibles, s’amasse et flotte autour des draps blancs, sans plis, roides et qui retombent bien Ă©galement, jusqu’à terre, de chaque cĂŽtĂ© du petit garçon, Ă  prĂ©sent merveilleusement sage et tranquille. Une mouche, affairĂ©e, bourdonne. Le curĂ© de Lumbres se tient debout, au pied du lit, et regarde, sans prier, le crucifix sur la toile nette. Il n’espĂšre pas qu’il entendra de nouveau l’ordre mystĂ©rieux. Mais la promesse a Ă©tĂ© faite, l’ordre entendu ; cela suffit. Voici le serviteur infidĂšle, lĂ  mĂȘme oĂč l’attendit en vain son maĂźtre, et qui Ă©coute, impassible, le jugement qu’il a mĂ©ritĂ©. Il Ă©coute. Au-dehors, derriĂšre les persiennes closes, le jardin flambe et siffle sous le soleil, comme un fagot de bois vert dans le feu. Au-dedans, l’air est lourd du parfum des lilas, de la cire chaude, et d’une autre odeur solennelle. Le silence, qui n’est plus celui de la terre, que les bruits extĂ©rieurs traversent sans le rompre, monte autour d’eux, de la terre profonde. Il monte, comme une invisible buĂ©e, et dĂ©jĂ  se dĂ©font et se dĂ©lient les formes vivantes, vues au travers ; dĂ©jĂ  les sons s’y dĂ©tendent, dĂ©jĂ  s’y recherchent et s’y rejoignent mille choses inconnues. Pareilles au glissement l’un sur l’autre de deux fluides d’inĂ©gale densitĂ©, deux rĂ©alitĂ©s se superposent, sans se confondre, dans un Ă©quilibre mystĂ©rieux. À ce moment, le regard du saint de Lumbres rencontra celui du mort, et s’y fixa. Le regard d’un seul de ces yeux morts, l’autre clos. AbaissĂ©s trop tĂŽt, sans doute, et par une main tremblante, la rĂ©traction du muscle a soulevĂ© un peu la paupiĂšre, et l’on voit sous les cils tendus la prunelle bleue, dĂ©jĂ  flĂ©trie, mais Ă©trangement foncĂ©e, presque noire. Du visage blĂȘme au creux de l’oreiller, on ne voit qu’elle, au milieu d’un cerne Ă©largi comme d’un trou d’ombre. Le petit corps, dans son linceul jonchĂ© de lilas, a dĂ©jĂ  cette raideur et ces angles du cadavre autour duquel notre air, si amoureux des formes vivantes, paraĂźt solidifiĂ© comme un bloc de glace. Le lit de fer, avec son froid petit fardeau, ressemble Ă  un merveilleux navire, qui a jetĂ© l’ancre pour toujours. Il n’y a plus que ce regard en arriĂšre – un long regard d’exilĂ© – aussi net qu’un signe de la main. Certes, le curĂ© de Lumbres ne le craint pas, ce regard ; mais il l’interroge. Il essaie de l’entendre. Tout Ă  l’heure, dans une espĂšce de dĂ©fi, il a passĂ© le seuil de la porte, prĂȘt Ă  jouer entre ces quatre murs blancs une partie dĂ©sespĂ©rĂ©e. Il a marchĂ© vers le mort sans attendrissement, sans pitiĂ©, comme sur un obstacle Ă  franchir, une chose Ă  Ă©branler, trop pesante
 Et voici que le mort l’a devancĂ© c’est lui qui l’attend, pareil Ă  un adversaire rĂ©solu, sur ses gardes. Il fixe cet Ɠil entrouvert avec une attention curieuse, oĂč la pitiĂ© s’efface Ă  mesure, puis avec une espĂšce d’impatience cruelle. Certes, il a contemplĂ© la mort aussi souvent que le plus vieux soldat ; un tel spectacle est familier. Faire un pas, Ă©tendre la main, clore des doigts la paupiĂšre, recouvrir la prunelle qui le guette, que rien ne dĂ©fend plus, quoi de plus simple ? Nulle terreur ne le retient aujourd’hui, nul dĂ©goĂ»t. PlutĂŽt le dĂ©sir, l’attente inavouĂ©e d’une chose impossible, qui va s’accomplir en dehors de lui, sans lui. Sa pensĂ©e hĂ©site, recule, avance de nouveau. Il tente ce mort, comme tout Ă  l’heure sans le savoir il tentera Dieu. Encore un coup, il essaie de prier, remue les lĂšvres, dĂ©contracte sa gorge serrĂ©e. Non ! encore une minute, une petite minute encore
 La crainte folle, insensĂ©e, qu’une parole imprudente Ă©carte Ă  jamais une prĂ©sence invisible, devinĂ©e, dĂ©sirĂ©e, redoutĂ©e, le cloue sur place, muet. La main, qui Ă©bauchait en l’air le signe de la croix, retombe. La large manche, au passage, fait vaciller la flamme du cierge, et la souffle. Trop tard ! Il a vu, deux fois, les yeux s’ouvrir et se fermer pour un appel silencieux. Il Ă©touffe un cri. La chambre obscure est dĂ©jĂ  plus paisible qu’avant. La lumiĂšre du dehors glisse Ă  travers les volets, flotte alentour, dessine chaque objet sur un fond de cendre, et le lit au milieu d’un halo bleuĂątre. Dans la cuisine, l’horloge sonne dix coups
 Le rire d’une fille monte dans le clair matin, vibre longtemps
 Allons ! Allons !
 » dit le saint de Lumbres, d’une voix mal assurĂ©e. Il se fouille avec un empressement comique, cherche le briquet d’amadou, cadeau de M. le comte de SalpĂšne mais qu’il oublie toujours sur sa table, dĂ©couvre une allumette, la rate, rĂ©pĂšte Allons
 allons », les dents serrĂ©es. En vidant ses poches, il a dĂ©posĂ© Ă  terre son couteau Ă  manche de corne, des lettres, son mouchoir de coton d’un si beau rouge ! et il tĂąte en vain le carreau, çà et lĂ , sans les retrouver. Le lit tout proche fait une ombre plus dense. Mais en haut, par contraste, la buĂ©e lumineuse, autour des volets clos, s’élargit, s’étale. DĂ©jĂ  le visage du mort apparaĂźt
 par degrĂ©s
 remonte
 lentement
 jusqu’à la surface des tĂ©nĂšbres. Le bonhomme se penche Ă  le toucher, regarde
 Les deux yeux, Ă  prĂ©sent grands ouverts, le regardent aussi. Une minute encore, il soutient ce regard, avec une folle espĂ©rance. Mais aucun pli ne bouge des paupiĂšres retroussĂ©es. Les prunelles, d’un noir mat, n’ont plus de pensĂ©e humaine
 Et pourtant
 Une autre pensĂ©e peut-ĂȘtre ?
 Une ironie bientĂŽt reconnue, dans un Ă©clair
 Le dĂ©fi du maĂźtre de la mort, du voleur d’hommes
 C’est lui. – C’est toi. Je te reconnais, s’écrie le misĂ©rable vieux prĂȘtre d’une voix basse et martelĂ©e. En mĂȘme temps, il lui semble que tout le sang de ses veines retombe sur son cƓur en pluie glacĂ©e. Une douleur fulgurante, indicible, le traverse d’une Ă©paule Ă  l’autre, dĂ©jĂ  diffuse dans le bras gauche, jusqu’aux doigts gourds. Une angoisse jamais sentie, toute physique, fait le vide dans sa poitrine, comme d’une monstrueuse succion Ă  l’épigastre. Il se raidit pour ne pas crier, appeler. Toute sĂ©curitĂ© vitale a disparu la mort est proche, certaine, imminente. L’homme intrĂ©pide lutte contre elle avec une Ă©nergie dĂ©sespĂ©rĂ©e. Il trĂ©buche, fait un pas pour rattraper son Ă©quilibre, s’accroche au lit, ne veut pas tomber. Dans ce simple faux pas, quarante ans d’une volontĂ© magnanime, Ă  sa plus haute tension, se dĂ©pensent en une seconde, pour un dernier effort, surhumain, capable de fixer un moment la destinĂ©e. Il est donc vrai que, jusqu’à ce que la nuit le dĂ©robe, le recouvre Ă  son tour, le tenace bourreau qui s’amuse des hommes comme d’une proie l’entoure de ses prestiges, l’appelle, l’égare, ordonne ou caresse, retire ou rend l’espĂ©rance, prend toutes les voix, ange ou dĂ©mon, innombrable, efficace, puissant comme un Dieu. Comme un Dieu ! Ah ! qu’importe l’enfer et sa flamme, pourvu que soit Ă©crasĂ©e, une fois, rien qu’une fois, la monstrueuse malice ! Est-il possible, Dieu veut-il que le serviteur qui l’a suivi trouve Ă  sa place le roi risible des mouches, la bĂȘte sept fois couronnĂ©e ? À la bouche qui cherche la Croix, aux bras qui la pressent, donnera-t-on cela seulement ? Ce mensonge ?
 Est-ce possible ? rĂ©pĂšte le saint de Lumbres Ă  voix basse, est-ce possible ?
 » Et tout aussitĂŽt – Vous m’avez trompĂ©, s’écrie-t-il. La douleur aiguĂ« qui le ceignait d’un effroyable baudrier desserre un peu son Ă©treinte, mais sa respiration s’embarrasse. Son cƓur bat lentement, comme noyĂ©. Je n’ai plus qu’un moment », se dit le malheureux homme, soulevant de terre, l’un aprĂšs l’autre, ses pieds de plomb. Mais rien n’arrĂȘte celui qui, les mĂąchoires jointes et se rassemblant tout entier dans une seule pensĂ©e, avance Ă  l’ennemi vainqueur et mesure son coup. Le saint de Lumbres glisse ses mains sous les petits bras raides, tire Ă  demi au-dehors le lĂ©ger cadavre. La tĂȘte retombe et roule sur l’une et l’autre Ă©paule, puis glisse en arriĂšre, immobile. Elle a l’air de dire Non !
 Non ! » avec le joli geste las des enfants gĂątĂ©s. Mais qu’importe au rude paysan forcĂ© jusque dans sa suprĂȘme espĂ©rance, et que retient debout une colĂšre surhumaine, un de ces sentiments Ă©lĂ©mentaires, d’enfant ou de demi-dieu ? Il Ă©lĂšve le petit garçon comme une hostie. Il jette au ciel un regard farouche. Comment espĂ©rer reproduire le cri de dĂ©tresse, la malĂ©diction du hĂ©ros, qui ne demande pitiĂ© ni pardon, mais justice ! Non, non ! il n’implore pas ce miracle, il l’exige. Dieu lui doit, Dieu lui donnera, ou tout n’est qu’un songe. De lui ou de Vous, dites quel est le maĂźtre ! Ô la folle, folle parole, mais faite pour retentir jusqu’au ciel, et briser le silence ! Folle parole, amoureux blasphĂšme !
 À celui qui fit entrer la mort dans la famille humaine la puissance est peut-ĂȘtre dispensĂ©e de dĂ©truire la vie mĂȘme, de la restituer au nĂ©ant dont elle est tirĂ©e. Qu’il ait souffert en vain, soit ! Mais il a cru. Montrez-Vous, s’écrie-t-il, de cette voix intĂ©rieure, oĂč se manifeste au monde invisible l’incomprĂ©hensible pouvoir de l’homme, montrez-Vous, avant de m’abandonner pour toujours !
 » Ô le misĂ©rable vieux prĂȘtre, qui jette au vent ce qu’il a pour obtenir un signe dans le ciel ! Et ce signe ne lui sera pas refusĂ©, car la foi qui transporte des montagnes peut bien ressusciter un mort
 Mais Dieu ne se donne qu’à l’amour. VIII. Nous ne tenons du saint de Lumbres lui-mĂȘme qu’un rĂ©cit trĂšs court, ou plutĂŽt des notes Ă©crites Ă  la hĂąte, et dans un dĂ©sordre d’esprit voisin du dĂ©lire. La rĂ©daction en est maladroite, si naĂŻve qu’il est impossible de les transcrire, sans les modifier. Rien n’y rappelle l’homme extraordinaire sur qui furent essayĂ©es toutes les sĂ©ductions du dĂ©sespoir ; mais on y retrouve, au contraire, l’ancien curĂ© de Lumbres, avec son humilitĂ© candide, son respect des supĂ©rieurs et mĂȘme une dĂ©fĂ©rence un peu basse, la crainte servile du bruit, une parfaite dĂ©fiance de soi, jointe a un accablement profond, sans remĂšde et qui fait trop prĂ©voir sa fin. Toutefois, quelques-unes de ces lignes mĂ©ritent d’ĂȘtre tirĂ©es de l’oubli. Ce sont celles oĂč, soucieux seulement de noter bien exactement la succession des faits dont il fut le seul tĂ©moin, il transcrit pour ainsi dire mot Ă  mot les derniers instants de sa merveilleuse histoire. Les voici telles quelles Je tins une minute ou deux le petit cadavre entre mes bras, Ă©crit-il, puis je tĂąchai de l’élever vers la Croix. Si lĂ©ger qu’il fĂ»t, j’avais grand mal Ă  le retenir, tant mon bras gauche Ă©tait faible et douloureux. J’y parvins cependant. Alors, fixant Notre-Seigneur et rappelant avec force Ă  ma pensĂ©e la pĂ©nitence et les fatigues de ma pauvre vie, le bien que j’ai pu faire parfois, les consolations que j’ai reçues, je donnai tout, sans rĂ©serves, pour que l’ennemi qui m’avait poursuivi sans repos, et qui me dĂ©robait Ă  prĂ©sent jusqu’à l’espĂ©rance du salut, fĂ»t enfin humiliĂ© devant moi par un plus puissant que lui
 Ô mon pĂšre, j’aurais sacrifiĂ© Ă  ceci jusqu’à la vie Ă©ternelle !
 
 Mon pĂšre, il est trop vrai ; le diable, qui avait de moi pris possession, est assez fort et assez subtil pour tromper mes sens, Ă©garer mon jugement, mĂȘler le vrai au faux. J’accepte, je reçois par avance votre dĂ©cision souveraine. Mais le prodige est encore dans les yeux qui l’ont vu, dans les mains qui l’ont touché  Oui pendant un espace de temps que je n’ai pu fixer, le cadavre a paru revivre. Je l’ai senti tout chaud sous mes doigts, tout palpitant. La petite tĂȘte renversĂ©e en arriĂšre s’est retournĂ©e vers moi
 J’ai vu les paupiĂšres battre et le regard s’animer
 Je l’ai vu. Dans ce moment une voix intĂ©rieure me rĂ©pĂ©tait la parole Numquid cognoscentur in tenebris mirabilia tua, et justitia tua in terra oblivionis ? J’ouvrais la bouche pour la prononcer lorsque cette mĂȘme douleur aiguĂ«, indicible, que je ne peux comparer Ă  rien, me terrassa de nouveau. Une seconde encore, j’essayai de retenir le petit corps qui m’échappait. Je le vis retomber sur le lit. C’est alors que retentit derriĂšre moi un cri terrible. » Il l’avait entendu, en effet, ce cri terrible suivi d’un plus affreux rire. Alors il s’était enfui de la chambre, comme un voleur, droit vers la porte ouverte et le jardin plein de soleil, sans tourner la tĂȘte, sans rien voir, que des ombres, qu’il repoussait sans les reconnaĂźtre, de ses deux bras tendus
 DerriĂšre lui, les voix s’éteignirent une Ă  une, pour se confondre dans une seule rumeur vague, bientĂŽt recouverte
 Il fit encore quelques pas, reprit son souffle, ouvrit les yeux. Il Ă©tait assis sur le talus de la route de Lumbres, son chapeau tombĂ© prĂšs de lui, le regard encore ivre. Une carriole roulait au grand trot, dans la poussiĂšre dorĂ©e, l’homme en passant fit mĂȘme un large sourire et salua du fouet
 Ai-je donc rĂȘvĂ© ? » se disait le malheureux prĂȘtre, le cƓur battant
 Le curĂ© de Luzarnes Ă©tait devant lui. Un curĂ© de Luzarnes pĂąle, essoufflĂ©, bĂ©gayant, mais retrouvant peu Ă  peu son prestige et son assurance, Ă  la vue du malheureux qui se relevait Ă  grand-peine, s’efforçait de se tenir debout, tĂȘte nue, ses cheveux gris en dĂ©sordre, pareil Ă  un vieil Ă©colier. – Malheureux ! s’exclama le futur chanoine, aussitĂŽt qu’il fut sĂ»r de parler avec la fermetĂ© convenable, malheureux ! Votre Ă©tat peut faire pitiĂ© ; je vous plains. Mais je me plains encore d’avoir cĂ©dĂ© Ă  votre folie, attirĂ© sur cette pauvre maison un autre malheur affreux, compromis notre dignitĂ© Ă  tous – oui ! – Ă  tous, par une manifestation ridicule
 Et cette fuite ! Ah ! mon cher confrĂšre, ce dĂ©faut de courage m’étonne de vous
 Et maintenant reprit-il aprĂšs un silence, oĂč il s’écoutait encore les yeux clos, et maintenant, qu’allez-vous faire ? – Que voulez-vous que je fasse ? rĂ©pondit le saint de Lumbres. J’ai commis une faute dont je soupçonne Ă  peine la gravitĂ©. Dieu la connaĂźt. Je mĂ©rite bien votre mĂ©pris. Il ajouta tout bas quelques mots confus, hĂ©sita longtemps, puis, humblement, la tĂȘte penchĂ©e vers le sol, d’une voix presque inintelligible – Et maintenant
 et maintenant
 si vous voulez me dire
 ce petit mort ; que j’ai tenu dans mes bras ?
 – Ne parlez pas de lui ! rĂ©pondit le curĂ© de Luzarnes, avec une brutalitĂ© calculĂ©e. À ce coup, il frĂ©mit sans rĂ©pondre, mais jeta sur son juge un regard singulier. – La comĂ©die presque sacrilĂšge que vous avez jouĂ©e sans mauvaise intention, mon pauvre ami ! a eu un dĂ©nouement que vous ne semblez pas connaĂźtre
 Soyons sĂ©rieux ! Il n’est pas possible que vous n’ayez vu ni entendu
 – Entendu
 rĂ©pondit le saint de Lumbres
 entendu
 Qu’ai-je entendu ?
 – Qu’ai-je entendu ! s’écria l’ancien professeur. Expliquez-vous ! Vous ĂȘtes bien capable, aprĂšs tout, de n’avoir prĂȘtĂ© vos oreilles qu’à des voix imaginaires. Je ne veux pas croire qu’un homme tel que vous, un ministre de paix, ait laissĂ© derriĂšre lui sans remords une femme, une mĂšre, que votre odieuse mise en scĂšne a failli tuer[1], et qui est, Ă  la minute oĂč je parle, en plein accĂšs de dĂ©mence ? Mais comme le vieux prĂȘtre le considĂ©rait avec une stupeur Ă©videmment sincĂšre, il baissa le ton pour continuer, avec l’empressement des sots Ă  se vider d’un mauvais et tragique rĂ©cit – Ainsi, vous ignorez donc ! Vous ne savez pas que la malheureuse s’était glissĂ©e dans la chambre, derriĂšre vous ? Que s’est-il passĂ© ? Vous devez le savoir mieux que moi
 Nous avons entendu un cri, un Ă©clat de rire
 Puis vous avez traversĂ© la piĂšce comme un Ă©garé  Elle voulait vous suivre ; nous la retenions Ă  grand-peine ; c’était un spectacle affreux
 HĂ©las ! pourquoi m’étonnerais-je qu’une faible femme dans le malheur ait subi l’entraĂźnement de votre Ă©loquence, la contagion de vos gestes, de votre imagination exaltĂ©e, puisque moi-mĂȘme
 un cerveau comme le mien
 tout Ă  l’heure
 en Ă©tait Ă  douter du vrai et du faux
 Elle rĂ©pĂ©tait Il vit ! Il vit !
 Il va revivre !
 » Elle voulait qu’on courĂ»t, qu’on vous ramenĂąt
 MisĂ©ricorde ! Il s’arrĂȘte un moment, souffle, et demande, les bras croisĂ©s – Voici les faits
 Qu’en pensez-vous ? – Je suis perdu, rĂ©pondit le curĂ© de Lumbres, avec calme, se redressant de toute sa hauteur. Puis il parut poursuivre du regard, dans le ciel vide, son invisible ennemi. – Je suis perdu, reprit-il
 J’étais fou
 un dangereux fou
 Je m’exĂ©cuterai moi-mĂȘme – oui – je dois me rendre moi-mĂȘme inoffensif
 Une espĂ©rance me reste, c’est que le temps m’est mesurĂ©, trĂšs mesuré  J’ai senti tout Ă  l’heure, mon ami, la premiĂšre attaque d’un mal que j’attribuais
 enfin une douleur bien Ă©trange et qui, je le sens, redoublera d’une minute Ă  l’autre, pour m’emporter
 Il me dĂ©crivit fort nettement, rapporte le curĂ© de Luzarnes dans les notes dĂ©jĂ  citĂ©es, une crise classique d’angine de poitrine. Je le lui dis sans mĂ©nagements. J’aurais dĂ©sirĂ© ajouter quelques conseils d’expĂ©rience, hĂ©las ! ma vĂ©nĂ©rable mĂšre Ă©tant morte de cette redoutable maladie. Mais, aprĂšs m’avoir fait rĂ©pĂ©ter deux fois ce mot d’angor pectoris qu’il ignorait, je le vis ramasser par terre son chapeau, l’essuyer de sa manche, et partir sans vouloir m’entendre, Ă  grands pas. IX. Qu’elle est longue la route du retour, la longue route ! Celle des armĂ©es battues, la route du soir, qui ne mĂšne Ă  rien, dans la poussiĂšre vaine !
 Il faut aller, cependant, il faut marcher, tant que bat ce pauvre vieux cƓur, – pour rien, pour user la vie, – parce qu’il n’y a pas de repos tant que dure le jour, tant que l’astre cruel nous regarde, de son Ɠil unique, au-dessus de l’horizon. Tant que bat le pauvre vieux cƓur. Voici la premiĂšre maison du village, puis le raccourci, entre deux haies inĂ©gales, Ă  travers prĂ©s et pommiers, qui dĂ©bouche Ă  l’entrĂ©e du cimetiĂšre, dans l’ombre mĂȘme de l’église. Voici l’église de Lumbres, comme une ombre. Le curĂ© de Lumbres est entrĂ©, sans ĂȘtre vu, par la petite porte qui s’ouvre dans la sacristie mĂȘme. Il s’est laissĂ© tomber sur une chaise, le regard aux briques du sol, pĂ©trissant son chapeau dans ses mains, encore incapable de fixer Ă  rien sa mĂ©moire en dĂ©route, Ă©coutant seulement le choc rĂ©gulier du sang aux artĂšres de son cou, avec une attention stupide. Certes, il ne reste rien du grand vieillard, en pleine rĂ©volte, en plein dĂ©fi ! Pas une seconde, jusqu’à la fin, il ne trouvera la force nĂ©cessaire pour rassembler ses souvenirs, ou les dĂ©mĂȘler. L’idĂ©e seule d’un discernement si douloureux lui est odieuse, insupportable. Ah ! qu’il entretienne plutĂŽt en lui ce demi-sommeil ! L’effort a Ă©tĂ© trop rude et il est tombĂ© de trop haut ; les tentations ordinaires ne sont que des rĂȘves d’enfant, une rumination monotone, un ressassement, pareil au bavardage insidieux d’un juge. Mais lui, c’est le bourreau qui l’a questionnĂ©. Il garde, par un geste inconscient, la main pressĂ©e sur sa poitrine, Ă  la place mĂȘme oĂč la douleur endormie a sa racine. Plus que la terreur, cependant, d’une agonie nouvelle, la crainte l’oppresse d’abord du jugement de ses confrĂšres, de leurs discours, des rĂ©primandes et des sanctions de l’archevĂȘque. Les larmes lui montent aux yeux. Il traĂźne sa chaise auprĂšs d’une petite table et, la tĂȘte vide, le cƓur lĂąche, le dos arrondi sous la menace, il s’efforce d’écrire bien lisiblement, bien proprement, pour une enquĂȘte possible, d’une belle Ă©criture d’écolier, cette espĂšce de rapport dont nous avons citĂ© plus haut quelques lignes. Il Ă©crit, rature, dĂ©chire. Mais, Ă  mesure qu’il en fixe le dĂ©tail sur le papier, sa miraculeuse aventure se dissipe dans son esprit, s’efface. Il ne la reconnaĂźt plus ; il y est comme Ă©tranger. L’effort mĂȘme qu’il fait pour la ressaisir brise en lui la derniĂšre, la fragile trame du souvenir, et le laisse les coudes sur la table, les yeux vagues, insensible. Combien d’heures restera-t-il ainsi, regardant sans la voir une Ă©troite fenĂȘtre grillĂ©e, dans l’épaisseur de la pierre, oĂč repasse au-dehors la branche d’un sureau balancĂ©e par le vent, au soleil, tantĂŽt noire et tantĂŽt verte ? L’homme qui vint Ă  midi sonner l’Angelus aperçut Ă  travers la petite lucarne de la porte, dans l’ombre, son chapeau tombĂ© Ă  terre, et son brĂ©viaire, dont il vit les images et les signets Ă©parpillĂ©s sur le sol. À cinq heures, un Ă©lĂšve du catĂ©chisme de PremiĂšre Communion, SĂ©bastien Mallet, venu pour rechercher un livre oubliĂ©, trouva la porte close, mais, n’entendant rien, s’en fut. Je n’osai pas frapper trop fort, ni appeler, dit-il ensuite, car l’église Ă©tait dĂ©jĂ  pleine de monde, et j’avais bien peur qu’on ne m’interrogeĂąt. » C’était l’heure en effet oĂč la foule des pĂšlerins que la diligence automobile de Piessis-Baugrenan amĂšne chaque jour Ă  Lumbres se pressait au confessionnal du saint, dans la chapelle des Anges. Foule singuliĂšre, oĂč l’on vit coude Ă  coude tant de personnages tragiques ou comiques, tant de marionnettes illustres que la chaleur d’une grande Ăąme Ă©levait un moment au-dessus du banal mensonge, restituait au rĂšgne humain ! Ce soir-lĂ , plus nombreuse encore, Ă©nervĂ©e par l’attente, ou peut-ĂȘtre agitĂ©e d’un pressentiment obscur, dans la vieille Ă©glise en rumeur
 À chaque battement de la grand-porte, les visages inquiets – ces visages tendus que les familiers du pĂšlerinage n’oublieront jamais – se tournaient vers le seuil un instant lumineux, puis rentraient dans l’ombre tous ensemble. Les chuchotements discrets, les toux nerveuses qu’on Ă©touffe de la main, mille petits gestes divers d’impatience ou de curiositĂ©, finissaient par se confondre en un seul bruit Ă©trange, comparable au piĂ©tinement d’un troupeau dans l’orage et la pluie. Soudain, ce bruit mĂȘme cessa. Tout se tut. La porte de la sacristie grinçait dans un silence solennel. Le curĂ© de Lumbres parut. – Dieu, qu’il est pĂąle ! dit une voix de femme, au loin, dans la nef. Ce cri, entendu nettement, rompit le charme. Le troupeau retrouva son maĂźtre et respira. DĂ©jĂ  le vieux prĂȘtre gagnait son confessionnal, lentement, la tĂȘte un peu penchĂ©e sur l’épaule droite, la main toujours pressĂ©e sur son cƓur. Au premier pas, il crut tomber. Mais un remous de la foule l’avait dĂ©jĂ  portĂ© au but ; elle se refermait sur lui. Encore un coup, il Ă©tait leur proie. Il ne leur Ă©chappera plus. Il reste debout, dans l’épaisse nuit, sa haute taille pliĂ©e en deux, la nuque au plafond de chĂȘne, cherchant son haleine. Il abandonne Ă  la souffrance un corps inerte, humiliĂ©, sa dĂ©pouille. Sa stupide patience lasserait le bourreau. Mais qui pourra lasser jamais celui-lĂ  qui l’observe, invisible, et se satisfait de son agonie ? Il faut que le misĂ©rable vieillard, un moment rebelle, presque vainqueur, sente sur lui jusqu’à la fin cette puissance qu’il a bravĂ©e
 PlĂ»t Ă  Dieu qu’il reconnĂ»t au moins, face Ă  face, son ennemi ! Mais ce n’est pas cette voix qu’il entendra, ce dernier dĂ©fi
 Voici qu’à travers la douleur aiguĂ« la conscience lui revient, par degrĂ©s, qu’il Ă©coute
 Il Ă©coute un murmure bientĂŽt plus distinct
 monotone
 inexorable. Il le reconnaĂźt
 Ce sont eux. Un par un, hommes et femmes, les voilĂ  tous, dont il sent le souffle monter vers lui, moins dĂ©testable que leur parole impure, mornes litanies du pĂ©chĂ©, mots souillĂ©s depuis des siĂšcles, ignoblement ternis par l’usage, passant de la bouche des pĂšres dans celle des fils, pareils aux pages les plus lues d’un mauvais livre, et que le vice a marquĂ©es de son signe – contresignĂ©es – dans la crasse de milliers de doigts. Elle monte, cette parole ; elle recouvre peu Ă  peu le saint de Lumbres encore debout. Comme ils se hĂątent ! Comme ils vont vite !
 Mais, sitĂŽt le souffle revenu, vous les verrez – ah ! vous les verrez ces affreux enfants ! – chercher, tĂąter des lĂšvres la hideuse mamelle que Satan presse pour eux, gonflĂ©e du poison chĂ©ri !
 Jusqu’à la mort, lĂšve la main, pardonne, absous, homme de la Croix vaincu d’avance ! Il Ă©coute, il rĂ©pond comme en rĂȘve, mais avec une extrĂȘme luciditĂ©. Jamais son cerveau ne fut plus libre, son jugement plus prompt, plus net, tandis que sa chair n’est attentive qu’à la douleur grandissante, au point fixe d’oĂč la souffrance aiguĂ« s’irradie, pousse en tous sens ses merveilleux rameaux, ou court sous la trame des nerfs, pareille Ă  une navette agile. Elle a pĂ©nĂ©trĂ© si avant qu’elle semble atteindre la division du corps et de l’esprit, faire deux parts du mĂȘme homme
 Le saint de Lumbres Ă  l’agonie n’a plus commerce qu’avec les Ăąmes. Il les voit, de ce regard sur lequel la paupiĂšre est dĂ©jĂ  retombĂ©e, – elles seules
 CrispĂ© Ă  la cloison sonore, les reins douloureusement pressĂ©s sur la stalle oĂč il n’ose s’asseoir, la bouche ouverte pour aspirer l’air Ă©pais, ruisselant de sueur, il n’entend que ce murmure Ă  peine distinct, la voix de ses fils Ă  genoux, pleine de honte. Ah ! qu’ils parlent ou se taisent, la grande Ăąme impatiente a dĂ©jĂ  devancĂ© l’aveu, ordonne, menace, supplie ! L’homme de la Croix n’est pas lĂ  pour vaincre, mais pour tĂ©moigner jusqu’à la mort de la ruse fĂ©roce, de la puissance injuste et vile, de l’arrĂȘt inique dont il appelle Ă  Dieu. Regardez ces enfants, Seigneur, dans leur faiblesse ! leur vanitĂ©, aussi lĂ©gĂšre et aussi prompte qu’une abeille, leur curiositĂ© sans constance, leur raison courte, Ă©lĂ©mentaire, leur sensualitĂ© pleine de tristesse
, entendez leur langage, Ă  la fois fruste et perfide, qui n’embrasse que les contours des choses, riche de la seule Ă©quivoque, assez ferme quand il nie, toujours lĂąche pour affirmer, langage d’esclave ou d’affranchi, fait pour l’insolence et la caresse, souple, insidieux, dĂ©loyal. Pater, dimitte illis, non enim sciunt quid facient ! X. – HĂ©las ! prĂ©cisait le curĂ© de Luzarnes, j’ai payĂ© jadis mon expĂ©rience assez cher ! Mon infortunĂ© confrĂšre a failli mourir devant moi d’une crise d’angine de poitrine, et vous en conviendrez tout Ă  l’heure
 Ce disant, il marchait Ă  grands pas sur la route de Lumbres, suivi du jeune mĂ©decin de Chavranches, au trot. Ce praticien encore imberbe, Ă©tabli depuis peu de mois, jouissait d’une rĂ©putation professionnelle Ă  peine au-dessus de ses mĂ©rites. L’aplomb de son bavardage, ses audaces de carabin et, par-dessus tout, son mĂ©pris de la clientĂšle, lui avaient gagnĂ© tous les cƓurs. Nulle bourgeoise qui ne rĂȘvĂąt, pour sa demoiselle, un aveu de cette bouche insolente, et le secours de ses deux mains expertes, aussi capables que la lance fameuse de guĂ©rir les blessures qu’elles font. Pas un mourant qui n’ambitionnĂąt d’entendre Ă  son lit funĂšbre quelqu’une de ces paroles consolantes, pimentĂ©es, mezzo voce, d’une plaisanterie de cannibale. Car le muscadin ne fait plus le compte de ceux qui, par ses soins – et pour imiter son langage, – trĂ©passĂšrent Ă  la rigolade. – Mon Dieu ! c’est bien possible, l’abbĂ©, rĂ©pondit-il d’un ton conciliant. AppelĂ© en grande hĂąte et sur le conseil de M. le curĂ© de Luzarnes, il avait trouvĂ© la maĂźtresse du Plouy en pleine crise de dĂ©lire, Ă  laquelle l’épuisement seul mit fin. Mais, vers le soir, et la malade endormie – Mon cher docteur, s’était-il Ă©criĂ©, j’ai Ă  vous demander comme un service personnel Votre automobile, dites-vous, doit vous reprendre ici vers sept heures ? Il en est cinq Ă  peine. Accompagnez-moi tout doucement jusqu’à Lumbres. Une fois lĂ -bas, qui vous empĂȘche de tĂ©lĂ©phoner Ă  votre mĂ©canicien de Chavranches, qui viendra vous y chercher ? Entre temps, vous aurez examinĂ© sĂ©rieusement mon pauvre confrĂšre, et je connaĂźtrai votre avis. – Vous le connaissez depuis longtemps ! dit le jeune praticien, non sans gaietĂ©. Nourriture peu substantielle, pas d’exercice, le sĂ©jour dans un presbytĂšre vermoulu, l’église humide, le confessionnal sans lumiĂšre et sans air, une hygiĂšne du XIIIe siĂšcle, ma parole !
 Angor pectoris Ă  part, il n’en faut pas plus pour achever un organisme dĂ©jĂ  surmenĂ© !
 Mais qu’est-ce que vous voulez bien que j’y fasse ? – J’ai mon ministĂšre, vous avez le vĂŽtre, rĂ©pondit le curĂ© de Luzarnes, noblement. Notre raison d’ĂȘtre, c’est la pitiĂ© pour les faibles, l’humanitĂ©. Que mon pauvre collĂšgue soit ceci ou cela, que vous importe ? Et, si vous dites vrai, ce ne serait encore qu’un de ces cas de dĂ©formation professionnelle, qui mĂ©ritent l’attention de l’observateur, et les soins du praticien
 – Bon ! Bon ! j’irai
 concĂ©da-t-il. Et d’ailleurs, il y a du plaisir Ă  discuter avec un prĂȘtre comme vous, ajouta le docteur de Chavranches. C’est ainsi qu’ils dĂ©cidĂšrent de faire ensemble – et dans un sentiment peu diffĂ©rent – le pĂšlerinage de Lumbres. À l’entrĂ©e du village une pluie fine se mit Ă  tomber ; la route blanche, sous leurs pas, se teignit d’ocre ; un brouillard au goĂ»t de lierre flottait au-dessus. On les vit hĂąter le pas. L’herbe du cimetiĂšre ruisselait d’eau ; la grille, sans cesse ouverte et refermĂ©e, grinçait lamentable et le haut porche de pierre grise fouettĂ© par l’averse semblait, dans l’ombre mourante, se tendre et palpiter comme une voile. Puis ils entrĂšrent cĂŽte Ă  cĂŽte, dans l’église dĂ©jĂ  presque vide. LĂ , M. le curĂ© de Luzarnes, reposant paternellement la main sur l’épaule de son compagnon – Monsieur Gambillet, dit-il Ă  voix basse, je vous aurais Ă©pargnĂ© volontiers cette visite au sanctuaire, peut-ĂȘtre embarrassante pour vous, mais n’attendrez-vous pas plus agrĂ©ablement ici que dans une salle de presbytĂšre, aussi froide et aussi nue qu’un parloir de dames Clarisses ? D’ailleurs, le gros de la foule est heureusement dispersĂ©. L’abord du confessionnal me paraĂźt libre, et, si mon vĂ©nĂ©rĂ© confrĂšre prend quelque repos Ă  la sacristie, il ne fera pas difficultĂ©, j’espĂšre, Ă  nous suivre aussitĂŽt chez lui ! Ayant ainsi parlĂ©, il disparut. Le jeune Chavranchais, toujours immobile auprĂšs du bĂ©nitier, n’entendit plus un moment que l’écho de sa voix lointaine, le claquement d’une porte, la glissade des gros souliers sur les dalles. Devant lui, une Ă  une, les dĂ©votes attardĂ©es, d’un pas menu, leur main furtive au bord de la vasque de marbre, passĂšrent Ă  le toucher, laissant tomber sur lui un regard de leurs yeux graves. Puis le sacristain paysan souffla les derniĂšres lampes. Enfin le curĂ© de Luzarnes reparut. – Chose bien surprenante ! fit-il. Mon confrĂšre a dĂ» quitter l’église ; nous ne l’y trouvons plus. Les confessions d’ailleurs, Ă  ce qu’on m’a dit, sont terminĂ©es depuis quarante minutes au moins
 Il faut se rendre Ă  l’évidence, monsieur Gambillet
 Par la porte du cimetiĂšre, sans doute, il a dĂ» regagner la maison
 Faites ce dernier petit effort, ajouta-t-il de ce ton familier auquel on ne refuse rien. – Qu’est-ce que cela me fait ? rĂ©pondit obligeamment le docteur de Chavranches. Mon auto me prend ici vers dix-neuf heures ; j’ai le temps
 Mais pour un moribond, l’abbĂ©, votre ami est bien ingambe
 Il acheva d’exprimer sa pensĂ©e par un sifflement distrait. Car, attendant sans impatience, avec une mĂąle fermetĂ©, le moment de passer Ă  son tour au premier plan, il eĂ»t jugĂ© peu digne d’en paraĂźtre Ă©mu. Mais ce fut en vain qu’ils interrogĂšrent la vieille Marthe, dans le parloir aux deux bĂ©cassines ; elle n’avait pas revu son maĂźtre, et ne l’attendait pas si tĂŽt. – Pauvre cher homme qui dĂźne Ă  des heures impossibles, et passe plus d’une fois la nuit tout entiĂšre Ă  genoux sur le pavĂ©, dans la chapelle des Saints-Anges ! – Il y est encore, messieurs, sĂ»r comme vous voilĂ  ! Vous le trouverez dans le petit retrait de la muraille, derriĂšre la table Ă  burettes – une place qu’il aime, – aussi seul qu’en plein bois de Bargemont. – Ladislas ! dit-elle au sacristain qui parut alors sur le seuil, une pile de linge aux bras, l’as-tu vu, toi, en faisant la ronde ? Mais le bonhomme secoua la tĂȘte. – On ferme les portes de l’église, expliqua-t-elle, Ă  six heures, et Ladislas ne les ouvrira qu’à neuf heures, Ă  la priĂšre du soir et au salut. C’est le moment que notre curĂ© se rĂ©serve pour mettre un peu d’ordre lĂ -bas, voyez-vous, et ranger Ă  sa mode
 Pensez ! Il a obtenu de Monseigneur que le Saint-Sacrement serait exposĂ© toute la nuit !
 Donnes-tu les clefs Ă  ces messieurs ? demanda-t-elle Ă  Ladislas, avec un peu d’embarras. – J’aime autant les accompagner moi-mĂȘme, rĂ©pondit le sacristain, bourru. J’ai une consigne, aprĂšs tout, la mĂšre ! Le temps de casser une croĂ»te, et de boire un verre de vin. La bonne femme, derriĂšre son dos, branla sa cornette. – Je m’en doutais bien, messieurs, fit-elle. Mais il aura tĂŽt fait de souper, car il ne mange guĂšre. C’est un mal disant, voyez-vous, mais sans plus de mĂ©chancetĂ© qu’un enfant. – Nous l’attendrons donc, dit le curĂ© de Luzarnes d’un air pincĂ©, interrogeant du regard son compagnon. – Et
 Et j’ai encore une proposition Ă  vous faire, commença la vieille Marthe, aprĂšs avoir toussĂ© pour s’éclaircir la voix. Il y a dans la piĂšce Ă  cĂŽtĂ© celle que notre saint du bon Dieu appelle son oratoire, rapport Ă  ce qu’il y confesse aussi un grand monsieur venu de loin, tout exprĂšs, pour notre curĂ©, un vieux avec la LĂ©gion d’honneur, bien honnĂȘte, ma foi ! bien gentil, et qui doit trouver le temps long. Le docteur de Chavranches fit des deux mains le geste qui jetait au diable le vieux et sa croix d’honneur. – Quelque gĂ©nĂ©ral en retraite ?
 proposa l’ancien professeur de chimie, avec un sourire complice. – La carte est sur la table – oui, lĂ  devant vous, messieurs, – dit-elle, dĂ©couragĂ©e. Mais il a des yeux si doux, si caressants. Non ! ça n’est pas ça, un militaire ! Le carrĂ© de bristol Ă©tait dĂ©jĂ  sous le nez de Gambillet, qui rougit comme un enfant. – Oh ! oh ! cela change d’aspect ! fit-il du ton d’un connaisseur
 Il tendit la carte au curĂ© de Luzarnes, qui chancela. – Antoine Saint-Marin
 bredouilla le futur chanoine, la bouche humide. – De l’AcadĂ©mie française, rĂ©pondit l’autre, comme un Ă©cho. Le jeune praticien prit une pose, et parut chercher un moment quelque chose
 – Introduisez-nous ! dit-il enfin. XI. L’illustre vieillard exerce, depuis un demi-siĂšcle, la magistrature de l’ironie. Son gĂ©nie, qui se flatte de ne respecter rien, est de tous le plus docile et le plus familier. S’il feint la pudeur ou la colĂšre, raille ou menace, c’est pour mieux plaire Ă  ses maĂźtres, et, comme une esclave obĂ©issante, tour Ă  tour mordre ou caresser. Dans la bouche artificieuse, les mots les plus sĂ»rs sont pipĂ©s, la vĂ©ritĂ© mĂȘme est servile. Une curiositĂ©, dont l’ñge n’a pas encore Ă©moussĂ© la pointe, et qui est l’espĂšce de vertu de ce vieux jongleur, l’entraĂźne Ă  se renouveler sans cesse, Ă  se travailler devant le miroir. Chacun de ses livres est une borne oĂč il attend le passant. Aussi bien qu’une fille instruite et polie par l’ñpre expĂ©rience du vice, il sait que la maniĂšre de donner vaut mieux que ce qu’on donne, et, dans sa rage Ă  se contredire et Ă  se renier, il arrive Ă  prĂȘter chaque fois au lecteur un homme tout neuf. Les jeunes grammairiens qui l’entourent portent aux nues sa simplicitĂ© savante, sa phrase aussi rouĂ©e qu’une ingĂ©nue de théùtre, les dĂ©tours de sa dialectique, l’immensitĂ© de son savoir. La race sans moelle, aux reins glacĂ©s, reconnaĂźt en lui son maĂźtre. Ils jouissent, comme d’une victoire remportĂ©e sur les hommes, au spectacle de l’impuissance qui raille au moins ce qu’elle ne peut Ă©treindre, et rĂ©clament leur part de la caresse infĂ©conde. Nul ĂȘtre pensant n’a dĂ©florĂ© plus d’idĂ©es, gĂąchĂ© plus de mots vĂ©nĂ©rables, offert aux goujats plus riche proie. De page en page, la vĂ©ritĂ© qu’il Ă©nonce d’abord avec une moue libertine, trahie, bernĂ©e, brocardĂ©e, se retrouve Ă  la derniĂšre ligne, aprĂšs une suprĂȘme culbute, toute nue, sur les genoux de Sganarelle vainqueur
 Et dĂ©jĂ  la petite troupe, bientĂŽt grossie d’un public hagard et dĂ©vot, salue d’un rire discret le nouveau tour du gamin bientĂŽt centenaire. – Je suis le dernier des Grecs, dit-il de lui-mĂȘme, avec un rictus singulier. AussitĂŽt vingt niais, hĂątivement instruits d’HomĂšre par ce qu’ils en ont pu lire en marge de M. Jules LemaĂźtre, cĂ©lĂšbrent ce nouveau miracle de la civilisation mĂ©diterranĂ©enne, et courent rĂ©veiller, de leurs cris aigus, les Muses consternĂ©es. Car c’est la coquetterie du hideux vieillard, et sa grĂące la plus cynique, de feindre attendre la gloire sur les genoux de l’altiĂšre dĂ©esse, bercĂ© contre la chaste ceinture oĂč il Ă©gare ses vieilles mains
 Étrange, effroyable nourrisson ! Depuis longtemps, il avait dĂ©cidĂ© de visiter Lumbres, et ses disciples ne cachaient plus aux profanes qu’il y porterait l’idĂ©e d’un nouveau livre. Les hasards de la vie, confiait-il Ă  son entourage, sur ce ton d’impertinence familiĂšre avec lequel il prĂ©tend dispenser les trĂ©sors d’un scepticisme de boulevard, baptisĂ© pour lui sagesse antique, les hasards de la vie m’ont permis d’approcher plus d’un saint, pourvu qu’on veuille donner ce nom Ă  ces hommes de mƓurs simples et d’esprit candide, dont le royaume n’est pas de ce monde, et qui se nourrissent, comme nous tous, du pain de l’illusion, mais avec un exceptionnel appĂ©tit. Toutefois ceux-lĂ  vivent et meurent, reconnus de peu de gens, et sans avoir Ă©tendu bien loin la contagion de leur folie. Qu’on me pardonne d’ĂȘtre revenu si tard Ă  des rĂȘves d’enfant. Je voudrais, de mes yeux, voir un autre saint, un vrai saint, un saint Ă  miracles et, pour tout dire, un saint populaire. Qui sait ? Peut-ĂȘtre irai-je Ă  Lumbres pour y achever de mourir entre les mains de ce bon vieillard ? » Ce propos, d’autres encore, furent longtemps tenus pour une aimable fantaisie, bien qu’ils exprimassent, avec une espĂšce de pudeur comique, un sentiment sincĂšre, bas mais humain, une crainte sordide de la mort. L’illustre Ă©crivain, pour son malheur, n’est que vil, non pas mĂ©diocre. Sa forte personnalitĂ©, douloureusement Ă  l’étroit dans ses livres, s’est dĂ©livrĂ©e dans le vice. C’est en vain qu’il s’efforce de cacher Ă  tous, redoublant de scepticisme et d’ironie, le secret hideux qui sue parfois Ă  travers les mots. À mesure qu’il avance en Ăąge, le misĂ©rable se voit traquĂ©, forcĂ© dans son mensonge, de jour en jour moins capable de tromper en hors-d’Ɠuvre et bagatelles sa voracitĂ© grandissante. Impuissant Ă  se surmonter, conscient du dĂ©goĂ»t qu’il inspire, ne trouvant qu’à force de ruse et d’industrie de rares occasions de se satisfaire, il se jette en glouton sur ce qui passe Ă  portĂ©e de ses gencives et, l’écuelle vide, pleure de honte. L’idĂ©e d’un obstacle Ă  vaincre, et du retardement qu’impose la comĂ©die de la sĂ©duction, mĂȘme Ă©courtĂ©e, la crainte du flĂ©chissement physique toujours possible, le caprice de ses fringales, le dĂ©couragent par avance des rendez-vous hasardeux. Aux gouvernantes qu’il entretenait jadis avec un certain dĂ©cor succĂšdent aujourd’hui des gothons et des servantes, qui sont ses tyrans domestiques. Il excuse de son mieux leur langue familiĂšre, affecte une bonhomie navrante, dĂ©tourne l’attention d’un rire qui sonne faux, tandis qu’il suit du regard, Ă  la dĂ©robĂ©e, le cotillon court sur lequel, tout Ă  l’heure, il ira rouler sa tĂȘte blanche. Mais hĂ©las ! cette morne dĂ©bauche l’épuise sans le rassasier ; il n’imagine rien de plus bas, il touche le fond de son grotesque enfer. Au dĂ©sir, jamais plus Ăącre et plus pressant, succĂšde un trop court plaisir, furtif, instable. L’heure est venue oĂč le besoin survit Ă  l’appĂ©tit, derniĂšre Ă©nigme du sphinx charnel
 C’est alors qu’entre ce vieux corps inerte et la voluptĂ© vainement pressĂ©e la mort se leva, comme un troisiĂšme camarade. Celle qu’il avait tant de fois caressĂ©e dans ses livres, et dont il croyait avoir Ă©puisĂ© la douceur, la mort, – d’ailleurs partout visible Ă  travers sa froide ironie, comme un visage sous une eau claire et profonde, – cent fois rĂȘvĂ©e, savourĂ©e, il ne la reconnut pas. Il la voyait dĂ©sormais de trop prĂšs, bouche Ă  bouche. Il avait choisi l’image d’une lente vieillesse, Ă  la pente douce et fleurie, et qui s’endort contente, au dernier pas. Mais il n’attendait point cette surprise en plein jour, cette effraction
 HĂ© quoi ? dĂ©jĂ  ? Il s’efforce d’en chasser la pensĂ©e, de la dĂ©guiser au moins ; il dĂ©pense Ă  ce jeu misĂ©rable des ressources infinies. À peine ose-t-il confier aux plus intimes quelque chose de son angoisse, et ils ne l’entendent qu’à demi ; nul ne veut voir, dans les yeux du grand homme, le regard tragique oĂč s’exprime une terreur d’enfant. Au secours ! » dit le regard. Et l’auditoire s’écrie Quel merveilleux causeur ! » XII. M. Gambillet s’avança vers le cĂ©lĂšbre auteur du Cierge pascal, et se prĂ©senta lui-mĂȘme, non sans esprit, car il ne manque tout Ă  fait ni de malice ni d’à-propos. Puis, se tournant vers son compagnon, et lui donnant la parole – M. le curĂ© de Luzarnes, fit-il, est plus qualifiĂ© que moi pour vous souhaiter la bienvenue dans ce miraculeux pays de Lumbres, Ă  deux pas de la petite Ă©glise que vous ĂȘtes venu visiter. Antoine Saint-Marin pencha vers l’abbĂ© Sabiroux sa longue face blĂȘme, le considĂ©rant de haut en bas, avec ennui. – Cher et illustre maĂźtre, dit alors celui-ci d’un ton mesurĂ©, je ne m’attendais pas Ă  vous voir jamais d’aussi prĂšs. Le ministĂšre que j’exerce au fond de ces campagnes nous condamne tous Ă  l’isolement jusqu’à la mort, et c’est un grand malheur que le clergĂ© de France soit ainsi tenu Ă  l’écart de l’élite intellectuelle du pays. Qu’il soit au moins permis Ă  l’un de ses plus humbles reprĂ©sentants
 Saint-Marin secoua de haut en bas cette fine main blanche qu’immortalise le tableau de Clodius Nyvelin. – L’élite intellectuelle du pays, monsieur l’abbĂ©, est une sociĂ©tĂ© bien bruyante et bien dĂ©sagrĂ©able que je vous conseillerais plutĂŽt de tenir Ă©loignĂ©e de vos presbytĂšres. Et pour l’isolement, ajouta-t-il avec un petit rire, puissĂ©-je y avoir Ă©tĂ© jadis condamnĂ© comme vous ! L’ancien professeur de chimie, un moment dĂ©concertĂ©, choisit de sourire aussi. Mais le jeune docteur de Chavranches, dĂ©jĂ  familier – Allons, allons ! l’abbĂ©, vous voilĂ  comme un bourgmestre Ă  l’entrĂ©e du roi dans sa bonne ville. L’illustre maĂźtre n’a pas fait cent lieues pour s’entendre louer. Dois-je l’avouer, monsieur, continua-t-il en s’inclinant vers Saint-Marin, je suis prĂȘt moi-mĂȘme Ă  commettre envers vous une faute plus grave. – Ne vous gĂȘnez pas, rĂ©pondit le romancier d’une voix douce. – Permettez-moi seulement de vous demander pour quel motif
 – N’ajoutez plus un mot, si vous tenez Ă  mon estime ! s’écria l’auteur du Cierge pascal. Je devine que vous dĂ©sirez connaĂźtre la raison qui m’a dĂ©terminĂ© Ă  entreprendre ce petit voyage ? Or, grĂące Ă  Dieu, je n’en sais pas lĂ -dessus plus long que vous. Le travail de composition, jeune homme, est le plus ennuyeux et le plus ingrat de tous ; c’est bien assez de composer mes livres, je ne compose pas ma vie. Cette page-ci est une page blanche. – J’espĂšre que vous l’écrirez, cependant, soupira le curĂ© de Luzarnes, et j’ose dire que vous nous la devez. Le regard toujours un peu vague de l’illustre maĂźtre tomba de haut sur son benoĂźt quĂ©mandeur, et l’effleura sans se poser. Puis il demanda, les yeux mi-clos – Ainsi nous attendons tous les trois le bon plaisir d’un saint ? – Les clefs du sanctuaire d’abord, remarqua l’enfant terrible de Chavranches, a le bon plaisir du sacristain Ladislas. – Comment cela ? fit Saint-Marin, sans daigner voir le geste du curĂ© de Luzarnes demandant la parole. Mais Gambillet, plus prompt, fit Ă  sa maniĂšre le rĂ©cit des Ă©vĂ©nements de la journĂ©e, vingt fois repris par son sourcilleux compagnon, qu’un lĂ©ger mouvement d’impatience de l’illustre maĂźtre rejetait chaque fois au nĂ©ant. Lorsqu’il eut tout entendu – Ma foi, monsieur, dit le romancier, je n’espĂ©rais pas tant d’une journĂ©e mal commencĂ©e. Ô la rafraĂźchissante surprise d’un peu de surnaturel et de miraculeux ! – Surnaturel et miraculeux ? protesta d’une voix grave le curĂ© de Luzarnes. – Pourquoi pas ? demanda brusquement Saint-Marin, se retournant tout d’une piĂšce vers son inoffensif ennemi. Si bas que le grand homme soit tombĂ©, la bĂȘtise toute nue lui fait honte. Mais il redoute par-dessus tout de rencontrer son image dans la sottise ou la lĂąchetĂ© d’autrui, comme dans un tragique miroir. – Pourquoi pas ? rĂ©pĂ©ta-t-il, plutĂŽt sifflant qu’épelant chaque mot entre ses longues dents jointes. Nous espĂ©rons tous un miracle, monsieur, et le triste univers l’appelle avec nous. Aujourd’hui, ou dans un millier de siĂšcles, que m’importe, si quelque Ă©vĂ©nement libĂ©rateur doit faire brĂšche un jour dans le mĂ©canisme universel ? J’aime autant l’attendre pour demain et m’endormir content. De quel droit la brute polytechnique viendrait-elle m’éveiller de mon rĂȘve ? Surnaturel et miraculeux sont des adjectifs pleins de sens, monsieur, et qu’un honnĂȘte homme ne prononce qu’avec envie
 De son aveu, jamais le curĂ© de Luzarnes ne se sentit plus injustement mortifiĂ©. – M. Saint-Marin, confia-t-il Ă  son ami Gambiller, m’a paru plus poĂšte que philosophe et capable d’interprĂ©ter Ă  sa guise les paroles d’autrui. Mais quelle raison de se mettre en colĂšre ? L’auteur du Cierge pascal lui-mĂȘme eĂ»t Ă©tĂ© bien embarrassĂ© de rĂ©pondre. Car il hait d’instinct ce qui lui ressemble et goĂ»te, sans l’avouer, l’amĂšre ivresse de se mĂ©priser chez les autres. Mieux que personne, il sait par quelle nuance lĂ©gĂšre et fragile l’homme qui ne fait profession que d’esprit se distingue du sot, et dans certains niais bien disants le vieux cynique flaire avec rage un petit de la mĂȘme portĂ©e. – Si vous n’avez point vu l’ermite, reprit le docteur de Chavranches pour rompre le silence, au moins connaissez-vous l’ermitage ? Quelle curieuse maison ! Quelle solitude ! – J’étais tout Ă  l’heure sous le charme, dit Saint-Marin. Il n’y a de vraiment prĂ©cieux dans la vie que le rare et le singulier, la minute d’attente et de pressentiment. Je l’ai connue ici. M. Gambillet hocha la tĂȘte, approuva d’un sourire prudent. Cependant le grand vieillard, s’approchant de la fenĂȘtre, commença de promener ses longs doigts sur les vitres. La lumiĂšre de la lampe faisait danser son ombre, au mur, la diminuant et l’allongeant tour Ă  tour. Au-dehors, les yeux ne distinguaient rien que la tache blĂȘme de la route. Et dans le profond silence le docteur de Chavranches entendait le lĂ©ger grincement des ongles sur le verre poli. La voix de Saint-Marin le fit tout Ă  coup sursauter – Ce diable de sacristain, dit-il, veut nous tuer de mĂ©lancolie. Je suis une grande bĂȘte d’attendre et de bĂąiller ici, quand j’ai devant moi tout un jour. Car je ne quitterai Lumbres que demain. Et puis, ma parole ! je suis bizarrement rompu. – D’ailleurs, remarqua M. Gambillet, si les imaginations de l’abbĂ© Sabiroux ont quelque rĂ©alitĂ©, son pauvre confrĂšre sera hors d’état de vous entretenir ce soir. – Pour cette fois, d’ailleurs, rĂ©pondit l’illustre maĂźtre, c’est assez de connaĂźtre ce presbytĂšre campagnard un lieu unique. Il dĂ©signait la piĂšce aux quatre murs nus d’un geste caressant, comme un rarissime bibelot Ă  tenter le collectionneur. Cette simple phrase fut Ă  l’amour-propre du curĂ© de Luzarnes comme un baume. – Je dois vous faire remarquer, dit-il, que cette salle est improprement dĂ©signĂ©e sous le nom d’oratoire mon vĂ©nĂ©rĂ© confrĂšre s’y tient rarement. À vrai dire, il ne quitte guĂšre sa chambre. – Ouais ? fit l’auteur du Cierge pascal, intĂ©ressĂ©. – Je me ferai une joie de vous y conduire, s’empressa le futur chanoine. M. le curĂ© de Lumbres, j’en suis sĂ»r, vous donnerait volontiers cette marque d’égards, et je ne ferai qu’interprĂ©ter sa pensĂ©e. Il prit la lampe, l’éleva au-dessus de sa tĂȘte, puis, marquant un petit temps, la main sur le bouton de la porte – Si ces messieurs veulent me suivre ? Au premier Ă©tage, le curĂ© de Luzarnes, dĂ©signant Ă  l’extrĂ©mitĂ© d’un long couloir une porte entrouverte – Permettez-moi de vous prĂ©cĂ©der, fit-il. Ils entrĂšrent aprĂšs lui. La lampe, tenue Ă  bout de bras, Ă©clairait une longue salle mansardĂ©e, peinte Ă  la chaux, et qui parut d’abord absolument vide. Le parquet de sapin, rĂ©cemment lavĂ©, exhalait une odeur tenace. Quelques meubles, ingĂ©nument rangĂ©s contre la muraille, apparurent, dĂ©noncĂ©s par leurs ombres deux chaises de paille, un prie-Dieu, une courte table chargĂ©e de livres
 – Cela ressemble Ă  n’importe quel grenier d’étudiant pauvre, dit Saint-Marin, déçu. Mais le futur chanoine, infatigable, les entraĂźnait plus loin, penchant vers le sol son lumignon fumant. – VoilĂ  son lit, dit cet homme incomparable, avec une espĂšce de fiertĂ©. L’enfant terrible de Chavranches, et l’écrivain, pourtant tous deux sans vergogne, Ă©changĂšrent par-dessus le large dos un sourire gĂȘnĂ©. La paillasse, ridiculement Ă©troite et menue, couverte d’un amas de hardes, faisait Ă  elle seule un spectacle d’une assez pitoyable mĂ©lancolie. Cependant, Saint-Marin la vit Ă  peine ; il regardait deux gros souliers bĂ©ants, verdis par l’ñge, l’un debout, drĂŽlement campĂ©, l’autre Ă  plat, montrant ses clous rouillĂ©s, son cuir gondolĂ©, le retroussis de sa semelle, deux pauvres vieux souliers, pleins d’une lassitude infinie, plus misĂ©rables que des hommes. – Quelle image ! dit-il Ă  voix basse ; quelle ridicule et merveilleuse image ! Il pensait Ă  la fuite circulaire de toute vie humaine, au chemin vainement parcouru, au suprĂȘme faux pas. Qu’était-il allĂ© chercher si loin, ce vagabond magnanime ? La mĂȘme chose qu’il attendait lui-mĂȘme, au milieu des objets familiers, ses chĂšres estampes, ses livres, ses maĂźtresses et ses courtisans, dans l’hĂŽtel de la rue de Verneuil, oĂč mourut Mme de JanzĂ©. Jamais le patriarche du nĂ©ant, Ă  ses meilleures heures, ne s’éleva plus haut qu’un lyrique dĂ©goĂ»t de vivre, un nihilisme caressant. NĂ©anmoins, sa gorge se serra, son cƓur battit plus vite. Alors, il parla d’abondance. – Nous sommes ici, dit-il, dans un lieu consacrĂ©, aussi vĂ©nĂ©rable qu’un temple Si le vaste monde est un champ clos, la place vaut d’ĂȘtre marquĂ©e oĂč fut donnĂ© le grand effort, tentĂ©e la plus folle espĂ©rance. Les anciens eussent considĂ©rĂ© sans doute notre saint de Lumbres avec mĂ©pris ; mais une longue expĂ©rience du malheur nous a rendus moins sĂ©vĂšres pour cette espĂšce de sagesse, un peu barbare, qui troue dans l’élan mĂȘme de l’action sa raison d’ĂȘtre et sa rĂ©compense. La diffĂ©rence est moins grande qu’on imagine entre celui qui veut tout Ă©treindre et celui qui repousse tout. Il y a une grandeur sauvage que la sagesse antique n’a pas connue
 La belle voix grave de l’illustre Ă©crivain resta comme perchĂ©e sur la derniĂšre syllabe, tandis que son regard se fixait Ă  l’angle du mur oĂč le diligent Sabiroux promenait Ă  ce moment la lumiĂšre de sa lampe. Dans une sorte de renfoncement, formĂ© par l’arĂȘte extĂ©rieure du toit, une planchette grossiĂšrement clouĂ©e supportait un crucifix de mĂ©tal. Au-dessous, jetĂ©e sur le sol, dans le coin le plus obscur, une laniĂšre repliĂ©e, de celles que les toucheurs de bƓufs nomment coutelas », aiguĂ« Ă  sa pointe, large de trois doigts Ă  sa base, pareille Ă  un plat serpent noir. Mais ni le crucifix ni le fouet ne retenaient le regard du maĂźtre. C’était, Ă  hauteur d’homme, une singuliĂšre Ă©claboussure, couvrant presque un pan de la muraille, faite de mille petites traces si rapprochĂ©es vers le centre qu’elles n’y formaient plus qu’une masse unique, d’un roux pĂąli, quelques-unes plus fraĂźches, d’un rose encore vif, d’autres Ă  peine visibles, dans l’épaisseur de la chaux, comme absorbĂ©es, dessĂ©chĂ©es, d’une couleur indĂ©finissable. La croix, le fouet de cuir, la muraille rougie
 Cette grandeur sauvage que la sagesse antique
 L’éminent musicien n’eut pas le courage de plaquer son dernier accord, et cessa brusquement sa chanson. Immobile, M. Gambillet bredouilla plusieurs fois dans sa moustache les mots de folie mystique, guettant en dessous Saint-Marin muet. L’irrĂ©sistible confident de la sociĂ©tĂ© chavranchaise, si vif Ă  retourner un drap sur des nuditĂ©s lamentables, et qui se vanta souvent de tout regarder et de tout entendre avec un front d’airain, eut, comme il l’avoua plus tard, froid dans le dos. Le plus Ă©pais des hommes ne voit pas sans trouble violer devant lui l’humble secret d’un grand amour, la part rĂ©servĂ©e du pauvre, son seul trĂ©sor, et qu’il emporte avec lui. M. le curĂ© de Luzarnes, dĂ©tournant la lampe, dit aussitĂŽt, avec un naturel parfait – Mon vĂ©nĂ©rable ami, messieurs, se maltraite et compromet gravement sa santĂ© ! Dieu me garde de blĂąmer son zĂšle ! Mais je dois dire que ces violences contre soi-mĂȘme, non pas prescrites, seulement tolĂ©rĂ©es, furent nĂ©anmoins regardĂ©es par plusieurs comme un dangereux moyen de sanctification, et trop souvent le scandale des faibles ou la risĂ©e des impies. L’ancien professeur appuya ce dernier mot d’un geste familier, le pouce et l’index joints, le petit doigt levĂ©, du ton d’un homme qui prĂ©cise un point contestĂ©. L’embarras du docteur, le silence de l’autre, lui parurent une preuve assez flatteuse de leur bienveillante attention. Il le marqua d’un sourire, puis partit content, car le prĂȘtre mĂ©diocre est, entre tous, impĂ©nĂ©trable. Que ce grand homme est donc nerveux ! » se disait Gambillet, marchant sur les talons de Saint-Marin, et regardant curieusement la longue main d’ivoire crispĂ©e sur la canne, dont elle frappait parfois le sol Ă  petits coups. Depuis quelques instants l’auteur du Cierge pascal faisait, en effet, pour cacher son trouble et se surmonter, effort presque hĂ©roĂŻque. Sans doute, il n’était pas restĂ© insensible Ă  cette lugubre poĂ©sie de la maison du pauvre, mais il y a beau temps que le romancier n’est plus dupe d’aucun battement de son vieux cƓur ! L’émotion Ă  peine formĂ©e, et comme Ă  l’état naissant, est aussitĂŽt mise en ordre, utilisĂ©e ; c’est la matiĂšre premiĂšre qu’accommode au goĂ»t de l’acheteur son industrieux gĂ©nie. Le vieux comĂ©dien n’est accessible que par les sens ; la tache rousse, sur le mur, dans l’aurĂ©ole de la lampe, avait mis ses nerfs Ă  nu. On connaĂźt de lui, on sait de mĂ©moire vingt pages effrontĂ©es oĂč, de toutes les ressources de son art, le malheureux s’exerce Ă  conjurer son intraitable fantĂŽme. Nul n’a parlĂ© plus librement de la mort, avec plus de nonchalance et d’amoureux mĂ©pris. Nul Ă©crivain de notre langue ne semble l’avoir observĂ©e d’un regard si candide, raillĂ©e d’une moue si moqueuse et si tendre
 Pour quelle mystĂ©rieuse revanche, la plume posĂ©e, la craint-il comme une bĂȘte, comme une brute ? À l’idĂ©e de la chute inexorable, ce n’est pas sa raison qui cĂšde au vertige, c’est la volontĂ© qui flĂ©chit, menace de se rompre. Ce raffinĂ© connaĂźt avec dĂ©sespoir le soulĂšvement de l’instinct, l’odieuse panique, le recul et le hĂ©rissement de l’animal qui, Ă  l’abattoir, vient flairer le mandrin du tueur. Ainsi jadis, si l’on en croit Goncourt, le pĂšre du naturalisme et des Rougon-Macquart, rĂ©veillĂ© en pleine nuit par les mĂȘmes affres, se jetait au bas du lit, donnant le spectacle d’un accusateur en banniĂšre et tremblant de peur Ă  son Ă©pouse consternĂ©e. Debout, sur la premiĂšre marche, le visage tournĂ© vers la cage obscure, les tempes serrĂ©es, la gorge sĂšche, il respire Ă  grands coups, seul remĂšde Ă  de telles crises. DerriĂšre lui, Gambillet, bloquĂ©, s’étonne, Ă©coute avec inquiĂ©tude le souffle irrĂ©gulier, profond, du maĂźtre. Il appuie lĂ©gĂšrement la main sur son Ă©paule – Seriez-vous souffrant ? dit-il. Saint-Marin se dĂ©tourne avec peine, et rĂ©pond d’une voix fausse – Non pas ! Non pas
 un malaise
 une lĂ©gĂšre suffocation
 Cela va mieux
 tout Ă  fait bien
 Mais il se sent encore si faible et si lĂąche que la banale sympathie du mĂ©decin de Chavranches est incroyablement douce Ă  son cƓur. Dans l’euphorie de la dĂ©tente nerveuse, il est ainsi souvent tentĂ© de parler, de donner son secret, de mendier au plus prĂšs un conseil et un appui. Par bonheur, l’amour-propre engourdi le rĂ©veille toujours Ă  temps de son mauvais rĂȘve. – Docteur, dit-il avec un sourire paternel, l’expĂ©rience vous fera connaĂźtre que les voyages ne peuvent plus former la vieillesse, mais seulement hĂąter sa fin. Avantage encore prĂ©cieux ! Car, au dernier dĂ©tour, lorsqu’un vieux bonhomme souhaite et redoute le petit faux pas qui le prĂ©cipite au nĂ©ant, un rien de brusquerie est quelquefois nĂ©cessaire. – Le nĂ©ant ! proteste poliment le curĂ© de Luzarnes, voilĂ , maĂźtre, un bien gros mot ? Saint-Marin, par-dessus l’épaule du Chavranchais, considĂšre une seconde son insupportable galant. – Qu’importe le mot ? fait-il. A-t-on le choix ? – Il y a des mots si dĂ©sespĂ©rĂ©s
 si douloureux
 s’écrie le pauvre prĂȘtre, dĂ©jĂ  pĂąlissant. – Permettez ! poursuit l’auteur du Cierge pascal, je n’espĂšre pas qu’une syllabe de plus ou de moins va me confĂ©rer l’immortalitĂ© ! – Je me fais mal comprendre, riposte le futur chanoine, enragĂ© de conciliation. Sans doute, un esprit comme le vĂŽtre se fait
 de la vie future
 une autre image
, probablement
 que le commun de nos fidĂšles
 mais je ne puis croire que
 votre haute intelligence
 accepte sans rĂ©volte
, l’idĂ©e d’une dĂ©chĂ©ance absolue, irrĂ©mĂ©diable, d’une dissipation dans le nĂ©ant ? Les derniers mots s’étranglent dans sa gorge, tandis qu’il implore des yeux, avec une Ă©mouvante confusion, l’indulgence, la pitiĂ© du grand homme. La fĂ©rocitĂ© du mĂ©pris que Saint-Marin tĂ©moigne aux sots Ă©tonne d’abord, car il affecte volontiers par ailleurs un scepticisme complaisant. Mais c’est ainsi qu’il peut manifester au-dehors, avec un moindre risque, sa haine naturelle des infirmes et des faibles. – Je vous remercie, dit-il au curĂ© de Luzarnes, de me rĂ©server un autre paradis que celui de votre vicaire et de vos chantres. Les dieux me prĂ©servent cependant d’aller chercher lĂ -haut une nouvelle AcadĂ©mie, quand la seule française m’ennuie assez ! – Si j’entends bien votre raillerie, rĂ©pond le futur chanoine, vous m’accusez
 – Je ne vous accuse pas, s’écrie Saint-Marin tout Ă  coup, avec une extraordinaire violence. Sachez seulement que je craindrais moins le nĂ©ant que vos ridicules Champs ÉlysĂ©es ! – Champs ÉlysĂ©es
 Champs ÉlysĂ©es, ronchonne le bonhomme abasourdi
 Loin de moi la pensĂ©e de dĂ©figurer l’enseignement
 Je voulais seulement mettre Ă  votre portĂ©e
 parlant votre langage
 – Ma portĂ©e
 mon langage ! rĂ©pĂšte l’auteur du Cierge pascal, avec un sourire empoisonnĂ©. Il s’arrĂȘte un moment, reprend haleine. La lampe, qui tremble dans les mains du curĂ© de Luzarnes, Ă©claire en plein son visage blĂȘme. La bouche mauvaise s’abaisse aux coins, comme pour un haut-le-cƓur. Et c’est son cƓur, en effet, son vrai cƓur, que le vieux comĂ©dien va jeter, va cracher une fois pour toutes, aux pieds de ce prĂȘtre stupide. – Je sais ce que m’offrent les plus Ă©clairĂ©s de vos pareils, l’abbĂ©, l’immortalitĂ© du sage, entre Mentor et TĂ©lĂ©maque, sous un bon Dieu raisonneur. J’aime autant celui de BĂ©renger en uniforme de garde national ! L’antiquitĂ© de M. Renan, la priĂšre sur l’Acropole, la GrĂšce de collĂšge, des blagues ! Je suis nĂ© Ă  Paris, l’abbĂ©, dans une arriĂšre-boutique du Marais, d’un papa beauceron et d’une mĂšre tourangelle. J’ai rĂ©pondu la messe comme un autre. Si j’avais Ă  me mettre Ă  genoux, j’irais encore tout droit Ă  ma vieille paroisse de Saint-Sulpice, on ne me verrait pas faire des grimaces aux pieds de Pallas-AthĂ©nĂ©, comme un professeur ivre ! Mes livres ! Je me moque bien de mes livres ! Un dilettante, moi ! Un bec fin ? J’ai pris de la vie tout ce que j’ai pu prendre, entendez-vous, Ă  grandes lampĂ©es, la gorge pleine ! Je l’ai bue Ă  la rĂ©galade advienne que pourra ! Il faut en prendre son parti, l’abbĂ©. Qui jouit craint la mort. Autant s’essayer Ă  la regarder en face que se distraire aux bouquins des philosophes, ainsi qu’un patient chez le dentiste feuillette les journaux illustrĂ©s. Un sage couronnĂ© de roses, moi ! Un bonhomme antique ! Ah !
 il y a tel moment oĂč l’adoration des niais vous fait envier le pilori ! Le public ne nous lĂąche plus, veut toujours la mĂȘme grimace, n’applaudit qu’elle, et demain nous traitera de menteurs et de baladins. HĂ© ! HĂ© ! si les bigots savaient peindre ! Au fond, nous sommes dupes, l’abbĂ©, repics et capots ! Un gĂącheur de plĂątre, qui ne songe qu’à se remplir les tripes, montre plus de malice que moi ; jusqu’à la derniĂšre minute, il peut espĂ©rer boire et manger son saoul. Mais nous !
 On sort du collĂšge avec des visions de poĂšte. On ne voit rien de plus dĂ©sirable au monde qu’un beau flanc de marbre vivant. On se jette aux femmes Ă  corps perdu. À quarante ans, on couche avec des duchesses, Ă  soixante il faut dĂ©jĂ  se contenter d’aller riboter avec des filles. Et plus tard
 Plus tard
 HĂ© ! HĂ© ! plus tard
 on porte envie Ă  des hommes comme votre saint de Lumbres qui eux au moins savent vieillir !
 La voulez-vous, ma pensĂ©e ? La pensĂ©e de l’illustre maĂźtre, ma pensĂ©e toute crue ? Quand on ne peut plus
 Il acheva sa phrase, toute crue en effet, dans une vĂ©ritable explosion de dĂ©goĂ»t. Les traits si fins eurent alors cette expression d’hĂ©bĂ©tude, le rictus sournois, l’effrayante immobilitĂ© du vice sur un visage de vieillard. Gambillet l’observait en dessous avec un sourire cruel. Le curĂ© de Luzarnes avait reculĂ© de deux pas. Sa dĂ©tresse Ă  ce moment eĂ»t attendri le baron Saturne de l’immortel Villiers. – Voyons
 Voyons
 maĂźtre
 bĂ©gaya-t-il. La religion dont je suis le ministre
 a des trĂ©sors d’indulgence
 de charité  Le scrupule touchant le dogme
 peut
 doit en quelque mesure
 s’accorder avec une paternelle sollicitude
 une bienveillance particuliĂšre mĂȘme
 pour certaines Ăąmes exceptionnelles
 Je ne croyais pas qu’un effort sincĂšre de conciliation
 de synthĂšse
 une certaine largeur de vues
 La vie future
 selon l’enseignement de l’Église. Les arguments se pressaient dans sa pauvre cervelle confuse ; il eĂ»t voulu les donner Ă  la fois, sa pensĂ©e sautant de l’un Ă  l’autre, comme l’aiguille affolĂ©e d’une boussole
 Alors, le robuste vieil homme marcha vers lui, le masquant de ses larges Ă©paules – La vie future ? L’enseignement de l’Église ? s’écria-t-il en le dĂ©fiant de ses yeux pĂąles, y croyez-vous ? là
 Y croyez-vous sans barguigner ? Tout bĂȘtement ? Oui ou non ?
 Et, certes, il y avait dans la voix de l’auteur du Cierge pascal peut-ĂȘtre autre chose que l’accent d’un injurieux dĂ©fi
 Mais qui peut espĂ©rer tenir le curĂ© de Luzarnes dans les deux branches de la pince ? Il n’a jamais doutĂ© sĂ©rieusement des vĂ©ritĂ©s qu’il enseigne, simplement parce qu’il n’a jamais doutĂ© de lui-mĂȘme, de son critĂšre infaillible. Il hĂ©site pourtant. Il cherche en hĂąte une formule heureuse, un de ces mots adroits
 HĂ©las ! son redoutable adversaire le serre dĂ©cidĂ©ment de trop prĂšs
 Il lĂšve vers lui une main qui demande grĂące. Comprenez-moi bien
 » commence-t-il d’une voix mourante. Saint-Marin lui jette un regard vĂ©ritablement flambant de haine. Puis il lui tourne le dos. L’infortunĂ© s’efforce en vain ; la phrase commencĂ©e s’étrangle dans sa gorge, tandis que montent Ă  ses yeux de vraies, de honteuses larmes. M. Gambillet ne comprit jamais par quel miracle une conversation d’abord paisible, haussant de ton par degrĂ©s, pĂ»t s’achever dans un tel dĂ©sordre qu’ils s’en revirent un moment, tous les trois, sous la lumiĂšre de la lampe, face Ă  face, ainsi que d’irrĂ©conciliables ennemis. C’est qu’ils vivaient une de ces minutes singuliĂšres oĂč la parole et l’attitude ont chacune un sens diffĂ©rent, lorsque les tĂ©moins s’interpellent sans plus s’entendre, poursuivent leur monologue intĂ©rieur et, croyant s’indigner contre autrui, s’animent seulement contre eux-mĂȘmes, contre leur propre remords, comme les chats mystĂ©rieux jouent avec leur ombre. Dans le silence qui suivit, gros d’un nouvel orage, la porte extĂ©rieure s’ouvrit tout Ă  coup, et les marches de l’escalier craquĂšrent une Ă  une, sous un pas pesant. Leur surexcitation Ă©tait telle qu’ils se regardĂšrent avec une espĂšce de terreur sacrĂ©e. Mais, en reconnaissant le calme visage de Marthe, l’abbĂ© Sabiroux, le premier, respira – En voilĂ  bien d’une affaire ! marmottait la vieille, essoufflĂ©e. Puis, sur la derniĂšre marche, frappant Ă  petits coups son tablier pour le dĂ©friper, elle observa les trois hommes d’un regard rapide. – Ladislas vous attend, messieurs, dit-elle. Ils la suivirent jusqu’à la porte du jardin, docilement, sans parler. Le ciel Ă©tait plein d’étoiles. – Ladislas aura pris les devants, reprit la servante, en montrant du doigt une lanterne balancĂ©e dans l’ombre, Ă  travers le cimetiĂšre. J’entends son pas. Vous trouverez l’église ouverte. Un instant, elle retint le curĂ© de Luzarnes par sa manche et, dressĂ©e sur la pointe de ses galoches, lui glissa ces mots Ă  l’oreille – Faites-lui entendre raison, au moins ; depuis hier au soir, il n’a pas mangĂ© ! Si c’est Dieu possible ! Elle disparut sans attendre la rĂ©ponse. Le futur chanoine rattrapa ses deux compagnons sous le porche. Au-dessus d’eux, la haute Ă©glise s’enlevait dans la nuit, incomparablement vive et claire. On entendait au-dedans les souliers ferrĂ©s du sacristain traĂźnant sur les dalles. – Nous continuerons donc Ă  courir ensemble notre aventure, dit aimablement Saint-Marin Ă  l’ancien professeur, auquel le sourire du grand homme rendit la vie. Je n’aurais pas le cƓur de dĂźner avant que vous n’ayez remis la main sur votre insaisissable saint ; et d’ailleurs il ne faut pas moins que cette intervention d’en haut pour clore ce soir nos petites querelles. La fraĂźcheur de l’air aprĂšs l’averse dissipait sa mauvaise humeur. Hors de la pauvre chambre du curĂ© de Lumbres, et du cercle enchantĂ© de la lampe sur le mur, son accĂšs de fureur n’était guĂšre plus qu’un mĂ©chant rĂȘve. – Entrons donc
 dit simplement Sabiroux mais avec quel regard de gratitude ! DĂšs qu’il les aperçut, Ladislas se hĂąta vers eux. Le futur chanoine l’accueillit d’un ton gaillard – HĂ© bien, Ladislas, dit-il, quoi de neuf ? Le visage du bonhomme exprimait une stupĂ©faction profonde. – Notre curĂ© n’est point lĂ , dit-il. – Par exemple ! s’écria Sabiroux, d’une voix dont l’écho roula longtemps sous les voĂ»tes. Il croisait les bras, rĂ©voltĂ©. – Soyons sĂ©rieux ! reprit-il
 Êtes-vous si sĂ»r que ?
 – J’ai tout visitĂ©, rĂ©pondit Ladislas, coin par coin. Je pensais bien le trouver Ă  la chapelle des Anges ; il y va chaque jour, aprĂšs souper, dans un petit coin qu’il faut connaĂźtre
 Mais ni lĂ  ni ailleurs
 J’ai fouillĂ© jusqu’à la tribune, ainsi
 – Mais que supposez-vous ? intervint Gambillet. Un homme ne se perd pas, que diable ! Le futur chanoine approuva d’un signe de tĂȘte. – Pour moi, dit Ladislas, M. le curĂ© a pu sortir par la sacristie, gagner la route de Verneuil, jusqu’au calvaire du RoĂ». C’est une promenade qu’il aime Ă  faire, la nuit tombante, en rĂ©citant son chapelet. – Ah ! Ah ! soupira bruyamment le docteur de Chavranches. – Laissez-moi finir, reprit le sacristain ; Ă  l’heure oĂč nous voilĂ , vingt minutes avant le salut du Saint-Sacrement, il serait rentrĂ©, rentrĂ© depuis longtemps
 J’ai bien rĂ©flĂ©chi lĂ -dessus
 Il Ă©tait ce soir si faible, si pĂąle
 À jeun depuis hier soir
 À mon idĂ©e, il a pu tomber de faiblesse
 – Je commence Ă  le craindre, dit Sabiroux. Il rĂ©flĂ©chit un moment, les bras toujours croisĂ©s, plus d’aplomb que jamais, gonflant ses joues. Tout Ă  coup son parti fut pris – Je suis dĂ©solĂ©, mon cher maĂźtre
 d’ĂȘtre
 indirectement
 la cause d’un dĂ©rangement
 – Aucun
 aucun dĂ©rangement, protesta le cher maĂźtre, dĂ©cidĂ©ment radouci. Je dirais presque, en somme, que l’histoire m’amuse, si je ne devais partager votre inquiĂ©tude
 Je ne vous proposerai pas toutefois d’aller plus loin, sur mes vieilles jambes
 Je prĂ©fĂšre vous attendre ici
 – La course ne sera pas longue, j’espĂšre, conclut l’ancien professeur. MathĂ©matiquement, nous devons le trouver lĂ -bas
 M. Gambillet voudra bien m’accompagner ; son assistance m’est plus nĂ©cessaire que jamais. Venez avec nous, Ladislas, dit-il au sacristain, et prenez en passant le fils du marĂ©chal. Si notre malheureux ami doit ĂȘtre transporté  La voix s’éteignit peu Ă  peu dans l’éloignement. La porte se referma sur elle. L’illustre auteur du Cierge pascal se trouva seul et sourit. XIII. Sourire magique ! La vieille Ă©glise, attiĂ©die par le jour, respire autour de lui, d’une lente haleine ; une odeur de pierre antique et de bois vermoulu, aussi secrĂšte que celle de la futaie profonde, glisse au long des piliers trapus, erre en brouillard sur les dalles mal jointes ou s’amasse dans les coins sombres, pareille Ă  une eau dormante. Un renfoncement du sol, l’angle d’un mur, une niche vide la recueille comme dans une orniĂšre de granit. Et la lueur rouge de la veilleuse, au loin, vers l’autel, ressemble au fanal sur un Ă©tang solitaire. Saint-Marin flaire avec dĂ©lice cette nuit campagnarde, entre des murailles du XVIe siĂšcle, pleines du parfum de tant de saisons. Il a gagnĂ© le cĂŽtĂ© droit de la nef, se ramasse Ă  l’extrĂ©mitĂ© d’un banc de chĂȘne, dur et cordial ; une lampe de cuivre, au bout d’un fil de fer, se balance au-dessus, avec un grincement lĂ©ger. Par intervalles une porte bat. Et, lorsque tout va faire silence, peut-ĂȘtre, ce sont les vitraux poussiĂ©reux qui grelottent dans leur rĂ©sille de plomb, au trot d’un cheval, sur la route. À cette heure, se dit-il, le docteur chavranchais et son insupportable compagnon trottent je ne sais oĂč, s’écartent juste assez pour me permettre de jouir en paix d’une heure parfaite
 ! » Car il croit volontiers Ă  ces politesses du hasard, Ă  des accords mystĂ©rieux. Cette Ă©glise, ce silence, les jeux de l’ombre
 Voyons ! tout est Ă  lui
 tout l’attendait. Au moins, qu’ils ne reviennent pas trop tĂŽt, souhaite-t-il. Ils ne reviendront pas trop tĂŽt. Les mourants connaissent bien leurs dĂ©sirs, mais ils se taisent sur toutes choses, disait MĂ©cislas Golberg, ce vieux juif. L’angoisse de l’éminent maĂźtre s’est dissipĂ©e peu Ă  peu dans le grand silence intĂ©rieur qu’il a si rarement connu. Mille souvenirs s’y allument, pareils aux petites lumiĂšres d’une ville nocturne. Sa mĂ©moire les repasse et jouit de leur confusion, de leur dĂ©sordre enivrant. À travers les limites tracĂ©es par nos calendriers, comme les ans, les jours, les heures, s’appellent et se rĂ©pondent !
 Un clair matin de vacances, oĂč retentit le beau son de cuivre d’une bassine Ă  confitures
, un soir oĂč coule une eau limpide et glacĂ©e, sous un feuillage immobile
, le regard surpris d’une cousine blonde, Ă  travers la table familiale, et la petite poitrine haletante
 et puis tout Ă  coup – le demi-siĂšcle franchi d’un bond – les premiĂšres morsure, de la vieillesse, un rendez-vous dĂ©noué , le grand amour, chĂšrement gardĂ©, pas Ă  pas dĂ©fendu, disputĂ©, jusqu’à la derniĂšre minute, lorsque les lĂšvres du vieil amoureux pressent une bouche mobile et furtive, demain fĂ©roce
 C’est lĂ  sa vie – tout ce que le temps Ă©pargne – qui dans son passĂ© garde encore forme et figure ; le reste n’est rien, son Ɠuvre, ni la gloire. L’effort de cinquante annĂ©es, sa carriĂšre illustre trente livres cĂ©lĂšbres
 HĂ© quoi ! cela compte-t-il si peu ?
 Que de niais vont s’écriant que l’art
 Quel art ? Le merveilleux jongleur en connaĂźt seulement les servitudes. Il l’a portĂ© comme un fardeau. L’harmonieux bavard qui n’a parlĂ© que de lui ne s’est pas exprimĂ© une fois. L’univers, qui croit l’aimer, ne sait que ce qui le dĂ©guise. Il est exilĂ© de ses livres, et par avance, dĂ©possĂ©dé  Tant de lecteurs, pas un ami Il n’en Ă©prouve d’ailleurs nul regret. La certitude qu’il Ă©chappe ainsi pour toujours, qu’on n’aura de lui qu’un simulacre, fait briller son regard malicieux. Le meilleur de son Ɠuvre ne mĂ©rite pas d’autre conclusion que cette plaisanterie in extremis. Il ne souhaite aucun disciple. Ceux qui l’entourent sont des ennemis. Impuissants Ă  renouveler un charme, une gentillesse dont leur maĂźtre eut le secret, ils se contentent de pasticher adroitement son style. Leurs plus grandes audaces sont dans l’ordre de la grammaire. Ils dĂ©montent mes paradoxes, dit-il, mais ils ne savent pas les remonter. » La jeunesse dĂ©cimĂ©e, qui vit PĂ©guy couchĂ© dans les chaumes, Ă  la face de Dieu, s’éloigne avec dĂ©goĂ»t du divan oĂč la supercritique polit ses ongles. Elle laisse Ă  Narcisse le soin de raffiner encore sur sa dĂ©licate impuissance. Mais elle hait dĂ©jĂ , de toutes les forces de son gĂ©nie, les plus robustes et les mieux venus du troupeau qui briguent la succession du mauvais maĂźtre, distillent en grimaçant leurs petits livres compliquĂ©s, grincent au nez des plus grands, et n’ont d’autre espoir en ce monde que de pousser leur crotte aigre et difficile au bord de toutes les sources spirituelles oĂč les malheureux vont boire. Cependant, qu’importe Ă  l’auteur du Cierge pascal le grignotement dans son ombre de tant de quenottes assidues ? Il a rongĂ© plutĂŽt par nĂ©cessitĂ© que par goĂ»t, avec ennui. Place aux jeunes rats mieux dentĂ©s ! Ce soir, il pourrait rĂȘver d’eux sans colĂšre. Il songe, en frissonnant de plaisir, Ă  la grande ville lointaine, Ă  sa foule bouillonnante, sous l’énorme ciel noir. La reverra-t-il jamais ? Existe-t-elle encore seulement, quelque part, lĂ -bas, dans la nuit si douce ? Presque au-dessus de sa tĂȘte, l’horloge bat Ă  petits coups, comme un cƓur. Il ferme un moment les yeux pour mieux l’entendre, vivre et respirer avec elle, l’antique aĂŻeule sans Ăąge, qui dispense Ă  regret, depuis des siĂšcles, l’impitoyable avenir. Ce bruit qu’il Ă©coute, perceptible Ă  peine dans la charpente sonore, ce ronron monotone, seulement interrompu par la voix grave des heures, durera plus que lui, cheminera des annĂ©es et des annĂ©es encore, Ă  travers de nouveaux espaces le silence, jusqu’au jour
 Quel jour ? Quel jour aura marquĂ© pour la derniĂšre fois, du coup de minuit, les deux aiguilles rouillĂ©es, les deux commĂšres, avant de s’arrĂȘter pour jamais ? Il ouvre les yeux. Devant lui une plaque de marbre grisĂątre, scellĂ©e au mur, porte une inscription dont il dĂ©chiffre lentement les larges lettres dĂ©dorĂ©es. À la mĂ©moire
, de
 Jean-Baptiste Heame, notaire royal 1690-1711
 et de MĂ©lanie-Hortense Le Pean, son Ă©pouse
 de Pierre Antoine Dominique
 de Jean-Jacques Heame, seigneur d’Hemecourt
 de Paul-Louis-François
 et ainsi jusqu’au bas de la liste, jusqu’au dernier Jean-CĂ©sar Heame d’Hemecourt, capitaine de cavalerie, ancien marguillier de la paroisse, dĂ©cĂ©dĂ© Ă  Cannes
 en 1889
 Bienfaiteur de cette Ă©glise
 Priez pour cette Famille entiĂšrement Ă©teinte
 demande encore la vieille pierre, humblement, comme pour s’excuser d’ĂȘtre lĂ . – Fameuse perte !
 murmure l’auteur du Cierge pascal entre ses dents. Mais il sourit d’un bon sourire de sympathie protectrice. Le copieux morceau de marbre, consciencieusement gravĂ©, rehaussĂ© d’or fin, aussi cossu que n’importe quelle autre piĂšce de mobilier bourgeois ! Rien de plus triste qu’une tombe de pierre blanche, aux quatre bornes enchaĂźnĂ©es, fouettĂ©e par la pluie, un jour d’hiver. Mais Ă  l’abri du froid et du chaud, face au banc d’Ɠuvre oĂč le dĂ©funt marguillier reçut le pain bĂ©nit, cette pierre, aussi lisse et polie qu’au premier jour, cirĂ©e chaque semaine par un sacristain diligent, quelle consolante image de la mort ! La sensibilitĂ© de l’écrivain s’émeut pour ce confortable posthume. Il Ă©pelle tous ces noms, comme des noms d’amis, dont le voisinage le rassure. Avec cette dynastie des Heame, que d’autres encore, sous les dalles aux lettres effacĂ©es, çà et lĂ , jusqu’au pied de l’autel, bonnes gens qui voulurent dormir sous un toit, durer aussi longtemps que la sĂ»re assise ! On peut rĂȘver dormir lĂ , de compagnie
 Jamais le cĂ©lĂšbre romancier ne se sentit si rĂ©signĂ©, si docile. Une fatigue exquise dĂ©tend jusqu’à ses derniĂšres fibres, fait flotter devant ses yeux l’image de la profonde Ă©glise endormie, dĂ©sormais sans secret, amicale, familiĂšre. Il goĂ»te une paix jamais sentie, un extrĂȘme bien-ĂȘtre, presque religieux
 Il se dorlote, il s’étire ; il Ă©touffe un bĂąillement, comme une priĂšre. Au-dehors, le ciel s’obscurcit ; un dernier vitrail du transept s’éteint tout Ă  fait. DĂ©sormais, la porte s’ouvre et se referme sur un fond de velours noir, oĂč le monde extĂ©rieur ne se dĂ©nonce plus que par son parfum. Des ombres Ă©parses se rapprochent, s’assemblent. Un chuchotement discret court au long des travĂ©es, de banc de chĂȘne en banc de chĂȘne, des petits pas impatients gagnent le seuil, l’église se vide peu Ă  peu de son menu peuple invisible. L’heure du salut quotidien est passĂ©e depuis longtemps, la sacristie reste close, trois lampes sur douze Ă©clairent seules l’immense vaisseau. Que se passe-t-il ? Qu’attendre encore ?
 On se cherche Ă  tĂątons, on s’appelle de loin, d’une petite toux caressante, on discute entre initiĂ©s. Car, avec la derniĂšre diligence automobile de Vaucours, les curieux et les curieuses ont disparu Lumbres ne garde si tard que ses vieux amis. Les derniers s’éloignent cependant. Saint-Marin va rester seul. XIV. Pour lui seul, ce grand joujou un peu funĂšbre, mais charmant tout de mĂȘme – pour le seul auteur du Cierge pascal – pour lui seul ! Il suit amoureusement du regard les nervures de la voĂ»te, rĂ©unies en rosace, et qui retombent trois Ă  trois sur les pilastres des murailles latĂ©rales, d’un mouvement si souple, d’une grĂące vivante, presque animale. Le maĂźtre-maçon qui, jadis, traça leur course aĂ©rienne, n’a-t-il pas, sans le savoir, travaillĂ© pour rĂ©jouir les yeux du gĂ©nie vieillissant ? Qu’attendent de plus les dĂ©vots et les dĂ©votes, et mĂȘme ce prĂȘtre paysan, lorsqu’ils lĂšvent le nez vers leur ciel vide, qu’un relĂąchement de leurs liens, une courte paix, la provisoire acceptation de la destinĂ©e ? Ce qu’ils appellent naĂŻvement grĂące de Dieu, don de l’Esprit, efficace du Sacrement, c’est ce mĂȘme rĂ©pit qu’il goĂ»te dans ce lieu solitaire. Pauvres gens, dont la candeur s’embarrasse de tant d’inutiles discours ! Brave saint campagnard qui croit consommer chaque matin la Vie Ă©ternelle, et dont les sens ne connaissent pourtant qu’une illusion assez grossiĂšre, comparable Ă  peine au rĂȘve lucide, Ă  l’illusion volontaire du merveilleux Ă©crivain. Que ne suis-je venu plus tĂŽt, se dit-il, respirer l’air d’une Ă©glise rustique !
 Nos grand-mĂšres 1830 savaient des secrets que nous avons perdus ! » Il regrette la visite au presbytĂšre, qui pensa l’égarer, le sot pĂšlerinage Ă  la chambre du saint ce pan de mur dont la vue fit chanceler un moment sa raison, spectacle en somme un peu barbare, et fait pour un public moins dĂ©licat
 La saintetĂ©, s’avoue-t-il, comme toutes choses en ce monde, n’est belle Ă  voir qu’en scĂšne ; l’envers du dĂ©cor est puant et laid. » Sa cervelle en rumeur bourdonne de mille pensĂ©es nouvelles, hardies ; une jeune espĂ©rance, confuse encore, Ă©meut jusqu’à ses muscles ; il ne s’est pas senti, depuis bien des jours, si souple, si vigoureux. – Il y a une joie dans le vieillir, s’écrie-t-il, presque Ă  voix haute, qui m’est rĂ©vĂ©lĂ©e aujourd’hui. L’amour mĂȘme – oui, l’amour mĂȘme ! – peut ĂȘtre quittĂ© sans rudesse. J’ai recherchĂ© la mort dans les livres, ou dans les ignobles cimetiĂšres citadins, tantĂŽt dĂ©mesurĂ©e, comme une vision formĂ©e dans les rĂȘves, tantĂŽt rabaissĂ©e Ă  la taille d’un homme en casquette, qui tient en bon Ă©tat, disent-ils, la clĂŽture des tombes, enregistre, administre. Non ! c’est ici, ou dans d’autres sĂ©jours semblables, qu’il faut l’accueillir avec bonhomie, ainsi que le froid et le chaud, la nuit et le jour, la marche insensible des astres, le retour des saisons, Ă  l’exemple des sages et des bĂȘtes. Combien le philosophe peut apprendre de choses prĂ©cieuses, incomparables, du seul instinct de quelque vieux prĂȘtre tel que celui-ci, tout proche de la nature, hĂ©ritier de ces solitaires inspirĂ©s dont nos pĂšres firent jadis les divinitĂ©s des champs. Ô l’inconscient poĂšte, qui, cherchant le royaume du ciel, trouve au moins le repos, une humble soumission aux forces Ă©lĂ©mentaires, la profonde paix
 En Ă©tendant le bras, l’illustre maĂźtre pourrait toucher du doigt le confessionnal oĂč le saint de Lumbres dispense Ă  son peuple les trĂ©sors de sa sagesse empirique. Il est lĂ , entre deux piliers, badigeonnĂ© d’un affreux marron, vulgaire, presque sordide, fermĂ© de deux rideaux verts. L’auteur du Cierge pascal dĂ©plore tant de laideur inutile, et qu’un prophĂšte villageois rende ses oracles au fond d’une boĂźte de sapin ; mais il considĂšre toutefois avec curiositĂ© le grillage de bois derriĂšre lequel il imagine le calme visage du vieux prĂȘtre, souriant, attentif, les yeux clos, la main levĂ©e pour bĂ©nir. Qu’il l’aime mieux ainsi que tout sanglant, lĂ -haut, face Ă  la muraille nue, le fouet Ă  la main, dans son cruel dĂ©lire ! Les plus doux rĂȘveurs, pense-t-il, ont sans doute besoin de ces secousses un peu vives qui raniment dans leur cerveau les images dĂ©faillantes. Ce que d’autres demandent Ă  la morphine ou Ă  l’opium, celui-ci l’obtient des morsures d’une laniĂšre sur son dos et ses flancs. » Au bout du fil de fer, la lampe de cuivre oscille doucement, passe et repasse. À chaque retour l’ombre se dĂ©ploie jusqu’aux voĂ»tes, puis, chassĂ©e de nouveau, s’embusque au noir des piliers, s’y replie, pour se dĂ©ployer encore. Ainsi passons-nous du froid au chaud, rĂȘve Saint-Marin, tantĂŽt bouillants d’ardeur, effervescents, tantĂŽt froids et las, selon des lois mĂ©connues, et sans doute inconnaissables. Jadis, notre scepticisme Ă©tait encore un dĂ©fi. L’indiffĂ©rence mĂȘme, oĂč nous croyons plus tard tout atteindre, n’est bientĂŽt qu’une pose assez fatigante Ă  garder. Quelle crampe, Seigneur ! derriĂšre le sourire Ă©picurien. Mais nos petits-neveux ne rĂ©ussiront pas mieux que nous. L’esprit humain fait varier sans cesse la forme et la courbure de son aile, attaque l’air sous tous les angles, du nĂ©gatif au positif, et ne vole jamais. Quoi de plus dĂ©criĂ© que ce nom de dilettante, portĂ© jadis avec honneur ? La nouvelle gĂ©nĂ©ration fut manifestement marquĂ©e d’un autre signe ; on a su lequel depuis c’était celui de son sacrifice, sort honorable, enviĂ© par les militaires. J’ai vu, tout frĂ©missant d’une impatience sacrĂ©e, le jeune Lagrange pareil Ă  un pressentiment vivant
 Il goĂ»te avant moi le repos qu’il a dĂ©testĂ©. Croyants ou libertins, de quelque mot qu’on nous nomme, ce n’est pas assez que notre recherche soit vaine ; chaque effort hĂąte notre fin. L’air mĂȘme que nous respirons brĂ»le au-dedans, nous consume. Douter n’est pas plus rafraĂźchissant que nier. Mais d’ĂȘtre un professeur de doute, quel supplice chinois ! Encore, dans la force de l’ñge, la recherche des femmes, l’obsession du sexe congestionne habituellement les cerveaux, refoule la pensĂ©e. Nous vivons dans le demi-dĂ©lire de la dĂ©lectation morose, coupĂ© d’accĂšs de dĂ©sespoir lucide. Mais d’annĂ©e en annĂ©e les images perdent leur force, nos artĂšres filtrent un sang moins Ă©pais, notre machine tourne Ă  vide. Nous remĂąchons dans la vieillesse des abstractions de collĂšge, qui tenaient de l’ardeur de nos dĂ©sirs toute leur vertu ; nous rĂ©pĂ©tons des mots non moins Ă©puisĂ©s que nous-mĂȘmes ; nous guettons aux yeux des jeunes gens les secrets que nous avons perdus. Ah ! l’épreuve la plus dure est de comparer sans cesse Ă  sa propre dĂ©chĂ©ance l’ardeur et l’activitĂ© d’autrui, comme si nous sentions glisser inutilement sur nous la puissante vague de fond qui ne nous lĂšvera plus
 À quoi bon tenter ce qui ne peut ĂȘtre tentĂ© qu’une fois ? Ce bonhomme de prĂȘtre a fait moins sottement qui s’est retirĂ© de la vie avant que la vie ne se retirĂąt. Sa vieillesse est sans amertume. Ce que nous regrettons de perdre, il souhaite en ĂȘtre au plus tĂŽt dĂ©livrĂ© ; quand nous nous lamentons de ne plus sentir de pointe au dĂ©sir, il se flatte d’ĂȘtre moins tentĂ©. Je jurerais qu’à trente ans il s’était fait des fĂ©licitĂ©s de vieillard, sur quoi l’ñge n’a pu mordre. Est-il trop tard pour l’imiter ? Un paysan mystique, nourri de vieux livres et des leçons de maĂźtres grossiers, dans la poudre des sĂ©minaires, peut s’élever par degrĂ©s Ă  la sĂ©rĂ©nitĂ© du sage, mais son expĂ©rience est courte, sa mĂ©thode naĂŻve et parfois saugrenue, compliquĂ©e d’inutiles superstitions. Les moyens dont dispose, Ă  la fin de sa carriĂšre, mais dans la pleine force de son gĂ©nie, un maĂźtre illustre, ont une autre efficace. Emprunter Ă  la saintetĂ© ce qu’elle a d’aimable ; retrouver sans roideur la paix de l’enfance ; se faire au silence et Ă  la solitude des champs ; s’étudier moins Ă  ne rien regretter qu’à ne se souvenir de rien ; observer par raison, avec mesure, les vieux prĂ©ceptes d’abstinence et de chastetĂ©, assurĂ©ment prĂ©cieux ; jouir de la vieillesse comme de l’automne ou du crĂ©puscule ; se rendre peu Ă  peu la mort familiĂšre, n’est-ce pas un jeu difficile, mais rien qu’un jeu, pour l’auteur de beaucoup de livres, dispensateur d’illusion ? Ce sera ma derniĂšre Ɠuvre, conclut l’éminent maĂźtre, et je ne l’écrirai que pour moi, acteur et public tour Ă  tour
 » Mais ce dernier livre est celui-lĂ  qu’on n’écrit pas, Ă  peine entrevu dans les songes. De le rĂȘver seulement est un signe fatal. Ainsi les vieux chats qui vont mourir caressent encore des griffes la laine du tapis, et traĂźnent sur les belles couleurs un regard plein d’une tendresse obscure. C’est ce mĂȘme regard que l’auteur du Cierge pascal fixe au mince treillage de bois derriĂšre lequel il imagine son hĂ©ros bĂ©nisseur, patriarche au rire indulgent, Ă  la langue savoureuse et drue, riche de l’expĂ©rience des Ăąmes. Il l’aime dĂ©jĂ  de tout le bien qu’il peut en attendre. Pour ĂȘtre un saint on n’en est pas moins sensible Ă  une certaine forme rare de la courtoisie, cette sympathie attentive, pĂ©nĂ©trante, qui est la suprĂȘme politesse d’un grand seigneur de l’intelligence. Celui que la flatterie rebute goĂ»te mieux les formes supĂ©rieures de la louange. HĂ© ! HĂ© ! d’autres que l’illustre Saint-Marin se sont agenouillĂ©s ici, ont Ă©coutĂ© le bon vieillard, et sont partis moins lourds. Pourquoi pas ? Dans la confession, l’expĂ©rience du pĂ©chĂ© est-elle jamais complĂšte ? N’y a-t-il pas, dans la honte de l’aveu, mĂȘme incomplet, dĂ©loyal, une sensation Ăąpre et forte qui ressemble au remords, un remĂšde un peu rude et singulier Ă  l’affadissement du vice ? Et d’ailleurs les maniaques de la libre pensĂ©e sont bien sots de dĂ©daigner Ă  l’église une mĂ©thode de psychothĂ©rapie qu’ils jugent excellente et nouvelle chez un neurologiste en renom. Ce professeur, dans sa clinique, fait-il autre chose qu’un simple prĂȘtre au confessionnal provoquer, dĂ©clencher la confidence pour suggestionner ensuite, Ă  loisir, un malade apaisĂ©, dĂ©tendu ? Combien de choses pourrissent dans le cƓur, dont ce seul effort dĂ©livre ! L’homme cĂ©lĂšbre, qui vit dans son ombre, se voit dans tous les yeux, s’entend sur toutes les lĂšvres, se reconnaĂźt jusque dans la haine et l’envie qui le pressent, peut bien tenter d’échapper Ă  sa propre obsession, de rompre le cercle enchantĂ©. Il ne s’ouvre jamais Ă  l’infĂ©rieur, il ment toujours Ă  son Ă©gal. S’il laisse aprĂšs lui des mĂ©moires vĂ©ridiques, sa dissimulation naturelle se double d’un de ces effrayants accĂšs de vanitĂ© posthume que le public connaĂźt assez. Rien n’est moins qu’une parole d’outre-tombe. Alors
 Alors, il est beau qu’une fois, par hasard, ce don prĂ©cieux de lui-mĂȘme, qu’il a toujours refusĂ©, il le fasse au premier venu, comme on jette une poignĂ©e d’or Ă  un mendiant. Pas une minute cet homme pourtant subtil qui, Ă  dĂ©faut de goĂ»t vĂ©ritable, ressent au moins la grossiĂšretĂ© d’autrui comme une contrainte physique, n’échappe au piĂšge de sa propre bassesse. Il remue ces idĂ©es pĂȘle-mĂȘle, avec une assurance naĂŻve, se flatte de n’avoir qu’à faire un choix entre tant de solides raisons. Il a fini par regarder les marches de bois, usĂ©es par les genoux, avec autant de curiositĂ© que d’envie
 Une fois lĂ , le reste va de soi. Qui le retiendrait ? Ce qui fut donnĂ© si souvent Ă  cette mĂȘme place, aux vieilles filles illettrĂ©es, ne sera pas refusĂ© sans doute Ă  l’observateur le plus retors, et qui garde mieux son sang-froid, dĂ©licieux railleur ! Il ne faut qu’un petit effort, aprĂšs avoir sucĂ©, vidĂ© tant de sensations rares et difficiles, parlĂ© tant de langages, fait tant de savantes grimaces, pour finir dans la peau d’un philosophe campagnard, dĂ©sabusĂ©, pacifiĂ©, Ă  point dĂ©vot. Depuis l’empereur qui planta des raves, on a vu plus d’un grand de ce monde s’assurer une mort bucolique. En argot de coulisse, cela s’appelle entrer dans son rĂŽle, pour se prendre soi-mĂȘme Ă  son jeu. C’est ainsi qu’au terme d’une consciencieuse Ă©tude tel comĂ©dien, gras Ă  souhait, rouge de plaisir, avale son bock, referme son livre, et s’écrie Je tiens mon Polyeucte !
 » XV. Je tiens mon saint ! » pourrait dire Ă  ce moment l’illustre maĂźtre, s’il Ă©tait d’humeur Ă  plaisanter. Et il le tient en effet, ou va le tenir. Il songe, candide, qu’aprĂšs avoir tĂątĂ© d’une dent dĂ©daigneuse les fruits plus prĂ©cieux cueillis au jardin des rois, il peut mordre encore avec appĂ©tit au morceau de gros pain arrachĂ© de la bouche du pauvre, car telle est la curiositĂ© du gĂ©nie, toujours neuve. C’est une belle chose de goĂ»ter si tard les joies de l’initiation ! De Paris Ă  Lumbres, il est vrai que la route est longue ; mais du presbytĂšre tout proche Ă  l’église paisible, quel autre espace il a franchi ! Tout Ă  l’heure encore, inquiet, anxieux, sans autre espoir que de rentrer bientĂŽt, tĂȘte basse, au petit hĂŽtel de la rue de Verneuil, pour y mourir un jour, inutile, oubliĂ©, au bras d’une servante qui murmure Ă  la cantonade que le pauvre Monsieur a bien du mal Ă  passer », maintenant dĂ©livrĂ©, libre, avec un projet en tĂȘte – ĂŽ dĂ©lices ! – une petite fiĂšvre Ă  fleur de peau
 En six semaines tout peut ĂȘtre dĂ©cidĂ©, conclu. Il trouvera quelque part, Ă  la lisiĂšre d’un bois, une de ces maisons mi-paysannes, mi-bourgeoises, entre deux humides pelouses vertes. La conversion de Saint-Marin, sa retraite Ă  Lumbres
 le cri de triomphe des dĂ©vots
 la premiĂšre interview
 une dĂ©licate mise au point
 qui sera comme le testament du grand homme une suprĂȘme caresse Ă  la jeunesse, Ă  la beautĂ©, au plaisir perdus, non point reniĂ©s, puis le silence, le grand silence, oĂč le public ensevelit pieusement, cĂŽte Ă  cĂŽte, dans leur solitude de Lumbres, le philosophe et le saint. L’obsession devient si forte qu’il croit rĂȘver, perd un moment contact, frissonne en se retrouvant seul. Ce rĂ©veil trop brusque a rompu l’équilibre, le laisse agitĂ©, nerveux. Il regarde avec mĂ©fiance le confessionnal vide, si proche. La porte close au rideau vert l’invite
 HĂ© quoi ! quelle meilleure occasion de voir plus que le pauvre logis du bonhomme, son grabat, sa discipline le lieu mĂȘme oĂč il se manifeste aux Ăąmes ? L’auteur du Cierge pascal est seul et d’ailleurs il s’inquiĂšte peu d’ĂȘtre vu. À soixante-dix ans, sa premiĂšre impulsion est toujours nette, franche, irrĂ©sistible, dangereux privilĂšge des Ă©crivains d’imagination
 Sa main tĂątonne, trouve une poignĂ©e, ouvre d’un coup. L’hĂ©sitation a suivi le geste, au lieu de le devancer ; la rĂ©flexion vient trop tard. Un remords indĂ©finissable, le regret d’avoir agi si vite, au hasard ; la crainte, ou la honte, de surprendre un secret mal dĂ©fendu, lui fait un instant baisser les yeux ; mais dĂ©jĂ  le reflet de la lampe sur les dalles a trouvĂ© l’ouverture bĂ©ante, s’y glisse, monte lentement
 Son regard monte avec lui
 
 S’arrĂȘte
 À quoi bon ? On ne recouvre plus ce que la lumiĂšre dĂ©couvre une fois, pour toujours. 
 Deux gros souliers, pareils Ă  ceux trouvĂ©s lĂ -haut ; le pli d’une soutane bizarrement troussĂ©e
 une longue jambe maigre dans un bas de laine, toute roide, un talon posĂ© sur le seuil, voilĂ  ce qu’il a vu d’abord. Puis
 petit Ă  petit
 dans l’ombre plus dense
 une blancheur vague, et tout Ă  coup la face terrible, foudroyĂ©e. Antoine Saint-Marin sait montrer dans les cas extrĂȘmes une bravoure froide et calculĂ©e. D’ailleurs, mort ou vif, ce bonhomme inattendu l’irrite au moins autant qu’il l’effraie. En somme, on l’interrompt tout Ă  coup, au bon moment, en plein rĂȘve ; le dernier mot reste, au fond de sa boĂźte obscure, Ă  ce tĂ©moin singulier, au cadavre vertical. Un professeur d’ironie trouve son maĂźtre, et s’éveille, quinaud, d’un songe un peu niais, attendrissant. Il ouvre largement la porte, recule d’un pas, mesure du regard son Ă©trange compagnon, et sans oser encore le dĂ©fier, l’affronte. – Beau miracle ! siffle-t-il entre ses dents, un peu rageur. Le brave prĂȘtre est mort ici sans bruit, d’une crise cardiaque. Tandis que ces imbĂ©ciles trottent Ă  sa recherche sur les chemins, il est lĂ , bien tranquille, telle une sentinelle, tuĂ©e d’une balle dans sa guĂ©rite, Ă  bout portant !
 DressĂ© contre la paroi, les reins soutenus par l’étroit siĂšge sur lequel il s’est renversĂ© au dernier moment, arc-boutĂ© de ses jambes roides contre la mince planchette de bois qui barre le seuil, le misĂ©rable corps du saint de Lumbres garde, dans une immobilitĂ© grotesque, l’attitude d’un homme que la surprise met debout. 




 Que d’autres soient, d’une main amie, sous un frais drap blanc, disposĂ©s pour le repos ; celui-ci se lĂšve encore dans sa nuit noire, Ă©coute le cri de ses enfants
 Il a encore quelque chose Ă  dire
 Non ! son dernier mot n’est pas dit
 Le vieil athlĂšte percĂ© de mille coups tĂ©moigne pour de plus faibles, nomme le traĂźtre et la trahison
 Ah ! le diable, l’autre, est sans doute un adroit, un merveilleux menteur, ce rebelle entĂȘtĂ© dans sa gloire perdue, plein de mĂ©pris pour le bĂ©tail humain lourd et pensif que les mille ressources de sa ruse excitent ou retiennent Ă  son grĂ©, mais son humble ennemi lui fait front, et sous la huĂ©e formidable remue sa tĂȘte obstinĂ©e. De quelle tempĂȘte de rires et de cris le joyeux enfer acclame la parole naĂŻve, Ă  peine intelligible, la dĂ©fense confuse et sans art ! Qu’importe ! un autre encore l’entend, que les cieux ne cĂšleront pas toujours ! Seigneur, il n’est pas vrai que nous vous ayons maudit ; qu’il pĂ©risse plutĂŽt, ce menteur, ce faux tĂ©moin, votre rival dĂ©risoire ! Il nous a tout pris, nous laisse tout nus, et met dans notre bouche une parole impie. Mais la souffrance nous reste, qui est notre part commune avec vous, le signe de notre Ă©lection, hĂ©ritĂ©e de nos pĂšres, plus active que le feu chaste, incorruptible
 Notre intelligence est Ă©paisse et commune, notre crĂ©dulitĂ© sans fin, et le suborneur subtil, avec sa langue dorĂ©e
 Sur ses lĂšvres, les mots familiers prennent le sens qu’il lui plaĂźt, et les plus beaux nous Ă©garent mieux. Si nous nous taisons, il parle pour nous et, lorsque nous essayons de nous justifier, notre discours nous condamne. L’incomparable raisonneur, dĂ©daigneux de contredire, s’amuse Ă  tirer de ses victimes leur propre sentence de mort. PĂ©rissent avec lui les mots perfides ! C’est par son cri de douleur que s’exprime la race humaine, la plainte arrachĂ©e Ă  ses flancs par un effort dĂ©mesurĂ©. Vous nous avez jetĂ©s dans l’épaisseur comme un levain. L’univers, que le pĂ©chĂ© nous a ĂŽtĂ©, nous le reprendrons pouce par pouce, nous vous le rendrons tel que nous le reçûmes, dans son ordre et sa saintetĂ©, au premier matin des jours. Ne nous mesurez pas le temps, Seigneur ! Notre attention ne se soutient pas, notre esprit se dĂ©tourne si vite ! Sans cesse le regard Ă©pie, Ă  droite ou Ă  gauche, une impossible issue ; sans cesse l’un de vos ouvriers jette son outil et s’en va. Mais votre pitiĂ©, elle, ne se lasse point, et partout vous nous prĂ©sentez la pointe du glaive ; le fuyard reprendra sa tĂąche, ou pĂ©rira dans la solitude
 Ah ! l’ennemi qui sait tant de choses ne saura pas celle-lĂ  ! Le plus vil des hommes emporte avec lui son secret, celui de la souffrance efficace, purificatrice
 Car ta douleur est stĂ©rile, Satan !
 Et pour moi, me voici oĂč tu m’as menĂ©, prĂȘt Ă  recevoir ton dernier coup
 je ne suis qu’un pauvre prĂȘtre assez simple, dont la malice s’est jouĂ©e un moment, et que tu vas rouler comme une pierre
 Qui peut lutter de ruse avec toi ? Depuis quand as-tu pris le visage et la voix de mon MaĂźtre ? Quel jour ai-je cĂ©dĂ© pour la premiĂšre fois ? Quel jour ai-je reçu avec une complaisance insensĂ©e le seul prĂ©sent que tu puisses faire, trompeuse image de la dĂ©rĂ©liction des saints, ton dĂ©sespoir, ineffable Ă  un cƓur d’homme ? Tu souffrais, tu priais avec moi, ĂŽ l’affreuse pensĂ©e ! Ce miracle mĂȘme
 Qu’importe ! Qu’importe ! DĂ©pouille-moi ! Ne me laisse rien ! AprĂšs moi un autre, et puis un autre encore, d’ñge en Ăąge, Ă©levant le mĂȘme cri, tenant embrassĂ©e la Croix
 Vous ne sommes point ces saints vermeils Ă  barbe blonde que les bonnes gens voient peints, et dont les philosophes eux-mĂȘmes envieraient l’éloquence et la bonne santĂ©. Notre part n’est point ce que le monde imagine. AuprĂšs de celle-ci, la contrainte mĂȘme du gĂ©nie est un jeu frivole. Toute belle vie, Seigneur, tĂ©moigne pour vous ; mais le tĂ©moignage du saint est comme arrachĂ© par le fer. Telle fut sans doute, ici-bas, la plainte suprĂȘme du curĂ© de Lumbres, Ă©levĂ©e vers le juge, et son reproche amoureux. Mais, Ă  l’homme illustre qui l’est venu chercher si loin, il a autre chose Ă  dire. Et, si la bouche noire, dans l’ombre, qui ressemble Ă  une plaie ouverte par l’explosion d’un dernier cri, ne profĂšre plus aucun son, le corps tout entier mime un affreux dĂ©fi – TU VOULAIS MA PAIX, S’ÉCRIE LE SAINT, VIENS LA PRENDRE !
 Envie de vacances Ă  la plage ? Besoin d’entendre le bruit des vagues et de nager dans des eaux d’azur ? On a ce qu’il vous faut. Être au bord de la mer a un effet calmant immĂ©diat la brise iodĂ©e, le bruit des vagues et l’horizon sans limite font du bien Ă  l’ñme. Quoi de mieux pour dĂ©connecter et oublier le stress du quotidien ? C’est parti dĂ©couvrez des plages et criques en France et Ă  l’étranger, mais toutes Ă  moins de 3 heures de vol de l’Hexagone. Pas besoin de prendre un long-courrier pour se retrouver sur un littoral de rĂȘve ! Nous avons Ă©tabli une liste des 10 meilleures destinations pour des vacances Ă  la mer, et elles sont pratiquement sur le pas de votre porte. Plage de Bernardi, PyrĂ©nĂ©es-Orientales SituĂ©e sur la CĂŽte Vermeille Ă  3 km de la petite commune de Port-Vendres, la jolie plage de Bernardi est situĂ©e dans une anse paradisiaque Ă  l’ambiance toute mĂ©diterranĂ©enne. Ses eaux rivalisent de nuances turquoise, et il est possible de partir faire de belles balades sur le sentier du littoral. Vous y croiserez des figuiers de Barbarie et les fameux pins parasol si distinctifs de cette partie de la cĂŽte. Ambiance mĂ©diterranĂ©enne Ă  la plage de Bernardi © Seaphotoart/ Conseil d’hĂ©bergement SĂ©journez Ă  l’hĂŽtel des Elmes de Banyuls Ă  partir de 69 € par nuit et profitez d’un emplacement idĂ©al avec vue sur la mer. Le bonus ? Il y a mĂȘme une piscine ! Ploumanac’h, Bretagne Le bourg breton de Ploumanac’h, sur la cĂŽte de granit rose, a Ă©tĂ© Ă©lu village prĂ©fĂ©rĂ© des Français » en 2015. Et lorsque vous vous y rendrez, vous comprendrez immĂ©diatement ce qui a tant charmĂ© les visiteurs l’endroit est un vĂ©ritable havre de paix. Explorez ses criques et plages et faites un tour sur son port animĂ©. Ne manquez pas la plage de Saint-Guirec oĂč un oratoire, petite niche dĂ©diĂ© au saint local, est entourĂ© des flots Ă  marĂ©e haute. La Bretagne authentique Ă  Ploumanac’h © ricok/ HĂ©bergement Ă  partir de 52€ Conseil d’hĂ©bergement Profitez d’une vue sur la mer et le village Ă  l’hĂŽtel Saint Guirec et de la plage Ă  partir de 81 € par nuit. Et au restaurant, vous pourrez dĂ©guster de dĂ©licieux fruits de mer. Bon appĂ©tit ! Plage de Gigaro, Var La longue plage de Gigaro, prĂšs de la Croix-Valmer, est un endroit privilĂ©giĂ© pour admirer un coucher de soleil incroyable sur les eaux de la MĂ©diterranĂ©e. Pourquoi ne pas vous y rendre en fin de journĂ©e, et profiter d’un verre Ă  l’une des petites buvettes en bord de mer en admirant ce festival de couleurs ? Si vous ĂȘtes plutĂŽt d’humeur promeneuse, vous pourrez faire une trĂšs belle promenade jusqu’au cap Lardier. Baignade dans le Sud Ă  la plage de Gigaro © Shutterschock/ Conseil d’hĂ©bergement À l’hĂŽtel Souleias, vous pourrez siroter un verre au bord de la piscine ou faire un peu d’exercice sur le court de tennis. La plupart des chambres ont des balcons avec vue sur la mer. Ambiance romantique garantie. Vous cherchez l’hĂŽtel parfait pour visiter la ville, faire du shopping ou sortir en soirĂ©e ? Utilisez les cartes d’hĂŽtels KAYAK pour effectuer une recherche selon vos envies. Cliquez simplement sur Ouvrir la carte » en haut Ă  gauche de la page de rĂ©sultats, puis choisissez une catĂ©gorie. Essayez par exemple Vie nocturne » pour voir les endroits les plus animĂ©s et les hĂŽtels qui les entourent. Caneiros, Algarve, Portugal SituĂ© Ă  seulement une demi-heure de l’aĂ©roport de Faro, il est surprenant que Caneiros ne regorge pas de touristes. Mais les rochers et falaises qui entourent la plage expliquent peut-ĂȘtre le calme de cette destination c’est un secret protĂ©gĂ© des regards indiscrets par la nature. Vous serez donc totalement tranquille pour piquer une tĂȘte dans les eaux rafraĂźchissantes de la rĂ©gion. Une des plus belles plages du Portugal la plage de Caneiros © LianeM/ Conseil d’hĂ©bergement DĂ©tendez-vous au Pestana Alvor Praia Beach & Golf Hotel, un hĂŽtel 5 Ă©toiles tout confort qui propose des prix trĂšs raisonnables, Ă  partir de 85 € par nuit. Plage de Podrace, Brela, Croatie Au Sud de Split, sur la sublime cĂŽte dalmate et Ă  proximitĂ© de la petite ville touristique de Brela, se trouve la plage de Podrace. Il y aura sans doute dĂ©jĂ  quelques autres baigneurs en train d’y bronzer, mais ses eaux cristallines, son restaurant en bord de mer et ses excellentes installations expliquent l’engouement pour ce petit coin de paradis. Trouvez une place sur le sable et c’est parti pour la farniente ! Eau turquoise et paysage splendide Ă  la plage de Podrace © Anna Lurye/ Conseil d’hĂ©bergement RĂ©servez une chambre au Bluesun Hotel Soline pour ĂȘtre au plus prĂšs de la plage. Les clients ont Ă©galement apprĂ©ciĂ© le service et les installations de bien-ĂȘtre. Calo des Moro, Majorque, Espagne Pour atteindre la plage de Calo des Moro il vous faudra passer outre une pancarte “PropriĂ©tĂ© privĂ©e” et descendre des marches pour le moins prĂ©caires
 mais le jeu en vaut la chandelle. Seuls les voyageurs tĂ©mĂ©raires et les habitants bien informĂ©s connaissent le tuyau cette crique rocheuse est simplement parfaite pour nager et admirer l’üle depuis les flots. La beautĂ© des plages espagnoles en toute tranquillitĂ© Calo des Moro © pixelliebe/ Conseil d’hĂ©bergement l’excellente Casa de la Vida, Ă  partir de 47 € par nuit, est situĂ©e Ă  15 minutes Ă  pied de Calo des Moro, dans le petit village trĂšs calme de Cala Llombards. À vous la tranquillitĂ© ! Chia, Sardaigne, Italie La plage de Chia est longue de 750 mĂštres et peut atteindre jusqu’à 90 mĂštres de large Ă  certains endroits. MĂȘme lors de la haute saison en juillet et aoĂ»t, vous n’aurez donc pas de peine Ă  trouver un coin rien que pour vous sur cette vaste Ă©tendue de sable. Admirez les genĂ©vriers environnants et essayez de repĂ©rer les flamants roses qui viennent parfois faire un somme sur la plage. C’est ça, la vraie dolce vita ! Une des plages les plus populaires de Sardaigne la plage de Chia © pointbreak/ Conseil d’hĂ©bergement Le luxueux hĂŽtel Aquadulci est Ă  quelques pas seulement de la plage et dispose d’une trĂšs belle piscine en extĂ©rieur, ainsi que d’un jardin luxuriant. Plage de Petani, CĂ©phalonie, GrĂšce Moins connue que la fameuse plage de Myrtos, Petani est tout aussi belle que sa grande soeur mais n’est pas envahie de touristes en train de cuire au soleil. C’est une charmante Ă©tendue de sable dorĂ© parsemĂ©e de petits galets, et les falaises environnantes sont superbes. Les habitants aiment y venir se baigner le soir pour apprĂ©cier la couleur changeante de la mer lors du coucher du soleil
 Imitez-les, vous ne serez pas déçu ! Eaux cristallines Ă  la plage de Petani © Adisa/ Conseil d’hĂ©bergement L’établissement 4 Ă©toiles Petani Bay Hotel est un vĂ©ritable havre de paix avec une vue imprenable sur les eaux azur de la mer Ionnienne. Envie de plus d’idĂ©es pour des vacances balnĂ©aires en GrĂšce ? DĂ©couvrez 7 Ăźles paradisiaques que seuls les locaux connaissent. Platja de Migjorn, Formentera, Espagne Formentera est le penchant plus calme de la trĂšs animĂ©e Ăźle d’Ibiza, et ses plages sont parfaites pour les vacanciers en quĂȘte de tranquillitĂ©. La longue plage de Migjorn ne manque pas d’installations qui vous permettront de passer une journĂ©e farniente dans les meilleures conditions. Entre deux baignades, louez un transat et sirotez une boisson face Ă  la mer en observant les joueurs de beach-volley. Sable fin et eaux claires Ă  la plage de Migjorn © holbox/ Conseil d’hĂ©bergement SituĂ© juste au-dessus de la plage, l’Insotel Hotel Formentera Playa a tout le luxe qu’on attend d’un 4 Ă©toiles en bord de mer. DĂ©tente assurĂ©e ! Praia da Adraga, Sintra, Portugal La Praia da Adraga est un joyau cachĂ© conseillĂ©e aux baigneurs les plus dĂ©terminĂ©s. Elle ne se rejoint en effet qu’en voiture, mais pourquoi ne pas louer un vĂ©hicule ? Depuis l’aĂ©roport de Lisbonne, le trajet ne dure que 50 minutes. Le contraste entre le sable fin et les rochers noirs qui parsĂšment la plage est tout simplement magnifique. Ne manquez pas le restaurant Azenhas Do Mar, construit Ă  flanc de falaise, qui offre des vues Ă©blouissantes et propose une cuisine de qualitĂ©. Vagues fabuleuses sur la plage de Adraga © Beketoff/ Conseil d’hĂ©bergement Vue exceptionnelle garantie au Arribas Sintra Hotel, Ă  partir de 55 € par nuit. Les clients y ont Ă©galement apprĂ©ciĂ© le service attentif. Et vous, quelle est votre destination favorite pour profiter de la mer ? Dites-nous tout ! Remarque Les tarifs sont basĂ©s sur des recherches effectuĂ©es sur le 11/07/2017. Tous les prix s’entendent en euros. Les prix des vols s’entendent pour un aller-retour en classe Ă©conomique. Les prix d’hĂŽtels correspondent au tarif de base pour une nuit en chambre double. Les prix sont sujet Ă  Ă©volution et peuvent ne plus ĂȘtre disponibles.

c est la mer allée avec le soleil